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DE LA DIFFICULTÉ D’APPRÉHENDER L’EMPLOI DES EMBRYONS HUMAINS EN TERMES DE DROITS FONDAMENTAUX par Bertrand MATHIEU Professeur à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) Impensé des droits fondamentaux et proie des scientifiques, l’embryon humain est pour le législateur et les juristes un sujet d’embarras. Le principe fondateur de la dignité humaine représente un sérieux obstacle à l’appropriation de cet embryon. Pour le surmonter, la question est posée, le doute est instillé : est-il un être humain ? La démarche n’est pas nouvelle, c’est celle qui a conduit à débattre de l’humanité des indiens pour, ensuite, conclure à la non-humanité des noirs, lors de la fameuse controverse de Valladolid, c’est celle qui a conduit à justifier l’esclavage de ces mêmes noirs. L’analyse ironique de Montesquieu, selon laquelle, « les peuples d’Europe ayant exterminé ceux d’Amérique, ils ont du mettre en esclavage ceux de l’Afrique pour s’en servir à défricher tant de terre... Il est impossible que nous supposions que ces gens là soient des hommes parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous mêmes chrétiens » ( 1), pourrait être sans efforts transposée ici. Si nous les supposions des êtres humains, on commencerait à croire que nous ne somme pas nous mêmes de fervents défenseurs des droits fondamentaux... En fait, la réponse, toute d ’ambiguïté, traduit le malaise d’une société qui reconnaît la dignité de l’embryon et justifie son instrumentalisation. Il en résulte une contradiction fondamentale qui tient à la difficulté d’admettre la rupture radicale de la réification des premiers moments de la vie humaine et de refuser les promesses d’une science qui se veut au service de l’Humanité souffrante. Le compromis moral, et économiquement profitable, est d’autant plus (1) De l’esprit des lois, livre xv, chapitre v intitulé « De l’esclavage des nègres ». 388 Rev. trim. dr. h. (54/2003) facile que la mondialisation rend quelques peu vaines les prohibitions qui s’arrêtent aux frontières des Etats. La logique du discours en la matière est, en fait, imprégnée de contradictions. Contradiction entre la croyance en les vertus du progrès scientifique et les peurs des dérives de la science, qui conduit à brandir le principe de précaution comme un talisman ; contradiction entre un système juridique fondé sur les droits fondamentaux, donc sur une conception ontologique de l’homme enracinée dans une certaine forme de jusnaturalisme et le développement d’une théorie du droit radicalement positiviste, que l’on tente de résoudre par le recours à une conception procédurale des droits fondamentaux ; contradiction entre un système qui affirme la primauté de l’individu sur les intérêts de la société et qui accepte que l’être humain soit intrumentalisé au profit d’intérêts collectifs, au prix d’une déshumanisation de cet être... Si ces contradictions sont au cœur du droit de la bioéthique, tout est fait pour en minorer la réalité par une recherche à tout prix du consensus, là où les principes peuvent être inconciliables. L’éthique répond parfaitement à cette volonté. Mode de régulation souple et provisoire, tentative de compromis entre les valeurs, les attentes sociales et les nécessités économiques, l’éthique est cette barque qui permet de quitter, en douceur, la rive de l’humanisme pour celle d’un monde où la science et l’économie sont appelées à façonner un homme nouveau. L’objet de cette étude n’est pas de livrer un plaidoyer en faveur de la reconnaissance de l’humanité de l’embryon... humain, mais de relever ces contradictions qui traversent le droit relatif à l’usage des embryons. Disqualifiée par le « syndrome de Galilée » ( 2), la réflexion juridique fondée sur des valeurs s’impose pourtant d’autant plus que le droit positif est fondé sur des exigences morales inscrites dans les textes fondamentaux, eux-mêmes de droit positif, constitutions et traités internationaux. Mais cette réflexion se doit d’intégrer le principe de réalité qui conduit à observer que le droit tend à limiter sa fonction à celle d’un instrument au service de la science et de l’éco(2) Processus qui conduit à condamner en raison de l’attitude de l’Eglise à l’égard de Galilée toute tentative de borner certaines avancées scientifiques au nom d’un système de valeurs. Nous empruntons cette formule à l’excellent ouvrage de J.F. Binet, Droit et progrès scientifique, « Le Monde », P.U.F., 2002. Il convient cependant de constater qu’il ne s’agit pas ici de borner la connaissance scientifique mais de réfléchir sur le caractère admissible de certaines techniques ou expérimentations. Bertrand Mathieu 389 