Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie

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Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie
NICOLETTA DIASIO
Laboratoire « Cultures et sociétés en Europe »
(UMR du CNRS n° 7043)
Université Marc Bloch, Strasbourg
<[email protected]>
Corps, genre, nation
dans les récits
de famille à Varsovie
L
Il était plutôt petit, trapu, avait des
cheveux blancs et un teint vermeil. Il
s’appEwait Johann Müller, était allemand, de Łódż, combattant du PPS,
avait connu la prison de Pawiąk puis
le bannissement. (…) Tous les amis
de Johann Müller l’appEwaient ‘Jasiu’
et plaisantaient sur ses origines allemandes : ‘Quel Allemand tu fais Jasiu.
– Je suis allemand de corps et polonais
de cœur’, répondait gaiement Johann
Müller. Et c’était la vérité.
(A. Szczypiorski, 1988 : 96-97).
58
’ingénieur Müller tirera bien
profit de sa germanité : lors de
l’occupation nazie, son origine
allemande lui permettra de sauver le
personnage principal, Madame Seidenman, une jolie veuve juive, mais
juive « comme en marge de sa vie, car
Irma était une blonde aux yeux bleus »
(A. Szczypiorski, 1988 : 251). La complicité qui lie les deux personnages
semble presque se fonder sur cette
dissonance ironique entre des stéréotypes essentialistes sur l’apparence et
le jeu d’appartenances plurielles que
compose le roman de Szczypiorski.
Cette complicité est séduisante
pour qui, comme moi, travaille sur la
construction sociale des ressemblances familiales et sur la façon dont on
définit des modes d’identification à un
groupe à travers la création de traces
à voir, à écouter, à toucher. J’ai commencé en 2002 à recueillir des récits
de famille à Varsovie, au sein de groupes sociaux extrêmement diversifiés,
dans l’objectif de comprendre comment se font, se défont, se jouent les
airs de famille1. Dans ce contexte de
recherche, j’ai été vite confrontée à
des stratégies sociales de définition,
inclusion et exclusion du différent
et du même. Un coloris, une façon
de marcher, une coiffure, un mode
de rire ou de parler étaient souvent
reconduits à un héritage à la fois biologique, familial, social et culturel.
A travers le questionnement sur ce
qui fonde la spécificité de sa propre
famille, les informateurs étaient amenés à s’interroger sur « ce qui fait un
Polonais ou une Polonaise ».
L’époque de la recherche a certainement contribué à aiguiser ce regard
sur les ressemblances comme mode
de définition de soi et de l’autre : en
2002 le débat sur l’adhésion de la
Pologne à l’Union européenne battait son plein, il en était de même de
mon égarement face à une société
en transition permanente. Je m’étais
rendue à Varsovie plutôt régulièrement entre 1981 et 1991. Ensuite, une
longue interruption de dix ans et le
débarquement dans une ville profondément renouvelée, des noms des
rues à l’aménagement de l’espace, des
comportements des gens dans les lieux
publics aux discours tenus dans l’intimité domestique. Alors que j’avais
encore des souvenirs bien vivants des
Nicoletta Diasio
Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie
livres interdits achetés au marché noir
au prix d’un salaire, sinon plus, ces
livres étaient maintenant censés venir
d’une Europe à la fois rêvée et marâtre.
Le frère de ma logeuse qui vient m’accueillir à l’aéroport, un commercial de
44 ans, me fait part de son opinion dès
nos premiers échanges : « L’Europe ?
Une nouvelle Union soviétique ». Et
progressivement les discours recueillis
dans la vie quotidienne ou dans les
grands repas familiaux et festifs, se font
de plus en plus colorés de distance et
refus vis-à-vis de cette Europe accusée
de priver de souveraineté, de vouloir
tout homogénéiser, d’être régie par
« les banques juives » et « les bureaucrates bruxellois ». Evidemment, il ne
serait pas correct de généraliser ces
propos, que les résultats du referendum démentissent en partie. Mais il a
été salutaire de revenir en «Occident»,
où sévissaient les craintes du «plombier polonais», avec la conscience que
les Polonais n’étaient pas forcément
séduits par l’adhésion à l’Union européenne. Retour en 2004 et encore en
2005 : le referendum a déjà eu lieu,
mais l’Europe en tant qu’institution
est encore lointaine. Voyage qui peut !
Mais la grande distribution française
ou les marques italiennes fournissent
à tous une Europe de marché par procuration. La «polonité», ce concept
fuyant, controverse et fruit de multiples échanges, semble se raidir dans
un Etat qui est à 97% composé de
polonais et de catholiques, où montent les revendications populistes, les
intégrismes religieux et ethniques2.
En même temps les relations avec les
informateurs s’approfondissent, les
discours se nuancent : comme pour les
personnages du livre de Szczypiorski
l’identification au pays se fissure dans
sa fausse évidence. Ce sont ces propos
sur soi et autre que je vais essayer de
reporter ici.
Linéaments
qui justifient
■
Depuis les présocratiques, la philosophie et la médecine, savante et
populaire, s’interrogent sur la transmission des composantes de la personne et les ressemblances familiales.
L’apport de l’homme et de la femme,
le jeu de leurs fluides, l’influence de la
température, des positions, de l’imagination, des effigies au moment de la
conception et de la grossesse, entrent,
avant l’essor de la génétique, dans les
théories de l’hérédité et de la génération (B. Vernier, 1998). Dans les sciences sociales l’étude des représentations
sur les ressemblances familiales s’est
d’abord développée au sein des études
de parenté. Malinowski (1930) nous
apprend que chez les Trobriandais
matrilinéaires, la norme juste et convenable est qu’un homme ou une femme
ressemble uniquement à son père, qui
moule la face de l’enfant par la nourriture physique et spirituelle, ainsi que
par sa présence attentionnée aux côtés
de la mère, seul parent biologique.
En comparant ces données à celles de
Fortes sur les Tallensi et à son propre terrain en Birmanie, Leach (1966)
montre un système de transmission
croisée où les ressemblances physiques
se transmettent par la lignée opposée à
celle qui transfère pouvoirs, richesses,
nom : donc par la mère dans les sociétés patrilinéaires ou par le père dans
celles matrilinéaires. Les ressemblances peuvent être interprétées comme
l’épiphanie d’une société des invisibles
dont l’enfant serait le passeur. Chez les
Wolof (J. Rabain, 1979) elles peuvent
signifier le retour d’un ascendant ou
annoncer une mort imminente, par
exemple dans le cas de similitude entre
un fils et son père. Pour cette raison
l’énonciation publique de la ressemblance fait l’objet d’une régulation spécifique. Cette normativité a été mise
en évidence aussi par les études de B.
