Précarité Etat absorbant ou accident de parcours

Transcription

Précarité Etat absorbant ou accident de parcours
Précarité
Etat absorbant ou accident de parcours ?
Michel Oris (Départment d’Histoire économique) et Gilbert Ritschard (Département
d’Econométrie), université de Genève *
Les visions de la pauvreté sont devenues hésitantes. Longtemps influencées par la vision de
Durkheim revisitée par Bourdieu, elles opposaient au sein du monde dit développé une
majorité d’inclus à une minorité d’exclus, de « cas sociaux ». Les balbutiements de la
conjoncture économique, les aléas de la transition vers des sociétés pré-industrielles, la
montée en puissance de la globalisation et des valeurs de l’économie flexible, mais aussi les
dynamiques familiales, la transformation des parcours de vie, accroissent l’incertitude. Celleci est un sentiment ressenti qui exprime, plus ou moins objectivement, au niveau aussi bien
collectif qu’individuel, la croissance des situations de précarité, des états de fragilité ou
vulnérabilité ; en deux mots, le risque et la peur de « tomber ». Parallèlement, la frontière
entre les démunis et les aisés s’est épaissie. Récemment, tout un courant de recherches issu de
la psychologie post-traumatique a voulu introduire quelque espoir dans ce tableau sombre, en
soulignant que si l’on chutait davantage, il était plus souvent qu’auparavant possible de
rebondir à travers des processus de résilience.
Dans ce papier d’hommage à Herman-Michel Hagmann, qui a toujours su irriguer la pratique
sociale par la réflexion scientifique, intégrer le social et le démographique, nous voudrions
illustrer ces évolutions des représentations et des réalités, contribuer à la réflexion critique et
méthodologique, afin de participer à l’indispensable adaptation des politiques sociales. Certes,
nous n’y arriverons pas en une fois mais souhaitons profiter de l’occasion offerte pour
progresser.
1) De l’exclusion à la précarité
Au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, dans le contexte exceptionnel des Trente
Glorieuses, d’une croissance économique fabuleuse qui a fait basculer l’Occident vers des
sociétés de relative abondance de masse, les poches de pauvreté ont été considérées comme
résiduelles et théorisées dans une sociologie profondément marquée par le discours
bourdieusien sur la production et la reproduction des inégalités. Les exclus se distinguaient
par une individuation faible, une incapacité à anticiper se reflétant notamment dans une forte
fécondité et une mauvaise prévention des problèmes de santé, par la transmission encore d’un
habitus de classe très spécifique, rendant très délicat, voire impossible, des interactions
fructueuses avec les groupes sociaux plus favorisés. Il en résultait un renfermement sur soi,
une misère résistante aux politiques sociales à vocation universalistes et égalitaires qui
composaient l’Etat-Providence.
Cette approche approfondissait le modèle de Durkheim (1898). Bien que celui-ci n’ait jamais
défini strictement l’intégration sociale - ce qui a produit une confusion conceptuelle
considérable -, il considérait que dans les sociétés urbaines et industrielles (Gesselschaft),
l’insertion dans les structures, la participation active aux groupes, reflétaient une personnalité
solide encore renforcée par des engagements valorisants. De nombreuses enquêtes, tant de
*
Nous tenons à remercier François Dermange, de la Faculté autonome de Théologie de Genève, qui nous a
communiqué les notes de synthèse du séminaire sur la fragilité qu’il a organisé dans le cadre du Centre
Interfacultaire de Gérontologie.
sociologie que de psychologie et d’épidémiologie sociales ont confirmé que les rôles assumés,
l’identité associée à ces rôles, ainsi que la qualité des liens noués dans les diverses fonctions –
surtout dans le cadre associatif – avaient un effet protecteur, réduisant la probabilité de
détresse psychologique ou d’autres accidents de santé, accroissant tant le bien-être
subjectivement ressenti que la longévité objectivement mesurée (voir, par exemple, Moen et
al. 1989). Inversement, l’isolement, l’incapacité à communiquer et à établir des contacts
fructueux sur le plan émotionnel, indiquait une personnalité en crise dont la dérive pouvait le
mener jusqu’à l’anomie. C’est la genèse d’une lecture du tissu social en termes d’exclus et
d’exclusions.