nomie. Si ces exigences peuvent se conjuguer, elle peuvent aussi s’opposer. Tel est le cas s’agissant de l’utilisation des embryons. Nous envisagerons cette situation dans trois hypothèses. La première concerne la recherche sur les embryons surnuméraires, la seconde, la question de la création d’un embryon à des fins de recherche, que l’on appelle « clonage thérapeutique » et, la troisième, la création et la sélection d’un enfant au service d’un autre enfant, ce que l’on appelle de manière imagée et frappante « l’enfant médicament ». La première de ces hypothèses conditionne les suivantes, le tabou de l’utilisation de l’embryon humain ayant été brisé, la réalisation des étapes suivantes, n’est qu’une question de temps, sous réserve des aléas de l’Histoire et de l’évolution de la recherche scientifique. C’est pourquoi les développements les plus longs seront consacrés aux prémices de l’utilisation de l’embryon humain, celle qui concerne les embryons surnuméraires. I. — L’autorisation de recherches sur les embryons surnuméraires : un droit fondé sur une éthique utilitariste L’existence d’embryons surnuméraires issus des procréations médicalement assistées a conduit à s’interroger sur leur sort. Le destin de ces embryons ne pouvant se concevoir dans une éternelle cryoconservation, il a été prévu qu’ils puissent faire l’objet d’un don ou être détruits, lorsque plus personne ne leur assignait un autre destin. Les espoirs que mettent les scientifiques dans les cellules souches issues de ces embryons ont suscité de leur part une revendication portant sur ces embryons sans avenir. Dans un premier temps, le principe de la non-utilisation de ces embryons comme matériau de recherche a prévalu, comme en témoigne, par exemple, la législation française de 1994. Sous la pression conjuguée des scientifiques et des exigences de la concurrence internationale, ces digues sont peu à peu submergées, les adversaires de la recherche sur ces embryons sont de moins en moins nombreux, et ceux qui le demeurent font figure d’irréductibles ennemis du progrès. Au niveau européen, comme au niveau national, le principe de la recherche sur les embryons surnuméraires est admis, et les textes s’adaptent peu à peu à cette réalité. 390 Rev. trim. dr. h. (54/2003) A. — Le droit européen ou la difficile légitimation de la recherche sur les embryons humains Le Conseil de l’Europe, dont l’objet est essentiellement de protéger les droits fondamentaux et l’Union européenne dont le droit ne répond plus seulement à une logique économique, mais aussi aux exigences d’une communauté fondée sur le respect de ces droits fondamentaux, ont tenté d’inscrire dans les textes pertinents les principes qui fondent la protection de l’embryon humain tout en ouvrant aux législateurs nationaux un espace suffisant pour leur permettre d’autoriser la conduite de recherches sur l’embryon humain. 1. La Convention « bioéthique » du Conseil de l’Europe ( 3) L’article 1 er de cette Convention établit une intéressante distinction entre être humain et personne, qui ne peut être fortuite eu égard au contexte et à la date de son élaboration. Ainsi l’être humain est protégé dans sa dignité et son identité, alors que la personne voit le respect de son intégrité et de ses droits et libertés fondamentaux garantis sans discrimination. Le principe de dignité protège donc l’être humain et donc, pourrait-on penser, l’embryon. En effet, si l’embryon n’est pas juridiquement appréhendé comme une personne, c’est au sens littéral des termes, un être humain. Par ailleurs, l’article 18 du même texte admet que certaines législations nationales permettent des recherches sur l’embryon in vitro, à condition que celles-ci assurent une protection adéquate de l’embryon. En revanche, la constitution d’embryons humains à des fins de recherche est interdite. Une interprétation littérale de ce texte devrait conduire à considérer que toute recherche conduisant à la destruction d’un embryon ne peut être considérée comme assurant une protection adéquate de ce dernier. Cependant l’interprétation de ce texte n’est pas si claire qu’il n’y paraît. En effet, le rapport explicatif à cette convention, qui se définit lui-même comme n’étant pas un instrument d’interprétation authentique, mais qui apporte un éclairage précieux sur les intentions des parties, renvoie au droit interne des Etats le soin de préciser la signification des termes « être humain » et « personne », ce qui affaiblit de manière très sensible la portée de ce texte. (3) Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, dite d’Oviedo, du 19 novembre 1996, voy. N. Lenoir et B. Mathieu, Le droit international de la bioéthique (textes), P.U.F., 