Bulletin18 pour pdf

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N°18
Février 2005
BULLITIN INTERACTIF DU
CENTRE INTERNATIONAL
DE RECHERCHES ET D'ÉTUDES TRANSDISCIPLINAIRES
(CIRET)
Association régie par la loi de 1901, 19 Villa Curial, 75019 Paris
Coordonnateur de ce numéro spécial :
LUDOVIC B OT
Composition : LUDOVIC BOT
EXPERIENCES D’EDUCATION
TRANSDISCIPLINAIRES
Co-édition CIRET/ENSIETA
SOMMAIRE / TABLE OF CONTENTS
Ludovic BOT: Editorial...................................................................................................................... 3
Mariana LACOMBE: Les décollectionneurs : Pour une pédagogie du risque ................................. 5
René BARBIER: Vers une éducation transversale ............................................................................ 9
Soeur Martha SEÏDE: Education chrétienne et transdisciplinarité : Pour une culture de
communion......................................................................................................................................... 23
Hélène TROCME-FABRE: Trans-apprendre : Apprendre au-travers, entre et au-delà ................. 31
Sylvie TETREAULT, Daniel BOISVERT, Germain COUTURE et Suzanne VINCENT:
Transdisciplinarité et interventions socio-sanitaires : Réflexion dans le domaine de la déficience
intellectuelle au Québec ..................................................................................................................... 35
Patrick LOISEL, Marie-José DURAND, Renée-Louise FRANCHE, Michael JL SULLIVAN
et Pierre COTE: L’enseignement transdisciplinaire d’une problématique multidimensionnelle : Le
diplôme de 3e cycle en préve ntion d’incapacités au travail ............................................................... 41
Gaston PINEAU: Philosophie socio-educative du diplôme international : Formation et
développement durable ...................................................................................................................... 49
Paul GHILS: Enseigner les relations internationales ....................................................................... 69
Jean VISSER: Nurturing the scientific mind in school : Transdisciplinary expériences Avant la
date..................................................................................................................................................... 77
Ludovic BOT: De la pérennité des pédagogies actives dans les enseignements scientifiques ........ 81
Mircea BERTEA: Transdisciplinarity experiments in Romania ..................................................... 99
Giuseppe Del RE: Aspects fondamentaux de la science et transdisciplinarité : Une enquête au
niveau universitaire .......................................................................................................................... 109
Maria Elisa BERGAMASCHINI, Giuseppe Del RE et Maria Cristina SPECIANI: Initiatives
transdisciplinaires dans le système éducatif italien ......................................................................... 113
Alain PEYRONNET et Jean-François TRESSOL: Quelle formation au transfert pour quelles
actions à visée transdisciplinaire à l’école élémentaire ?................................................................. 119
Ludovic BOT et Andreu SOLE: Enseigner la contingence ? ....................................................... 131
Marc-Williams DEBONO: Valeur pédagogique d’une expérience transdisciplinaire de terrain . 141
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EDITORIAL
L’avenir est structurée par l’éducation qui est dispensée aujourd’hui, ici et maintenant. On
trouve cette évidence dans la courte section intitulée Evolution transdisciplinaire de l’éducation qui
termine la réédition en 2002 de Nous, la particule et le monde, ouvrage fondateur de la vision
transdisciplinaire et ayant contribué à la répandre très largement 1 . Aujourd’hui, la transdisciplinarité
est peut-être devenue une notion à la mode, elle n’est certainement plus taboue. Elle est débattue
dans de nombreux colloques et figure dans des déclarations institutionnelles.
Il nous semble cependant que la question de l’éducation transdisciplinaire reste, notamment
en France, trop souvent réservée aux chapitres conclusions et perspectives des ouvrages de
chercheurs ou d’intellectuels ou aux frontons des institutions d’enseignement et de recherche, au
détriment de traductions concrètes sur le terrain éducatif. Nous avons voulu par ce numéro donner
la parole à ces traductions, espérant faciliter l’échange de pratiques et d’expériences entre
enseignants allant, pourquoi pas, jusqu’à faciliter une formation réciproque de tous par tous. Les
dimensions collectives et parfois triviales de l’éducation sont évidentes. Comme tout projet
éducatif, la transdisciplinarité ne peut rester à l’état de pensée ou d’intention. Elle doit devenir
rencontres et expériences concrètes.
