Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie
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Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie
NICOLETTA DIASIO Laboratoire « Cultures et sociétés en Europe » (UMR du CNRS n° 7043) Université Marc Bloch, Strasbourg <[email protected]> Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie L Il était plutôt petit, trapu, avait des cheveux blancs et un teint vermeil. Il s’appEwait Johann Müller, était allemand, de Łódż, combattant du PPS, avait connu la prison de Pawiąk puis le bannissement. (…) Tous les amis de Johann Müller l’appEwaient ‘Jasiu’ et plaisantaient sur ses origines allemandes : ‘Quel Allemand tu fais Jasiu. – Je suis allemand de corps et polonais de cœur’, répondait gaiement Johann Müller. Et c’était la vérité. (A. Szczypiorski, 1988 : 96-97). 58 ’ingénieur Müller tirera bien profit de sa germanité : lors de l’occupation nazie, son origine allemande lui permettra de sauver le personnage principal, Madame Seidenman, une jolie veuve juive, mais juive « comme en marge de sa vie, car Irma était une blonde aux yeux bleus » (A. Szczypiorski, 1988 : 251). La complicité qui lie les deux personnages semble presque se fonder sur cette dissonance ironique entre des stéréotypes essentialistes sur l’apparence et le jeu d’appartenances plurielles que compose le roman de Szczypiorski. Cette complicité est séduisante pour qui, comme moi, travaille sur la construction sociale des ressemblances familiales et sur la façon dont on définit des modes d’identification à un groupe à travers la création de traces à voir, à écouter, à toucher. J’ai commencé en 2002 à recueillir des récits de famille à Varsovie, au sein de groupes sociaux extrêmement diversifiés, dans l’objectif de comprendre comment se font, se défont, se jouent les airs de famille1. Dans ce contexte de recherche, j’ai été vite confrontée à des stratégies sociales de définition, inclusion et exclusion du différent et du même. Un coloris, une façon de marcher, une coiffure, un mode de rire ou de parler étaient souvent reconduits à un héritage à la fois biologique, familial, social et culturel. A travers le questionnement sur ce qui fonde la spécificité de sa propre famille, les informateurs étaient amenés à s’interroger sur « ce qui fait un Polonais ou une Polonaise ». L’époque de la recherche a certainement contribué à aiguiser ce regard sur les ressemblances comme mode de définition de soi et de l’autre : en 2002 le débat sur l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne battait son plein, il en était de même de mon égarement face à une société en transition permanente. Je m’étais rendue à Varsovie plutôt régulièrement entre 1981 et 1991. Ensuite, une longue interruption de dix ans et le débarquement dans une ville profondément renouvelée, des noms des rues à l’aménagement de l’espace, des comportements des gens dans les lieux publics aux discours tenus dans l’intimité domestique. Alors que j’avais encore des souvenirs bien vivants des Nicoletta Diasio Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie livres interdits achetés au marché noir au prix d’un salaire, sinon plus, ces livres étaient maintenant censés venir d’une Europe à la fois rêvée et marâtre. Le frère de ma logeuse qui vient m’accueillir à l’aéroport, un commercial de 44 ans, me fait part de son opinion dès nos premiers échanges : « L’Europe ? Une nouvelle Union soviétique ». Et progressivement les discours recueillis dans la vie quotidienne ou dans les grands repas familiaux et festifs, se font de plus en plus colorés de distance et refus vis-à-vis de cette Europe accusée de priver de souveraineté, de vouloir tout homogénéiser, d’être régie par « les banques juives » et « les bureaucrates bruxellois ». Evidemment, il ne serait pas correct de généraliser ces propos, que les résultats du referendum démentissent en partie. Mais il a été salutaire de revenir en «Occident», où sévissaient les craintes du «plombier polonais», avec la conscience que les Polonais n’étaient pas forcément séduits par l’adhésion à l’Union européenne. Retour en 2004 et encore en 2005 : le referendum a déjà eu lieu, mais l’Europe en tant qu’institution est encore lointaine. Voyage qui peut ! Mais la grande distribution française ou les marques italiennes fournissent à tous une Europe de marché par procuration. La «polonité», ce concept fuyant, controverse et fruit de multiples échanges, semble se raidir dans un Etat qui est à 97% composé de polonais et de catholiques, où montent les revendications populistes, les intégrismes religieux et ethniques2. En même temps les relations avec les informateurs s’approfondissent, les discours se nuancent : comme pour les personnages du livre de Szczypiorski l’identification au pays se fissure dans sa fausse évidence. Ce sont ces propos sur soi et autre que je vais essayer de reporter ici. Linéaments qui justifient ■ Depuis les présocratiques, la philosophie et la médecine, savante et populaire, s’interrogent sur la transmission des composantes de la personne et les ressemblances familiales. L’apport de l’homme et de la femme, le jeu de leurs fluides, l’influence de la température, des positions, de l’imagination, des effigies au moment de la conception et de la grossesse, entrent, avant l’essor de la génétique, dans les théories de l’hérédité et de la génération (B. Vernier, 1998). Dans les sciences sociales l’étude des représentations sur les ressemblances familiales s’est d’abord développée au sein des études de parenté. Malinowski (1930) nous apprend que chez les Trobriandais matrilinéaires, la norme juste et convenable est qu’un homme ou une femme ressemble uniquement à son père, qui moule la face de l’enfant par la nourriture physique et spirituelle, ainsi que par sa présence attentionnée aux côtés de la mère, seul parent biologique. En comparant ces données à celles de Fortes sur les Tallensi et à son propre terrain en Birmanie, Leach (1966) montre un système de transmission croisée où les ressemblances physiques se transmettent par la lignée opposée à celle qui