1998. Bertrand Mathieu 391 2. L’avis du Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies Le Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies auprès de la Commission européenne a rendu en novembre 1998 un avis concernant la question de la recherche sur les embryons humains ( 4). Prenant acte du caractère contrasté du paysage législatif européen, le Comité manifeste dans son avis à la fois une conscience des problèmes moraux et éthiques posés par une telle recherche et un souci de réalisme qui conduit, en fait, à accepter que soit mise en œuvre une conception utilitariste de l’embryon humain. Cependant, le Groupe préconise le financement des recherches sur l’embryon en se fondant sur un certain nombre de considérations. D’abord, le Comité relève, au regard des différentes législations nationales et des différentes conceptions morales, le pluralisme qui règne en Europe sur cette question. Après avoir manifesté un égal respect pour les « conceptions déontologiques », qui protègent l’embryon, au nom de son humaine condition, et les « conceptions téléologiques », ou utilitaristes, et qui mettent en avant les bénéfices que la collectivité peut tirer de la recherche sur l’embryon, le Groupe en déduit que cette recherche ne pouvant être interdite au regard du « pluralisme culturel » et des bénéfices attendus, elle doit être autorisée. Si elle est autorisée, elle doit pouvoir être financée par des fonds publics européens. Ce raisonnement démontre la difficulté d’élaborer une synthèse consensuelle à partir de droits positifs nationaux contradictoires. L’affirmation selon laquelle le Comité ne tranche pas entre les différents systèmes de valeur en cause, n’est pas exacte. En effet admettre, au nom du pluralisme que des recherches sur l’embryon soient financées par l’Union, c’est de fait, prendre parti en faveur de la thèse « utilitariste ». B. — Les droits nationaux ou l’évolution vers une commune légalisation de la recherche sur les embryons humains La Grande Bretagne, la Suède, l’Espagne et la Belgique et, hors d’Europe, les Etats-Unis d’Amérique ( 5) et l’Australie, pour ne citer (4) Avis n o 12 du 23 novembre 1998. (5) Aux Etats-Unis, l’Etat fédéral n’est compétent que pour décider ou non d’accorder une assistance fédérale aux recherches, mais la recherche résultant de finance→ 392 Rev. trim. dr. h. (54/2003) que quelques exemples, permettent que des recherches destinées essentiellement à produire des lignées de cellules souches soient menées sur les embryons surnuméraires, ces recherches conduisant nécessairement à la destruction des embryons ainsi utilisés. L’Allemagne, qui s’est toujours montrée très attachée à la protection de l’embryon humain, à tel point qu’elle a dans un premier temps refusé de signer la Convention « bioéthique » du Conseil de l’Europe, jugée de ce point de vue trop peu protectrice, a décidé en 2002 d’autoriser l’importation de cellules souches embryonnaires issues d’embryons surnuméraires détruits à cette fin. Enfin, la France qui en 1994 avait décidé d’interdire toute recherche sur l’embryon susceptible de le détruire ou de l’altérer s’apprête à changer de position. La révision des lois « bioéthique » de 1994 était prévue pour 1999, mais ce n’est qu’en 2002 que l’Assemblée nationale a voté un projet de loi révisant ces lois. L’un des éléments majeurs et des plus controversés de ce projet concerne l’autorisation de conduire des recherches sur des embryons surnuméraires. Les différentes étapes de cette « révolution » méritent d’être rapidement retracées. La présentation de l’avant-projet de loi par le Premier ministre, Lionel Jospin, en juillet 2001, met l’accent sur cette question. Reléguant les principes juridiques qui pouvaient conduire à interdire cette recherche au rayon des principes philosophiques ou religieux, le Premier ministre les disqualifie comme faisant obstacle aux avancées thérapeutiques capables de soulager les malades. Les valeurs fondamentales doivent s’adapter à ces nécessités. La fin justifie les moyens, pourrait-on dire, pour résumer trivialement ces propos. Le Comité consultatif national d’éthique saisi pour avis de ce projet ( 6), donne un avis favorable à l’autorisation de telles recherches, portant sur des embryons, abandonnés par leurs parents et voués à la destruction, alors que les promesses de la science sont encourageantes. Le Comité en appelle à une conception très large de la solidarité qui magnifie le don par des géniteurs de leur progéniture au profit de géniteurs à venir qui pourraient ainsi profiter des progrès scientifiques accomplis par l’utilisation des embryons. Il met cependant en garde contre la tentation de constituer des