Ce numéro débute par quelques questions essentielles qui concernent toute expérience
pédagogique. En nous appelant à prendre conscience du non-intentionnel, Mariana Lacombe nous
invite d’abord à rester en alerte sur ce qui, dans nos attitudes d’enseignants, pourrait trahir nos
bonnes intentions. René Barbier souligne ensuite l’importance de la question du sens de la vie dans
nos enseignements, question posée de plus en plus directement à l’enseignant par les jeunes, élèves
et étudiants. Dans le troisième texte, Sœur Martha Seïde réfléchit sur la notion d’éducation
chrétienne et sur son actualité depuis le Concile Vatican II, tentant de discerner ce que la
transdisciplinarité peut apporter à une éducation ouverte sur les religions et respectueuse de leur
diversité. Hélène Trocmé-Fabre livre enfin un modèle qui, bien qu’élaboré a priori dans le cadre de
l’apprentissage des langues, intègre des connaissances de biologie et de sciences cognitives et
pourrait donc concerner de façon générale tout processus d’apprentissage.
Viennent ensuite quatre textes témoignant de formations qui ont directement comme objet
de former à des compétences transdisciplinaires. Qu’il s’agisse de former des acteurs sociaux dans
le domaine de la déficience mentale ou de la prévention des incapacités au travail. Qu’il s’agisse de
former au développement durable ou aux relations internationales. On voit mal comment un cadre
disciplinaire pourrait permettre d’atteindre de tels objectifs de formation, qui cherchent des
compétences professionnelles dont nous avo ns pourtant très concrètement besoin. Comme par
hasard, ces quatre expériences possèdent une forte dimension internationale ou nous viennent de
l’étranger. Est-ce pour mieux souligner le retard français en la matière ou l’utilité de la
transdisciplinarité pour aborder des questions transnationales ?
Les six textes qui suivent sont plus directement consacrés à la pédagogie, à la didactique des
sciences, à des réflexions sur l’enseignement ou sur la formation des enseignants. On y témoigne
1
Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, Monaco, Editions du Rocher, Collection « Transdisciplinarité », 2002.
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d’expériences pédagogiques ayant eu lieu à tous les niveaux de l’enseignement et dans plusieurs
pays. Les pédagogies actives prennent une place non négligeable dans ces témoignages. Entretenant
des liens pas toujours explicites avec la transdisciplinarité, ces pédagogies sont à rapprocher des
expériences de Leon Lederman saluées à la fin de Nous, la particule et le monde. On note
également que les sciences physiques, chimiques et biologiques, sont majoritairement représentées
dans ces six textes. Sans doute est-ce là un signe parmi d’autres que la sur-spécialisation
disciplinaire, plus importante dans ces sciences qu’ailleurs, atteint un paroxysme posant de réelles
difficultés pour leur enseignement. Les inquiétudes sur la baisse dans tous les pays occidentaux des
effectifs étudiants dans ces disciplines montrent l’importance des expériences pédagogiques
rapportées ici et laissent penser qu’elles devraient se généraliser. La transdisciplinarité pourrait
alors se présenter comme un élément capital pour la sauvegarde et la transmission des
connaissances disciplinaires.
Le numéro s’achève par deux témoignages très concrets. Dans le premier témoignage, deux
enseignants-chercheurs se réclamant de la transdisciplinarité cherchent ce qui est commun à deux
enseignements apparemment aussi différents qu’un cours sur atomes et molécules à destination
d’élèves ingénieurs et un cours sur les décisions du dirigeant d’entreprise à destination de
professionnels venus se former au management. Dans le second témoignage, Marc-William
Débono livre sa réflexion sur la valeur éducative d’une expérience collective de chercheurs, le
groupe des plasticiens, en ayant à cœur d’en tirer des leçons utiles pour d’autres ou pour d’autres
temps.