transfère pouvoirs, richesses, nom : donc par la mère dans les sociétés patrilinéaires ou par le père dans celles matrilinéaires. Les ressemblances peuvent être interprétées comme l’épiphanie d’une société des invisibles dont l’enfant serait le passeur. Chez les Wolof (J. Rabain, 1979) elles peuvent signifier le retour d’un ascendant ou annoncer une mort imminente, par exemple dans le cas de similitude entre un fils et son père. Pour cette raison l’énonciation publique de la ressemblance fait l’objet d’une régulation spécifique. Cette normativité a été mise en évidence aussi par les études de B. Vernier à Karpathos, Lyon et Strasbourg (1999), où les similitudes sont en fonction du système de parenté, de l’ordre de naissance, des proximités affectives, des rapports de force entre les sexes. Le discours sur les ressemblances familiales permet donc de saisir la construction et la mise en scène d’ordonnancements sociaux, par une topologie des distances qui séparent les uns des autres. La pensée de la ressemblance ne se réfère donc pas à un objet, mais à une rEwation de similitude ou de différence entre individus ou éléments sélectionnés par la perception. Comme sa notion « parente » d’hérédité, la pensée de la ressemblance renvoie à « de multiples significations ayant en commun l’idée de transmission de caractères (physiques, psychologiques, moraux, …) le long d’une chaîne de filiation » (P. Gleize, 1994 :11). Traditions savantes et populaires élaborent constamment des connaissances permettant de déceler et nommer ces traits dits familiaux, mais aussi lignagers, ethniques, nationaux qui façonnent une matrice de reconnaissance du même et de l’autre. Il n’est pas étonnant que l’élaboration d’un savoir sur l’hérédité ait accompagné l’émergence du nationalisme. Le corps devient le lieu de mesure, de vérification et de légitimation des appartenances, une carte à lire dont chaque détail est signifiant : il permet d’assigner à chacun sa place, homme et femme, normal et pathologique, indigène et étranger (N. Diasio, 1999). L’idée d’un patrimoine qui se transmet le long des générations renforce le sentiment de permanence et d’immuabilité de la société à travers et nonobstant les aléas de l’historie. Les représentations de l’hérédité dans les principes d’ordonnancements sociaux (hiérarchies, identités) - souvent d’ailleurs connotés par l’image du sang et débouchant sur l’idée de race - ont donc une histoire qui va des fastes du 19ème siècle à ses récupérations contemporaines, nostalgiques et grotesques : ces conceptions traduisent à l’évidence une logique distinctive d’autant plus efficace qu’elle est pensée comme naturelle. Il devient alors particulièrement intéressant de s’interroger sur la place du corps en tant que métaphore du social et page blanche où s’inscrivent les appartenances plurielles dans un pays qui « par l’exil ou par le rêve est sans cesse hors de lui-même » (J. Krauze, 1990 : 12). Dans un roman poignant d’Hanna Krall, un vieux marchand de Samarkand demandait à une Polonaise : « D’où viens-tu ? – N’ayant pas saisi sa réponse, il insista : D’où ? Mais où ça se trouve ? – En Europe, entre l’Allemagne et la Russie. Il réfléchit un instant puis, secouant la tête : – Ce n’est pas possible. Là-bas, il n’y a plus de place. – En effet, acquiesça-t-elle. – Et 59 c’est bien de là que je viens. » (H. Krall, 1994, 137-138). Colonisé et colonisateur, partagé et occupé, ce « pays entre » ne s’est pas toujours reconnu dans l’identification de « terre », « langue », « culture », « Etat » laquelle, à partir du 19e siècle, a donné corps à l’idée de nation et mobilisé les luttes pour l’indépendance dans plusieurs pays européens. En outre, la Pologne a connu un de ces « régimes totalitaires du 20e siècle qui ont révélé l’existence d’un danger insoupçonné auparavant : celui de l’effacement de la mémoire (…) Ces tyrannies ont non seulement systématisé leur mainmise sur la mémoire, mais ils ont voulu la contrôler jusque dans les coins les plus secrets » (T. Todorov, 1995 : 9-10). Nul doute donc que la mémoire ait été investie par-là d’un pouvoir politique immense et que tout acte de réminiscence ait été auréolé de résistance anti-totalitaire : ainsi la fin du communisme a été sanctionnée par la création, sous le gouvernement Wałesa, d’un Institut National pour la Mémoire. Parallèlement à la mémoire officielle, entretenue collectivement et imprimant ses marques dans la relecture de l’histoire, la réécriture des manuels et le réaménagement de l’espace urbain, il existe une mémoire familiale qui enlace les grands événements collectifs aux tragédies personnelles, et qui inscrit l’individu dans un groupe social tout en le singularisant (M. Halbwachs, 1925). Dans une histoire marquée par les occupations, les déplacements de frontières, les migrations forcées, la transmission de la mémoire a été un fort moyen de construction identitaire : la polonité résultant de la construction et de la diffusion d’une mémoire parallèle, antithétique à celle des envahisseurs du moment, entretenue au sein du groupe parental. Ainsi Anna Sawisz a étudié la façon dont la mémoire familiale a constitué, pendant la période communiste, une forme de résistance à l’histoire officielle, par la création d’images alternatives à celles construites par le pouvoir pour s’auto-légitimer : les discussions avec les enfants, surtout, ont habilement orchestré narrations familiales et informations sur l’histoire polonaise, ces récits ayant joué une fonction pal- liative aux carences perçues dans la formation scolaire. Dans son étude de 1990, les 16,9% des interviewés parlent très souvent de l’histoire de la Pologne à leurs enfants, et 48,6% d’entre eux le font de temps en temps. Seul un informateur sur dix ne raconte jamais des faits liés à l’histoire du pays (A. Sawisz, 1990 :150). Mais l’apport novateur de Sawisz me semble dans la démonstration d’un enchevêtrement entre transmission de l’histoire familiale et connaissance de l’histoire collective : les individus qui entretiennent le plus les souvenirs du passé et l’évocation des aïeuls sont