Vernier à Karpathos, Lyon et Strasbourg (1999), où les similitudes sont
en fonction du système de parenté, de
l’ordre de naissance, des proximités
affectives, des rapports de force entre
les sexes.
Le discours sur les ressemblances familiales permet donc de saisir
la construction et la mise en scène
d’ordonnancements sociaux, par une
topologie des distances qui séparent
les uns des autres. La pensée de la
ressemblance ne se réfère donc pas
à un objet, mais à une rEwation de
similitude ou de différence entre
individus ou éléments sélectionnés
par la perception. Comme sa notion
« parente » d’hérédité, la pensée de la
ressemblance renvoie à « de multiples
significations ayant en commun l’idée
de transmission de caractères (physiques, psychologiques, moraux, …)
le long d’une chaîne de filiation »
(P. Gleize, 1994 :11). Traditions savantes et populaires élaborent constamment des connaissances permettant
de déceler et nommer ces traits dits
familiaux, mais aussi lignagers, ethniques, nationaux qui façonnent une
matrice de reconnaissance du même
et de l’autre. Il n’est pas étonnant que
l’élaboration d’un savoir sur l’hérédité ait accompagné l’émergence du
nationalisme. Le corps devient le lieu
de mesure, de vérification et de légitimation des appartenances, une carte à
lire dont chaque détail est signifiant :
il permet d’assigner à chacun sa place,
homme et femme, normal et pathologique, indigène et étranger (N. Diasio,
1999). L’idée d’un patrimoine qui se
transmet le long des générations renforce le sentiment de permanence et
d’immuabilité de la société à travers
et nonobstant les aléas de l’historie.
Les représentations de l’hérédité dans
les principes d’ordonnancements
sociaux (hiérarchies, identités) - souvent d’ailleurs connotés par l’image
du sang et débouchant sur l’idée de
race - ont donc une histoire qui va des
fastes du 19ème siècle à ses récupérations contemporaines, nostalgiques et
grotesques : ces conceptions traduisent
à l’évidence une logique distinctive
d’autant plus efficace qu’elle est pensée
comme naturelle.
Il devient alors particulièrement
intéressant de s’interroger sur la place
du corps en tant que métaphore du
social et page blanche où s’inscrivent
les appartenances plurielles dans un
pays qui « par l’exil ou par le rêve est
sans cesse hors de lui-même » (J. Krauze, 1990 : 12). Dans un roman poignant
d’Hanna Krall, un vieux marchand de
Samarkand demandait à une Polonaise : « D’où viens-tu ? – N’ayant pas
saisi sa réponse, il insista : D’où ? Mais
où ça se trouve ? – En Europe, entre
l’Allemagne et la Russie. Il réfléchit un
instant puis, secouant la tête : – Ce n’est
pas possible. Là-bas, il n’y a plus de
place. – En effet, acquiesça-t-elle. – Et
59
c’est bien de là que je viens. » (H. Krall,
1994, 137-138). Colonisé et colonisateur, partagé et occupé, ce « pays
entre » ne s’est pas toujours reconnu
dans l’identification de « terre », « langue », « culture », « Etat » laquelle, à
partir du 19e siècle, a donné corps à
l’idée de nation et mobilisé les luttes
pour l’indépendance dans plusieurs
pays européens. En outre, la Pologne
a connu un de ces « régimes totalitaires
du 20e siècle qui ont révélé l’existence
d’un danger insoupçonné auparavant :
celui de l’effacement de la mémoire (…)
Ces tyrannies ont non seulement systématisé leur mainmise sur la mémoire,
mais ils ont voulu la contrôler jusque
dans les coins les plus secrets » (T. Todorov, 1995 : 9-10). Nul doute donc
que la mémoire ait été investie par-là
d’un pouvoir politique immense et que
tout acte de réminiscence ait été auréolé de résistance anti-totalitaire : ainsi la
fin du communisme a été sanctionnée
par la création, sous le gouvernement
Wałesa, d’un Institut National pour la
Mémoire.
Parallèlement à la mémoire officielle, entretenue collectivement et imprimant ses marques dans la relecture de
l’histoire, la réécriture des manuels et
le réaménagement de l’espace urbain,
il existe une mémoire familiale qui
enlace les grands événements collectifs aux tragédies personnelles, et qui
inscrit l’individu dans un groupe social
tout en le singularisant (M. Halbwachs,
1925). Dans une histoire marquée par
les occupations, les déplacements de
frontières, les migrations forcées, la
transmission de la mémoire a été un
fort moyen de construction identitaire : la polonité résultant de la
construction et de la diffusion d’une
mémoire parallèle, antithétique à celle
des envahisseurs du moment, entretenue au sein du groupe parental.
Ainsi Anna Sawisz a étudié la façon
dont la mémoire familiale a constitué,
pendant la période communiste, une
forme de résistance à l’histoire officielle, par la création d’images alternatives à celles construites par le pouvoir
pour s’auto-légitimer : les discussions
avec les enfants, surtout, ont habilement orchestré narrations familiales et
informations sur l’histoire polonaise,
ces récits ayant joué une fonction pal-
liative aux carences perçues dans la
formation scolaire. Dans son étude
de 1990, les 16,9% des interviewés
parlent très souvent de l’histoire de
la Pologne à leurs enfants, et 48,6%
d’entre eux le font de temps en temps.
Seul un informateur sur dix ne raconte
jamais des faits liés à l’histoire du pays
(A. Sawisz, 1990 :150). Mais l’apport
novateur de Sawisz me semble dans
la démonstration d’un enchevêtrement entre transmission de l’histoire
familiale et connaissance de l’histoire
collective : les individus qui entretiennent le plus les souvenirs du passé et
l’évocation des aïeuls sont aussi ceux
qui en parlent le plus souvent à l’extérieur du cercle familial et qui ont
le plus de familiarité avec l’histoire
polonaise. Comme si la famille était
susceptible de socialiser ses membres
à l’histoire toutes échelles confondues,
que ce soit par le récit de la participation d’un ou plusieurs parents à la
«grande histoire», par exemple l’insurrection de Varsovie de 1944, ou par
une sensibilisation aux menus faits du
passé. La transmission de la mémoire
familiale est ainsi un support pour la
connaissance de l’histoire du pays et
ceci est moins en fonction d’une classe
sociale, que de la participation de type
politique ou syndical, de la mobilité
– spatiale et sociale – et de la co-présence des générations dans l’espace
domestique.
