La creation litteraire au Niger: cas du roman
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La creation litteraire au Niger: cas du roman
A.S. Kindo Patengouh Aïssata S. Kindo Patengouh enseigne la littérature générale et comparée, la littérature africaine et l’expression orale et écrite au Département de Lettres modernes à l’Université Abdou Moumouni de Niamey. E-mail: [email protected] La creation litteraire au Niger: cas du roman La création littéraire au Niger: cas du roman La littérature, comme tous les arts, est en partie géographiquement et historiquement déterminée. En dépit de son caractère imaginaire, elle maintient des liens étroits avec son contexte d’émergence. La littérature africaine est en partie une illustration des déterminismes de ce genre, dus en grande partie au choc de la colonisation. Néanmoins, elle se nourrit aussi de mythes autochtones – anciens et nouveaux – de l’héritage colonial et des nouvelles mentalités issues de la décolonisation. Cependant, certains choix politiques et idéologiques soulignent la spécificité de chaque pays. Nous avons voulu, en tant que nigérienne, contribuer à donner un peu plus de visibilité à la production littéraire et surtout au roman nigérien. A vrai dire, celle-ci est récente, car le premier récit nigérien fut publié en 1959. Cet article propose de se pencher en particulier sur le problème fondamental de la relation entre le roman produit au Niger et la société nigérienne, et par extension, entre la littérature du Niger et sa société d’émergence. Sur la base d’une étude thématique, dans l’esprit de la sociocritique, nous tenterons de remettre dans son contexte d’émergence un corpus de onze romans, parus entre 1977 et 1993. Le milieu géographique ou spatioclimatique est omniprésent et dominant dans ces textes; il existe une focalisation récurrente sur le milieu socioculturel traditionnel qui demeure d’actualité, tandis que le milieu socioculturel moderne est très déterminant mais point aussi dominant que l’espace rural. Ce sont là quelques éléments de base du roman nigérien. Ils suggèrent divers aspects d’une identité collective. Toutefois, ils ne fournissent pas en eux-mêmes l’évidence suffisante d’une littérature spécifiquement nigérienne. Mots-clés: Niger, littérature nigérienne, roman, géographie, climat, identité collective. La littérature, comme tous les arts, est en partie géographiquement et historiquement déterminée. En dépit de son caractère imaginaire, elle maintient des liens étroits avec son contexte d’émergence. La littérature africaine est en partie une illustration des déterminismes de ce genre, dus en grande partie au choc de la colonisation. Néanmoins, elle se nourrit aussi de mythes autochtones – anciens et nouveaux – de l’héritage colonial et des nouvelles mentalités issues de la décolonisation. Cependant, certains choix politiques et idéologiques soulignent la spécificité de chaque pays. Au Niger, la littérature écrite d’expression française, récente et peu connue, est née du choc de la colonisation. Or, l’établissement des premiers postes coloniaux français ne remonte qu’à 1867, et qu’il a fallu attendre 1922 pour que le pays devienne une colonie de l’Afrique Occidentale Française (AOF), situation qui explique en partie la jeunesse TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 280 de la littérature nigérienne, comparée à celle de pays comme le Sénégal, (ou des textes littéraires en français datent de la seconde moitie du XIXème siècle), le Bénin ou le Congo En fait, depuis la fin du XIXème siècle, il existe sur le Niger une littérature écrite d’expression française, mais elle est le fait spécifique d’auteurs français. Elle est composée de romans, nouvelles, poèmes et pièces de théâtre, sans compter des textes documentaires comme les rapports de mission et les récits de voyage. Ainsi dès 1863, paraissait Cinq semaines en ballon de Jules Verne dans la catégorie des romans d’aventure. Deux des quarante-quatre chapitres sont consacrés au survol du Niger: le Samergou, Zinder puis le pays Songhay. En 1902, Henri de Noville publie Le Trésor de Mérande, où l’on voit un jeune homme traverser une partie de l’Afrique, dont le pays Songhay. Dans la catégorie des romans proprement dits, nous avons Ma femme au Niger d’Edouard de Meringo, paru en 1919, qui dépeint l’ambiance déprimante la société des colons. La grande Fauve de Christian Chéry, publié en 1955, raconte la passion d’un jeune homme, travaillant dans une société commerciale, pour une jeune nigérienne, passion qui le conduira au meurtre. Dans la catégorie des nouvelles, Jean d’Esme publie en 1949 Sables de feu, recueil de trois récits dont l’un, « La marche vers le soleil », est consacré au Niger. Il y évoque l’assassinat de Cazemajou par Voulet et Chanoine à Zinder. Pour ce qui est de la poésie, citons l’ouvrage de Michel Peron, L’ère nigérienne, paru en 1926, comportant deux poèmes sur les Peuls et les Touaregs concernent le Niger. Il faut aussi mentionner les nombreux poèmes, pour enfants surtout, publiés par Andrée Claire dans le journal Le Niger entre 1963 et 1974. En ce qui concerne le théâtre, enfin, François de Curel monte, en 1905, une pièce en trois actes, Le coup d’aile, qui se veut une « suite » de l’affaire Voulet-Chanoine.1 Ainsi les thèmes traités par cette littérature sont des plus divers et vont de l’aventure à l’histoire en passant par la peinture de la société et du pouvoir issus de la colonisation, et les évolutions telle que les couples mixtes, parmi d’autres aspects de la société coloniale. Il faudra attendre la veille de la seconde guerre mondiale pour assister aux premières productions d’auteurs nigériens2 et la veille de l’indépendance (1959) pour voir paraître le premier récit nigérien d’expression française, Les grandes eaux noires d’Ibrahim Issa, alors qu’étaient publiés dès 1926 au Sénégal, Force bonté de Bakary Diallo, au Bénin, L’esclave de Couchourou et dès 1948 au Congo, N’Gando le crocodile de Laman Tshibamba. Cette autre littérature écrite francophone entretien avec celle la métropole différents rapports qui vont de l’imitation au refus, de la TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 281 contestation à l’indifférence mutuelle, et ce tout genre compris. Qu’en est-il du roman produit au Niger? Rend-il témoignage à la réalité géographique, historique et sociologique? Dans quelle mesure ce roman peut-il être perçu comme étant spécifiquement nigérien? En d’autres termes, quels sont les rapports entre le roman – et la littérature – produits au