Emile Zola - art

Transcription

Emile Zola - art
Emile Zola - Thérèse Raquin
Maintenant je travaille à Paris, tout près d'un passage pittoresque se trouvant
Entre la rue Mazarine et la rue de Seine. Il n'est pas bien large, il n'est pas bien long,
Mais je l'aime, et si je l'aime c'est qu'il y a une raison ... Peut-être voulez-vous
En savoir plus, alors, d'accord, montez dans le manège, prenez place
Dans les petites voitures et les chevaux de bois...
Attention m'sieurs-dames, accrochez-vous bien, c'est parti pour un tour.
Voilà donc cette histoire. Ce passage est pavé de dalles bien jaunâtres, plutôt crasseuses.
Les vitrines des boutiquiers sont tout aussi répugnantes, surtout l'hiver,
L'atmosphère y est lourde, pesante. À l'intérieur de ces boutiques sombres
S'agitent des formes bizarres. Ces commerçants, toutefois, s'organisent
Comme ils le peuvent pour faire leurs affaires et utilisent le trottoir d'en face,
Vierge de tout occupant, pour y mettre sur de larges étagères, des faux bijoux et
Des bagues à trois sous. Le passage du Pont-Neuf n'est pas un lieu de promenade,
On le traverse par commodité. On y voit des apprentis en tablier, des ouvrières
Travaillant dans le quartier, des gosses et des vieillards faisant tous en coeur
Un bruit irritant les oreilles, tout en courant la tête baissée sur le pavé,
Et rare sont ceux qui osent regarder ces vitrines. Le soir,
Des becs de gaz éclairent ce décor sinistre, un véritable coupe-gorge,
On dirait une galerie souterraine pas rassurante pour deux sous.
Il y a quelques années, dans une de ces boutiques, plus exactement une mercerie.
Des gens exploitaient leur entreprise en vendant des bonnets de nuit,
Des cols de chemise, des tricots, des bas ...
Le tout lamentablement pendu à un crochet de fil de fer probablement rouillé,
Pour vous dire combien ces amas de choses à vendre donnaient dans le lugubre.
Seuls les bonnets neufs et blancs faisaient taches et ressortaient de ces couleurs si ternes.
J'entends certains d'entre vous me demander la raison de mon attachement à cet endroit
Qui, à l'évidence, n'était pas du plus grand intérêt. Détrompez-vous, j'aime à regarder
Ces boîtes de toutes les couleurs et de toutes les dimensions, ces aiguilles à tricoter,
Ces rubans qui dorment en cet endroit poussiéreux depuis cinq ou six ans. Donc tout,
Je vous le répète, avait viré au gris le plus sale. En été, vers midi, si par hasard
Je passais par là, en insistant un peu, je pouvais deviner au travers de la vitre
La silhouette d'une jeune femme. Ce profil sortait des ténèbres qui régnaient
Dans la boutique. Cette jeune femme avait quelque chose bien à elle,
Le front bas, le nez long, les lèvres roses et pâles, mais on ne voyait pas le corps
Qui se perdait dans l'ombre de la salle peu éclairée. Elle vivait dans cet espace restreint.
Au bout du comptoir, un escalier en colimaçon menait aux chambres. C'est là qu'évoluait
Ce petit monde : deux femmes, la jeune dont j'ai parlé et une autre, vieille qui allait
Mourir probablement bientôt. Un gros chat tigré leur tenait compagnie. Et puis,
Un homme d'une trentaine d'années, assis sur une chaise, causait avec la jeune femme,
Il ressemblait à la boutique, fade à souhait, sur le visage des taches de rousseur
Lui donnaient un air d'enfant malade, déjà bien abimé pour son âge. En haut,
Le logement se composait de trois pièces : une salle à manger servant de salon,
Une cuisine toute noire et deux chambres à coucher, l'une pour la vieille dame,
L'autre pour son fils et sa belle-fille. La chambre du couple avait une autre porte
Donnant sur l'arrière du bâtiment, que nous nommerons, pour la compréhension
De la suite de notre histoire, la porte de sortie. Elle donnait sur une allée obscure,
Étroite. Lui, à peine monté, se mettait au lit et dormait de suite. Elle, par contre ...
Elle attendait que son mari soit endormi pour aller le rejoindre et dormir à son tour.