Dans cette conception revisitée par Bourdieu, pauvreté et marginalité confondues sont à la
fois un processus et un état absorbant. Des expressions comme « tomber » ou « cercle
vicieux » illustrent une vision des plus faibles, des démunis, en termes de parcours de vie
piégés, d’enchaînements d’expériences malheureuses qui les font chuter dans les derniers
filets de la sécurité sociale et à ne plus trouver que dans « l’accommodation », dans la
résignation, les ressources pour échapper à la détresse, à la honte de soi. Une fois absorbé par
l’exclusion, l’exclu la transmettait à ses enfants s’il en avait. Ce « quart-monde » choquait par
sa résistance mais était trop marginal pour mettre en cause le modèle socio-économique.
L’optimisme de cette époque se reflète dans le traitement des migrations des années 19471973. Recrutés massivement pour assumer les occupations les plus basses et les plus pénibles,
les étrangers ont pu bénéficier progressivement du droit au regroupement familial, dans le
cadre de politiques pro-natalistes destinées à dynamiser les démographies nationales, donc
assumant explicitement l’intégration des deuxième et troisième générations, payée par le
sacrifice de la première selon le modèle de la « sédimentation ».
A partir du choc pétrolier de 1973, les économies européennes sont entrées dans une longue
phase de dépression produisant, entre autres, la fermeture plus ou moins théorique des
frontières aux flux migratoires. La montée du chômage, le recours massif aux pré-pensions et
la crise générale des finances publiques ont débouché sur des remises en cause de politiques
sociales qui, désormais, apparaissent aux yeux de certains comme trop « généreuses ». La
théorie jusque là bien établie des cycles de Kondratieff permettait cependant d’espérer 20 ou
25 années de croissance à partir de 1993/1995. On sait que cet espoir balbutie
singulièrement… Au paradigme de l’économie fordiste, qui payait la productivité industrielle
en revenus réels dopant la consommation, s’est substitué celui de l’économie flexible. Il est
classiquement associé à l’idée d’une fracture sociale qui va en se creusant, que ce soit à
l’échelle planétaire entre nations riches et pauvres, ou au sein même des sociétés occidentales
entre inclus et exclus (United Nations 1999). Parallèlement, la conférence de 1997 de
l’UNESCO reliait explicitement la transformation du statut de la femme, les dynamiques
familiales et la diversification des trajectoires de vie à la montée des précarités. Assiste-t-on à
une transition douloureuse nous menant d’une pauvreté structurelle et marginale à une
précarité généralisée, à la fin de ce qui n’aurait été qu'une merveilleuse parenthèse de
l'histoire, celle des Trente Glorieuses et de la génération baby-boom ? (Chauvel 1999).
2) Précarité, fragilité, vulnérabilité : les mots pour le dire
Dans l’ensemble du monde occidental, l’approfondissement des inégalités de revenus, la
montée de la pauvreté et de la précarité est reconnue depuis le milieu des années ’80. Ces
mutations s’imposent comme une « nouvelle question sociale » car ce n’est plus une minorité
marginale qui n’a su cueillir les fruits de la croissance qui est concernée ; c’est une frange
sans cesse croissante de la population qui est frappée ou menacée. En outre, bien que le débat
sur les causes reste ouvert et pour le moins vif, qu’il s’agisse d’effets du système qui produit
la marginalisation (plutôt que d’êtres en dehors du système) et que les réponses
institutionnelles soient peu adaptées aux situations nouvelles, sont des points qui font
consensus.
De multiples travaux ont été consacrés à la pauvreté et à la précarité depuis 25 ans, en Suisse
et ailleurs, et des synthèses critiques établies (Fragnière 1996 ; Da Cunha et al. 1998). Dans
ces analyses émergent une continuité et une rupture. En termes de continuité, la vision
commune selon laquelle un choc, une rupture, fait tomber dans une spirale descendante qui
mène à l’exclusion, est toujours prégnante. Antonio Da Cunha et ses collègues, dans leur
étude de 1998 sur les 20 % de Lausannois les plus pauvres, montrent ainsi comment la
réduction du capital économique, suite à une séparation, un licenciement, une faillite, etc.
initient des trajectoires de désaffiliation sociale qui altèrent le capital relationnel (isolement,
marginalisation), et qui peuvent déboucher sur une disqualification sociale quand l’estime de
soi – qui n’est jamais indépendante du regard des autres – est touchée. C’est qu’au-delà d’une
stricte perte de revenus, se trouve la mise en cause de l’idéal d’autonomie qui imprègne nos
cultures. Comme le note Jean-Pierre Fragnière (1996, 1), les « nouveaux pauvres » sont venus
s’ajouter aux « assistés » de jadis. Or, l’assistance heurte l’individualisme, donc l’individu au
plus profond de lui-même, quand il se retrouve « dépendant ». Même l’aide de la famille peut
alors être mal reçue (cfr. Coenen-Huther et al. 1994), que dire alors de l’aide sociale ?