Niger et la société nigérienne? Notre analyse se fera en deux temps. Dans un premier temps, nous étudierons les rapports qu’entretient le roman produit au Niger avec son environnement. Cela nous permettra de voir quelles sont les composantes de ce milieu qui participent le plus activement à la création romanesque. Dans un second temps, nous essayerons de voir si, dans sa forme actuelle, ce roman peut être identifié comme un produit spécifiquement nigérien. Cela nous permettra de savoir si l’on peut parler d’une littérature propre au Niger. Notre approche dans le cadre de ce travail se veut thématique et s’inscrit dans une perspective sociohistorique. Pour les formalistes, le processus de la création littéraire s’organise autour de deux moments importants: le choix du thème et son élaboration. Dans son article, « Thématique », Tomachevski nous laisse entendre que l’intérêt d’une œuvre dépend essentiellement du lecteur et de l’actualité du thème. La forme élémentaire de l’actualité nous est donnée par la conjoncture quotidienne. Cependant, nous dit-il, les œuvres d’actualité ne survivent pas à cet intérêt temporaire qui les suscitent. L’importance des thèmes est réduite dans ce cas parce qu’ils ne sont pas adaptés à la variabilité des intérêts quotidiens de l’auditoire. Inversement, plus le thème est important et d’un intérêt durable, plus la viabilité de l’œuvre est assurée. En repoussant les limites de l’actualité, nous pouvons arriver aux intérêts universels qui, au fond, restent les mêmes tout au long de l’histoire humaine. Cependant, ces thèmes universels doivent être nourris par une matière concrète; or, cette matière sans liens à l’actualité, demeure sans intérêt (Tomachevski, 1965: 226). Ainsi donc, les particularités de l’époque de création de l’œuvre littéraire sont déterminantes en ce qui concerne l’intérêt de la thématique choisie. Ajoutons que la tradition littéraire et les tâches qu’elle impose ont également un rôle prépondérant et se place parmi ces conditions historiques. A l’instar de la thématique, la sociologie du texte ou sociocritique cherche à définir les rapports discursifs entre la théorie et l’idéologie, d’une part, et entre la théorie et la fiction de l’autre. Ainsi, la sociologie du texte préconisée par Zima (1985: 16) a pour ambition de « devenir une science à la fois empirique et critique, capable de tenir TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 282 compte des structures textuelles et du contexte social dont elles (les œuvres littéraires) sont issues. » Selon Zima, l’univers littéraire, en tant que système autonome, réagit aux changements culturels, sociaux et économiques. Le roman serait donc le reflet de la société dont il émane. Mais il faut savoir, dit-il, dans quelle mesure l’univers sémantique et narratif du roman constitue un fait social. A quel niveau le texte romanesque peut-il être relié aux structures sociolinguistiques, discursives d’une époque? Il faut se rappeler, en outre, le fait que tout discours, qu’il soit théorique ou littéraire, déforme le réel sur le plan sémantique et narratif. Il s’agirait donc de rendre compte de ces déformations. Quel parti peut-on tirer de ces propos critiques pour l’étude des textes de notre corpus? Notre corpus d’étude se compose de onze romans parus entre 1977 et 1993: Waay dulluu (1981) d’ Ada Boureima; Abboki, ou l’appel de la Côte (1978) et Caprices du destin (1981) de Halilou Sabbo Mohamadou; La camisole de paille (1987) d’Adamou Idé; Souvenirs de la boucle du Niger (1980) de Kélétigui Amadou Mariko; Sarraounia (1980) d’Abdoulaye Mamani; Gros plan (1976) et Le Représentant (1977) d’Idé Oumarou; Quinze ans çà suffit! (1977), Le Nouveau juge (1982) et L’honneur perdu (1993) d’Amadou Ousmane. Un Facteur dominant dans la creation romanesque Dans la totalité des œuvres citées plus haut, nous avons noté une forte présence du milieu spatio-climatique (géographique). En effet, tous ces romans traitent des difficultés liées au milieu de vie des populations paysannes, lequel les poussent à l’exode en quête de lendemains meilleurs. Ce sont, entre autres, la pauvreté des sols, les températures très élevées relevant de la forte insolation, l’irrégularité et la faiblesse des précipitations, la désertification, les nombreuses sécheresses, les exodes massifs. L’inquiétude en rapport avec la pluviométrie perce dans le propos suivant d’un narrateur: « alors que 400 mm de pluie sont considérés comme une pluviométrie normale, il n’était tombé que 130 mm, c’est-à-dire trois fois moins que d’ordinaire » (Ousmane, 1985: 14). Les conséquences de cette fâcheuse situation préoccupent particulièrement le romancier nigérien qui va alors se fixer pour tâche de réconcilier les populations (elles abandonnent de plus en plus les villages où la vie est devenue dure pour les villes ou même d’autres contrées) avec leur espace vital soulignant du coup l’importance de celle-ci. Aussi Mohamadou Halilou met-il ces paroles dans la bouche de son personnage central, Amadou, qui tire cette leçon de son aventure ivoirienne: « il n’est point besoin de s’expatrier pour s’enrichir. La TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 283 véritable richesse, c’est la terre de nos ancêtres » (Halilou, 1978: 53). Il affiche son intention de provoquer une prise de conscience de la vanité des illusions de tous ceux dont le rêve de bonheur est conditionné par l’exode, soutenant, d’après la sagesse populaire nigérienne, qu’ « un lion devient un rat dans le village d’autrui ». Le milieu socioculturel traditionnel (pré colonial) est récurrent et encore présent à travers des procédés telles que l’exaltation du passé ou la restauration de l’oralité. C’est le désir et la volonté de revaloriser ce passé bafoué de rendre au Noir son identité perdue, plus que la nostalgie du monde traditionnel qui motivent le choix des écrivains œuvrant pour réhabiliter des figures héroïques du passé. Tel est le cas d’Abdoualye Mamani dont le roman, Sarraounia, dont la protagoniste elle-même, exalte les valeurs morales traditionnelles tels que l’honneur, la dignité, le courage, la bravoure, la tolérance, le respect… ). Ecoutons-la: La lutte sera dure, mais nous nous battrons jusqu’au dernier, car on ne dira jamais que les Aznas se sont rendus sans combat. N’oubliez pas qu’en luttant pour défendre nos foyers et notre liberté, nous nous battons aussi pour l’honneur de tous les Aznas, pour le NOM des Aznas! Oui! Nous nous battrons jusqu’à la mort pour que, quand nos os auront blanchi dans le sable, nos griots, les