Pendant vingt-cinq années, sa tante vécut de sa mercerie,
Mais après la mort de son époux, vendit son commerce et avec ces économies
Se constitua une rente suffisante pour vivre tranquille jusqu'à la fin de ses jours.
Elle loua une petite maison rustique, loin de la ville, protégée de tout et de tous.
Vivaient avec elle sa nièce Thérèse et son fils Camille.
Lui, connut pendant son enfance et son adolescence toutes sortes de maladies
Et sa sainte mère, à son chevet, se battait en permanence pour le garder en vie.
Sauvé de la mort, il garda toutefois des restes de ses souffrances anciennes
Et son corps ne put se développer normalement, il resta chétif de toute part,
Madame Raquin ne l'en aima que plus encore pour ses faiblesses
Mais aussi pour sa force d'avoir survécu à tous ses malheurs.
Pour l'occuper un peu, elle lui apprit les bases du calcul et
Les lettres de l'alphabet pour le distraire avec quelques livres ordinaires.
À dix-huit ans, il voulu connaître autre chose de la vie, il devin commis comptable
Et ma foi, cela lui réussit apparemment. Elle, comme d'autres mères
Dont nous avons parlé dans d'autres histoires ici même, voulait le garder à la maison
Tout le temps et surtout, ne pas le savoir dehors en butte aux difficultés
De la vie sans elle. Il dut la contrer, piquer quelques crises pour arriver à ses fins :
Faire comme tout le monde, c'est-à-dire aller au travail et sortir du cocon maternel
Étouffant malgré et surtout l'amour infini dont elle faisait preuve.
Il voulait connaître d'autres jouissances. Le soir, au retour du bureau, épuisé,
Il aimait aller se détendre au bord de la Seine accompagné de sa nièce
Qui venait tout juste d'avoir dix-huit ans. Thérèse était née d'une grande et belle femme,
Beauté de la ville d'Oran, et du frère de Madame Raquin, mais lui,
Ne sachant que faire de l'enfant, la remit à sa soeur pour l'élever.
Ce genre de chose se faisait à l'époque, on trouvait normal de ne pas assumer ses fautes
Et de les passer à une personne plus raisonnable, plus stable dans la famille.
Ce bonhomme après avoir mis son fils handicapé en de bonnes mains,
Partit au bout du monde, d'où il ne revint jamais, mort probablement
Comme beaucoup d'autres dans l'une de ces aventures hasardeuses nous apparaissant
Peu intéressantes à développer ici, d'autant que nous n'avons aucun élément
Prouvant quoi que ce soit à son sujet. Toute son enfance, Thérèse partagea
Le même toit avec sa tante, et le même lit avec ce fils et par empathie,
Les mêmes médicaments que ceux pris par le jeune homme,
Et dont elle n'avait nullement besoin. Cette vie forcée la replia sur elle-même,
Et très souvent elle gardait les yeux grands ouverts dans le vide, ne pensant à rien,
Mais son corps svelte et plein de bonne santé ne demandait qu'à vivre autre chose
Que cette petite vie cloîtrée où elle n'avait pas l'impression d'exister,
Ni pour elle-même, ni pour autrui. Lorsque tout ce petit monde s'installa
Dans ce nouvel environnement, cette petite maison au bord de l'eau,
Thérèse eut l'impression d'être sortie d'un trou noir, de retrouver la lumière
Et son énergie naturelle décupla . Le jardin, la rivière, la verdure partout
Lui donnèrent une envie de courir, de crier comme un enfant sauvage,
Con coeur battait fort, mais son visage restait impénétrable.
Pour cette jeune fille, extérieurement tout allait parfaitement,
Mais extérieurement seulement. Gardant tout en elle, elle avait accumulé
Tant d'années de tristesse et de morosité dans cette maison où,
Partageant le lit avec ce malade, elle s'était habituée à exister dans un autre monde,
Afin de sortir de la monotonie et du vide de son existence.
Pour ses rêveries, elle aimait aller s'étendre sur l'herbe, seule,
S'offrant à la nature comme à un amant interdit, bestial, vulgaire, grossier.
À ce jeu, elle trouvait un plaisir hors normes dans des bizarreries où nos sens
S'épanouissent dans le débridé et la décadence. Physiquement,
Chacun de ses membres, de ses organes intérieurs trouvaient un nirvana si parfait,
Un peu comme si elle avait été sous le coup de la prise d'une substance
Dont elle ne supputait même pas l'existence. Elle faisait des rêves fous.