La rupture est dès lors dans la montée des risques de tomber, dans la dépendance, dans la
marginalité. Plus que tout autre chose, les Trente Glorieuses ont représenté la transition entre
des siècles d’incertitude du lendemain et la massification de la sécurité d’existence. Cette
sécurisation a constitué un progrès fabuleux qui reste très largement protégé par la Sécurité
sociale, mais ces « acquis » n’en rendent que plus perturbantes la remontée de l’insécurité.
Les ruptures menacent même ceux qui cumulent de forts capitaux intellectuels et
économiques, au gré des aléas de la vie conjugale ou des restructurations économiques, mais
elles concernent bien sûr surtout les personnes précarisées, celles qui sont sur la frontière, les
surendettés, les « working poor » ou, plus généralement, ces membres des classes ouvrière ou
moyenne dont Bourdieu et ses collègues ont voulu faire entendre « une souffrance dont la
vérité est dite, ici, par ceux qui la vivent », dans le célèbre La misère du monde de 19931.
Dans ce vaste ensemble, Da Cunha et ses collègues englobent mais aussi discriminent, en
faisant transparaître l’effet conjoint des mutations économiques et de l’évolution des formes
familiales comme sources de fragilisation : « Toutes les études parviennent à la conclusion
que les risques de précarisation sont inégalement répartis et il existe un large consensus quant
aux groupes qui présentent des risques supérieurs à la moyenne. Il s’agît des chômeurs de
longue durée, des familles monoparentales, des personnes seules, des femmes, des
toxicomanes, des personnes peu qualifiées, des étrangers, des handicapés. Par ailleurs, les
jeunes et les personnes âgées sont davantage touchés » (Da Cunha et al. 1998, ch. 3).
Mais au-delà d’une telle liste des menacés, nos connaissances sur les processus de
précarisation sont étonnamment superficielles. Par exemple, selon Lipszyc et Pestiau (1999),
« la paupérisation des femmes doit plus aux facteurs démographiques (monoparentalité,
1
Au rang des témoignages, dans la Tribune de Genève de Noël 2003, l’abbé Jean-Marie Viénat directeur du
Carré, exprimait bien ces deux éléments clés que sont la chute et l’insécurité, même si on peut discuter ses
chiffres : « Au début [1975], je m’occupais de deux personnes. Maintenant, nous distribuons 52.000 repas par
an. Indépendamment des 15 à 20 % de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, ils sont nombreux à se
tenir sur la corde raide. Il suffit d’un coup dur, d’un choc affectif ou de la perte de son emploi, et on plonge, très
vite, du mauvais côté. Cela peut arriver à n’importe lequel d’entre nous ».
veuvage) qu’à d’éventuelles discriminations salariale ». Peut-être applicable à la Wallonie,
cette conclusion pourrait-elle être généralisée à la Suisse où un tiers des emplois sont à temps
partiel et où ce type de statut est clairement lié à la féminisation de la population active ? Par
ailleurs, même en Wallonie, des études récentes ont montré l’hétérogénéité de la situation des
femmes seules ou cheffes de ménage, qui ne sont pas uniformément pauvres ou mal logées,
malgré les handicaps structurels dont elles devraient souffrir. Ce qui distingue les unes des
autres n’est pas évident, mais des facteurs socio-psychologiques comme la distinction entre
état subi et état choisi semblent déterminants.
Une autre remise en cause plus profonde de ce que nous croyons savoir n’est pour autant pas
neuve. La vision classique de la chute, des enchaînements vicieux, a été fortement contestée
par la psychologie sociale anglo-saxonne dès les années 1970, dans des travaux sur l’état de
santé. Illustration de la médiocrité des relations inter-disciplinaires et inter-culturelles,
l’impact a été plutôt faible dans le monde francophone. Pourtant, « les recherches ont voulu
évaluer l’impact sur la santé d’événements comme la perte d’emploi, les décès de proches, la
naissance d’un enfant, etc. Les résultats ont montré l’existence d’une liaison mais celle-ci est
assez faible. En outre, l’application de ce modèle pose des problèmes méthodologiques : des
personnes malades auront tendance à reconstruire a posteriori un lien de causalité entre un
événement de leur vie et leur état de santé. Par ailleurs, on constate que des individus exposés
à un grand nombre d’événements déclarés comme ‘source de stress’ restent en bonne santé,
tandis que d’autres tombent malades alors qu’ils ne l’ont pas été » (Adam et Herzlich 2002,
51-52).