stocks d’embryons surnuméraires destinés à la recherche sous couvert de l’assistance médicale à la procréation. Cependant, tout en admettant cette ← ments exclusivement privés est libre. Ainsi en août 2001, le Président Busch a interdit le financement fédéral de toute recherche qui aboutirait à la destruction d’embryons humains. (6) Avis n o 67 sur l’avant-projet de révision des lois de bioéthique du 18 janvier 2001. Bertrand Mathieu 393 recherche, le Comité tente de préserver la reconnaissance de l’humanité de cet objet de recherches, il affirme en ce sens « son attachement à l’idée selon laquelle l’embryon humain doit, dès sa formation, bénéficier du respect lié à sa qualité ». En 1986, le même Comité ( 7), tout en ouvrant la porte à de telles recherches, avait constaté « que le développement de la procréation par fécondation in vitro accentue la tendance à réduire les corps humains à l’état d’instruments... ». Selon le même balancement, il avait tout à la fois affirmé que les considérations relatives à la protection de l’embryon « doivent prévaloir sur les avantages qui pourraient résulter, pour le progrès des connaissances ou l’amélioration des thérapeutiques d’une réduction à l’état d’objet de la personne humaine, fut-elle potentielle » mais que des compromis répondant au « principe éthique du moindre mal doivent être admis ». Lors des débats parlementaires, les prises de position distinguent ceux qui défendent les vertus du progrès scientifique et considèrent la défense de l’embryon comme archaïque et réactionnaire et ceux qui, non sans hésitations, font taire leurs scrupules devant les espoirs invoqués en termes de santé publique. Rares sont ceux qui manifestent leur opposition à ces nouvelles dispositions. Le compromis, n’est en rien substantiel, il tient à des garanties formelles et procédurales. L’actuel ministre de la Santé, qui avait manifesté une certaine répugnance à l’idée que de telles recherches puissent être autorisées ( 8), fait aujourd’hui preuve de pragmatisme en répondant favorablement aux exigences des scientifiques, tout en reconnaissant qu’il s’agit d’une transgression ! La solution n’est donc pas dictée par les impératifs de la protection des droits fondamentaux ; plus exactement une violation encadrée de ces exigences est admise au nom des intérêts réunis de la science, de la santé publique et du développement économique. La manière dont le droit français a traité de cette question est révélateur de la logique qui préside à son évolution. En 2002, le ministre de la Recherche du gouvernement de Lionel Jospin avait cru pouvoir autoriser l’importation de cellules souches embryonnaires provenant d’embryons surnuméraires australiens, malgré les prohibitions de la loi en vigueur et en devançant la permissivité de la loi en discussion. Non seulement le ministre avait considéré que la loi devait être changée, mais encore que l’urgence de répondre aux exigences des scientifiques justifiait que l’on bousculât le cours (7) Avis n o 8 relatif aux recherches et à l’utilisation des embryons humains in vitro à des fins médicales et scientifiques du 15 décembre 1986. (8) J.F. Mattéi, « Vers une révision des lois ‘bioéthique ’ ? », in, s.d. B. Feuillet Le Mintier, Les lois « bioéthique » à l’épreuve des faits, P.U.F., 1999, p. 334. 394 Rev. trim. dr. h. (54/2003) normal de la formation de la loi en appliquant prématurément un texte en discussion. Saisi de cette décision, le Conseil d’Etat a, notamment, considéré qu’elle portait une « atteinte grave à l’intérêt public par lequel le législateur a justifié la prohibition énoncée à l’article L 2141-8 du CSP, c’est-à-dire l’interdiction de recherches sur l’embryon ( 9). Le télescopage du temps du droit et de celui de la science montre combien est relative la conception que le législateur se fait, en l’espèce, de l’intérêt public. C. — L’impuissance du système des droits fondamentaux à justifier la recherche sur l’embryon Si la logique utilitaire est à l’œuvre dans la formation du droit, certaines analyses tentent cependant de justifier ce droit au nom d’exigences relevant des droits fondamentaux. Pour l’essentiel, il s’agit de deux exigences, liées, mais qu’il convient cependant de différencier : la liberté de la recherche et la protection de la santé publique. 