aussi ceux qui en parlent le plus souvent à l’extérieur du cercle familial et qui ont le plus de familiarité avec l’histoire polonaise. Comme si la famille était susceptible de socialiser ses membres à l’histoire toutes échelles confondues, que ce soit par le récit de la participation d’un ou plusieurs parents à la «grande histoire», par exemple l’insurrection de Varsovie de 1944, ou par une sensibilisation aux menus faits du passé. La transmission de la mémoire familiale est ainsi un support pour la connaissance de l’histoire du pays et ceci est moins en fonction d’une classe sociale, que de la participation de type politique ou syndical, de la mobilité – spatiale et sociale – et de la co-présence des générations dans l’espace domestique. La pensée sur les ressemblances me paraît donc un lieu d’articulation entre les logiques de naturalisation ou d’historicisation de l’appartenance et la transmission d’une mémoire familiale et collective à travers les récits sur ce qui rassemble et se ressemble. La « Matka bohaterska » ■ Lus à travers le questionnement sur la transmission de l’appartenance nationale, les récits sur les airs de famille montrent la centralité de la mère, et surtout de la grand-mère, dans le souvenir des vicissitudes familiales et historiques. Si les généalogies montrent un système à la base indifférencié, cognatique, sont présents toutefois un caractère fortement sexué du langage de la parenté et une asymétrie 60 Revue des Sciences Sociales, 2007, n° 37, « (Re)penser l’Europe » entre les côtés maternel et paternel. La différente connaissance des deux lignées apparaît par exemple dans le cas de Iwona, 51 ans, institutrice ou de Michał, 9 ans (tab. 1 et 2), mais ce ne sont pas des cas isolés. De même la qualité et la quantité des souvenirs qui sont rattachés à l’un ou l’autre bord montrent une dominance de la parenté de la mère dans la transmission de la mémoire familiale. Cette centralité de la lignée maternelle apparaît aussi dans l’observation de la vie quotidienne qui, comme les récits qui ont accompagné la construction des généalogies, sape l’image d’une famille nucléaire organisée autour de la triade mère-père-enfants. Les ouvrages d’anthropologie et de sociologie de la famille, écrits au temps de la République Populaire de Pologne, ont particulièrement fait l’éloge de la famille restreinte et mis en valeur la diffusion, dans les villes et surtout dans les campagnes, de ce modèle, signe de modernisation et d’affranchissement d’une solidarité trop privée, au détriment des bienfaits étatiques (J. Komorowska, 1975 ; D. Markowska 1963, 1970). Mais le fléchissement des grands groupements familiaux de type « zadruga » n’efface pourtant pas la réalité d’une famille très élargie, fruit souvent d’unions successives et de la cohabitation entre plusieurs générations et membres collatéraux d’une même lignée3. C’est en particulier autour des grands-mères maternelles que se compose l’unité domestique, avec des formes de cohabitation, durable ou intermittente, et une hiérarchie très nette entre l’ordre des générations : par exemple Zosia, 70 ans, raconte que, malgré ses trois petits-enfants, elle ne s’est sentie « vraiment grandmère » qu’à la mort de sa propre mère. Cette passation de consignes et la disparition de l’aïeule l’ont consacrée une vraie babcia (grand-mère) en charge du foyer et de l’éducation des enfants. Weronika est enseignante et vit avec son compagnon et deux enfants fruits d’unions précédentes. Sa mère, qui travaille comme secrétaire dans une coopérative de constructions et habite dans la même rue, se rend quotidiennement chez la fille pour s’occuper de la cuisine, des devoirs des enfants, Nicoletta Diasio des raccommodages, des rencontres avec les enseignants, de la gestion globale de l’unité domestique. De même Agata, psychologue, accompagne tous les jours ses deux fillettes chez la grand-mère paternelle qui, aidée par la grand-mère maternelle, s’occupe de la maisonnée et des enfants. Ainsi, font-elles, dans un même lieu, la cuisine, parfois non sans conflits. Dans ce système de parenté indifférenciée, même l’héritage peut suivre des parcours féminins : la maison familiale de nombre de mes informateurs est souvent l’héritage des filles, en signe de reconnaissance (selon un informateur) des soins qu’elles apportent aux parents vieillissants. Une autre interviewée, pour expliciter l’importance de la famille maternelle raconte comment « on a oublié » d’inviter la famille de son père, au banquet mortuaire donné en honneur de ce dernier (Ania, 23 ans, étudiante). Si nous ne pouvons donc pas parler de matrilignage, il existe néanmoins une forme d’extériorité du père à l’appartenance et une présence domestique importante de l’oncle maternel. Les cousins, parallèles et croisés, maternels et paternels, sont appelés braci (frères) ou siostry (sœurs) tout en spécifiant par quelle voie on est frères ou sœurs (par exemple braci cioteczni : frères par tante maternelle). Ainsi Michał, 9 ans, a une sœur, Basia de 3 ans, et deux cousins, enfants du frère de la mère. Quand je lui demande si son copain Krzysztof a des frères aussi il me répond : « oui, il a trois frères et sœurs comme moi, mais au contraire : un frère et deux sœurs par tante maternelle ». Cette fraternité n’est pas uniquement un fait de langage, elle se manifeste par une proximité quotidienne et parfois des véritables cohabitations. Les oncles maternels sont parfois plus présents, physiquement et dans l’imagerie familiale, que les maris des mères et des grands-mères. Par exemple, parmi les photographies que Zosia expose dans sa chambre à coucher, on retrouve son frère, sa mère, les deux enfants de sa fille et un des deux enfants de son fils, celui qui lui ressemble le plus, celui « qui a tout pris de moi, mon enfant à moi » (Kazimierz, 41 ans, commercial). Sont à remar- Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie quer l’absence du père de notre informatrice, du mari décédé et de l’autre enfant de son fils qui « a tout pris » de son grand-père maternel et qui est jugé par-là « différent, obstiné ». La