A l’heure où la transdisciplinarité devient heureusement une notion de plus en plus
répandue, ce dernier texte nous met en garde devant le paradoxe qu’il y aurait à l’institutionnaliser.
C’est une autre leçon éducative à tirer, dans la mesure où la reconnaissance intégrale de la
transdisciplinarité ne serait pas forcément un bienfait : elle pourrait tomber dans le piège
institutionnel. L’idéal : une transdisciplinarité reconnue et pratiquée, mais que ces partisans tentent
de garder cet abord naïf et libre de la découverte. La transdisciplinarité reste une pratique de tous
les jours. Ce numéro témoigne de l’émerveillement et des difficultés. Peut-être aidera-t- il quelques
enseignants, formateurs ou éducateurs à traverser le rubicond qui sépare nos discours de nos
engagements les plus quotidiens ?
Il me reste à remercier notre président, Basarab Nicolescu, pour le soutien sans faille qu’il a
apporté à ce projet de numéro du bulletin du CIRET consacré à l’éducation, ainsi que tous les
auteurs qui ont répondu à l’appel lancé en novembre 2003. Merci également à Denis Lemaître,
directeur du laboratoire des Sciences Humaines pour l’Ingénieur de l’ENSIETA, pour le soutien
matériel apporté par le laboratoire à la publication de ce numéro et pour sa bienveillance
personnelle à l’égard de notre initiative.
Ludovic BOT
Membre du CIRET
Coordinateur de ce numéro
Brest, le 15 février 2005
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LES DECOLLECTIONNEURS : POUR UNE PEDAGOGIE DU
RISQUE
« Dans le nord – j’hésite à l’avouer – j’ai aimé une femme,
vielle à pleurer, « vérité » s’appelait cette vieille dame... »
F. Nietzsche in Oeuvres Complètes,
ed. Robert Laffont, Paris,1993.
Mes recherches, de la Maîtrise au Doctorat, ont eu originairement pour but l´évaluation
formative des attitudes non intentionnelles, qui ont lieu au cours d’une relation pédagogique ayant
pour mission la transmission des lois, des valeurs et des contenus de savoir de la culture
occidentale. Les relations pédagogiques étudiées ont eu lieu aussi bien dans le contexte de
l’éducation formelle et scolaire qu’en dehors du cadre, en général rigide, de l’institution scolaire.
Après une étude qui s’est poursuivie pendant une dizaine d’années en France et au Brésil, et
une patiente observation métacognitive, on perçoit que les attitudes non- intentionnelles expriment la
subjectivité de chacun au cours d’un parcours d’apprentissage et que leur apparition déclenche ce
que Paul Ricoeur désigne par des jugements prima-facie (1), c’est-à-dire des jugements ultrarapides qui expriment la désirabilité ou l’indésirabilité d’une intention et d’une action. Elles se
manifestent sous les formes les plus variées de ce que E. Levinas (2) définit comme passivité,
crainte, tremblement ou ce que S. Freud (3) désigne en tant que résistances : lapsus, blocages,
dénis, agressivité envers soi-même ou envers les autres. En ce sens, les attitudes non- intentionnelles
peuvent rendre difficile le dialogue au cours d’une relation pédagogique : soit entre l´enseignant et
les élèves, soit de chacun à lui- même ou entre les différents me mbres d’un groupe qui vivent un
parcours de formation, y compris de formation de formateurs.
Cependant les attitudes non-intentionnelles expriment également les découvertes inédites
qui peuvent être faites, seul ou à plusieurs, lorsque pendant un processus de développement la
subjectivité de chacun possède un cadre, un espace vide, où cohabitent la liberté de parole et
l’interdit de la violence physique et psychologique. Cet espace vide autorise un dialogue ouvert et
franc, au cours desquels des points de vues, voire des logiques différentes, peuvent s’articuler et
configurer autrement le monde.
Les attitudes non- intentionnelles nous renvoient donc à :
La surévaluation du désir
1. La dévaluation du désir
2. La découverte et à la transformation du sens rendues possibles par le
dialogue entre plusieurs membres d’un groupe, entre des groupes différents,
ou simplement d’un sujet avec lui même, l’ouverture à une concordia
mundi.