1. La liberté de la recherche ne peut fonder un droit à expérimenter sur l’homme Les textes internationaux relatifs à la bioéthique mettent en valeur la liberté de la recherche dans son sens générique. Or, l’expérimentation est souvent un exercice nécessaire à l’activité de recherche. En ce sens, sa libre réalisation doit être considérée comme une condition nécessaire à la liberté de la science ( 10). Cependant la liberté de la recherche est susceptible de violer directement le principe de dignité lorsqu’elle conduit à l’instrumentalisation d’un être humain. Or, dans son noyau dur, le principe de dignité est indérogeable. C’est pourquoi les textes relatifs aux droits fondamentaux ne tendent pas à opérer une conciliation entre les exigences en présence mais à une subordination de l’une à l’autre. Ainsi la Déclaration de l’Unesco ( 11) précise clairement en son article 10 que « aucune recherche concernant le génome humain ni (9) C.E. 13 novembre 2002, Ass. Alliance pour les droits de la vie, A.J.D.A., 021506, conclusions contraires D. Chauvaux. (10) Sur cette question, voy. B. Mathieu, Génome humain et droits fondamentaux, Economica, 2000. (11) Déclaration universelle sur le génome humain et les droits fondamentaux, du 11 novembre 1997. Bertrand Mathieu 395 ses applications, en particulier dans les domaines de la biologie, de la génétique et de la médecine, ne devrait prévaloir sur le respect des droits de l’homme, des libertés fondamentales et de la dignité humaine des individus... ». L’article 15 de la même Déclaration renforce cette idée en précisant que les Etats doivent prendre les mesures appropriées pour parvenir à ce que le libre exercice des activités de recherche s’exerce dans le respect de la dignité humaine. De même, l’article 15 de la Convention « bioéthique » du Conseil de l’Europe précise que la recherche scientifique s’exerce librement, sous réserve « des dispositions de la présente Convention et des autres dispositions qui assurent la protection de l’être humain ». Ainsi, l’argumentation selon laquelle la recherche sur l’embryon doit être autorisée pour favoriser l’essor des connaissances sur la vie humaine est irrecevable. Cette argumentation tend, en fait, non plus à opérer une conciliation par un arbitrage au sein des droits fondamentaux, mais à mettre en concurrence les droits fondamentaux et les exigences de la science dans la légitimation de la règle de droit. En effet, la liberté de la recherche, comme toute liberté, ne peut avoir pour objet l’être humain, la liberté est celle du sujet. Une analyse similaire pourrait être conduite en ce qui concerne les exigences de la compétition économique dans le domaine scientifique entre les Etats. En fait, ce n’est pas tant la protection des droits individuels du chercheur qui est ici prise en compte que l’intérêt prêté aux finalités de la recherche. Ce qui conduit à examiner la question sous l’angle de la conciliation entre la protection de l’embryon et la promotion de la santé publique. 2. La protection de la santé publique ou la vie sacrifiée au nom d’un intérêt collectif La protection de la santé publique est incontestablement une exigence liée à la protection des droits fondamentaux. C’est en droit constitutionnel français un objectif constitutionnel dont la poursuite permet, le cas échéant, la limitation de la portée d’autres droits fondamentaux. Il convient de distinguer cette exigence collective de santé publique, du droit à la protection de la santé d’un individu. Ainsi la protection de la santé, physiologique et psychologique de la mère peut justifier, au nom de la conciliation des principes en cause, que soit sacrifiée la vie de l’embryon. On pourrait, peut-être, également imaginer que la vie d’un embryon soit sacrifiée au profit d’un autre embryon dont le développement est menacé. 396 Rev. trim. dr. h. (54/2003) En revanche, les exigences de santé publique relèvent de droits collectifs, l’analyse doit alors à nouveau être opérée au regard de la conciliation entre l’exigence de protection de l’embryon et les intérêts collectifs de la société, ou d’une catégorie d’individus. De manière très précise, l’article 2 de la Convention « bioéthique » du Conseil de l’Europe stipule que « l’intérêt et le bien de l’être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société... ». C’est ainsi reconnaître, toujours conformément au principe de dignité, qu’un être humain ne peut être instrumentalisé au profit d’un intérêt collectif, aussi légitime soit-il. Cependant, un certain nombre de raisonnements s’écartent de cette logique. En fait l’idée fait son chemin qu’il convient de concilier ces exigences de santé publique avec la protection de la dignité de l’embryon et que le respect de certaines garanties, essentiellement des règles de procédure, permettra de réaliser une conciliation convenable et proportionnée des intérêts en cause. Deux éléments peuvent être pris en compte pour justifier la recherche sur l’embryon dans ce cadre. Le premier tient à ce que l’embryon bénéficie d’une protection atténuée et progressive selon les