fils de nos griots, les petits-fils de nos griots chantent le courage et l’honneur des Aznas. Je n’ai pas donné de fils aux Aznas, mais je leur léguerai plus qu’un fils, plus que la vie, plus que toutes les richesses, je leur léguerai un NOM. J’ai donné au peuple Azna la fierté d’ ETRE (Mamani, 1980: 116). Le milieu socioculturel moderne (colonial et post colonial), déterminant, n’est pas pour autant dominant et n’a pas la même présence que les milieux rural et traditionnel. Il est de plus en plus occulté. En effet, l’heure n’est plus aux récriminations contre les Blancs ou contre la colonisation, mais plutôt à l’affirmation d’une identité propre, de la Négritude. Par ailleurs, les sujets les plus brûlants du moment occupent le devant de la scène thématique du roman produit au Niger. Il s’agit par exemple de celui de la sécheresse, qui, bien que persistant et habituel demeure un problème crucial dans un pays comme le Niger où l’agriculture sous pluie est la première ressource dont dépendent 80% de la population. Le thème de la tradition, des coutumes et des pratiques traditionnelles face à la modernité est tout aussi récurrent et actuel et se traduit parfois, chez les personnages comme Fatou dans La Camisole de paille, par un désir d’émancipation, par un refus de ce que certaines coutumes TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 284 ont de restrictif et de privatif ou de dégradé, telle la commercialisation de la religion (maraboutage, fétichisme). En effet, un fait marquant du le roman nigérien c’est le recours fréquent des protagonistes aux pratiques animistes pour se sortir d’un mauvais pas, d’une situation fâcheuse, ou encore, pour se protéger contre ses ennemis, ou acquérir des pouvoirs ésotériques. Dans Caprices du destin, Kasko, alors candidat à la députation, va solliciter les services de Boka, le féticheur du village pour, dit-il, augmenter ses chances de succès. De même, Sidi Balima, le député accusé de malversation (il est accusé d’avoir détourné à son profit l’aide alimentaire destinée aux sinistrés de la famine) dans Quinze ans çà suffit! recourt au talent d’El Hadj Badara, son marabout attitré, pour échapper aux sanctions. Dans Le Représentant, Zéno, la femme de Siddo le piroguier, fait appel à Tanti Binta et à ses pouvoirs surnaturels pour sauver son époux des griffes du goum Touré, qui, non content de l’exploiter, a également juré sa perte. Les exemples sont légion. L’actualité, dont Tomachevski souligne l’importance dans son article intitulé « Thématique », occupe ici l’avant-scène. En effet, sécheresse, exode rural, maraboutage, fétichisme, par exemple, sont des maux qui minent la société nigérienne. Qui plus est, ces phénomènes vont en s’accroissant au fil du temps. Conformément au constat de ce critiique, les thèmes de l’œuvre littéraire sont ici « habituellement coloré d’émotion », « évoque donc un sentiment d’indignation ou de sympathie », et contient « un jugement de valeur ». L’écrivain nigérien est porteur de messages. Il se fixe le but de dénoncer les travers de la société et d’essayer de trouver des solutions. Le résultat c’est que ses œuvres, puisant leurs sources dans la réalité historique ou sociale du terroir, sont didactiques et moralisatrices. Et selon la veine choisie, nous avons plusieurs types de romans. Le roman historique par exemple, comme son nom l’indique, prend l’histoire (un événement historique particulier) comme un point de départ. Le fait historique, même établie, subit cependant un profond travail de création. L’écrivain fait une œuvre de recréation; la réalité qu’il présente se trouve fortement teintée de fiction. Ainsi le roman historique emprunte les procédés techniques et narratifs du récit traditionnel, mais il est surtout le produit de l’imaginaire de l’auteur qui, par le truchement de l’œuvre, révèle d’abord son idéologie et ensuite celle de la collectivité. Ce travail de fiction sert surtout à mettre en relief les valeurs à la défendre. Dans Sarraounia, par exemple, il y a une mise en valeur, une sur personnalisation de l’héroïne par le procédé TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 285 de mythification, à la seule fin de la réhabiliter. Sarraounia devient le symbole du peuple Azna; de la défense des valeurs morales et culturelles de ce peuple peint sous un angle positif alors que les envahisseurs, les usurpateurs blancs, sont décrits sous un éclairage négatif. Sarraounia est parée de toutes les qualités d’une déesse: courage, bravoure, dignité, force, sens de l’honneur, sens de la stratégie, beauté, élégance, classe, féminité, à l’exclusion des traits féminins considérés comme étant handicapants pour une femme d’une telle stature (elle n’a jamais connu les affres des grossesses répétées qui altèrent le corps, elle jouit d’une grande liberté sexuelle à l’instar des hommes; apanage dont aucune femme ne bénéficie à cette époque). L’honneur perdu d’Amadou Ousmane prend aussi l’histoire du Niger pour source d’inspiration. Il retrace le rôle joué par le peuple nigérien dans l’instauration de la démocratie se focalisant plus particulièrement sur les événements du 9 février 1990 au cours desquels étudiants et forces de l’ordre s’affrontèrent, occasionnant des pertes en vies humaines.3 Le roman autobiographique laisse une grande part au réel et peu de place à la fiction. Il prend l’apparence d’une chronique ou d’un témoignage où auteur et narrateur se confondent. C’est le cas de Kélétigui, vétérinaire sous la colonisation, qui retrace dans Souvenirs de la boucle du Niger les événements qu’il a vécus et dont il a été témoin dans une région qui, à l’époque comprenait le Mali, le Niger et une partie de la Haute Volta (actuel Burkina Faso). De même, Mahamadou Halilou fait de Caprices du destin (1981) le récit des multiples facettes de sa vie, d’abord en tant que jeune instituteur de campagne en conflit avec l’administrateur colonial, puis en tant que fervent militant du Parti Progressiste Nigérien pour le Rassemblement Démocratique Africain (PPN/RDA), et enfin en tant que dissident, membre actif du Sawaba, parti socialiste qui incarnait l’opposition au premier régime de l’après indépendance. Mais dans un autre cas de figure, le projet autobiographique est porté soit le protagoniste (Gambo dans Waay dulluu) Amadou dans Abboki, ou l’appel de la côte)soit par le narrateur ou par les narrateurs. Précisons toutefois que Halilou fait figure de narrateur uniquement dans le premier chapitre de l’œuvre avant de passer le relais à Amadou pour la suite du récit. Ce