Elle aurait voulu voir la mer la prendre dans sa gueule et l'emporter loin d'ici,
En finir avec ce quotidien insupportable par sa fadeur, son manque d'évènements,
Sans parler d'aventures... À ces idées destructrices, elle leurs opposait
La force de l'espoir, un jour viendrait où tout changerait et à ce moment-là,
Elle pourra enfin être elle-même. Pour l'instant ce n'était pas le cas,
Rentrant à la maison, baissant l'échine, elle redevenait la bonne fille qu'on
Voulait la voir jouer raisonnablement. Le soir au coin du feu,
Elle cousait auprès de sa tante. Camille, lui, de l'autre côté de la pièce
Faisait la comptabilité de la maison. On parlait peu en cette demeure,
On cousait, on comptait. Madame Raquin tremblait à l'idée de mourir
Et de laisser son garçon malade, seul et souffrant. Elle aimait Thérèse
Et comptait bien sûr sur elle pour la remplacer, mais se disait-elle,
Une mère est-ce vraiment remplaçable ? Pourtant sa confiance était sans borne,
Elle avait programmé à l'égard de sa nièce et de son fils, de marier
Ces deux chiens perdus sans colliers, titre d'un film qu'elle avait beaucoup aimé,
Vu à la cinémathèque avec cet acteur si merveilleux, Michel Simon.
Ces enfants maintenant devenus grands couchaient dans le même lit,
Les mêmes draps, et un jour ils connaîtront leur nuit de noces, alors
On changera le lit, on en achètera un nouveau, un tout neuf.
Ce mariage devenait pour tous une réalité, pour la petite c'était une fatalité auquel
Rien ne pouvait l'en détourner, sauf l'âge, elle n'avait pas atteint
Celui défini par la tante, elle n'avait pas encore vingt et un ans.
On laissa passer le temps car il n'y avait pas péril en la demeure,
Comme on dit dans cette région profonde de la France profonde.
Son futur homme, usé par la maladie, par les médicaments qu'il ingurgitait
Toute la journée, le rendant physiquement et mentalement petit garçon en tout,
Même qu'il embrassait sa cousine sur le front sans jamais penser à mal,
Ce qui est tout de même un minimum pour un garçon normalement constitué,
Qu'importe l'âge, c'est ainsi depuis Adam et Ève. Il l'embrassait par habitude,
Alors vous comprenez maintenant le pourquoi de la scène que je vous ai décrit
Avec tout le talent dont j'ai la plume, et où sur la plage on la voyait seule,
Paumée comme une folle, pâmée comme une femme !
Il considérait sa cousine comme il se doit en cousine, mais jamais,
Oh grand jamais en jeune femme, pourtant, tous deux avaient largement dépassé
L'âge de l'innocence. Ce qu'il aimait en elle, c'est qu'elle se comportait
En mère avec lui. Ensemble, ils jouaient comme lorsqu'ils étaient enfants,
Avec les mêmes pensées, les mêmes comportements, surement trop purs
Pour des jeunes gens en bonne santé. Lui a toujours été malade, chétif
Et Thérèse l'accompagnait dans cette froideur, cette indifférence
Vis à vis des questions ayant un rapport avec le corps. Parfois,
Elle le fixait de ses grands et beaux yeux verts, sans rien dire, pas un mot,
Pas un son ne sortaient d'entre ses lèvres qui, à d'autres qu'à lui,
Auraient inspiré les plus chaudes attentions. Et le projet de la maman de Camille,
Madame Raquin, suivait son cours, on attendait leur majorité pour les marier.
Le soir, ils allaient parfois au bord de l'eau, il lui confiait son agacement
À l'endroit de cette mère se comportant comme une infirmière avec lui,
Alors, il aurait voulu fuir avec elle, partir, se dégager de cette emprise...
Elle entendait son appel, et pour le distraire un peu s'amusait de tout, de rien,
Ils étaient tels deux bons copains à la sortie des classes.
Quelquefois ces jeux prenaient un tournant étrange, à la limite violent,
Ils se roulaient sur l'herbe comme n'importe quel couple, mais très vite
Il ressentait une peur soudaine, une angoisse le paralysant de la tête aux pieds
Et le jeu devait s'arrêter immédiatement au risque de provoquer chez lui
Une crise pénible, pour l'un comme pour l'autre.