centralité de la grand-mère maternelle dans la transmission de la mémoire, familiale et collective, s’appuie donc sur un système de relais pratiques : l’aménagement et la gestion de l’espace domestique, le ravitaillement, la présence constante auprès des petits-enfants. Cette matrifocalité se colore d’une signification particulière à la lumière de l’histoire polonaise car, dans les récits des informateurs, ces grands-mères industrieuses apparaissent comme une déclinaison contemporaine de la matka bohaterska, la mère du héros. Les femmes ont toujours participé activement au nationalisme polonais, aussi bien dans sa version romantique que dans celle pragmatiste- positiviste. Des formes de protestation comme le « deuil national », inventé en 1861 pour commémorer le trentenaire de l’insurrection de novembre contre l’invasion russe, ont souvent été conçues et transmises par les femmes. Toutefois, malgré des formes de participation directe et armée contre les multiples envahisseurs du pays, les femmes se sont impliquées surtout par l’accomplissement de tâches « maternelles » comme approvisionner en armes, en vêtements et en nourriture, recueillir et transmettre les informations, soigner les blessés, gérer les finances dans l’espace domestique et surtout transmettre la mémoire par l’éducation des enfants (B. LaurenceKot, 1992). La mère du héros est ce personnage de la mythologie romantique polonaise qui, en clandestinité, pendant les occupations ou l’exil, contribue à la diffusion de langue, culture, religion : dans ses fonctions elle conjugue la perpétuation physique de la société à celle « spirituelle » par la transmission de la mémoire et de la tradition. Ce type d’activisme féminin fondé sur le renforcement des positions de genre est strictement lié à l’émergence du nationalisme, comme l’ont bien montré George Mosse (1985) ou Lynn Hunt (1992): « Tous les symboles nationaux et régionaux ont aidé à fixer la femme à sa place, renforçant davantage la distinction entre les sexes, et de ce fait entre le normal et l’anormal tel que perçue par la société bourgeoise (…) ainsi les femmes en tant que symboles nationaux ont exprimé l’ordre et la tranquillité. La femme était l’incarnation de la respectabilité; même en tant que protectrice de son peuple, elle était assimilée à ses rôles traditionnels d’épouse et de mère, gardienne de la tradition, chargée de conserver vivante la nostalgie dans le monde d’action des hommes (…). Comme tous les symboles les représentations féminines de la nation avaient valeur de forces éternelles »4. Cette quête de permanence par un personnage féminin, se colore en Pologne d’une nuance particulière : car la mère du héros est l’acteur principal d’un processus d’apprentissage d’une polonité jamais évidente, toujours à refaire : « en l’absence d’un système d’éducation qui eût inculqué à tous les citoyens le sentiment d’identification et d’appartenance à la communauté nationale, la polonité au 19e siècle n’était pas quelque chose que les Polonais auraient acquis d’une manière naturelle ; cette polonité étant perçue en tant que devoir ou tâche à accomplir » (J. Jarzębski, 1993 : 25). La matka bohaterska est une des incarnations les plus durables de cet esprit national qui s’accomplit dans l’action et qui doit conjurer sans cesse l’alternance de la fierté et du mépris, du risque de disparition et des résurgences identitaires. Cette image d’une mère forte, héroïque, palliant l’absence des hommes, léguant aux enfants le sentiment d’appartenance nationale par la religion et la langue est encore bien présente dans la Pologne contemporaine, par exemple dans les formes d’engagement féminin dans le syndicat Solidarność étudiées par Kristi Long (1995). Toutefois, comme le montrent bien les récits de famille que j’ai recueillis, on ne peut pas négliger la valeur des tâches domestiques dans un pays où la question de la survivance de la famille, dans le sens le plus littéral du mot, a été longtemps problématique : les « litanies of food » (K. S. Long, 1995 :49) constituent la preuve aussi bien de la réussite des actions de protestation que de la capacité de résister et exister 61 en tant que groupe. Iwona vit dans une maison familiale héritée par la mère, un lieu d’où « les hommes partaient, et ma mère restait toujours pour s’occuper de tout le monde ». Elle ouvre avec moi pour la première fois le journal intime de cette femme, une écriture régulière, qui enregistre des souvenirs d’enfance, de pauvreté, de faim, de froid. Militante dans l’Armée Populaire Polonaise pendant la deuxième guerre mondiale, la mère d’Iwona rencontre dans une action de guerre son futur mari, militant dans une autre faction de la résistance. Mais en dépit de son effective participation aux combats, son journal n’enregistre surtout que les manières de se procurer de la nourriture en temps de guerre ou, ensuite, pendant le communisme. Ses mémoires émaillées de petites anecdotes au sujet de la tradition patriotique de la maison familiale, sont à la fois des exemples du bon Polonais et de la femme exemplaire, celle qui sait « tenir la famille » : regrouper les autres membres de la fratrie sous le même toit ou à proximité les uns des autres, s’occuper des enfants et petits-enfants, transmettre la mémoire des faits du passé et garantir la continuité de la lignée à travers la tâche non simple de savoir subvenir aux besoins matériels : Maman le disait toujours, n’oubliez pas ce qui s’est passé, même quand vous pensez être pauvres ou dans le malheur, souvenez-vous de quand nous n’avions rien à manger. Et même pendant le communisme quand il fallait attendre en queue des journées entières pour la viande et tout le reste, elle trouvait toujours des solutions et répétait « ça pourrait être pire, un jour nous n’aurons même pas ça ». Et c’est tellement vrai maintenant, parfois je pense à maman et je me dis : « Elle avait tout compris ». Une ligne de sang ■ L’importance des femmes dans la transmission de la mémoire et dans la continuation du groupe se joue aussi en dehors d’un rôle nourricier et familial, à travers une