La pensée sur les ressemblances
me paraît donc un lieu d’articulation
entre les logiques de naturalisation ou
d’historicisation de l’appartenance et
la transmission d’une mémoire familiale et collective à travers les récits sur
ce qui rassemble et se ressemble.
La « Matka bohaterska » ■
Lus à travers le questionnement
sur la transmission de l’appartenance nationale, les récits sur les airs de
famille montrent la centralité de la
mère, et surtout de la grand-mère,
dans le souvenir des vicissitudes familiales et historiques. Si les généalogies
montrent un système à la base indifférencié, cognatique, sont présents toutefois un caractère fortement sexué du
langage de la parenté et une asymétrie
60 Revue des Sciences Sociales, 2007, n° 37, « (Re)penser l’Europe »
entre les côtés maternel et paternel.
La différente connaissance des deux
lignées apparaît par exemple dans le
cas de Iwona, 51 ans, institutrice ou
de Michał, 9 ans (tab. 1 et 2), mais ce
ne sont pas des cas isolés. De même
la qualité et la quantité des souvenirs
qui sont rattachés à l’un ou l’autre
bord montrent une dominance de la
parenté de la mère dans la transmission de la mémoire familiale.
Cette centralité de la lignée maternelle apparaît aussi dans l’observation
de la vie quotidienne qui, comme les
récits qui ont accompagné la construction des généalogies, sape l’image d’une famille nucléaire organisée
autour de la triade mère-père-enfants.
Les ouvrages d’anthropologie et de
sociologie de la famille, écrits au temps
de la République Populaire de Pologne,
ont particulièrement fait l’éloge de la
famille restreinte et mis en valeur la
diffusion, dans les villes et surtout dans
les campagnes, de ce modèle, signe
de modernisation et d’affranchissement d’une solidarité trop privée, au
détriment des bienfaits étatiques (J.
Komorowska, 1975 ; D. Markowska
1963, 1970). Mais le fléchissement
des grands groupements familiaux de
type « zadruga » n’efface pourtant pas
la réalité d’une famille très élargie, fruit
souvent d’unions successives et de la
cohabitation entre plusieurs générations et membres collatéraux d’une
même lignée3. C’est en particulier
autour des grands-mères maternelles
que se compose l’unité domestique,
avec des formes de cohabitation, durable ou intermittente, et une hiérarchie
très nette entre l’ordre des générations :
par exemple Zosia, 70 ans, raconte
que, malgré ses trois petits-enfants,
elle ne s’est sentie « vraiment grandmère » qu’à la mort de sa propre mère.
Cette passation de consignes et la disparition de l’aïeule l’ont consacrée une
vraie babcia (grand-mère) en charge
du foyer et de l’éducation des enfants.
Weronika est enseignante et vit avec
son compagnon et deux enfants fruits
d’unions précédentes. Sa mère, qui
travaille comme secrétaire dans une
coopérative de constructions et habite
dans la même rue, se rend quotidiennement chez la fille pour s’occuper
de la cuisine, des devoirs des enfants,
Nicoletta Diasio
des raccommodages, des rencontres
avec les enseignants, de la gestion globale de l’unité domestique. De même
Agata, psychologue, accompagne
tous les jours ses deux fillettes chez la
grand-mère paternelle qui, aidée par
la grand-mère maternelle, s’occupe de
la maisonnée et des enfants. Ainsi,
font-elles, dans un même lieu, la cuisine, parfois non sans conflits. Dans
ce système de parenté indifférenciée,
même l’héritage peut suivre des parcours féminins : la maison familiale
de nombre de mes informateurs est
souvent l’héritage des filles, en signe
de reconnaissance (selon un informateur) des soins qu’elles apportent aux
parents vieillissants. Une autre interviewée, pour expliciter l’importance
de la famille maternelle raconte comment « on a oublié » d’inviter la famille
de son père, au banquet mortuaire
donné en honneur de ce dernier (Ania,
23 ans, étudiante).
Si nous ne pouvons donc pas parler
de matrilignage, il existe néanmoins
une forme d’extériorité du père à l’appartenance et une présence domestique importante de l’oncle maternel.
Les cousins, parallèles et croisés,
maternels et paternels, sont appelés
braci (frères) ou siostry (sœurs) tout
en spécifiant par quelle voie on est
frères ou sœurs (par exemple braci
cioteczni : frères par tante maternelle).
Ainsi Michał, 9 ans, a une sœur, Basia
de 3 ans, et deux cousins, enfants du
frère de la mère. Quand je lui demande
si son copain Krzysztof a des frères
aussi il me répond : « oui, il a trois frères et sœurs comme moi, mais au contraire : un frère et deux sœurs par tante
maternelle ». Cette fraternité n’est pas
uniquement un fait de langage, elle se
manifeste par une proximité quotidienne et parfois des véritables cohabitations. Les oncles maternels sont
parfois plus présents, physiquement et
dans l’imagerie familiale, que les maris
des mères et des grands-mères. Par
exemple, parmi les photographies que
Zosia expose dans sa chambre à coucher, on retrouve son frère, sa mère,
les deux enfants de sa fille et un des
deux enfants de son fils, celui qui lui
ressemble le plus, celui « qui a tout pris
de moi, mon enfant à moi » (Kazimierz,
41 ans, commercial). Sont à remar-
Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie
quer l’absence du père de notre informatrice, du mari décédé et de l’autre
enfant de son fils qui « a tout pris » de
son grand-père maternel et qui est jugé
par-là « différent, obstiné ».