choix (récit à la première personne) qui détermine comme focalisation unique le discours du narrateur, affaiblit la qualité du dialogue qui dépend en grande partie du seul point de vue l’un des inter actants.4 TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 286 Le roman réaliste a, pour sa part, le vécu social, la réalité quotidienne pour point de départ. A partir de là, le romancier, grâce à la fiction, à la force de son imaginaire, s’engage dans la lourde tâche de reproduire cette réalité dans ses aspects positifs ou négatifs, selon le but qu’il s’est assigné: de la défendre ou de la pourfendre. On peut donc dire que la réalité occupe une place non négligeable dans la création romanesque au Niger. La fiction n’est, pour l’écrivain, qu’un moyen de faire valoir la réalité ou sa réalité (celle qu’il a décidée d’exposer). Mais on peut aussi dire que le romancier nigérien restitue bien les caractéristiques de son milieu, de son époque. Se sentant concerné par les problèmes de la société, il s’associe le plus souvent aux aspirations de la minorité, du défavorisé, du brimé, de l’opprimé (Quinze ans çà suffit!, Le Nouveau juge, Sarraounia). L’écrivain nigérien est donc très engagé dans la lutte contre l’injustice sociale, contre les abus en tous genres. Cela se révèle surtout par le biais de la satire acerbe du pouvoir politique. Hormis Sarraounia (1980), qui plante son décor à la fin du XIXème, le roman produit au Niger dans son ensemble, évoque avant tout la réalité contemporaine des Nigériennes. Reflétant effectivement la société nigérienne, cette littérature répond ainsi aux critères de définition de la sociocritique développée par Zima. Elle permet par ailleurs de suivre le cheminement, l’évolution, les diverses mutations subies par cette société au cours de son histoire. En effet, le roman nigérien permet de suivre l’évolution du Niger sur le plan politique. Des romans comme Caprices du destin, Souvenirs de la boucle du Niger et Sarraounia mettent en scène le Niger à l’heure de la colonisation et notamment les exactions commises par les colons sur les populations indigènes pour lesquelles ils ne ressentaient que mépris. Ce mépris s’exprime dans la bouche du commandant Goumaibe: « Seule la trique compte avec les nègres, ces grands enfants auxquels nous devons inculquer par tous les moyens les bienfaits de la noble civilisation française » (Halilou, 1981: 28-29). Mais le Niger post indépendance a lui aussi ses problèmes comme en témoignent Abboki, ou l’appel de la côte, Quinze ans çà suffit! et Gros plan, où l’on voit le peuple nigérien en butte à l’indifférence, au dédain et à l’égoïsme des nouveaux dirigeants nationaux, perdre toutes ses illusions quant à l’amélioration de ses conditions de vie: « On nous a toujours vanté les bienfaits de l’indépendance. Heureux, nous disions finis les abus, la corruption, les brimades et les humiliations, puisque le colonisateur était parti. Nos frères détiennent à présent le pouvoir. Malheureusement, comme vous le constatez, tout n’est que vaines illusions » (Halilou, 1978: 19). La réaction TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 287 des populations nigériennes au coup d’Etat perpétré par le général Kountché est traité dans Quinze ans çà suffit!, tandis que le comportement des dignitaires du régime issu de ce coup est mis en lumière dans Le Représentant: « Dans les rues, les manifestants, par milliers, défilaient aux cris de: vive l’Armée! A bas le parti! Quinze ans çà suffit! » (Ousmane, 1985a: 134). En conclusion, nous pouvons dire que le romancier nigérien plaide implicitement pour une société progressiste (qui tiendra compte de l’évolution du monde et des nouvelles réalités sociales) mais qui respectera cependant la personnalité profonde, l’identité du peuple nigérien (maintien de certaines valeurs morales et culturelles traditionnelles). Ce plaidoyer appelle de ses vœux une société plus juste, dont les dirigeants politiques auraient à cœur le bien-être de leur peuple, où le peuple pourrait apporter sa contribution: « Je voudrais voler au secours de tous les brimés, les opprimés, les laisser-pour-compte et tous ceux-là, nombreux, qui dans ce pays, pour des tas de raisons, sont bousculés, piétinés, oubliés, jugés et condamnés trop hâtivement comme s’ils n’étaient pas eux-aussi des hommes » (Ousmane, 1985a: 121-122 ). Ce genre de préoccupation est un leitmotiv constant du roman nigérien, où les questions sociales sont mises en rapport avec les éléments spatio-climatiques et socioculturels des milieux traditionnel et moderne. De ce fait, le roman produit au Niger est bien le reflet de ces milieux à des degrés divers. Est-ce à dire qu’on peut parler d’un roman spécifiquement nigérien, et par extension, d’une littérature nigérienne? Une creation romanesque en quete d’une identite Depuis 1976, avec la parution de Littérature d’Afrique noire de langue française de Robert Cornevin et Anthologie de la littérature congolaise d’expression française (1976) de Jean-Baptiste Tati Loutard, nous assistons à la naissance d’une nouvelle approche de la littérature qui est de plus en plus envisagée sous un angle national. Le romancier congolais Emmanuel Dongala explique ainsi les raisons de ce changement: S’il est légitime de parler d’une « littérature africaine », il est de plus en plus évident que les pays autrefois uniformisés par la colonisation se sont de plus en plus différenciés avec les années qui passent, et chacune de leurs sociétés engendre des préoccupations ou du moins des priorités divergentes selon le type de régime politique qu’elles subissent…! (cité par in Chevrier, 1984: 9). TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 288 Il préconise d’envisager l’Afrique littéraire non plus sous une forme monolithique, mais de tenir compte de la personnalité culturelle propre à chacun des Etats, voire des régions qui la composent. Toutefois, ni Cornevin ni Tati Loutard n’ont clairement posé le problème théorique des littératures nationales, problème qui est au contraire appréhendé sans ambages par Arlette et Roger Chemain dans Panorama critique de la littérature congolaise (1979), par Amadou Koné et alii dans Anthologie de la littérature ivoirienne (1983) et par Kadimu Nzuji, dans la préface à l’Anthologie de la poésie camerounaise d’expression française, compilée sous le titre Poèmes de demain (1982) par Paul Dakeyo. De même, l’on ne saurait parler de littératures nationales sans faire référence à l’ouvrage du critique béninois, le professeur Adrien Huannou, Les littératures