stades de son développement. Le second tient au fait que la recherche porte sur des embryons voués à la destruction. Aucun n’est en fait déterminant. Si la relative protection de l’embryon à un stade peu avancé de son développement, permet de faire prévaloir la santé de la mère sur la vie de l’embryon, elle ne peut justifier son instrumentalisation sauf à attenter au principe même de dignité humaine. Par ailleurs la destruction des embryons surnuméraires, autorisée à titre provisoire, tient à des considérations factuelles qui ne relèvent pas non plus d’une instrumentalisation. Il est vrai qu’il est difficile, psychologiquement et socialement, de considérer que la protection de quelques cellules fusent-elles humaines, l’emporte sur des exigences de santé publique concernant des malades. Cependant, il faut garder à l’esprit que la cohérence d’un système repose sur des interdits symboliques découlant de principes fondateurs. Ainsi, justifiée, ou non, tolérable ou non, l’autorisation de la recherche sur l’embryon répond à des considérations essentiellement utilitaires. II. — Un droit fondé sur une éthique provisoire : le refus du clonage thérapeutique Tant les droits européens que les droits nationaux, dans leur majorité, se refusent, à autoriser la création, in vitro, d’embryons à 397 Bertrand Mathieu des fins de recherche. Cette interdiction est essentiellement fondée sur une argumentation conjoncturelle. Faute d’un fondement rigoureux à cette prohibition, la distinction entre clonage « thérapeutique » et clonage reproductif n’est pas d’une grande clarté. A. — Les relatives prohibitions du droit international La création d’embryons humains par voie de clonage afin d’obtenir des cellules ES (cellules souches) est expressément condamnée par la Convention « bioéthique » du Conseil de l’Europe qui précise, sans ambiguïtés, que la constitution d’embryons humains à des fins de recherche est interdite. Le protocole relatif au clonage renforce la condamnation de l’instrumentalisation de l’être humain en condamnant, à ce titre et comme contraire au principe de dignité, la création délibérée d’êtres humains génétiquement identiques. Par ailleurs, la portée de ce texte est renforcée par l’impossibilité d’y déroger au nom d’exigences propres à une société démocratique, telles que prévues dans l’article 26 de la Convention. Cependant, ici encore, le rapport explicatif, interprète de manière restrictive ce texte. D’une part, il renvoie au Protocole sur la protection de l’embryon l’examen de la question de l’utilisation de cellules embryonnaires dans les techniques de clonage. Par ailleurs, il précise, à l’instar du rapport joint à la Convention, qu’il est convenu de laisser aux droits étatiques le soin de déterminer la portée de l’expression « être humain » concernant les effets de l’application du présent protocole. On peut cependant considérer que ce protocole ne peut être interprété comme limitant la portée de l’interdiction explicite contenue dans la Convention elle-même. Relève également de cette logique la résolution du Parlement européen du 7 septembre 2000 demandant la proscription du clonage humain qu’il soit effectué à des fins reproductives ou thérapeutiques. En revanche, le Comité d’éthique placé auprès de la Commission européenne n’exclut pas dans son avis précité et, toujours au regard de la législation applicable dans certains Etats, notamment la Grande-Bretagne, que des embryons soient créés dans un but de recherche. En ce sens, la décision finale portant adoption du sixième programme-cadre en matière de recherche n’a pas retenu le principe de l’interdiction du financement des activités de recherche impliquant la création d’un être humain à des fins expérimentales ou thérapeutiques (Décision 1513/2002/CE du Parlement et du Conseil européens, 27 juin 2002). 398 Rev. trim. dr. h. (54/2003) B. — La prohibition hésitante des droits nationaux Le clonage « thérapeutique » est autorisé dans certains Etats comme la Grande-Bretagne. Aux Etats-Unis, une telle recherche n’est pas financée par l’Etat fédéral, mais pratiquée dans certaines universités ( 12). Cependant c’est l’interdiction qui semble encore prévaloir dans la plupart des Etats européens. En France, l’avant-projet de loi de révision des lois « bioéthique » de 2001 prévoyait que des embryons puissent être créés par clonage à des fins de recherche. Cette disposition a été retirée à la suite, notamment, de l’opposition du Président de la République. Malgré le soutien dont elle a bénéficié de la part de certains députés lors de la première lecture devant l’Assemblée nationale, elle n’a pas été, et il est peu probable qu’elle le soit, reprise à son compte