La centralité de la grand-mère
maternelle dans la transmission de la
mémoire, familiale et collective, s’appuie donc sur un système de relais
pratiques : l’aménagement et la gestion
de l’espace domestique, le ravitaillement, la présence constante auprès des
petits-enfants. Cette matrifocalité se
colore d’une signification particulière
à la lumière de l’histoire polonaise car,
dans les récits des informateurs, ces
grands-mères industrieuses apparaissent comme une déclinaison contemporaine de la matka bohaterska, la mère
du héros. Les femmes ont toujours
participé activement au nationalisme
polonais, aussi bien dans sa version
romantique que dans celle pragmatiste- positiviste. Des formes de protestation comme le « deuil national »,
inventé en 1861 pour commémorer
le trentenaire de l’insurrection de
novembre contre l’invasion russe, ont
souvent été conçues et transmises par
les femmes. Toutefois, malgré des formes de participation directe et armée
contre les multiples envahisseurs du
pays, les femmes se sont impliquées
surtout par l’accomplissement de
tâches « maternelles » comme approvisionner en armes, en vêtements et en
nourriture, recueillir et transmettre les
informations, soigner les blessés, gérer
les finances dans l’espace domestique
et surtout transmettre la mémoire par
l’éducation des enfants (B. LaurenceKot, 1992). La mère du héros est ce
personnage de la mythologie romantique polonaise qui, en clandestinité,
pendant les occupations ou l’exil, contribue à la diffusion de langue, culture, religion : dans ses fonctions elle
conjugue la perpétuation physique de
la société à celle « spirituelle » par la
transmission de la mémoire et de la
tradition.
Ce type d’activisme féminin fondé
sur le renforcement des positions de
genre est strictement lié à l’émergence
du nationalisme, comme l’ont bien
montré George Mosse (1985) ou Lynn
Hunt (1992): « Tous les symboles nationaux et régionaux ont aidé à fixer la
femme à sa place, renforçant davantage
la distinction entre les sexes, et de ce
fait entre le normal et l’anormal tel que
perçue par la société bourgeoise (…)
ainsi les femmes en tant que symboles
nationaux ont exprimé l’ordre et la
tranquillité. La femme était l’incarnation de la respectabilité; même en
tant que protectrice de son peuple, elle
était assimilée à ses rôles traditionnels
d’épouse et de mère, gardienne de la
tradition, chargée de conserver vivante
la nostalgie dans le monde d’action des
hommes (…). Comme tous les symboles les représentations féminines de la
nation avaient valeur de forces éternelles »4. Cette quête de permanence par
un personnage féminin, se colore en
Pologne d’une nuance particulière : car
la mère du héros est l’acteur principal
d’un processus d’apprentissage d’une
polonité jamais évidente, toujours à
refaire : « en l’absence d’un système
d’éducation qui eût inculqué à tous les
citoyens le sentiment d’identification et
d’appartenance à la communauté nationale, la polonité au 19e siècle n’était pas
quelque chose que les Polonais auraient
acquis d’une manière naturelle ; cette
polonité étant perçue en tant que devoir
ou tâche à accomplir » (J. Jarzębski,
1993 : 25). La matka bohaterska est
une des incarnations les plus durables
de cet esprit national qui s’accomplit
dans l’action et qui doit conjurer sans
cesse l’alternance de la fierté et du
mépris, du risque de disparition et des
résurgences identitaires. Cette image
d’une mère forte, héroïque, palliant
l’absence des hommes, léguant aux
enfants le sentiment d’appartenance
nationale par la religion et la langue est
encore bien présente dans la Pologne
contemporaine, par exemple dans les
formes d’engagement féminin dans
le syndicat Solidarność étudiées par
Kristi Long (1995).
Toutefois, comme le montrent bien
les récits de famille que j’ai recueillis,
on ne peut pas négliger la valeur des
tâches domestiques dans un pays où la
question de la survivance de la famille,
dans le sens le plus littéral du mot,
a été longtemps problématique : les
« litanies of food » (K. S. Long, 1995 :49)
constituent la preuve aussi bien de la
réussite des actions de protestation
que de la capacité de résister et exister
61
en tant que groupe. Iwona vit dans une
maison familiale héritée par la mère,
un lieu d’où « les hommes partaient, et
ma mère restait toujours pour s’occuper de tout le monde ». Elle ouvre avec
moi pour la première fois le journal
intime de cette femme, une écriture
régulière, qui enregistre des souvenirs
d’enfance, de pauvreté, de faim, de
froid. Militante dans l’Armée Populaire Polonaise pendant la deuxième
guerre mondiale, la mère d’Iwona rencontre dans une action de guerre son
futur mari, militant dans une autre
faction de la résistance. Mais en dépit
de son effective participation aux combats, son journal n’enregistre surtout
que les manières de se procurer de
la nourriture en temps de guerre ou,
ensuite, pendant le communisme. Ses
mémoires émaillées de petites anecdotes au sujet de la tradition patriotique
de la maison familiale, sont à la fois
des exemples du bon Polonais et de la
femme exemplaire, celle qui sait « tenir
la famille » : regrouper les autres membres de la fratrie sous le même toit ou à
proximité les uns des autres, s’occuper
des enfants et petits-enfants, transmettre la mémoire des faits du passé
et garantir la continuité de la lignée à
travers la tâche non simple de savoir
subvenir aux besoins matériels :
Maman le disait toujours, n’oubliez pas
ce qui s’est passé, même quand vous
pensez être pauvres ou dans le malheur,
souvenez-vous de quand nous n’avions
rien à manger. Et même pendant le
communisme quand il fallait attendre
en queue des journées entières pour
la viande et tout le reste, elle trouvait toujours des solutions et répétait
« ça pourrait être pire, un jour nous
n’aurons même pas ça ». Et c’est tellement vrai maintenant, parfois je pense
à maman et je me dis : « Elle avait tout
compris ».
Une ligne de sang
■
L’importance des femmes dans la
transmission de la mémoire et dans
la continuation du groupe se joue
aussi en dehors d’un rôle nourricier
et familial, à travers une manière spécifique de transmettre l’essence de la
polonité d’une génération à l’autre.
Cette «essence» se configure comme
une façon de s’inscrire dans un genre,
par la naturalisation conjointe des différences de sexe et des appartenances
nationales.
Nicoletta : Mais quel est ce caractère qui
selon vous se transmet vraiment d’une
génération à l’autre?
Iwona : L’ingéniosité des femmes, toutes les femmes de notre famille sont
débrouillardes, inventives, fermes, fortes, n’est-ce pas? (Et elle se tourne vers
sa cousine « sœur »5 en renforçant ses
propos par le poing fermé) elles sont
résolues...