nationales (1989) qui développe longuement le sujet. Pour Kadimu Nzuji, chaque pays vit une situation qui lui est particulière, à laquelle il tente d’apporter une réponse spécifique en fonction de ses intérêts et de ses objectifs. Dès lors, à son sens, la littérature qui est elle-même réponse aux sollicitations, voire aux défis de notre temps et de notre environnement, s’imprègne tout naturellement des courants idéologiques qui informent et sous-tendent son lieu de production. Elle se pose comme un miroir de la conscience collective. Pour Arlette et Roger Chemain, trois conditions sont nécessaires pour que l’on puisse parler à bon escient de littérature nationale: (a) un nombre d’écrivains et un corpus d’œuvres publiées suffisant; (b) une certaine continuité (enracinement dans le passé et vitalité de cette littérature); (c) l’existence de traits communs à l’ensemble des œuvres découlant de traditions culturelles et d’une expérience historique communes (Chevier, 1984: 230). Pour Ngandu Nkashama, ce sont les œuvres littéraires elles-mêmes qui portent les marques des situations propres à chaque pays, alors que Huannou privilégie, pour sa part, les critères géographique et culturel qu’il estime suffisants pour créer les conditions d’une littérature nationale. Il importe plus, dit encore Huannou, qu’il y ait une communauté de préoccupations sociales et culturelles chez les écrivains d’un pays et qu’on étudie la relation qu’a la littérature avec l’histoire de ce pays. On peut estimer, en effet, qu’une littérature existe à partir du moment où elle met à la disposition du lecteur un certain nombre d’œuvres spécifiques de par leur thématique, leur écriture, leur enracinement dans une culture et les modèles dont elles s’inspirent. C’est ici que TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 289 devrait intervenir une étude minutieuse des préoccupations propres à tel ou tel écrivain, de son style, des influences littéraires ou culturelles qu’il reflète, de l’imaginaire dans lequel baignent ses créations, du génie de la nation ou du groupe ethnique dont il se fait à la fois le porteparole et le miroir. Partant de ces observations et thèses des critiques sur la dimension nationale d’une littérature, est-il possible de distinguer une production romanesque spécifiquement nigérienne? Peut-on distinguer, dans les textes produits, des traits distinctifs, indices de nationalité? Le caractère national des œuvres est, en effet, susceptible de se manifester à travers les modalités de la communication littéraire du pays ou encore à travers l’écriture et la thématique (l’expression et le contenu). Même si nous n’oublions pas que bien de choses rapprochent les écritures au-delà des frontières nationales. Au niveau de la structure de l’œuvre (écriture et thématique) et de la sémantique du texte, on peut envisager quelques modalités permettant de déceler la référence à un pays lorsque celui – ci n’est pas désigné. Dans un certain nombre de textes, l’écrivain paraît vouloir mettre en scène non pas un espace national précis – réel ou imaginaire – mais plutôt « un pays ». Il s’agit pour cette catégorie d’écrivains de montrer que le cadre géographique, loin de se réduire à un espace purement physique, à un décor, témoigne au contraire d’une incessante présence humaine et culturelle. Celle-ci apparaît à travers une multitude de traces ou de marques qui renvoient à des pratiques sociales, à des événements historiques ou à des représentations collectives que les écrivains se proposent de repérer. D’autres romanciers, en revanche, choississent de situer l’action de leur roman dans un cadre sociopolitique facilement identifiable, que le lecteur aura tout loisir de retrouver sur une carte d’Afrique. Cette démarche-ci a deux buts principaux: montrer que l’environnement géographique est saturé de sens culturel; présenter les faits et les données de l’expérience à travers l’utilisation d’une catégorie spatio-temporelle nouvelle, à savoir la nation. Cependant la focalisation des écrivains sur la question du politique, l’incessante interrogation sur la nature de l’indépendance et la dénonciation d’une réalité sociopolitique jugée intolérable s’opèrent souvent dans des œuvres littéraires qui, dans la majorité des cas, ont pour cadre des pays imaginaires. Ces textes ne produisent aucun message clair qui autoriserait le lecteur à identifiier complètement l’espace imaginaire présenté dans la fiction ou l’espace sociopolitique correspondant à un pays bien précis. Les TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 290 indices conduisent alors simplement à la formulation d’hypothèses. L’espace romanesque renvoie alors à « l’Afrique en général », à « un pays africain » voire même à un pays en voie de développement. Cette stratégie de camouflage peut se lire comme une attitude de prudence et de méfiance à l’égard de la rage vindicative des pouvoirs décrits plus haut. Mais il n’est pas impossible d’y voir aussi une manière de signifier que par delà les limites micro-étatiques et les situations sociopolitiques s’inscrit la problématique générale du système néo colonial, et ses angoisses et déchirements donnant lieu à des configurations diverses. Selon Ibrahima Baba Kaké, l’histoire nationale se doit d’être expression artistique et leçon de morale. L’œuvre d’inspiration historique entretient avec l’histoire de multiples relations: elle prend pour objet l’histoire, est elle-même soumise à l’histoire, partie intégrante de l’histoire qui la « conditionne quant à son surgissement, ses formes, son évolution, son impact social » (Lukács, 1965: 2). L’auteur de l’œuvre historique est lui-même conditionné par la société historiquement située dans laquelle il vit. Ceci oriente et explique sa vision de l’époque qu’il a choisie comme objet de son roman, et ce choix même. Par ailleurs, les buts assignés à une œuvre d’une telle envergure sont: de faire connaître le passé de l’espace choisi, réhabiliter les héros de ce passé, se servir de ce passé pour poser les problèmes actuels (dont celui de l’identité) et y puiser des leçons. C’est ce que Baba Kake appelle la reconquête du temps historique de la nation et de l’espace national. A ce titre, une littérature nationale s’occupe de dessiner les contours d’une identité propre. Mais de nos jours, l’identification ne peut plus se restreindre à la dimension nationale. L’écrivain s’adresse non seulement à son peuple, à ceux de sa race, mais à tous ceux qui partagent les mêmes conditions de vie et les mêmes aspirations. Ainsi dimension