Le temps passa ainsi, puis vint le jour fixé pour le mariage.
Prévenante, la tante Raquin prit sa belle-fille à part et lui raconta toute sa vie
Sans se soucier si c'était le moment, le lieu pour ça,
Elle avait éprouvé le besoin de vider son sac avant de donner son fils.
Thérèse écouta poliment le discours de la vieille et le soir, au lieu d'aller se coucher
Dans sa chambre, elle alla rejoindre son mari dans son lit, rien de plus.
Le lendemain, ils descendirent avec le même visage chacun, celui de la veille,
Des jours, des années ayant précédé ce passage devant monsieur le maire.
Mais huit jours après, le marié s'approcha de sa mère pour lui faire part
D'une envie d'aller s'installer ailleurs. Paris lui paraissait l'endroit idéal,
Où il pourrait construire quelque chose de nouveau, de neuf dans sa vie.
Alors imaginez la réaction de cette mama castratrice devant son fils
Voulant prendre le large maintenant qu'il était marié. Elle qui avait tout arrangé
Pour l'avenir de son petit malade et voilà t'il pas qu'il veut la quitter ? Non,
Pas question mon gars ! qu'elle lui dit sauvagement, et pour la première fois,
Ce fils chétif et dépendant réagit en homme responsable,
Il la regarda dans les yeux,
Sa décision était prise, il partirait à la fin du mois.
Après cette discussion avec son fils, Madame Raquin ne ferma pas l'oeil de la nuit.
Il voulait maintenant prendre le large avec sa femme, quitter sa mère
Pour vivre sa vie à lui, selon sa volonté et non sous le joug de l'autorité maternelle.
Petit à petit l'idée prit place dans l'esprit de cette femme ayant eu à affronter
Les difficultés de la vie sans l'aide de quiconque, elle se trouverait donc seule,
La belle affaire, elle acceptera ce coup difficile car elle aimait son fils et sa belle-fille
Et leur choix était le leur, elle s'y plierait, un point c'est tout.
Au milieu de la nuit, elle faillit perdre conscience et dormir, mais, tout à coup,
Elle pensa à l'avenir : lorsque ses enfants auront des enfants,
Qui leur laissera un héritage leur assurant un bon avenir sinon elle-même ?
Elle se mit à construire des châteaux en Espagne, se voyant à la tête d'une entreprise
Avec Thérèse, et ça tournait, ça tournait dans sa tête de femme abandonnée
S'accrochant à la branche d'un arbre mort pour ne pas tomber,
Ne pas sombrer dans la mélancolie. Au petit matin,
Acceptant leur départ pour la fin du mois, elle se sentit plus légère,
Plus à même de construire des projets pour eux trois, dans un autre cadre que celui
Confortable de ce qui était habituel, de toute façon elle n'avait pas d'autres choix.
Gaie, elle prépara pour tous un petit déjeuner copieux, coloré, fumant, gouteux,
En un mot appétissant, et se mit à dire ce pourquoi elle était si heureuse maintenant,
Sa décision était prise, elle irait à Paris tout prochainement
Pour chercher et trouver un fond de commerce,
Elle l'exploiterait avec Thérèse, et toi mon fils, tu feras ce que tu veux,
Nous ne nous mêlerons pas de tes affaires, que tu travailles ou non,
Ce sera ton problème, pas le notre. Le fils se leva solennellement pour dire :
Je trouverai un emploi, je ne resterai pas sans rien faire.
Mais pourquoi donc Camille avait-il eu envie de tout chambouler ici ?
Ne supportant plus d'être la dernière roue d'un carrosse menée d'une main de fer
Il voulait se prouver qu'il était un homme, un vrai,
Capable de prendre son destin en adulte, et devenir fonctionnaire,
Bureaucrate dans une grande administration. D'où lui venait cette idée,
Ces images dignes des personnages de Dostoïevsky, de Gogol ou de je ne sais
Quel auteur d'hier ou d'aujourd'hui. La jeune femme écoutait ces projets
Sans rien dire, d'ailleurs elle ne disait rien, elle avait pris l'habitude d'obéir,
Et cela depuis le jour où elle mit le pied dans cette maison, dans cette famille.
Elle suivrait, travaillerait aux côtés de sa belle mère à Paris,
Puisqu'elle l'avait décidé ainsi, avec le consentement de son fils, elle accepterait
Sans donner son avis, sans broncher, indifférente à tout.