manière spécifique de transmettre l’essence de la polonité d’une génération à l’autre. Cette «essence» se configure comme une façon de s’inscrire dans un genre, par la naturalisation conjointe des différences de sexe et des appartenances nationales. Nicoletta : Mais quel est ce caractère qui selon vous se transmet vraiment d’une génération à l’autre? Iwona : L’ingéniosité des femmes, toutes les femmes de notre famille sont débrouillardes, inventives, fermes, fortes, n’est-ce pas? (Et elle se tourne vers sa cousine « sœur »5 en renforçant ses propos par le poing fermé) elles sont résolues... Ewa : Et intelligentes même… (...) Iwona : Oui. Nous sommes bien fortes, nous ne sommes pas des femmes-cocottes (kokotki) [passage de la troisième personne à la première du pluriel, elle s’inclut désormais dans la classe des femmes de sa famille, où, par famille, on entend le groupe maternel], nous sommes des femmes odieuses. Ewa : oh oui nous avons un sang vraiment méchant, terrible. Il existe une part d’inéluctable dans cette ligne de sang qui traverse les générations et, par la mère, fonde une matrice de reconnaissance. Elle impose un mode d’échange restreint avec l’interdiction du mariage entre cousins maternels, car ils sont censés partager « le même sang », comme nous disent Jan, 51 ans, ingénieur ou Hanna, 27 ans, étudiante en théologie. Ce sang doit aussi se diluer et se renouveler en s’éloignant de la matrice maternelle : une fille qui ne s’est pas mariée et vit avec sa mère est accusée de « ne pas apporter du sang nouveau » (Weronika, 47 ans, professeur d’anglais). Ces soubresauts sanguins se font dans la recherche d’une voie médiane entre proximité et distance : un halo de méfiance entoure l’épouse allemande d’un cousin de Hanna. Selon la formule de Claude Lévi-Strauss, on ne marie, ni on mange trop près ni trop loin : le sang des cousins maternels n’est pas plus interdit que ce sang étrange et étranger qui est censé « ne pas donner de beaux fruits » comme « le sang de Noir ou de Juif » (Ewa, 68 ans, gardienne de cimetière à la retraite). Ce témoignage évoque une enquête 62 Revue des Sciences Sociales, 2007, n° 37, « (Re)penser l’Europe » quantitative conduite en 1988 par Hanna Nowicka dans laquelle le 26% des répondants affirmaient refuser une transfusion de sang de Noir et le 23% de sang de Juif (M. Kula, 1992 :109). Cette ligne de sang, qui assure la continuité ou brouille les alliances, est porteuse d’origine et de transcendance : encore en 1966 le sociologue polonais Ossowski associait dans un texte célèbre lien social, héritage culturel et hérédité de sang comme constituant « une certaine matrice (pattern) de réponses musculaires, émotionnelles et mentales qui forme les dispositions des membres du groupe ». (S. Ossowski, 1966 : 64). Les femmes que je rencontre dans mon enquête sont ainsi censées représenter à la fois les ascendants, la famille et le groupe social ou ethnico-religieux. Par les talents, les marques du corps, les “dispositions”, la puissance de l’ancêtre fonde la puissance de l’individu dans la puissance de l’espèce à travers l’incarnation par le corps féminin. Cette essentialisation de l’appartenance valorise la maternité biologique et prête une nuance spécifique à la doctrine chrétienne de l’incarnation. Si le culte marial est au centre du christianisme polonais, l’image de Marie est surtout valorisée en tant que mère et beaucoup moins dans sa dimension virginale. Elle est d’abord Matka boska, la mère de dieu, corps qui donne vie, nourrit et protège à la fois Jésus, les croyants et la nation. L’image de la Madone noire de Częstochowa, qui est censée avoir « sauvé » la population pendant le siège de Jasna Gora, a été aussi l’icône du mouvement Solidarność. Femme exemplaire, elle synthétise la maternité biologique, la fonction nourricière de la matka bohaterska et la défense de la Pologne. Le corps féminin, qui produit et reproduit une trame liquide d’identifications et d’interdits, s’érige ainsi en modèle de polonité. L’appartenance à la nation se décline par l’appartenance de genre : il s’agit d’une manière particulière et spécifique d’être homme et, surtout, d’être femme. Quand je pose ma première question à Adam (51 ans, officier de l’armée, préretraité), en lui demandant de me raconter l’histoire de sa famille, il sort d’une boîte en Nicoletta Diasio métal les trois images de son grandpère paternel, son père et lui, trois portraits en uniforme, disposés de façon descendante, l’un après l’autre suivant la place dans la généalogie: en haut le grand-père, en dernier l’informateur. Trois générations unies par un nom, un sexe et une profession. Trois uniformes appartenant à des armées différentes, parfois à des nations ennemies, comme dans un roman de Hanna Krall ou de Kazimierz Brandys, mais la continuité de trois regards masculins défiant l’objectif du photographe. Côté féminin, pensons à la remarque de cette pédagogue à la retraite, où le «nous» inclusif renvoie à la fois au groupe familial et à la dimension nationale : Nous ne sommes pas des femmes qui disent “chéri, chéri” (en français), nous, on a toujours travaillé et les hommes aiment les femmes qui restent sans rien Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie faire, les admirent, qui leur disent “que tu es beau et brave” (Zosia). Le recours au français, comme dans l’emprunt du mot kokotki utilisé par Iwona et Ewa, renforce, par contraste, une spécificité nationale et orientale. La mère de Jula, 9 ans, se dit fière des traits russes de sa fille, de « ces gènes forts et rudes » qui arrivent à pointer malgré des générations de brassage. Ma logeuse de 47 ans, m’explique son footing quotidien par le souci de se fabriquer une cuirasse de muscles, « un corps d’acier, comme une russe ». Cette valorisation de l’héritage oriental, impensable à l’époque de la république populaire, semble une nouveauté de la société post-communiste, elle se construit dans un jeu d’oppositions entre un modèle extérieur et une volonté exacerbée d’être soi. Un souci de distinction qui utilise le corps comme instrument de refus