Il est donc essentiel de se méfier des associations trop rapides, des « corrélations qui ne sont
pas raison », et a contrario de travailler de manière beaucoup plus précise sur les trajectoires
de vie et les facteurs qui les discriminent. Le paradigme émergent du cours de la vie offre tant
les outils conceptuels que les méthodes statistiques appropriées. Cette approche tend à
remplacer la sociologie des groupes ou des classes car elle manifeste la transition de l’étude
des structures à l’analyse des processus, combine des approches qualitatives (récits de vie) et
quantitatives (modèles de event–history–analysis ou analyse des biographies), apparaît
comme interdisciplinaire de manière inhérente et assume la complexité des mécanismes de
causalité qui, de toute façon ne révèlent pas des déterminismes stricts mais les « causalités du
probable » (selon le beau mot de Daniel Courgeau et Eva Lelièvre). A travers des techniques
mises au point à l’origine dans les sciences de l’ingénieur et bio–médicales, les analyses de
survie mesurent l’impact d’ensembles de variables structurés selon des hypothèses raisonnées
sur la « survie » dans un état ou statut donnée, sur la probabilité de vivre une transition
comme la chute dans la pauvreté. Alors que de multiples informations sont disponibles dans
tous les centres d’action sociale, il faut regretter l’absence en Suisse d’une collecte de données
pertinentes sur les parcours de vie avant et dans la précarité, qui constituerait sans nul doute
un outil fondamental pour faire progresser notre compréhension des processus.
Naturellement, le succès de toute démarche quantitative, surtout longitudinale, dépend d’une
préparation adéquate qui implique de définir les mots, sans qu’il y ait prétention de donner à
ces définitions une autre valeur qu’opératoire. Par rapport aux nouveaux pauvres et aux
nouvelles pauvretés, nous posons que si la pauvreté est un état de privation, la précarité est
une situation menaçante, une « vie sous contraintes » (Stassen 2001). Si la fragilisation peut
être définie comme une perte des ressources, des réserves pour faire face, la fragilité est un
état objectif et/ou subjectif ; elle peut être une réalité contextuelle, associées aux
transformations économiques et démographiques, aussi bien qu’une prise de conscience
individuelle qui peut aller de l’inconscience à l’exagération des peurs, l’une pouvant
parfaitement exister sans l’autre. Quant à la vulnérabilité, elle résulte de la fragilité mais elle
est révélée par une pression, un stress. La canicule de l’été 2003 en a donné une illustration
horrible, mais la distribution géographique des aires de surmortalité des vieillards est aussi
révélatrice des disparités de situations et de l’impact des politiques préventives. Fragilité et
vulnérabilité sont sans nul doute constitutives de la condition humaine mais bien mal
acceptées dans nos cultures contemporaines. Si la pauvreté est un phénomène social, la
précarité exprimée par la fragilité et la vulnérabilité sont des réalités éminemment
personnelles. Plusieurs enquêtes ont souligné en la matière le poids de la personnalité, et
reprenant l’appel de Da Cunha, Leresche et Vez à intégrer les démarches qualitatives et
quantitatives qui sont presque toujours dissociées, nous ne saurions trop affirmer l’importance
d’activer le dialogue entre les sciences sociales et psychologiques. C’est à nouveau le manque
de données pertinentes et croisées qui handicape cruellement la recherche.
Quand il s’interroge sur la pauvreté, « situation passagère ou durable ? », J.-P. Fragnière
personnalise d’ailleurs ses questions : « A-t-il encore la force d’élaborer un projet ? Voit-il sa
souffrance comme surmontable ? » (Fragnière 1995, 12). Le vocabulaire illustre tant le
paradigme du cours de la vie que l’impact des recherches psychologiques sur les situations
post-traumatiques ou processus de résilience.
3) La résilience ou croissance post-traumatique : entre espoir et réalité
Nous sommes nécessairement presbytes face aux évolutions récentes, en panne de mesures et
encore prisonniers de concepts anciens qui doivent, pourtant, être revisités, voire révisés, pour
nous permettre d’appréhender les nouvelles formes de pauvreté et d’y réagir. Les lignes qui
précèdent l’illustrent, bien que discutable, l’idée d’événements qui font « basculer » dans un
cercle vicieux reste largement partagée. A contrario, l’ouvrage récent (2002) de Brigitte
Camdessus propose, « pour faire reculer l’exclusion », d’activer « la spirale ascendante ».