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La surévaluation du désir
A partir de la définition du désir formulée par Jacques Lacan dans ses Ecrits, le désir se
traduit par l’écart entre le besoin et la demande (4). En effet, le désir humain est complexe, c’est
pourquoi il est si difficile de l’inclure dans nos réflexions. Il exprime à la fois les besoins vitaux
d’un organisme vivant (besoins de protection, de nourritures terrestres, d’affection) et une demande
de sens, de comprendre et d’être compris rationnellement.
Or le désir humain semble surévalué, par le sujet et/ou par le groupe, lorsque a lieu une
surévaluation de la demande de sens en dépit de la satisfaction des besoins vitaux d’un être vivant.
La préférence inconditionnelle d’autrui à soi- même, du bonheur des autres à son propre bonheur,
traduit une pensée éthique millénaire, qui invite à l’acte gratuit, au désintérêt, à l´oubli de soi, à la
non-reconnaissance et à l’acceptation du pire, au primat du moral sur le matériel, du collectif sur
l’individuel. E. Levinas définit cette pensée éthique comme un autrement qu’être ou un au-delà de
l’essence (5), une sorte d’idéal de sainteté où le sujet se vide de lui- même, se décentre, pour céder
la place à l’autre et signe la préférabilité inconditionnelle d’autrui.
Cette attitude admirable et élevée, adoptée par les héros célèbres ou anonymes qui ont
construit la culture occidentale, pleine ment compréhensible dans des contextes où la survie des
valeurs humaines qui garantissent la transmission d’une loi et d’une culture permettant de faire adeux-venir l’humanité dans l’homme est menacée, semble également une attitude ambiguë et
difficile, qui mérite d’être contextualisée, étant donnés les massacres, les malentendus et les
sacrifices inutiles qu’elle a engendrés et continue d’engendrer. Si elle semble annonciatrice de
générosité à prime abord, elle peut receler également les germes d’un mouve ment d’autodestruction. En effet, cette attitude soulève des problèmes lorsqu’elle devient un impératif
catégorique, un devoir de sacrifice, lorsque ironiquement l’amour inconditionnel devient condition,
en dépit de la santé physique et psychologique d’un organisme humain, dans le contexte absolument
banal d’un examen de fin d’année, comme par exemple le baccalauréat. Alors, nous assistons ou
prenons part à des rythmes de travail insensés, à la formation de classes élitistes où seuls les plus
endurants gagnent, nous mettons en place des examens aux allures sacrificielles qui conduisent au
stress, à l’exclusion des uns et à l’exaltation narcissique des autres. G. Deleuze va jusqu’à décrire le
système éducatif comme un processus d’endettement qui se déroule dans un théâtre de cruauté. Or
cette relation d’endettement des uns vis-à-vis des autres instaure une relation au savoir de
domination-soumission, qui constitue un sérieux obstacle à la liberté et à la joie du dialogue et une
entrave à l’équilibre nécessaire pour le bon développement de l’humain. Bien-sûr, le développement
de la personne engendre toujours des crises, celles-ci peuvent toutefois être vécues sereinement,
comprises comme des occasions d’apprentissage et porteuses d’espoir.
La dévaluation du dé sir
A l’inverse de la situation précédente et comme réponse à celle-ci, la dévaluation du désir
renvoie à la surévaluation des besoins vitaux de l’organisme vivant en dépit de la possibilité
d´élaboration du sens dont le désir est porteur. La dimension sacrificielle de l’éthique occidentale a
été durement critiquée par F. Nietzsche, qui revalorise le travail magistral de l’instinct de survie, le
dépassement de soi par soi, rendu possible par un corps sain dans un esprit sain et qui rend possible
l’acquisition d’un Gai savoir. Le philosophe écrit :faire du mépris du corps le salut de l’âme
constitue la recette assurée pour parvenir à la décadence (7).