Ewa : Et intelligentes même…
(...)
Iwona : Oui. Nous sommes bien fortes,
nous ne sommes pas des femmes-cocottes (kokotki) [passage de la troisième
personne à la première du pluriel, elle
s’inclut désormais dans la classe des
femmes de sa famille, où, par famille,
on entend le groupe maternel], nous
sommes des femmes odieuses.
Ewa : oh oui nous avons un sang vraiment méchant, terrible.
Il existe une part d’inéluctable
dans cette ligne de sang qui traverse
les générations et, par la mère, fonde
une matrice de reconnaissance. Elle
impose un mode d’échange restreint
avec l’interdiction du mariage entre
cousins maternels, car ils sont censés partager « le même sang », comme
nous disent Jan, 51 ans, ingénieur ou
Hanna, 27 ans, étudiante en théologie. Ce sang doit aussi se diluer et se
renouveler en s’éloignant de la matrice
maternelle : une fille qui ne s’est pas
mariée et vit avec sa mère est accusée
de « ne pas apporter du sang nouveau »
(Weronika, 47 ans, professeur d’anglais). Ces soubresauts sanguins se font
dans la recherche d’une voie médiane
entre proximité et distance : un halo
de méfiance entoure l’épouse allemande d’un cousin de Hanna. Selon
la formule de Claude Lévi-Strauss, on
ne marie, ni on mange trop près ni
trop loin : le sang des cousins maternels n’est pas plus interdit que ce sang
étrange et étranger qui est censé « ne
pas donner de beaux fruits » comme « le
sang de Noir ou de Juif » (Ewa, 68 ans,
gardienne de cimetière à la retraite).
Ce témoignage évoque une enquête
62 Revue des Sciences Sociales, 2007, n° 37, « (Re)penser l’Europe »
quantitative conduite en 1988 par
Hanna Nowicka dans laquelle le 26%
des répondants affirmaient refuser une
transfusion de sang de Noir et le 23%
de sang de Juif (M. Kula, 1992 :109).
Cette ligne de sang, qui assure la
continuité ou brouille les alliances,
est porteuse d’origine et de transcendance : encore en 1966 le sociologue
polonais Ossowski associait dans un
texte célèbre lien social, héritage culturel et hérédité de sang comme constituant « une certaine matrice (pattern)
de réponses musculaires, émotionnelles
et mentales qui forme les dispositions
des membres du groupe ». (S. Ossowski,
1966 : 64). Les femmes que je rencontre dans mon enquête sont ainsi
censées représenter à la fois les ascendants, la famille et le groupe social ou
ethnico-religieux. Par les talents, les
marques du corps, les “dispositions”,
la puissance de l’ancêtre fonde la puissance de l’individu dans la puissance
de l’espèce à travers l’incarnation par
le corps féminin. Cette essentialisation
de l’appartenance valorise la maternité biologique et prête une nuance
spécifique à la doctrine chrétienne
de l’incarnation. Si le culte marial est
au centre du christianisme polonais,
l’image de Marie est surtout valorisée
en tant que mère et beaucoup moins
dans sa dimension virginale. Elle est
d’abord Matka boska, la mère de dieu,
corps qui donne vie, nourrit et protège à la fois Jésus, les croyants et la
nation. L’image de la Madone noire
de Częstochowa, qui est censée avoir
« sauvé » la population pendant le
siège de Jasna Gora, a été aussi l’icône
du mouvement Solidarność. Femme
exemplaire, elle synthétise la maternité
biologique, la fonction nourricière de
la matka bohaterska et la défense de
la Pologne.
Le corps féminin, qui produit et
reproduit une trame liquide d’identifications et d’interdits, s’érige ainsi en
modèle de polonité. L’appartenance à
la nation se décline par l’appartenance
de genre : il s’agit d’une manière particulière et spécifique d’être homme et,
surtout, d’être femme. Quand je pose
ma première question à Adam (51 ans,
officier de l’armée, préretraité), en lui
demandant de me raconter l’histoire
de sa famille, il sort d’une boîte en
Nicoletta Diasio
métal les trois images de son grandpère paternel, son père et lui, trois
portraits en uniforme, disposés de
façon descendante, l’un après l’autre
suivant la place dans la généalogie:
en haut le grand-père, en dernier l’informateur. Trois générations unies
par un nom, un sexe et une profession. Trois uniformes appartenant à
des armées différentes, parfois à des
nations ennemies, comme dans un
roman de Hanna Krall ou de Kazimierz Brandys, mais la continuité de trois
regards masculins défiant l’objectif du
photographe. Côté féminin, pensons
à la remarque de cette pédagogue à la
retraite, où le «nous» inclusif renvoie à
la fois au groupe familial et à la dimension nationale :
Nous ne sommes pas des femmes qui
disent “chéri, chéri” (en français), nous,
on a toujours travaillé et les hommes
aiment les femmes qui restent sans rien
Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie
faire, les admirent, qui leur disent “que
tu es beau et brave” (Zosia).
Le recours au français, comme dans
l’emprunt du mot kokotki utilisé par
Iwona et Ewa, renforce, par contraste,
une spécificité nationale et orientale.
La mère de Jula, 9 ans, se dit fière des
traits russes de sa fille, de « ces gènes
forts et rudes » qui arrivent à pointer
malgré des générations de brassage.
Ma logeuse de 47 ans, m’explique son
footing quotidien par le souci de se
fabriquer une cuirasse de muscles, « un
corps d’acier, comme une russe ». Cette
valorisation de l’héritage oriental,
impensable à l’époque de la république
populaire, semble une nouveauté de la
société post-communiste, elle se construit dans un jeu d’oppositions entre
un modèle extérieur et une volonté
exacerbée d’être soi. Un souci de distinction qui utilise le corps comme
instrument de refus et revendication :
refus constant de céder à l’uniformisation, revendication de la liberté
d’être toujours autre par rapport aux
modèles dominants - souvent étrangers - : une autre manifestation de « cet
attachement forcené, insensé, effréné
à la liberté » qui conduit à se définir
toujours « contre » ou « en opposition
à » (T. Konwicki, 1988 :108).