C’est l’adaptation sociale du concept de résilience issu de la psychologie pathologique, une
réaction optimiste à la crise sociale. Certes, les parcours de vie sont plus chahutés, mais les
chutes ne seraient pas irrémédiables ; les êtres humains pourraient apprendre de leurs échecs
et repartir plus forts, mieux armés pour triompher de l’adversité. Ce miroir nous renvoie-t-il
nos espoirs ou le réel ?
Dans la culture francophone, le concept de résilience a gagné le public à partir d’une
thématique à forte charge émotionnelle, celle de la maltraitance des enfants. Profondément
traumatisés en leurs jeunes années, comment peuvent-ils briser la spirale destructrice qui
altérerait le reste de leur vie, les poussant même à se transformer en bourreaux de leurs
propres enfants ? Les horribles affaires de pédophilie qui ont choqué l’Europe ne sont bien sûr
pas étrangères à une focalisation sur l’enfance et sur les abus sexuels. La thématique est
cependant plus large dès l’origine. Si l’étude des réactions aux stress remonte aux années
1969/1970, ce n’est qu’à partir des années 1980 qu’ont été étudiées systématiquement les
différentes formes que peut prendre le « post-traumatic growth » (Tedeschi et al. 1998, 6), la
« croissance » ou les effets positifs induits par le traumatisme. Ce dernier pouvait être aussi
bien un accident, une maladie grave, un deuil, un échec sentimental qu’une dépression
profonde. La résilience était un cas particulier, à l’origine spécifique aux enfants à risque,
mais le terme a rapidement pris un sens beaucoup plus général.
Au début de son ouvrage, Michelle van Hooland (2002, 10-12) énumère trois définitions de la
résilience qui illustrent l’extension prise par le concept :
• « la résilience est un tout complexe, un processus, une historicité » ;
•
•
la résilience est « la capacité à réussir à vivre et à se développer positivement, de manière
socialement acceptable, en dépit du stress ou d’une adversité qui comporte normalement
le risque grave d’une issue négative » ;
« la résilience est la capacité de rebondir et de construire ».
Une simple requête sur un moteur de recherche sur la toile, ou à l’intérieur des catalogues
universitaires, atteste de la popularisation rapide du mot. Beaucoup d’analogies sont
discutables et simplement explicables par l’effet de mode. Par exemple, considérer « La
résilience économique » comme « une chance de recommencement » n’est qu’une variation
sur la théorie des cycles endogènes, dans laquelle les composantes de la dépression
(élimination des canards boiteux, fusions, innovations, etc.) sont les causes de la reprise. On
est bien loin du modèle originel. Le lien est toujours discutable mais plus profitable lorsque la
démarche analogique pousse à parler de résilience des milieux écologiques. La réflexion met
ici l’accent sur les ressources disponibles, la nécessité de ne pas les consommer de manière
excessive, de gérer correctement des réserves à travers des processus sociaux et des modes de
gestion appropriés. Le but est cependant de maintenir un état existant ou de recouvrir un état
antérieur (Berkes et al. 1998). Le modèle écologique renvoie à un paradigme conservateur (de
conservation ou de rétablissement). Au niveau individuel, la résilience est souvent perçue
comme bien plus qu’un retour en arrière, comme une véritable régénération de l’être.
C’est ce qu’exprime Boris Cyrulnik dans ses ouvrages populaires comme « Un merveilleux
malheur » (1999). C’est une vision qui peut prendre un tournure à la fois spirituelle et
existentielle car elle trouve un terreau propice dans les sociétés chrétiennes. Jésus crucifié n’at-il montré combien la souffrance peut être chemin vers la sagesse, la foi et le salut ? Des
philosophes comme Kierkegaard et Nietzche ont eux aussi affirmé l’utilité de souffrir pour le
développement personnel, pour fortifier « le courage d’être », l’estime de soi qui naît d’avoir
triomphé des épreuves. Plus simplement, la sagesse populaire nous dira que « tout ce qui ne
nous tue pas nous rend plus fort ».
Les observations psychologiques ont rapidement nuancé cette sorte de mystique. Elle peut en
effet trouver un support dans les sentiments subjectifs des « survivants » à un stress profond,
mais les « ‘perceived benefits’ or ‘positive illusions’ imply that the benefits may not be real or
valid » (Tesdeschi et al. 1998, 2). La crise a pu activer des ressources inertes qui ont
compensé, mais la blessure reste là, comme une fragilité d’autant plus dangereuse que l’on
n’en a pas conscience et pouvant dégénérer en maladies psychosomatiques. La guérison
nécessitera une thérapie spécifique pour contrer le refoulement ; elle se définira comme un
contrôle de soi fondé sur une meilleure connaissance de soi.