Cependant la transgression d’une éthique sacrificielle ne nous conduit pas toujours à
l’avènement d’une philosophie nouvelle. (Outre le fait que l’apologie du surhomme peut conduire
au fascisme). Tout au long d’un parcours de formation, lorsque pour de multiples motifs (avouables
et inavouables), le désir ne parvient pas à accéder au sens, la pulsion qui meut le désir peut se
retourner contre soi- même ou contre les autres (voire déclencher un mouvement simultané de
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destruction de soi- même et des autres). Ceux qui sont ainsi visés sont les garants de la loi et de la
culture occidentale. On assiste alors au cours du parcours d’apprentissage à la mise en place d’un
processus de dévaluation de soi- même, des autres, ou des valeurs véhiculées par la culture
occidentale, car pour de multiples raisons le sens des valeurs et la portée de cette culture ne sont pas
compris, à cause des sacrifices ou des abus qu’elle impose et justifie.
En effet, pour qu’un désir puisse accéder librement au sens et s’humaniser, quelques
constats sont nécessaires et importants pour tous ceux qui vivent en tant qu’éducateurs et éduqués
une relation humaine, c’est-à-dire une histoire, en Occident, mais également dans d´autres
contextes culturels : en Orient, en Amérique du Nord, en Amérique du Sud...
1. Le désir humain est à la fois porteur d’un désir de comprendre et d’être compris, mais
également d’assouvir les besoins vitaux de son organisme. Et lorsqu’on permet
l’expression du désir, on doit prendre en compte la complexité et la richesse de sa
structure. Celle-ci atteste de l’existence à la source du désir humain d’une pulsion
épistémophilique, c’est-à-dire d’une pulsion qui souhaite comprendre et qui en
fonction de sa reconnaissance ou de sa méconnaissance, par soi- même et par les
autres, peut la conduire à se transformer en pulsion de vie ou en pulsion de mort. Or la
demande de sens à la source du désir ne peut s’exprimer et se développer
harmonieusement que dans le contexte de l’interdit de la violence physique et
psychologique. Ce cadre de sécurité est indispensable pour l’acquisition du langage
qui va autoriser chacun à résoudre la difficile équation posée par son désir.
2. La structure complexe du désir humain nous conduit à faire deux constats : d’une part,
nous ne devons pas omettre que l’organisme vivant qui exprime une demande de sens
et qui souhaite comprendre et être compris, possède aussi des besoins physiques qui
doivent être satisfaits et sans lesquels il ne saurait se développer harmonieusement.
D’autre part, il semble absurde et douloureux de réprimer les besoins vitaux d’un
organisme, de le blesser, de l’agresser, afin que la demande de sens contenue dans les
lois, les valeurs, les savoirs d’une culture précise soit entendue.
Le rôle éthique des objets de savoir dans le contexte de la recherche transdisciplinaire
J’ai donc analysé comment l’objet de savoir construit à deux ou à plusieur s peut assumer un
rôle éthique de médiation entre des positions antagonistes de surévaluation ou de dévaluation du
désir, dans la mesure où la page blanche (mais également les photos, les peintures, les collages, le
chant, les blasons, etc.) constitue à la fois un lieu tiers, une zone de non-résistance(8), et se situe
dans une zone proximale de développement des sujets impliqués dans la relation. En ce sens, la
création commune des objets de savoirs, voire même leur simple circulation, peut assumer un rôle
important dans la recherche transdisciplinaire et transculturelle, car c’est cette création en commun,
ou cette écoute de la différence, qui peut donner naissance à des sens nouveaux, qui prennent en
compte et respectent la diversité des cultures humaines, mais également du vivant, tout en créant les
conditions du développement humain en harmonie avec la nature d’où il émerge. A partir des
exemples de dialogues puisés dans des contextes divers, dans l’enseignement supérieur, dans le
contexte de la classe de Philosophie, mais également au cours du dialogue entre collègues de
plusieurs disciplines différentes, entre plusieurs chefs de département, dans le contexte de la
formation des formateurs, (mais aussi hors du contexte de l´Institution, avec les Indiens Guaranis),
cette recherche s’est ouverte sur une conscience nouvelle : la conscience du non-intentionnel, c’està-dire du sens tiers, inédit et parfois sublime, qui est le résultat du croisement de désirs, des savoirs
et qui atteste de la capacité du développement humain, la capacité de se mettre d’accord. Ce sont
ces objets de savoir patiemment élaborés en commun qui peuvent nous permettre de ne pas
désespérer d’une utopie pragmatique : trouver du sens ensemble.