Le corps évoqué dans la généalogie,
raconté, vécu et joué est ainsi sexué et
ethnicisé ; c’est un sang (si terrible soitil), une capacité de faire face à l’histoire, à la dureté de l’existence, à la gent
masculine, un conteneur des valeurs
du groupe qui s’oppose à d’autres
modes d’être femme (dans ce cas celui
français et occidental) et se manifeste
dans trois types de puissance : puissance d’engendrer, puissance de durer en
transmettant l’essence d’une collectivité, puissance d’en exprimer la beauté
Dominique Auerbacher, Stephania,1983. Photographie noir et blanc. 25 x 38 cm. Collection Frac Alsace, Sélestat. © Droits réservés.
63
en tant qu’intégration harmonique des
composantes d’une culture, sa grâce
et sa sagesse, comme dirait Gregory
Bateson (1972).
Le palmier
de Jérusalem
■
La biologisation de l’appartenance, cette ligne de sang apparemment
continue qui traverse les générations,
contraste au regard de trajectoires
familiales connotées par les migrations
et les brassages. Les guerres, les migrations forcées, les séparations placent
ces récits sous le signe de la mobilité :
la reconstruction de l’histoire familiale va avec un travail de reviviscence
des lieux d’origines, des étapes des
déplacements (souvent physiquement
inscrites dans les généalogies tracées
ensemble), des lieux d’arrivée des uns
et des autres, de l’histoire de la maison.
Cette mobilité n’est pas seulement
géographique, elle investit le territoire
des appartenances linguistiques et religieuses : les signes dont l’individu est
porteur sont des traces à lire comme
sur une carte sur laquelle chacun doit
retrouver sa place et sa position par
rapport aux différentes populations
qui ont constitué le pays.
Je ne sais pas si les Russes ont des traits
vraiment caractéristiques, les Polonais
sont une nation tellement mélangée,
tellement de gens sont passés par ici,
n’est-ce pas, et les Russes, et les Turcs, et
les Tatares, et les Allemands, c’est une
nation mélangée (pause), forte et donc
la Polonaise classique n’est pas du tout
une blonde aux yeux bleus, n’est-ce pas,
c’est plutôt une femmes aux cheveux
châtains et aux yeux gris-verts ».
Ce témoignage est d’autant plus
intéressant qu’il est explicité par Iwona,
cette institutrice qui affirme avec plus
d’assurance la centralité du sang dans
la transmission de l’appartenance.
Dessinant le portrait d’une « Polonaise
classique » c’est d’elle-même qu’elle
parle. Le mot polonais qu’elle utilise,
naród, a une densité sémantique difficile à traduire en français, car il renvoie à la fois à la “nation”, mais aussi à
l’appartenance ethnique ou religieuse,
par exemple la “ nation juive ”, selon le
vieux droit russe et polonais qui recoupait nationalité et religion. Ce mot renvoie encore à celui de ród, qui signifie
à la fois naissance, origine, lignée, race
et qui est à la base de rodzina, famille.
La nation renvoie ici à une appartenance de type ethnique – «le Polonais
catholique» - qui, comme le montre
Zawadzki, a été une réinvention de la
tradition de l’après-guerre qui s’enracine dans une modalité spécifique de
rapport à l’Etat : « Dans les sociétés esteuropéennes, historiquement marquées
par les dominations impériales et par la
perte ou la faiblesse de leurs structures
étatiques, le lien national fut souvent
pensé par référence à une culture ou
à une religion, et non pas comme un
ensemble de droits et de devoirs liant le
citoyen à l’Etat : (…) l’accès à la plénitude des droits y est donc moins perçu
comme dépendant de la citoyenneté
que de l’appartenance à une nationalité
supposée autochtone » (P. Zawadzki,
1997 :114)
Le double discours d’Iwona – identification par le sang et valorisation
des brassages ethniques – constitue à
lui-seul le paradoxe d’un Etat actuellement sans minorités, gouvernée par
une classe politique qui ne contrarie
pas les déclarations xénophobes et
antisémites, mais qui garde en soi la
mémoire d’une Pologne multiculturelle. « Avant la guerre, plusieurs peuples
cohabitaient en Pologne, des Polonais,
des Juifs, des Allemands, des Ukrainiens, des Russes Blancs, des Tartares,
des Arméniens, des Lituaniens … L’histoire et la culture polonaise résultent
de cette coexistence. Depuis la fin de
la guerre, un seul peuple vit en Pologne ; ce pays est aujourd’hui un Etat
sans minorités : elles furent massacrées,
déportées, déplacées. La culture polonaise actuelle est celle d’un peuple qui
doit vivre seul. Les Polonais n’ont pas
réellement conscience d’être orphelins.
Mais chaque Polonais porte en lui la
nostalgie de ces minorités » (A. Szczypiorski, 1988b : 274). Ce sentiment
de perte qui ne sait pas dire son nom
traverse la plupart des témoignages
recueillis. Plusieurs informateurs descendent des wypędzony, des déportés
des territoires orientaux, à savoir ces
populations ayant subi une migra-
64 Revue des Sciences Sociales, 2007, n° 37, « (Re)penser l’Europe »
tion forcée des actuelles Biélorussie
et Ukraine. Certains ont été disloqués
dans les terres et les maisons jadis
occupées par d’autres wypędzony, ces
minorités germanophones repoussées,
à la fin de la deuxième guerre mondiale, au-delà des frontières de l’Oder
Neiss. D’autres ont rejoint Varsovie,
abandonnant la campagne. Tous se
nourrissent d’un double regret. Le
premier est celui du rapport à la terre.