Cette approche est typiquement héritière de la psychologie de Piaget qui met en valeur la
force et la cohérence de la personnalité. Les psychologues rejoignent ici les sociologues
puisque l’individuation selon Bourdieu est très similaire. Mais Bourdieu et ses élèves ont
souligné l’inégalité de sa distribution sociale. Or, la capacité à se reconstruire et,
éventuellement, à tirer un bénéfice de l’épreuve traversée dépend du capital de départ. Pour
plusieurs auteurs, une situation post-traumatique inclut nécessairement la prise de conscience
de sa vulnérabilité, de la fragilité de la vie. Dans la vision positive ou spirituelle de la
résilience, ce sentiment incite l’individu à mieux cerner les priorités qu’il veut donner à sa vie,
à mieux prévenir de futurs troubles. Mais il peut aussi parfaitement prendre la forme d’une
peur durable qui inhibe et déstabilise durablement un parcours de vie (Tedeschi et al. 1998,
11). Dans une optique bourdieusienne, ce dualisme pourrait prendre la forme d’une opposition
entre un rapport de soumission ou de domination à son environnement ; dans le paradigme du
cours de la vie, seront confrontés les sentiments d’être victime de l’Histoire ou acteur de son
histoire. Dans toutes les approches, le sentiment de cohérence est une ressource interne vitale
qui doit être reconstruite lorsqu’elle a été ébranlée, mais la sociologie souligne l’inégalité des
chances en la matière.
En somme, la résilience a suscité une vague d’enthousiasme bien au-delà des territoires
disciplinaires qui l’ont vu naître, avant que n’émerge une appréciation plus fine et plus
nuancée des processus. Le même phénomène s’est répété dans les sciences sociales. En
particulier, l’approche du cours de la vie ne pouvait qu’intégrer un concept comme la
résilience, décrivant un processus dynamique dépendant des expériences de vie antérieures. Si
les analyses de santé et longévité remonte au moins à la deuxième moitié des années ’80, les
approches dynamiques des pauvretés restent très rares. De ce stock limité émerge une belle
étude, encore inédite, qui a été consacrée à la population domiciliée dans les campings de
Wallonie. Cette région, comme la Suisse romande et de nombreuses autres contrées, a vu ce
type d’espaces conçus pour accueillir les touristes se peupler de résidents permanents. Ils
forment en fait un groupe assez composite, des amoureux de la nature, des ouvriers retraités
qui ont choisi d’y passer leurs vieux jours, y côtoyant des êtres en fuite, en rupture de ban,
divorcés, faillis, fille-mères, exclus du chômage, etc. « Rosetta », le film des frères Dardenne
qui reçut la Palme d’Or au festival de Cannes, illustre la destinée de ces « paumés », de ces
« perdants ». Grâce au Registre National informatisé de la population belge, Emilie Goffin a
pu étudier leurs structures en 1993, mais surtout ce qu’ils étaient devenus 5 ans plus tard. Sur
ce laps de temps, plus de la moitié d’entre eux avaient quitté le camping et s’étaient réinsérés
dans une structure familiale, qui n’était certes pas toujours la famille nucléaire standard
« propre en ordre », loin de là, mais qui n’était pas non plus la solitude. Bien qu’il soit malaisé
de l’établir avec certitude, il semble que l’intervention des assistantes sociales des Centres
Publics d’Aide Sociale communaux ait joué un rôle essentiel, à travers une démarche pourtant
modeste. Elles veillaient simplement à régulariser les papiers d’identité, à domicilier les
exclus, à les protéger de leurs éventuels créanciers en attestant leur insolvabilité ; en somme,
une sortie de la fuite et un contact renoué, amorce d’un travail ensuite largement individuel de
reconstruction de soi et d’un projet de vie.
Pour spectaculaires que soient ces résultats, ils peuvent être discutés car nous ne savons pas
quelles étaient les conditions de vie de ces individus avant qu’ils ne trouvent refuge dans les
campings, ce qui ne nous permet pas réellement d’attester une véritable récupération. Les
études de Fluckiger ou Da Cunha sur le devenir des chômeurs en bout de droit montrent que
la majorité a échappé à l’assistance sociale en acceptant des positions inférieures à celles
auxquelles ils pouvaient prétendre avant leur perte d’emploi. Selon Da Cunha,
l’accommodation à la perte de statut resterait le comportement dominant. Les vraies
résiliences seraient rares car intimement associées aux capitaux culturels et relationnels, qui
sont eux-mêmes de puissants protecteurs contre la précarisation, la marginalisation.