et revendication : refus constant de céder à l’uniformisation, revendication de la liberté d’être toujours autre par rapport aux modèles dominants - souvent étrangers - : une autre manifestation de « cet attachement forcené, insensé, effréné à la liberté » qui conduit à se définir toujours « contre » ou « en opposition à » (T. Konwicki, 1988 :108). Le corps évoqué dans la généalogie, raconté, vécu et joué est ainsi sexué et ethnicisé ; c’est un sang (si terrible soitil), une capacité de faire face à l’histoire, à la dureté de l’existence, à la gent masculine, un conteneur des valeurs du groupe qui s’oppose à d’autres modes d’être femme (dans ce cas celui français et occidental) et se manifeste dans trois types de puissance : puissance d’engendrer, puissance de durer en transmettant l’essence d’une collectivité, puissance d’en exprimer la beauté Dominique Auerbacher, Stephania,1983. Photographie noir et blanc. 25 x 38 cm. Collection Frac Alsace, Sélestat. © Droits réservés. 63 en tant qu’intégration harmonique des composantes d’une culture, sa grâce et sa sagesse, comme dirait Gregory Bateson (1972). Le palmier de Jérusalem ■ La biologisation de l’appartenance, cette ligne de sang apparemment continue qui traverse les générations, contraste au regard de trajectoires familiales connotées par les migrations et les brassages. Les guerres, les migrations forcées, les séparations placent ces récits sous le signe de la mobilité : la reconstruction de l’histoire familiale va avec un travail de reviviscence des lieux d’origines, des étapes des déplacements (souvent physiquement inscrites dans les généalogies tracées ensemble), des lieux d’arrivée des uns et des autres, de l’histoire de la maison. Cette mobilité n’est pas seulement géographique, elle investit le territoire des appartenances linguistiques et religieuses : les signes dont l’individu est porteur sont des traces à lire comme sur une carte sur laquelle chacun doit retrouver sa place et sa position par rapport aux différentes populations qui ont constitué le pays. Je ne sais pas si les Russes ont des traits vraiment caractéristiques, les Polonais sont une nation tellement mélangée, tellement de gens sont passés par ici, n’est-ce pas, et les Russes, et les Turcs, et les Tatares, et les Allemands, c’est une nation mélangée (pause), forte et donc la Polonaise classique n’est pas du tout une blonde aux yeux bleus, n’est-ce pas, c’est plutôt une femmes aux cheveux châtains et aux yeux gris-verts ». Ce témoignage est d’autant plus intéressant qu’il est explicité par Iwona, cette institutrice qui affirme avec plus d’assurance la centralité du sang dans la transmission de l’appartenance. Dessinant le portrait d’une « Polonaise classique » c’est d’elle-même qu’elle parle. Le mot polonais qu’elle utilise, naród, a une densité sémantique difficile à traduire en français, car il renvoie à la fois à la “nation”, mais aussi à l’appartenance ethnique ou religieuse, par exemple la “ nation juive ”, selon le vieux droit russe et polonais qui recoupait nationalité et religion. Ce mot renvoie encore à celui de ród, qui signifie à la fois naissance, origine, lignée, race et qui est à la base de rodzina, famille. La nation renvoie ici à une appartenance de type ethnique – «le Polonais catholique» - qui, comme le montre Zawadzki, a été une réinvention de la tradition de l’après-guerre qui s’enracine dans une modalité spécifique de rapport à l’Etat : « Dans les sociétés esteuropéennes, historiquement marquées par les dominations impériales et par la perte ou la faiblesse de leurs structures étatiques, le lien national fut souvent pensé par référence à une culture ou à une religion, et non pas comme un ensemble de droits et de devoirs liant le citoyen à l’Etat : (…) l’accès à la plénitude des droits y est donc moins perçu comme dépendant de la citoyenneté que de l’appartenance à une nationalité supposée autochtone » (P. Zawadzki, 1997 :114) Le double discours d’Iwona – identification par le sang et valorisation des brassages ethniques – constitue à lui-seul le paradoxe d’un Etat actuellement sans minorités, gouvernée par une classe politique qui ne contrarie pas les déclarations xénophobes et antisémites, mais qui garde en soi la mémoire d’une Pologne multiculturelle. « Avant la guerre, plusieurs peuples cohabitaient en Pologne, des Polonais, des Juifs, des Allemands, des Ukrainiens, des Russes Blancs, des Tartares, des Arméniens, des Lituaniens … L’histoire et la culture polonaise résultent de cette coexistence. Depuis la fin de la guerre, un seul peuple vit en Pologne ; ce pays est aujourd’hui un Etat sans minorités : elles furent massacrées, déportées, déplacées. La culture polonaise actuelle est celle d’un peuple qui doit vivre seul. Les Polonais n’ont pas réellement conscience d’être orphelins. Mais chaque Polonais porte en lui la nostalgie de ces minorités » (A. Szczypiorski, 1988b : 274). Ce sentiment de perte qui ne sait pas dire son nom traverse la plupart des témoignages recueillis. Plusieurs informateurs descendent des wypędzony, des déportés des territoires orientaux, à savoir ces populations ayant subi une migra- 64 Revue des Sciences Sociales, 2007, n° 37, « (Re)penser l’Europe » tion forcée des actuelles Biélorussie et Ukraine. Certains ont été disloqués dans les terres et les maisons jadis occupées par d’autres wypędzony, ces minorités germanophones repoussées, à la fin de la deuxième guerre mondiale, au-delà des frontières de l’Oder Neiss. D’autres ont rejoint Varsovie, abandonnant la campagne. Tous se nourrissent d’un double regret. Le premier est celui du rapport à la terre. Cette terre foulée par des étrangers, perdue, retrouvée, abandonnée dans l’urbanisation est évoquée avec des accents lyriques et presque charnels, comme l’image de l’aïeul de Ewa qui, soldat russe malgré lui, déserte l’armée pour ne pas combattre contre les siens et embrasse la terre en descendant du train. Le deuxième regret est celui d’un monde où, comme dit une informatrice évoquant le village de sa grandmère maternelle en Ukraine, « dans le même village il pouvait