Cette terre foulée par des étrangers,
perdue, retrouvée, abandonnée dans
l’urbanisation est évoquée avec des
accents lyriques et presque charnels,
comme l’image de l’aïeul de Ewa qui,
soldat russe malgré lui, déserte l’armée
pour ne pas combattre contre les siens
et embrasse la terre en descendant du
train. Le deuxième regret est celui d’un
monde où, comme dit une informatrice évoquant le village de sa grandmère maternelle en Ukraine, « dans
le même village il pouvait y avoir la
paroisse, l’église orthodoxe et la synagogue » :
Hanna : Quand j’étais un petit enfant,
je ne connaissais rien à l’histoire de la
Pologne alors je posais des questions à
ma grand-mère, je lui demandais des
Polonais, tellement de Polonais habitaient là-bas, j’étais curieuse de leur
vie, et elle me répondait que là-bas les
Polonais vivaient en égalité, la communauté polonaise avec celle des Ukrainiens et celle des Juifs. Ma grand-mère
elle-même connaissait la langue ukrainienne, car ils vivaient ensemble, de
même au marché elle parlait couramment avec les Juifs, elle comprenait leur
façon de parler, de penser, leur mode de
vie, il y avait beaucoup en commun (…)
et personne ne le comprend quand j’en
parle à Varsovie, personne ne comprend
ça. (…)
Nicoletta : Ce n’étaient donc pas des
communautés fermées…
Hanna : Ah non ! Absolument pas,
tout a changé avec l’arrivée des troupes hitlériennes, avec l’occupation de la
part des Allemands et des Russes, à ce
moment-là il y a eu de persécutions des
Juifs, de la part des Allemands et des
Ukrainiens.
(…)
Nicoletta : Et maintenant, que reste-t-il
de ces contacts avec l’Ukraine ?
Nicoletta Diasio
Hanna : Rien, ma grand-mère regarde
des émissions télé, parfois je lui demande de me traduire des petits mots, « bonjour, au revoir, comment ça va, merci »,
mais souvent elle s’installe devant la
télé avec sa sœur et, à elles deux, elles
comprennent tout, elles se mettent à
reconstruire des mots, des phrases et
des discours, et « ce mot avait ce sens
et celui là et celui là », et enfin elles se
laissent aller aux souvenirs du temps
passé (…) Mais évidemment ma grandmère a cette image, qu’ont souvent les
personnes âgées, d’un monde où rien
n’était négatif, elle nous raconte surtout
les prés, les bois, les collines, les arbres
de son enfance, elle regrette sa terre, la
campagne.
Cette étudiante en théologie qui ne
connaît pas Singer, ni Schulz, regrette
la mosaïque pluriethnique et plurilinguistique des marches orientales et
insiste à plusieurs moments de l’entretien sur les responsabilités allemandes
et ukrainiennes dans l’extermination
des Juifs polonais. Les souvenirs réécrivent l’histoire, construisent une
mythologie familiale et nationale fondée à la fois sur l’archétype du village
et la nostalgie du temps révolu. Ce
mythe renforce le sentiment d’une
appartenance qui, en dehors de l’existence politique de l’Etat, puisse être
salvatrice des liens inter-individuels et
inter-communautaires. Cette dimension familiale, au cœur du mythe de
l’autre Europe, permet de donner
corps à l’idéal de la Respublica6, lieu
de rencontre de langues, cultures, religions en deçà de la nation. Mais elle
constitue, en même temps, la matrice
du zèle intégriste de l’entre-soi, qui
évince tout étranger au nom d’une
homogénéité biologico-culturaliste.
Dans les deux cas, la question investit
l’existence même d’un Etat qui puisse
fonctionner comme régulateur des
relations entre ce qu’on suppose être
soi et autre. Pour reprendre l’expression de Zawadzki : « le nationalisme
polonais aspirant à la mise en place
d’une nation-Etat et non pas d’un Etatnation contribue à affaiblir ce dernier »
(P. Zawadzki , 1997 : 116). Même parfois au détriment des procédures légales et des souhaits les plus profonds de
la population, comme le montrent les
Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie
sondages sur le rôle de l’Eglise dans la
société polonaise ou les observations
de terrain7.
La relation avec les Juifs est exemplaire de ce paradoxe du regret et
du refus. Je n’entrerais pas dans le
vif des relations entre « des Polonais
catholiques qui étaient polonais (et
non simplement catholiques), et des
Polonais juifs qui étaient considérés
comme juifs uniquement. Les Polonais et les non-polonais. Les Polonais
et les “non-plus-ici”, les Polonais et
les disparus » (Ch. T. Powers, 1998 :
310). Plusieurs traités ne suffiraient
pas8. J’évoquerai uniquement le statut
ambivalent du Juif dans les récits de
famille que j’ai analysé. Les discours
collectifs sont souvent ponctués de
stéréotypes essentialistes sur les juifs
– par exemple l’accusation d’être responsables du communisme et agents
d’une plutocratie internationale – ainsi
que du sentiment de « ne pas avoir à
s’excuser » (de la Shoah). Par contre,
les histoires familiales recueillies dans
le cadre d’entretiens individuels, sont
émaillées d’épisodes de solidarité ou
de proximité : le patron qu’on a caché
dans une cave pendant les rafles, les
voisins qu’on a vu partir malgré des
protestations, les amis d’enfance des
parents et grands-parents, les associés.
Le concept de « juif » est plié à des
usages très hétérogènes et le même
informateur peut se faire porteur de
paroles différentes, selon le destinataire du discours, le contexte d’élocution, la stratégie narrative. Le juif
caché et celui imaginaire alimentent
deux ordres de discours contradictoires et paradoxaux, fondés sur la nostalgie des « vieux » juifs, qui n’existent
plus, et la peur d’un « judaïsme international » décrit comme « tout-puissant » (Marek, 63 ans, fonctionnaire),
qui n’existe pas. Ce même paradoxe
investit l’espace public entre les tags
antisémites qui délégitiment tout
adversaire politique en le taxant de
« juif » et le réinvestissement des lieux
de la mémoire de la part de la population varsovienne : ainsi la collecte d’argent pour la restauration du cimetière
juif, effectuée le 2 novembre 2004, a été
un véritable succès. Il est impossible,
pour les Polonais d’aujourd’hui, de
recomposer avec leur propre histoire,
familiale et collective, sans la prise en
compte de l’apport juif à la culture
polonaise. Une image me paraît symboliser cet enchevêtrement de visibilité
et nostalgie : le palmier qui a été planté
dans l’ancienne Place du Parti (actuellement Rondo Charles de Gaulle’a), à
la croisée entre l’avenue de Jérusalem
(aleje Jerozolismskie) et la rue historique du Nouveau Monde (Nowy Świat),
au centre de l’ancien parcours royal.
Cette installation a permis aux Varsoviens de se réapproprier un endroit
central, connoté très négativement par
la présence, jadis, du siège du Parti
Communiste. Car tous connaissent «le
palmier», tous m’en parlent, que ce
soit pour me donner un rendez-vous,
pour expliquer l’emplacement d’un
magasin, pour solliciter mon opinion.