Si les approches du cours de la vie, les analyses de biographies et l’ensemble des méthodes
longitudinales sont clairement essentielles pour bâtir une compréhension fondatrice d’actions
sociales efficaces, il importe de ne pas tomber de l'individualisme méthodologique dans un
individualisme analytique. Le danger n’est pas mince car la résilience met l’accent sur la
reconstruction de la personnalité, le retour à une cohérence brisée par le traumatisme. C’est
une approche qui presque nécessairement met fortement l’emphase sur l’individu. Pour
autant, le jeu des interactions dévoilé par Durkheim reste d’actualité. Dans le malheur, un être
humain peut compter non seulement sur ses ressources propres, individuelles, mais aussi sur
ses ressources sociales. Celles-ci peuvent être largement inertes en temps normal et prendre la
forme active d’un « soutien social » en période de crise.
Les réseaux susceptibles d’apporter ce type de soutien, familiaux ou amicaux, sont de plus en
plus étudiés. La théorie de la sélectivité socio-émotionelle de L. Carstenssen assume un
resserrement des relations qui gagnent alors en qualité ce qu’elles perdent en quantité. Le
soutien peut s’installer dans la durée, notamment dans le cas de personnes âgées, mais il peut
aussi représenter une pression trop forte sur l’entourage. Dans ce cas et si elle ne va pas en se
résorbant assez rapidement, la crise vécue par un individu brisera les liens ou les refondera sur
de nouvelles bases malgré l’illusion de continuité (« j’ai découvert qui étaient mes vrais
amis »). Bien qu’elle soit malaisée à opérer, une distinction devrait être faite entre soutiens ou
cercles externes et internes. En effet, une perte d’emploi par exemple, peut plonger dans la
précarité non pas seulement un individu mais un couple ou toute une famille. La crise peut se
gérer ou s’exacerber dans le ménage, dans cet espace de « vies partagées » où la destinée de
l’un affecte directement celle des autres (Pourtois et Desmet 2000). L’arsenal quantitatif de
l’analyse des biographies inclut de plus en plus des options qui permettent de distinguer la
fragilité individuelle de celle partagée au sein d’un groupe pré-défini.
Quand le capital relationnel manque ou s’effrite, c’est alors aux collectivités de compenser
l’absence, de prendre le relais des réseaux relationnels en offrant un soutien social efficace.
Ce papier n’est pas le lieu pour entamer un inventaire des multiples outils et pratiques mis en
place pour aider à la réinsertion sociale. Par sa structure fédérale, la Suisse offre en la matière
un florilège singulièrement riche et donc, une opportunité assez exceptionnelle de mesurer
l’efficacité des diverses politiques. Certes, on ne peut confondre pommes et poires et si un
pauvre de Zoug n’est certes pas un pauvre de Genève, la multiplication des formes de
fragilisation rend encore plus délicate une comparaison valide. Mais ce défi n’est pas
insurmontable car les analyses multi-niveaux permettent désormais de différencier les
variables en distinguant les niveaux d'analyse : individuel, familial ou partagé, et
communautaire (à l’échelle communale, cantonale ou tout autre appropriée). Une ultime fois,
l’on ressent la nécessité d’une enquête ambitieuse.
Conclusions
Depuis les années 1990, à l'intérieur d'un mouvement global d'accroissement des écarts de
revenus entre riches et pauvres, s'observe "la stagnation, voire le déclin du revenu des
générations nées après 1950 par rapport à celui de leurs aînés" (Chauvel 1998, 8). Dans un
double contexte de profondes transformations socio-économiques et démographiques,
l’insécurité d’existence et l’exclusion vont croissant. Les politiques peinent à répondre à cette
progression de la « demande » ; menacées par les logiques budgétaires, elles apparaissent
aussi de plus en plus inadaptées. A la rapidité des évolutions s’oppose l’inertie des systèmes
qui composent la sécurité sociale, inertes car d’une part ils sont le produit de compromis
complexes historiquement construits, d’autre part ils en viennent à constituer des traditions
qui sécurisent face aux changements.