y avoir la paroisse, l’église orthodoxe et la synagogue » : Hanna : Quand j’étais un petit enfant, je ne connaissais rien à l’histoire de la Pologne alors je posais des questions à ma grand-mère, je lui demandais des Polonais, tellement de Polonais habitaient là-bas, j’étais curieuse de leur vie, et elle me répondait que là-bas les Polonais vivaient en égalité, la communauté polonaise avec celle des Ukrainiens et celle des Juifs. Ma grand-mère elle-même connaissait la langue ukrainienne, car ils vivaient ensemble, de même au marché elle parlait couramment avec les Juifs, elle comprenait leur façon de parler, de penser, leur mode de vie, il y avait beaucoup en commun (…) et personne ne le comprend quand j’en parle à Varsovie, personne ne comprend ça. (…) Nicoletta : Ce n’étaient donc pas des communautés fermées… Hanna : Ah non ! Absolument pas, tout a changé avec l’arrivée des troupes hitlériennes, avec l’occupation de la part des Allemands et des Russes, à ce moment-là il y a eu de persécutions des Juifs, de la part des Allemands et des Ukrainiens. (…) Nicoletta : Et maintenant, que reste-t-il de ces contacts avec l’Ukraine ? Nicoletta Diasio Hanna : Rien, ma grand-mère regarde des émissions télé, parfois je lui demande de me traduire des petits mots, « bonjour, au revoir, comment ça va, merci », mais souvent elle s’installe devant la télé avec sa sœur et, à elles deux, elles comprennent tout, elles se mettent à reconstruire des mots, des phrases et des discours, et « ce mot avait ce sens et celui là et celui là », et enfin elles se laissent aller aux souvenirs du temps passé (…) Mais évidemment ma grandmère a cette image, qu’ont souvent les personnes âgées, d’un monde où rien n’était négatif, elle nous raconte surtout les prés, les bois, les collines, les arbres de son enfance, elle regrette sa terre, la campagne. Cette étudiante en théologie qui ne connaît pas Singer, ni Schulz, regrette la mosaïque pluriethnique et plurilinguistique des marches orientales et insiste à plusieurs moments de l’entretien sur les responsabilités allemandes et ukrainiennes dans l’extermination des Juifs polonais. Les souvenirs réécrivent l’histoire, construisent une mythologie familiale et nationale fondée à la fois sur l’archétype du village et la nostalgie du temps révolu. Ce mythe renforce le sentiment d’une appartenance qui, en dehors de l’existence politique de l’Etat, puisse être salvatrice des liens inter-individuels et inter-communautaires. Cette dimension familiale, au cœur du mythe de l’autre Europe, permet de donner corps à l’idéal de la Respublica6, lieu de rencontre de langues, cultures, religions en deçà de la nation. Mais elle constitue, en même temps, la matrice du zèle intégriste de l’entre-soi, qui évince tout étranger au nom d’une homogénéité biologico-culturaliste. Dans les deux cas, la question investit l’existence même d’un Etat qui puisse fonctionner comme régulateur des relations entre ce qu’on suppose être soi et autre. Pour reprendre l’expression de Zawadzki : « le nationalisme polonais aspirant à la mise en place d’une nation-Etat et non pas d’un Etatnation contribue à affaiblir ce dernier » (P. Zawadzki , 1997 : 116). Même parfois au détriment des procédures légales et des souhaits les plus profonds de la population, comme le montrent les Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie sondages sur le rôle de l’Eglise dans la société polonaise ou les observations de terrain7. La relation avec les Juifs est exemplaire de ce paradoxe du regret et du refus. Je n’entrerais pas dans le vif des relations entre « des Polonais catholiques qui étaient polonais (et non simplement catholiques), et des Polonais juifs qui étaient considérés comme juifs uniquement. Les Polonais et les non-polonais. Les Polonais et les “non-plus-ici”, les Polonais et les disparus » (Ch. T. Powers, 1998 : 310). Plusieurs traités ne suffiraient pas8. J’évoquerai uniquement le statut ambivalent du Juif dans les récits de famille que j’ai analysé. Les discours collectifs sont souvent ponctués de stéréotypes essentialistes sur les juifs – par exemple l’accusation d’être responsables du communisme et agents d’une plutocratie internationale – ainsi que du sentiment de « ne pas avoir à s’excuser » (de la Shoah). Par contre, les histoires familiales recueillies dans le cadre d’entretiens individuels, sont émaillées d’épisodes de solidarité ou de proximité : le patron qu’on a caché dans une cave pendant les rafles, les voisins qu’on a vu partir malgré des protestations, les amis d’enfance des parents et grands-parents, les associés. Le concept de « juif » est plié à des usages très hétérogènes et le même informateur peut se faire porteur de paroles différentes, selon le destinataire du discours, le contexte d’élocution, la stratégie narrative. Le juif caché et celui imaginaire alimentent deux ordres de discours contradictoires et paradoxaux, fondés sur la nostalgie des « vieux » juifs, qui n’existent plus, et la peur d’un « judaïsme international » décrit comme « tout-puissant » (Marek, 63 ans, fonctionnaire), qui n’existe pas. Ce même paradoxe investit l’espace public entre les tags antisémites qui délégitiment tout adversaire politique en le taxant de « juif » et le réinvestissement des lieux de la mémoire de la part de la population varsovienne : ainsi la collecte d’argent pour la restauration du cimetière juif, effectuée le 2 novembre 2004, a été un véritable succès. Il est impossible, pour les Polonais d’aujourd’hui, de recomposer avec leur propre histoire, familiale et collective, sans la prise en compte de l’apport juif à la culture polonaise. Une image me paraît symboliser cet enchevêtrement de visibilité et nostalgie : le palmier qui a été planté dans l’ancienne Place du Parti (actuellement Rondo Charles de Gaulle’a), à la croisée entre l’avenue de Jérusalem (aleje Jerozolismskie) et la rue historique du Nouveau Monde (Nowy Świat), au centre de l’ancien parcours royal. Cette installation a permis aux Varsoviens de se réapproprier un endroit central, connoté très négativement par la présence, jadis, du