nationale et continentale se mêlent et se complètent à partir d’une prise de conscience commune du rôle de l’histoire comme matériau et moteur d’une nouvelle littérature pour de nouvelles nations. L’application de cette analyse à la production romanesque du Niger montre que celle-ci répond seulement à certains des critères pris en compte. La création romanesque est en rapport surtout avec son environnement (les milieux spatio-climatique, sociopolitique, culturels traditionnel et moderne) et le romancier écrit surtout sur réalités de son pays. Tout se passe comme si les faits et la réception exigeaient cette écriture-là pour dire son pays. TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 291 Il en est ainsi des toponymes, anthroponymes, des expressions et traductions littérales, et de la sagesse populaire qui campent les œuvres dans leur aire géographique et culturelle et traduisent toute la subtilité des langues nigériennes (ici le zarma et le haoussa). Certaines phrases comme celle-ci, dans le texte français: « enfin bref, ma bouche est pleine de tabac », représentent une traduction littérale d’une expression dans une langue nationale, en l’occurrence le haoussa (« baki na da taba »). La phrase en français « ne fait pas sens » sauf pour un locuteur du hausa qui saurait y décoder la décision de réserver son opinion. Pour en revenir aux marques spécifiques du roman produit au Niger, nous pouvons assurer qu’il existe effectivement une communauté de préoccupations sociales et culturelles chez les écrivains nigériens. Ces préoccupations résident dans le fait que tous souhaitent et militent pour l’avènement d’une société meilleure, une société plus juste et équitable dans le partage des richesses nationales; une société progressiste, (qui évolue avec son temps) mais qui tiendra cependant compte du fonds culturel personnel du Nigérien tout en extirpant ce que la tradition a de négatif; une société dans laquelle le peuple pourra s’épanouir sans avoir à subir exactions, abus et oppressions de toutes sortes. L’étude de notre corpus nous renvoie l’image d’une thématique qui n’est pas spécifique à la littérature nigérienne. Elle tend, au contraire, à être régionale (Sahélienne ), voire universelle. La colonisation et son cortège de maux, la gestion politique catastrophique des régimes post coloniaux, la sécheresse, l’amour contrarié, le conflit des générations, la peinture de la société traditionnelle sont des les éléments de cette thématique. Mais ces thèmes ont été abordés par nombre d’écrivains africains. Sembène Ousmane (Les Bouts de bois de Dieu, 1960) dénonce les abus de l’administration coloniale, thème qu’on retrouve aussi chez Mongo Béti (Ville cruelle, Présence Africaine, 1954) ou Ferdinand Oyono (Le Vieux Nègre et la médaille, Une Vie de boy, Julliard, 1956); Alioum Fantouré (Le Cercle des tropiques, 1972), Ahmadou Kourouma (Les Soleils des indépendances, 1970), Tierno Monénembo (Les Crapaux-brousse, 1979), William Sassine (Le jeune homme de sable, 1979) … font le procès des régimes post coloniaux et des nouveaux dirigeants; Mandé Alpha Diarra (Sahel, sanglante sécheresse) montre les méfaits de la sécheresse et de la mauvaise gestion du pouvoir politique; Seydou Badian (Sous l’orage) met en scène le conflit des générations et le conflit tradition/modernisme; Camara Laye (L’Enfant noir, 1953) peint la société africaine traditionnelle. Si les thèmes que développe cette littérature peuvent être considérés TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 292 comme universels, leur expression (le style dans lequel ils sont exprimés) l’est moins. Exprimée dans la langue de l’ancien colonisateur, cette littérature n’en porte pas moins les préoccupations et les marques de la société nigérienne. Les images, symboles, croyances, mythes et légendes du terroir nigérien colorent fortement les tentatives stylistiques des auteurs. Pour ce qui est de la question de la reconquête de l’espace et du temps historique, les romanciers nigériens y souscrivent de plus en plus. On peut noter chez eux une nette tendance à ancrer leurs textes dans leur terroir mais aussi à faire revivre le passé historique et, par conséquent, les héros du passé ayant marqué l’histoire de cet espace. André Salifou et Mamani Abdoulaye en sont les chantres. Cette démarche a pour but (avoué ou non) d’affirmer une identité jusque-là bafouée, niée et confisquée par le colonialisme et les néocolonialismes. L’Etat post colonial, conçu comme une « émanation du peuple tout entier », est apparu bien vite comme un monstre dévorant ses enfants, avec sa bureaucratie envahissante, son hyper centralisation et sa sous-administration à l’échelon local, ses vestiges de tribalisme, ses résurgences de favoritisme et de népotisme, avec son parti unique, tenant lieu de ciment national, pour ne rien dire de l’armée, s’affirmant de plus en plus comme seul principe et unique moyen de gouvernement. La plupart des textes romanesques que nous avons étudiés font clairement allusion à ce cadre. C’est le cas d’Abboki, ou l’appel de la côte que l’auteur lui-même commence avec comme préambule la phrase suivante: « Au Niger, l’exode rural et surtout l’exode vers les pays côtiers constituent une réalité permanente qu’on ne peut négliger ou ignorer ». L’espace servant de cadre à l’action qui va se dérouler est clairement défini: d’abord le Niger et ensuite les pays côtiers (le récit évoque notamment la Côte d’Ivoire). La présence de noms de villes (Bouza, Tahoua), de villages (Garadoumé) ou de régions (vallée de la Magia) tous facilement repérables et identifiables sur une carte du Niger, dénote la volonté de Mahamadou Halilou Sabbo de « territorialiser » son œuvre. C’est aussi le cas de Gros plan (1987), où Idé Oumarou prend Niamey pour cadre de son histoire: « Capitale du Niger, Niamey n’en est pas moins, à certains égards, un petit village » (Oumarou, 1987a:50). Là également, aucun doute n’est permis quant au désir de l’auteur d’ancrer son roman dans son propre terroir. Pour celui qui ne connaît pas le pays, la démarche de Mahamadou Halilou Sabbo et d’Idé Oumarou est la bienvenue. Mais pour les natifs ou ceux qui le connaissent, d’autres indices identifiables pourront leur TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 293 permettre de le reconnaître même sans la précision faite par les auteurs. Ce sont par exemple les allusions à des lieux (toponymes): les villes de Tillabéry et Filingué, le Grand Marché (transposition du zarma (« Habu béné » qui signifie « marché d’en haut »), à