A travers cette contribution, nous avons voulu d’abord souligner que face aux précarités, nous
sommes en déficit de mesures et d’analyses, que nous sommes en fait très loin de comprendre
l’hétérogénéité des parcours de vie alors qu’elle va manifestement en s’accroissant. Il nous
paraît essentiel de développer les données et les approches longitudinales pour atteindre les
processus dans leur complexité. De ce point de vue, la résilience est un concept qui a sans
doute porté trop d’espoirs mais il a l’avantage de se situer au niveau individuel qui est bien
celui de la précarité, de la fragilité ou vulnérabilité. En reconnaissant désormais que la
mystique de la régénération est dangereuse, que l’accident, le traumatisme, la chute, laisse des
traces, quelque que soit la qualité de la « reconstruction », il nous semble utile d’étendre
encore la notion de résilience pour qu’elle englobe non seulement la récupération mais aussi
le maintien, la prévention. En effet, ce sont les mêmes facteurs qui protègent et aident. Dans
les deux cas, le processus dépend des ressources, réelles et perçues, individuelles mais aussi
collectives. En ce sens, il est objet d’action sociale.
A plusieurs reprise, Jean-Pierre Fragnière s’en est pris vertement à la tentation de cibler les
politiques sociales sur les « vrais » pauvres, ceux qui en auraient vraiment besoin : « une
politique ciblée vers les pauvres est une pauvre politique ». Nous ne remettons pas en cause
cette condamnation mais pensons pour autant que le dispositif mis en place au lendemain de
la Deuxième Guerre Mondiale doit être adapté aux défis contemporains, aux nouvelles formes
de pauvreté et précarité. Cette adaptation impose une révision des approches universalistes et
atemporelles qui traitent tout le monde de la même manière. Le ciblage auquel nous pensons
s'inscrit sur l’échelle des temps individuels dans une optique tant pro-active (« prévenir ») que
active (« guérir »), comme une gestion explicite des accidents, des fêlures et, plus
généralement, des transitions de la vie, par des systèmes non seulement actifs mais aussi
réactifs. A défaut de pouvoir changer la socio-économie du monde, à tout le moins avonsnous un champ d’action inestimable au niveau des individus et de leurs histoires, dans la
préservation d’une qualité de vie.
Références bibliographiques
Adam, Philippe et Claudine Herzlich, 2002, Sociologie de la maladie et de la médecine, Paris,
Nathan.
Berkes, Fikret, Carl Folke et Johan Colding, 1998, Linking social and ecological systems:
management practices and social mechanisms for building resilience, Cambridge University
Press.
Chauvel, Louis, 1999, Le destin des générations. Structures sociales et cohortes en France au
XXe siècle, Paris, PUF.
Coenen-Huther, Josette, Jean Kellerhals, Malik von Allmen, 1994, Les réseaux de solidarité
dans la famille, Lausanne, Réalités sociales.
Cohen, Daniel, 1997, Richesse du monde, pauvretés des nations, Paris, Flammarion.
Da Cunha, Antonio, Jean-Philippe Leresche et Isabelle Vez, 1998, Pauvreté urbaine. Le lien
et les lieux, Lausanne, Réalités sociales.
Flückiger, Yves, 1996, « Du travail à l’exclusion sociale », in Cahiers du CFPS - Travail et
Exclusion, vol. 6, pp. 181-186.
Fragnière, Jean-Pierre (éd.), 1995, Repenser la sécurité sociale, Lausanne, Réalités sociales.
Fragnière, Jean-Pierre, et al., 1996, Cantons et communes face aux situations de précarité,
Fribourg, Institut du fédéralisme.
Moen, Phyllis, Donna Dempster, Robin Williams, 1989, « Social integration and longevity:
an event-history analysis of women’s roles and resilience », in American Sociological Review,
vol. 54(4), pp. 635-647.
Pourtois, J.-P. et H. Desmet (eds.), 2000, Relation familiale et résilience, Paris, L'Harmattan.
Stassen, Jean-François, 2001, « Une vie sous contraintes. Approche microsociologique de
l’exclusion », in L’exclusion et l’insécurité d’existence en milieu urbain, Liège, Pire, pp. 1384.
Tedeschi, Richard G.., Crystal L. Park, Lawrence G. Calhoun, N.J. Mahwah, 1998, Posttraumatic growth: positive changes in the aftermath of crisis, Londres, L. Erlbaum.
Van Hooland, Michelle, 2002, La parole émergente : approche psycho-sociolinguistique de la
résilience : parcours théorico-biographique, Paris, L'Harmattan.
United Nations, Department of Economic and Social Affairs, 1999, Vulnerability and poverty
in a global economy: report of the Committee for Development Policy on the first session (2630 April 1999), New York, United Nations.