siège du Parti Communiste. Car tous connaissent «le palmier», tous m’en parlent, que ce soit pour me donner un rendez-vous, pour expliquer l’emplacement d’un magasin, pour solliciter mon opinion. Mais cette plante méditerranéenne, érigée pour évoquer les liens qui unissent Varsovie et Jérusalem, a un côté surréel : triste et solitaire dans l’hiver polonais, elle n’est pas luxuriante, mais elle est. Cette présence séparée, excentrique au centre même de l’histoire de la ville, rappelle la figure du juif dans les récits de mes informateurs : l’autre au cœur de soi, aussi visible, aussi solitaire. Mais elle concrétise aussi la déréliction d’un peuple qui, amputé d’une composante aussi importante de son histoire, est « condamné à vivre seul ». Conclusion ■ Les récits de famille sur l’hérédité et les ressemblances familiales à Varsovie permettent de questionner les façons de trouver sa place à différents niveaux d’appartenance et de définir qui est « autre » par des processus de construction, sélection et contexualisation d’indices, corporels et non corporels. La centralité de la femme dans la transmission de la polonité en tant que processus jamais accompli, la naturalisation des différences de genre et de nation se heurtent néanmoins à la permanence d’un imaginaire, entretenu par la mémoire familiale, d’une Pologne pluri-linguistique et pluri-culturelle. Le cas polonais me paraît exemplaire du paradoxe identitaire qui est au cœur du projet 65 d’unification européenne : comment construire des proximités et un projet fédérateur à partir de la différence, de la segmentation, voire du conflit entre des appartenances familiales, locales, communautaires, nationales et supranationales. Toutefois, « si les replis nationalistes et régionalistes, d’une part, et la construction d’une Europe intégrée d’autre part, laissent figurer le rapport à l’autre en terme d’alternative entre l’ouverture et la fermeture, le pont ou la porte, selon Simmel » (M. Sanchez-Mazas, Van Huskerken, R. Gély, 2005 : 310), l’exemple des récits de famille varsoviens nous rappelle la nécessité de manier ces oppositions avec prudence et de ne pas admettre l’unicité du sens à l’histoire, aux expériences et aux concepts. Qu’advient-il, enfin, des protagonistes du roman de Szczypiorski ? La blonde Mme Seidenman a été sauvée par l’ingénieur Müller, avant que les purges antisémites et antisionistes de 1968 ne l’obligent à s’exiler en France. Mais avant que cela ne survienne, ce Polonais de cœur au corps d’Allemand s’interroge avec elle de ce que sera l’avenir des hommes et des femmes comme eux (A. Szczypiorski, 1988 : 146) : « Je n’ai peur de personne, chère madame. La peur ? Non, ce n’est pas la peur ! Je pense à … comment dire, mon appartenance. Où suis-je ? A qui, à quoi est-ce que j’appartiens ? Aux uns ou aux autres ? Suis-je d’ici ou de là-bas ? Il ne s’agit pas de moi, parce que moi je sais que je suis d’ici. Mais est-ce qu’après la guerre, dans la Pologne indépendante, les gens reconnaîtront aussi que je suis des leurs ? Est-ce qu’après tout ce qui se passe maintenant entre Allemands et Polonais, les Polonais admettront que, malgré tout, je suis des leurs, que je suis d’ici ? » Bibliographie Bateson G. (1972), tr. fr. 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Les entretiens et les récits de vie, menés avec plusieurs membres du groupe familial, sont enrichis par l’outil généalogique et par la collecte et analyse de ces éléments de la culture matérielle fonctionnels à la transmission de la mémoire, à la fois des objets, des photos Nicoletta Diasio 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie de famille, des enregistrements vidéo, des journaux intimes. Depuis deux siècles au moins, les Polonais s’interrogent sur ce qu’ “être un Polonais”. Ce doute continu sur l’identité nationale, relevant d’une spécificité de l’histoire polonaise, entretient une réflexivité dont témoignent à la fois les lettres, les arts, mais aussi les discours populaires qui alimentent le sens commun. Sur un compte-rendu des écrits sur la question cf. Tomaszewski, 1993. Sur la spécificité de ce questionnement identitaire en Europe centrale, cf. Diasio N., Franceschini A., Kichelmacher M., 1993. Cette cohabitation est aussi la résultante d’une crise économique qui impose une solidarité familiale et des cohabitations parfois non faciles pour faire face à l’âpreté des conditions de la vie quotidienne. Sur les transformations de la famille polonaise contemporaine cf. Wachowiak, 1996. « All national and regional symbols helped to fix woman in her place, further strengthening the distinction between the sexes, and thus between the normal and abnormal as perceived by bourgeois society (…) so woman as national symbols exemplified order and restfulness. Woman was the embodiment of respectability; even as defender and protector of her people she was assimilated to her traditional role as woman and mother, the custodian of tradition, who kept nostalgia alive in the active world of men (…) Like all symbols, the female embodiments of the nation stood for eternal forces » (G. L. Mosse, 1985 : 97-98). Si tous les cousins que j’ai interviewés à Varsovie s’adressent l’un l’autre en s’appelant frère ou sœur, dans le cas d’une famille s’appellent “frères” aussi le parrain et le père d’un même enfant. Cet idéal de la république nobiliaire polonaise, lieu de cohabitation pacifique entre les peuples et fondé sur une sacralisation de la terre et de la nature, donne corps au mythe de l’autre Europe dans les lettres polonaises et, en particulier, dans les écrits de C. Miłosz. Par exemple, en 1993, le 59% des citoyens souhaitaient que l’enseignement religieux ne soit pas du ressort de l’école (M. Chalubinski, 1994). Pareillement la vision catholique de la famille et des pratiques de contraception est loin de faire le consensus, aussi bien dans les discours que dans les pratiques. Un bon aperçu des études sur l’articulation de la question antisémite à la modernité polonaise et ses développements en sens nationaliste est réalisé par P. Zawadzki, 1991. 67