des institutions ou sociétés privées ou étatiques (la BONAF, le crédit du Niger, la CNCA, l’USN, le PPN/RDA., le Cours Normal de Tillabéry [Ecole normale]).5 Pour ceux des romans qui ne situent pas clairement le paysage qu’ils mettent en scène, les informations qu’ils contiennent sur les toponymes, les peuples, la vie, la situation sociopolitique par exemple, peuvent permettre aux natifs de faire un rapprochement. Dans ses trois oeuvres (Quinze ans çà suffit!, Le Nouveau juge et L’honneur perdu), Amadou Ousmane décrit des « pays imaginaires » qui n’en sont pas vraiment car, acte conscient ou inconscient de l’auteur, ils portent en eux-mêmes les marques de leur identité. Derrière les Républiques du « Bentota », du « Babakassa » ou du « Bamoul », le lecteur averti peut facilement identifier le Niger. La célèbre sécheresse décrite dans Quinze ans çà suffit! rappelle aux Nigériens celle qui fit de grands ravages au Niger mais aussi dans tout le Sahel, en 1974. En outre, l’affaire du détournement des vivres de l’aide internationale ressemble à s’y méprendre au scandale de l’OPVN5 qui éclata à Niamey dans la même période. La double coïncidence frappante devient certitude, quand Amadou Ousmane, tout en clamant que cette histoire est imaginaire, affirme cependant en avoir tiré la matière de ses observations de journaliste (il fit un reportage sur le sujet), le doute n’est plus permis. Il en va de même pour cette anecdote du Nouveau juge où le fils d’un dignitaire du parti alors au pouvoir, donne la mort à un de ses camarades à la suite d’une altercation qui les a opposés lors d’une soirée dansante. Il s’agit d’un fait divers réel qui s’est passé à Niamey, dont l’auteur s’est inspiré comme en témoigne divers détails (les protagonistes, le motif, l’objet du délit). L’honneur perdu, pour celui qui sait, ne fait que retracer les événements ayant conduit le Niger à l’adoption du multipartisme. L’action des scolaires et étudiants nigériens, des syndicats, l’opposition des officiers et des sous-officiers qui tenaient depuis plusieurs années les rênes du pays en main, la mort de trois étudiants lors de la marche du 9 février 1990, les obsèques presque « nationales » qui leur ont été faites, sont autant d’indices de la vie politique du Niger à la veille de cette ère de démocratisation. En outre, on ne peut ne pas reconnaître en la personne du « Général Okala », l’ex-président du Niger, le Général Ali Saibou. Tout, du portrait qui en est fait d’homme débonnaire, dépourvu de TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 294 toute malignité, jusqu’au nouveau mandat de cinq ans qu’il venait d’enlever et l’annonce qu’il fit du retrait de l’armée de toutes les instances politiques dirigeantes du pays, conforte cette position. Nous pouvons constater à la lueur de tous ces exemples que le roman produit au Niger reste très tributaire du paysage (espace physique), puis du pays (paysage chargé de sens, témoignant d’une présence humaine, culturelle). La question de l’identité ou de la reconquête du temps historique, du passé est une préoccupation qui transparaît dans le roman produit au Niger. Sarraounia d’Abdoulaye Mamani incarne certainement la tentative la plus étonnante pour poser aujourd’hui la question de l’identité nigérienne. Cette volonté de trouver les racines de l’identité nigérienne dans une figure de femme, dans une religion animiste de préférence à toute autre, est délibérément affichée par Mamani pour rappeler à ses compatriotes des valeurs beaucoup plus anciennes que celles introduites par l’islam et la colonisation. A vrai dire, nous ne pouvons ignorer ni la volonté affichée par les romanciers nigériens de réhabiliter le passé nigérien ni la variété des formes (peinture de la société traditionnelle, restauration de l’oralité) qu’ils mettent à contribution. Cependant, le problème en matière de production littéraire au Niger demeure l’usage de la langue de l’ancien colonisateur, le français. Il n’est pas compris par un grand nombre de personnes, car seulement 30% de la population est alphabétisée, ce qui réduit considérablement le public en provoquant un décalage entre l’écrivain nigérien et la couche de la population dont il se fait l’ardent défenseur ou le porteparole (la masse paysanne). Cette écriture n’est pas, pour autant, sans effets dans la mesure où elle rappelle les dirigeants à l’ordre (en dénonçant et critiquant leurs actes), prend l’opinion internationale à témoin, instruit, distrait et moralise. En dépit de cela, nous pouvons affirmer qu’il y a bel et bien une création romanesque au Niger née avec le roman d’Ibrahim Issa, Les grandes eaux noires (1959) et que dix années séparent de Kotia Nima (1969) de Boubou Hama. L’évolution de la production romanesque est parallèle à celle en dents de scie de la littérature nigérienne toute entière, avec des périodes fastes (1960-1974), des périodes de prudence (1974-1987), voire de mutisme total pour certains genres. De 1960 à 1974, parmi des écrivains comme Djibo Mayaki, André Salifou, Abdoulaye Mamani, Abdoua Kanta, Boubou Idrissa Maïga, Bania Say… Boubou Hama va s’illustrer par sa florissante production. Auteur d’essais, Cet autre de l’homme (1972), Le double d’hier rencontre TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 295 demain (1973), Aujourd’hui n’épuise pas demain (1973); de romans, Kotia nima (1969), L’extraordinaire aventure de Bikado, fils de noir (1971); de pièces de théâtre, Soni Ali Ber (1971), La force du lait (1973); de contes, Contes et légendes du Niger en sept volumes (1971), Izé-Gani (1985). La période allant de 1974 à 1987, correspondant sur le plan politique au régime d’exception, a été la plus fructueuse sur le plan de la production romanesque. Les romanciers nigériens vont alors faire le procès du régime défunt (le premier régime post colonial) à travers des œuvres comme Gros plan (1976) d’Idé Oumarou, Quinze ans çà suffit! (1977) d’Amadou Ousmane; de la colonisation, Sarraounia (1980) de Mamani Abdoulaye, Caprices du destin (1981) de Mohamadou Halilou, si ce n’est tout simplement le procès de la société nigérienne, Le Nouveau juge (1982) d’Amadou Ousmane, Le Représentant (1977) d’Idé Oumarou, La camisole de paille (1987) d’Adamou Idé. Entre 1987 et 1990, période de décrispation sur le plan sociopolitique, et précurseur de l’ère du multipartisme, si les romanciers tombent dans un mutisme total, on voit cependant fleurir une nouvelle génération d’écrivains grâce aux concours littéraires organisés par le CCFN5 et le Mois du livre. Ces nouveaux écrivains