-7-
J’ai pu ainsi témoigner que lorsqu’on prend plaisir à rédiger un texte, à préparer un cours, à
raconter une histoire, à faire un dessin, à s’offrir en partage à travers la culture, le résultat est
meilleur que dans la contrainte, la honte, la menace, la peur ou le sacrifice.
Bien-sûr, l´élaboration commune de la connaissance implique l’éveil à l´éthique, mais une
éthique possible, qui respecte l’intégrité physique et psychologique de chacun, sa liberté de parole,
la richesse de sa subjectivité, de son histoire, les rythmes de son corps et de son cœur. C’est alors
que le transfert a lieu : l’objet de savoir prend vie, il est habité, la poésie veille, la toile parle, le
blason protège, le chant pleure de joie, les écrits saignent, fleurissent et portent en eux les traces de
l’humain. Or ces objets culturels, tiers, habités, ne sont- ils pas parfois capables de nous réconcilier
avec les autres, avec nous- mêmes ? Je n’ai jamais connu Kant ou Nietzsche personnellement, mais
à des époques différentes de mon histoire, leurs écrits ont bouleversé ma vie. Sans les avoir jamais
vus, ils me semblent chers et familiers.
Mariana LACOMBE
CETRANS, São Paulo, Brésil
Références
(1) Ricoeur, Paul, in Soi même comme un autre, Le Seuil, Paris,1993.
(2) Levinas, Emmanuel, Entre nous ou Essai sur le penser à l´autre, Grasset. Paris, 1991.
(3) Freud, Sigmund, O mal estar na civilização, São Paulo, Imago, 1988.
(4) Lacan, Jacques, Ecrits, Le Seuil, Paris, 1988.
(5) Levinas, Emmanuel, Ibidem.
(6) Deleuze, Gilles, O que é a filosofia ? São Paulo, Editora 34, 2001.
(7) Nietzsche, Friedrich, Oeuvres Complètes, Ed. Robert Laffont, Paris, 1993.
(8)
Nicolescu, Basarab, Manifesto da transdisciplinaridade, São Paulo, Triom, 1999.
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VERS UNE EDUCATION TRANSVERSALE
Existe-t-il une éducation qui n’hésite plus à répondre aux questions sur le sens de la vie
que posent les enfants et les adolescents d’aujourd’hui ? Une telle éducation transversale
peut-elle accepter de ne plus répondre par une attitude dogmatique de vérité, mais par un
nouveau questionnement typiquement socratique ? S’exprimer, parler n’implique -t-il pas,
également, de lire, écrire et méditer ? C’est l’objet de la sagesse transversale contemporaine.
L’éducation transversale est une approche de la complexité d’un rapport aux savoirs, aux
savoir- faire et aux savoir-être, qui n’exclurait plus les dimensio ns spirituelles, méditatives de l’être
humain, tout en acceptant le regard des disciplines scientifiques comme des réflexions
philosophiques et artistiques. Elle constitue le versant éducatif de l’approche transversale comme
écoute sensible en sciences humaines (Barbier) [1]. Elle s’ouvre sur une interrogation vraiment
contemporaine au-delà du désenchantement du monde promis par Max Weber et de la fin du
religieux pensée par Marcel Gauchet [2]. Peut-être fallait- il une désoccultation radicale du religieux
pour commencer à vivre, authentiquement, sur le plan d’une spiritualité laïque, une sagesse
moderne du monde. Loin d’être une conséquence d’une démocratie désabusée et sérielle
d’individus sans appartenance ouvrant sur la folie comme le pense Dany-Robert Dufour [3],
l’époque contemporaine inaugurerait, dans ce cas, une chance inouïe pour l’avenir de l’humanité.