Mais cette plante méditerranéenne,
érigée pour évoquer les liens qui unissent Varsovie et Jérusalem, a un côté
surréel : triste et solitaire dans l’hiver
polonais, elle n’est pas luxuriante, mais
elle est. Cette présence séparée, excentrique au centre même de l’histoire de
la ville, rappelle la figure du juif dans
les récits de mes informateurs : l’autre
au cœur de soi, aussi visible, aussi
solitaire. Mais elle concrétise aussi la
déréliction d’un peuple qui, amputé
d’une composante aussi importante
de son histoire, est « condamné à vivre
seul ».
Conclusion
■
Les récits de famille sur l’hérédité
et les ressemblances familiales à Varsovie permettent de questionner les
façons de trouver sa place à différents
niveaux d’appartenance et de définir
qui est « autre » par des processus de
construction, sélection et contexualisation d’indices, corporels et non
corporels. La centralité de la femme
dans la transmission de la polonité en
tant que processus jamais accompli, la
naturalisation des différences de genre
et de nation se heurtent néanmoins
à la permanence d’un imaginaire,
entretenu par la mémoire familiale,
d’une Pologne pluri-linguistique
et pluri-culturelle. Le cas polonais
me paraît exemplaire du paradoxe
identitaire qui est au cœur du projet
65
d’unification européenne : comment
construire des proximités et un projet
fédérateur à partir de la différence, de
la segmentation, voire du conflit entre
des appartenances familiales, locales,
communautaires, nationales et supranationales. Toutefois, « si les replis
nationalistes et régionalistes, d’une
part, et la construction d’une Europe
intégrée d’autre part, laissent figurer le
rapport à l’autre en terme d’alternative
entre l’ouverture et la fermeture, le pont
ou la porte, selon Simmel » (M. Sanchez-Mazas, Van Huskerken, R. Gély,
2005 : 310), l’exemple des récits de
famille varsoviens nous rappelle la
nécessité de manier ces oppositions
avec prudence et de ne pas admettre
l’unicité du sens à l’histoire, aux expériences et aux concepts.
Qu’advient-il, enfin, des protagonistes du roman de Szczypiorski ? La
blonde Mme Seidenman a été sauvée par l’ingénieur Müller, avant que
les purges antisémites et antisionistes de 1968 ne l’obligent à s’exiler en
France. Mais avant que cela ne survienne, ce Polonais de cœur au corps
d’Allemand s’interroge avec elle de ce
que sera l’avenir des hommes et des
femmes comme eux (A. Szczypiorski,
1988 : 146) : « Je n’ai peur de personne,
chère madame. La peur ? Non, ce n’est
pas la peur ! Je pense à … comment
dire, mon appartenance. Où suis-je ?
A qui, à quoi est-ce que j’appartiens ?
Aux uns ou aux autres ? Suis-je d’ici ou
de là-bas ? Il ne s’agit pas de moi, parce
que moi je sais que je suis d’ici. Mais
est-ce qu’après la guerre, dans la Pologne indépendante, les gens reconnaîtront aussi que je suis des leurs ? Est-ce
qu’après tout ce qui se passe maintenant entre Allemands et Polonais, les
Polonais admettront que, malgré tout,
je suis des leurs, que je suis d’ici ? »
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Notes
1. Il s’agit d’une ethnographie comparée
entre Varsovie et Rome, menée à travers
les méthodes de l’anthropologie participative. Dans ce cadre je suis amenée à fréquenter et à vivre avec un nombre réduit
de familles. Les entretiens et les récits de
vie, menés avec plusieurs membres du
groupe familial, sont enrichis par l’outil
généalogique et par la collecte et analyse de ces éléments de la culture matérielle fonctionnels à la transmission de la
mémoire, à la fois des objets, des photos
Nicoletta Diasio
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
Corps, genre, nation dans les récits de famille à Varsovie
de famille, des enregistrements vidéo, des
journaux intimes.
Depuis deux siècles au moins, les Polonais
s’interrogent sur ce qu’ “être un Polonais”.
Ce doute continu sur l’identité nationale,
relevant d’une spécificité de l’histoire
polonaise, entretient une réflexivité
dont témoignent à la fois les lettres, les
arts, mais aussi les discours populaires
qui alimentent le sens commun. Sur un
compte-rendu des écrits sur la question
cf. Tomaszewski, 1993. Sur la spécificité de
ce questionnement identitaire en Europe
centrale, cf. Diasio N., Franceschini A.,
Kichelmacher M., 1993.
Cette cohabitation est aussi la résultante
d’une crise économique qui impose une
solidarité familiale et des cohabitations
parfois non faciles pour faire face à l’âpreté
des conditions de la vie quotidienne. Sur
les transformations de la famille polonaise
contemporaine cf. Wachowiak, 1996.
« All national and regional symbols helped
to fix woman in her place, further strengthening the distinction between the sexes,
and thus between the normal and abnormal as perceived by bourgeois society (…)
so woman as national symbols exemplified order and restfulness. Woman was
the embodiment of respectability; even as
defender and protector of her people she
was assimilated to her traditional role as
woman and mother, the custodian of tradition, who kept nostalgia alive in the active
world of men (…) Like all symbols, the
female embodiments of the nation stood
for eternal forces » (G. L. Mosse, 1985 :
97-98).
Si tous les cousins que j’ai interviewés à
Varsovie s’adressent l’un l’autre en s’appelant frère ou sœur, dans le cas d’une
famille s’appellent “frères” aussi le parrain
et le père d’un même enfant.
Cet idéal de la république nobiliaire polonaise, lieu de cohabitation pacifique entre
les peuples et fondé sur une sacralisation
de la terre et de la nature, donne corps au
mythe de l’autre Europe dans les lettres
polonaises et, en particulier, dans les écrits
de C. Miłosz.
Par exemple, en 1993, le 59% des citoyens
souhaitaient que l’enseignement religieux
ne soit pas du ressort de l’école (M. Chalubinski, 1994). Pareillement la vision
catholique de la famille et des pratiques
de contraception est loin de faire le consensus, aussi bien dans les discours que
dans les pratiques.
Un bon aperçu des études sur l’articulation de la question antisémite à la modernité polonaise et ses développements en
sens nationaliste est réalisé par P. Zawadzki, 1991.
67

Documents pareils