dont Alfred Dogbe, Mahamadou Moussa, Kangaï Seyni Maïga, Hélène Kaziendé… vont s’illustrer dans deux genres: la novelle et la poésie. De 1990 à ce jour, la prose nigérienne a connu un regain d’intérêt grâce à la publication de nouvelles œuvres: L’honneur perdu (1990), Chant du terroir (1992), Fleurs confisquées (1992), Saison d’amour et de colère (1998), Les cauris veulent ta mort (1999), Le témoin gênant (2003)… Et fait très important, les femmes s’intéressent davantage à la chose littéraire. Nous avons constaté qu’il n’ y a pas eu d’œuvre majeure écrite par une femme de 1960 à 1987. En dehors du recueil de poèmes, Alternances pour le sultan (1982) de Shaïda Zarumey, les femmes se distinguent par des écrits isolés, publiés dans des journaux. Cette tendancest renversée par la nouvelle génération d’écrivains, parmi lesquels s’illustrent de plus en plus de femmes instruites et actives, lauréates de concours littéraires (de nouvelles et de poésie) et qui ont eu le bonheur d’être publiées à une plus grande échelle. Les bases de cette littérature sont jetées et elle met à la disposition du lecteur un certain nombre d’œuvres enracinées dans la culture du pays, même si la thématique qu’elles développent n’est pas uniquement nigérienne (elle peut être commune à tous les Etats africains, à une région, une partie du continent (Sahel ou Afrique francophone par TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 296 exemple, ou encore au monde, l’amour contrarié par exemple). L’imaginaire dans lequel baignent ces œuvres traduit les croyances, les mythes et légendes du terroir. L’influence occidentale (présente dans les romans comme Les Grandes eaux noires d’Ibrahim Issa) se fait de moins en moins sentir dans les textes plus récents. Conclusion En conséquence, le roman produit au Niger porte le sceau de son milieu. C’est un roman dans lequel le milieu géographique ou spatioclimatique est très présent et dominant, le milieu socioculturel traditionnel récurrent et toujours d’actualité et où le milieu socioculturel moderne est déterminant mais non dominant. De même, tout porte à admettre l’existence d’une création romanesque au Niger. Les romanciers nigériens inscrivent les prémices d’une identité, voire de diverses identités locales. Néanmoins, cela ne suffit pas pour affirmer l’existence d’une littérature nigérienne spécifique. Seule une étude approfondie et élargie, englobant les différents genres littéraires et étendue, par comparaison, à la production des pays voisins du Niger (Burkina Faso, Mali, Tchad) pourrait nous permettre de trancher cette question. Notes 1. De 1898-1899 une colonne de soldats français- aidés de nombreux tirailleurs, cavaliers et porteurs africains, recrutés de gré (mercenaires volontaires) ou de force, sans oublier des femmes enlevéesmenée par les capitaines Paul Voulet et Julien Chanoine commit des actes de violence gratuite, tuant plusieurs milliers de villageois du Niger et du Tchad [eds.]. 2. Il s’agit d’articles et de textes publiés dans des journaux. Dès 1939, « L’Education africaine » à Dakar publie un article de Léopold Kaziendé et des textes de Boubou Hama à partir de 1943. Mamani Abdoulaye publie ses premiers articles et poèmes dans « Talaka » à partir de 1952 et « Le Démocrate » à partir de 1954. Ibrahim Issa présente ses premiers poèmes en 1955 dans « Traits d’unions », de même que Mahamane Dan Doby, sa première pièce de théâtre, L’Aventure d’une chèvre. 3. Les syndicats en question étaient l’USTN et l’USN (voir note 5) [eds.]. 4. PPN/RDN (Parti Progressiste Nigérien pour le Rassemblement Démocratique Africain). A l’heure de l’indépendance, le 3 août 1960, le Parti Progressiste Nigérien, branche du Rassemblement Démocratique Africain (RDN.), dominait. Le RDN, parti régional, existait dans plusieurs territoires francophones ouest africains. Le Sawaba, parti de gauche, sous la présidence de Bakary Djibo, mena, sans succès, une campagne pour l’indépendance au milieu des années 1950. Pour une discussion de la révolte de ce parti dans les années 60, voir van Walvaren (2003) [eds.]. 5. La BONAF (Bonne Affaire Nigérienne), CCFN. (Centre Culturel Franco-Nigérien, CNCA (Caisse Nationale de Crédit Agricole); OPVN (Office des Produits Vivriers du Niger), l’USN (Union des Scolaires Nigériens) et USTN. (Union des Syndicats des Travailleurs du Niger). Bibliographie Baba Kaké, I. 1982. Combats pour L’histoire Africaine. Paris: Présence Africaine. Boureima, A. 1981. Waay Dulluu. Niamey: Imprimerie Nationale du Niger. Chevrier, J. 1989. Littérature Nègre. Paris: Armand Colin-Nouvelles Editions Africaines. Dakeyo, P. 1982. Poèmes de demain: Anthologie de la poésie Camerounaise d’expression Française. Paris: Silex. TYDSKRIF VIR LETTERKUNDE • 42 (2) • 2005 297 Halilou, Sabbo, M. 1978. Abboki, ou l’appel de la Côte. Dakar: Les Nouvelles Editions Africaines. _____. 1981. Caprices du Destin. Niamey: Imprimerie Nationale du Niger. Huannou, A. 1989. Les littératures nationales. Abidjan: Ceda. Idé, A. 1987. La camisole de paille. Niamey: Imprimerie Nationale du Niger. Keletigui, A.M. 1980. Souvenirs de le boucle du Niger. Dakar: Les Nouvelles Editions Africaines. Koné, A.1985. Du récit oral au Roman. Abidjan: Ceda. Lukács, G. 1965. Le roman historique. Paris: Payot. Mamani, A. 1980. Sarraounia. Paris: L’Harmattan; ACCT-Collection Franco Poche. Midiohouan, G.O. 1977. L’idéologie dans la littérature Négro-Africaine d’expression Française. Paris: L’Harmattan. Oumarou, I. 1987a [1977]. Gros plan. Dakar-Abidjan: Les Nouvelles Editions Africaines. _____. 1987b [1977]. Le Représentant. Abidjan: Les Nouvelles Editions Africaines. Ousmane, A. 1985a. [1977]. Quinze ans çà suffit! Dakar: Les Nouvelles Editions Africaines. _____. 1985b. [1982]. Le nouveau juge. Dakar: Les Nouvelles Editions Africaines. _____. 1993. L’honneur perdu. Niamey: Nouvelle Imprimerie du Niger. Pageard, R. 1997. Mutations des mythes traditionnels Africains dans la littérature moderne. Limoges: Publications de Trames, Université de Limoges. Revue 1991. Notre Librairie 107, Octobre-Décembre. Salifou, A. 1973. Tanimoune. Paris: Présence Africaine. _____. 1989. Histoire du Niger. Paris: PUF. Sanon, B. 1983. Images socio-politiques dans le roman Négro-Africain. Sherbrooke: Naaman. Tomachevski, B. 1965. Théorie de la littérature: Textes des formalistes russes. Paris: Editions du Seuil. Tzvetan, T. 1965. Théorie de la littérature: Textes des formalistes Russes. Paris: Editions du Seuil. Van Walvaren Klaas. 2003. 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