par le Sénat et par la nouvelle majorité de l’Assemblée nationale. Dans son avis sur ce projet de loi, le Comité national d’éthique, prend position en faveur du clonage « thérapeutique » tout en faisant état de divergences d’opinions en son sein sur cette question. Il considère qu’en tout état de cause (et cette position est, semble-til, partagée par les opposants à la légalisation du clonage « thérapeutique ») : « s’il s’avérait cependant, au vu des résultats des recherches menées à partir d’embryons... surnuméraires, que le clonage dit thérapeutique constituât réellement une méthode irremplaçable, le Parlement pourrait alors se saisir à nouveau de cette question, instruit par les travaux de la future Agence de la procréation, de l’embryologie et de la génétique humaine (APEGH), du CCNE et des autres instances compétentes ». Ce qui démontre clairement le caractère provisoire des arguments qui militent en faveur du maintien de l’interdiction de cette pratique. Les arguments favorables ne pourront qu’être valorisés dans l’avenir. Il tiennent essentiellement aux espoirs de « possibilités thérapeutiques bien plus ambitieuses encore », et à la sévérité de la compétition scientifique et économique internationale. On rappellera qu’en 1986, le même Comité avait affirmé : « on ne doit pas procéder, même avec le consentement des géniteurs, à des fécondations en vue de la recherche. Elles conduiraient à faire des embryons humains de simples moyens ou de purs objets, au mépris du respect de la dignité humaine, qui doit prévaloir sur les utilités de la recherche scientifique ». Autre temps, autres mœurs... (12) Le quotidien du médecin, n o 7240 du 16 décembre 2002. Bertrand Mathieu 399 C. — Clonage « thérapeutique » et clonage reproductif une distinction discutable au regard du principe de dignité Il semble généralement admis que le clonage reproductif est celui qui vise à faire naître un enfant, alors que le clonage dit thérapeutique est celui qui vise à créer un embryon à des fins thérapeutiques ou de recherches. Alors que le second type de clonage fait l’objet de débats, le premier semble unanimement condamné. Cette distinction est cependant discutable en termes de droits fondamentaux. En effet, il convient de considérer que si toute création d’embryon à des fins de recherche est directement contraire au principe de dignité, en ce qu’il conduit à l’instrumentalisation et à la réification de cet embryon, le clonage visant à faire naître un être humain n’est susceptible de porter atteinte au principe de dignité que par les intentions dont il peut être le support ( 13). La dignité d’un enfant né de cette technique serait absolument identique à celle d’un enfant né d’une technique de procréation médicalement assistée ou d’une procréation naturelle. Les arguments que l’on oppose au clonage « thérapeutique » sont de plusieurs natures. D’abord, la pratique du clonage « thérapeutique » pourrait favoriser celle du clonage reproductif. C’est une évidence, les progrès techniques réalisés dans le cadre du clonage thérapeutique, ne pourront que conduire à céder à la tentation d’implanter un tel embryon dans l’utérus d’une femme, d’abord par une transgression puis au nom du droit à l’enfant et des avantages sanitaires qui ne manqueront pas d’être invoqués à l’appui de cette technique de reproduction. En toute hypothèse cet argument ne condamne pas le clonage « thérapeutique » en tant que tel. D’autre part, l’existence d’embryons surnuméraires privés de destin doit satisfaire aux besoins des scientifiques sans que la création d’embryons ad hoc ne soit nécessaire. Cet argument risque de faiblir à partir du moment où les progrès des techniques de procréation médicalement assistée conduiraient à tarir à la source le stock d’embryons disponibles et où des arguments tenant, par exemple, à la meilleure compatibilité des cellules issues d’embryons clonés dans le cadre de l’utilisation thérapeutique de ces cellules seraient invoqués. Ainsi, alors que l’étape décisive de la recherche sur l’embryon a été franchie, les arguments qui justifient l’interdiction du clonage thérapeutique ont une portée essentiellement provisoire. Il en sera probablement de même, un jour plus lointain, s’agissant du clonage (13) Notamment le clonage à finalité eugéniste. 