On verrait se développer une éducation transpersonnelle non dogmatique et enrichie de toutes les
sagesses du monde.
Par sagesses du monde j’entends toutes les formes d’intelligibilité et de sensibilité que les
êtres humains, au sein des différentes cultures, anciennes et modernes, ont inventées pour
symboliser et exprimer, souvent d’une façon mythique et poétique, leurs rapports à la connaissance
de l’être-au- monde et à son mystère d’exister [4].
Le qualificatif de transpersonnelle renvoie à une approche psychologique de plus en plus
vive en ce début du XXIe siècle. La psychologie transpersonnelle est une orientation de la
psychologie et une voie de connaissance de l’être humain qui intègre à la fois les dimensions
spirituelle, émotionnelle, corporelle, cognitive et créatrice. Elle tient compte des grands courants de
pensées de la psychologie contemporaine tel que la psychanalyse, la bioénergie et l’approche
cognitivo-comportementale. Elle accepte aussi plusieurs pratiques spirituelles tel la méditation et la
prière comme autant de chemins permettant à l’être humain de transcender ses limites.
La psychologie transpersonnelle propose d’appliquer les dernières découvertes de la
physique quantique au développement d’une explication scientifique des différents états de
conscience. Ainsi, elle tente de comprendre ce qu’est l’être humain en relation avec lui- même et
l’univers qui l’entoure.
La psychologie transpersonnelle est une approche intégrative et inclusive qui présente une
ouverture suffisante pour considérer toutes les voies utiles à la croissance de l’homme.
Ma conception du transpersonnel comme phénomène transversal refuse de se figer dans
l’orbite de la pure tradition comme d’un post- modernisme psychédélique de type Nouvel-Age. Elle
est proche de la transdisciplinarité de Basarab Nicolescu [5] ou du sens de la complexité d’Edgar
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Morin et soucieuse de réalisme. Dans mon approche transversale, je revendiq ue le droit à l’émotion
et à l’affectivité, beaucoup plus du côté des émotions-sentiments que des émotions-chocs comme le
propose aujourd’hui le philosophe Michel Lacroix dans son livre sur la culture de l’émotion [6].
Elle signifie que le sens doit être construit par rapport à un tiers inclus qui dépasse toute singularité
personnelle, quoi qu’il l’intègre totalement. Le transpersonnel ne se réduit à aucun dogme, aucune
religion, aucun rituel mais il les considère tous avec attention bienveillante et vigilance active. Il
sait que tout symbole, tout mythe, porte les germes d’une autreté (Krishnamurti) [7], d’un regard, à
la fois ancré et dégagé, sur le monde, inexprimable en dernière instance. Le transpersonnel nous
conduit tout naturellement vers une poésie verticale dont parle Roberto Juarroz [8], ou vers les
aphorismes d’Antonio Porchia [9], dans le meilleur des cas. Mais également le transpersonnel
connaît la force de l’illusion possible enracinée dans la croyance. Il sait nommer le faux mystique,
l’idéologue de tous les registres, qui traque le savoir critique pour assurer impunément son autorité
illégitime. Les chercheurs de Dieux. Délivrez-nous des dieux vivants, des pères du peuple et du
besoin de croire proclamait, il y a plus de vingt ans, le poète Claude Roy [10]. Sa prière nous
servira d’avertissement salutaire dans tous les domaines de la vie humaine.
Mais cette prise de position ne nous fera pas tomber, pour autant, dans les nouvelles formes
de l’Inquisition soi-disant républicaine qui, dans les discours et les commissions parlementaires,
stigmatisent toutes orientations spirituelles non conformistes. Peut-on, en effet, en arriver à penser
que les écoles Steiner réputées pour leur qualité pédagogique depuis des lustres ou encore la
thérapie ethnopsychiatrique de Tobie Nathan, reflètent des tendances sectaires, comme le proclame
un rapport parlementaire sur les sectes sous l’égide d’Alain Vivien. La pédagogie steinérienne a été
attaquée dès 1999 par les parlementaires dogmatiques [11]. Pour avoir qualifié de secte, sur France
2, le mouvement anthroposophe, le président de la commission d’enquête parlementaire sur les
sectes, Jacques Guyard, a été condamné, mardi 21 mars 2001, à 20 000 francs d’amende et 90 000
francs de dommages- intérêts. Le tribunal de Paris a estimé que M. Guyard n’était pas en mesure de
justifier d’une enquête sérieuse à l’appui de ses accusations. Le député Jacques Guyard a pourtant
été relaxé par la Cour d’appel par jugement du 6 septembre 2001 [12].