400 Rev. trim. dr. h. (54/2003) reproductif, à partir du moment où cette interdiction, outre une invocation non dénuée d’ambiguïtés du principe de dignité, repose essentiellement sur une mise en œuvre du principe de précaution au regard des risques que l’insuffisante maîtrise de cette technique ferait courir à l’enfant à naître. III. — La création d’« enfants médicaments », une réflexion sur une éthique de l’émotion Comme l’annonçait J. Testart ( 14) « là où le diagnostic prénatal permettait d’éviter le pire par élimination, le diagnostic préimplantatoire va élire le meilleur par sélection ». La procréation médicalement assistée d’un enfant permet d’opérer un choix de plus en plus précis sur les caractéristiques génétiques de cet enfant. Ainsi dans l’hypothèse où un enfant déjà né est atteint de certaines maladies (notamment les maladies de Fanconi et de Huntington), la question s’est posée de la conception d’un nouvel enfant par procréation médicalement assistée assortie d’un dépistage préimplantatoire pour s’assurer que l’enfant à naître est histocompatible avec l’enfant né et malade. Cette pratique revendiquée, mais non autorisée par la loi française, ne vise pas à éliminer un embryon atteint d’une affection grave, mais à éliminer des embryons sains qui ne présentent pas certaines caractéristiques recherchées. D’autre part, la finalité de la procréation n’est pas la naissance d’un nouvel être humain pour luimême, mais la sauvegarde d’un autre enfant. La protection de la vie d’un enfant représente incontestablement une exigence propre aux droits fondamentaux. Il n’en reste pas moins que cette exigence peut se heurter à d’autres principes, ceux qui protègent les embryons éliminés et ceux qui exigent qu’un être humain ne soit pas utilisé à une fin qui lui est étrangère. Admise en Grande-Bretagne, cette pratique a fait l’objet d’une appréciation nuancée par le Comité consultatif national d’éthique. Dans un avis de 2002 ( 15), le Comité estime, notamment, que cette pratique est susceptible de faire prévaloir la finalité thérapeutique de sauvetage de l’enfant malade sur l’attente spécifique de l’enfant ainsi fabriqué. De même l’intérêt de cet enfant pourrait être sacrifié (14) « Les risques de la purification génique, Questions à P.A. Targuieff », Esprit 1994, n o 199, pp. 178 et s. (15) Avis n o 72, Réflexions sur l’extension du diagnostic pré-implantatoire du 4 juillet 2002. 401 Bertrand Mathieu dans l’hypothèse où l’aggravation de l’état de l’enfant malade pourrait éventuellement amener à envisager une naissance prématurée de « l’enfant médicament ». Cependant, selon une vision qui s’inscrit logiquement dans le cadre d’une conception utilitariste, le Comité estime que « la situation que l’on espère obtenir (celle de l’embryon sain compatible) peut être considérée sans réserve comme un bien ». Il ajoute qu’il peut paraître illégitime de s’opposer, au nom de risques toujours possibles, aux espoirs suscités par l’utilisation de techniques nouvelles lorsque celles ci sont reconnues comme efficaces. En définitive la conclusion du Comité est angélique : cette technique est admissible si l’enfant procréé n’est pas conçu seulement comme un donneur, mais d’abord pour lui-même. A coté des arguments utilitaristes sont également invoqués la détresse du « couple parental » et de l’équipe médicale. L’acceptation du principe de « l’enfant médicament » affaiblirait considérablement la prohibition du clonage reproductif, notamment si cette technique peut s’inscrire dans une logique thérapeutique, soit pour l’enfant ainsi créé, soit pour un tiers. S’agissant du clonage reproductif, le raisonnement du Comité selon lequel l’« enfant médicament » naîtra pour lui-même, aura sa vie à lui et ne sera pas devenu uniquement un moyen, est parfaitement transposable. Par ailleurs, le risque de constitution de fratries systématiquement histocompatibles dans le but d’une réparation mutuelle infinie, relevé par le Comité, est-il moindre que le risque de reproduction à l’identique infinie engendré par le clonage. D’autant plus que l’identité génétique du clone et de l’être cloné n’est pas absolue et que les différences environnementales accentueront les distinctions entre les deux êtres. En la matière, l’éthique invoquée est celle de l’émotion. Légitime compassion pour l’enfant malade, légitime crainte des dérives que le fantasme de l’immortalité est susceptible de faire naître, de même qu’il est légitime d’être ému par la souffrance d’un être qui préfère une mort qu’il ne peut se donner à une vie de souffrance. Si l’émotion, la compassion et la passion, peuvent expliquer, voire justifier bien des transgressions, l’érection de la transgression en comportement social légitime est particulièrement dangereuse. Elle efface l’interdit, rend confus le système de valeurs, et justifie toutes les dérives. Elle conduit en dernier lieu la société sur des voies où tout est possible, le meilleur mais aussi le pire. Et s’agissant de la manipulation de la vie humaine par l’homme lui-même, le pire peut engendrer de légitimes angoisses. ✩