Le transpersonnel nous oblige à travailler sur ce qu’on appelle la foi. Il reconnaît que la foi
ne saurait être approchée uniquement sous l’angle de l’idéologie comme le font les sciences de
l’homme et de la société, de la sociologie à la psychanalyse. Certes, il y a dans la foi une part de
conditionnements sociaux, psychologiques, culturels, que la science peut tenter de comprendre.
Mais il existe également une part inconnue, irréductible à tout savoir, qui anime totalement son élan
et qui est vécu d’une façon absolument singulière. Le point de vue de Sirius propre aux sciences
sociales ne peut rien en dire de pertinent. Seule l’approche phénoménologique peut avoir des
chances de l’éclairer. L’art et la poésie savent parfois fournir une trace lumineuse de son apport.
Cette part inconnue anime ce que Raimon Panikkar nomme l’esprit du moine dans son livre sur
l’éloge du simple [13] et que les phénoménologues des religions qualifient de sanctum. Mircea
Eliade parle de sacré pour définir ce qui fait partie de la structure de la conscience et non,
simplement, un élément conjoncturel et historique de l’évolution de cette conscience.
La difficulté avec cette part inconnue - ce Chaos, Abîme, Sans-Fond - à la racine de la
philosophie de Cornelius Castoriadis [14], c’est qu’elle est habituellement reprise d’une façon
coutumière par les grandes religions. Celles-ci l’inscrivent dans des dogmes intangibles, des rituels
incontournables. Elles la figent dans une structure immobile mais rassurante.
Peut-on se dégager des rituels ? Peut-on vivre le sacré sans avoir besoin de grands prêtres,
de gourous aux regards flamboyants, d’initiations interminables, d’extases extraordinaires ? C’est
l’enjeu de la spiritualité laïque et libertaire de notre temps. Nous allons alors vers une éthique de la
perdition dont nous entretient Edgar Morin dans la Terre-patrie [15], une éthique personnelle qui
dépasse toute morale sociale pour l’affiner et la rendre plus efficace. Cette démarche n’est pas sans
tragique : une morale du désespoir et de la béatitude à la manière d’André Comte-Sponville [16]
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réfléchissant sur la sagesse non dualiste de Swami Prajnanpad. Dans ce processus
d’approfondissement intérieur, de prise de conscience de l’avènement du phénomène vie, la
philosophie devient vraiment un art de vivre comme l’annonce Pierre Hadot, avec les philosophes
de l’antiquité grecque.
J’ai beaucoup de respect pour les chamanes Kogis, ces indiens de la Sierra Nevada, du nord
de la Colombie. Ils tentent de sauvegarder une culture de haute spiritualité écologique datant de
l’ère pré-colombienne. Ils nous interrogent sur les trous que nous faisons dans la terre (les tunnels)
pour aller toujours plus vite. Mais pourquoi voulez-vous aller plus vite et pour aller où, nous disentils ? Pourtant faut- il comme dans leur initiation traditionnelle devoir passer dix huit ans dans
l’obscurité la plus totale pour connaître la réalité intrinsèque de notre monde intérieur ? Quel prix
faut- il payer symboliquement pour accéder à la sagesse transpersonnelle qui nous conduit à la
pleine conscience de l’unité du vivant, de tout le vivant. Eric Julien qui relate son expérience
bouleversante avec les indiens Kogis dans le chemin des neuf mondes [17], a entrepris la seule
oeuvre que nous puissions accomplir pour ces cultures autres qui ont quelque chose d’essentiel à
nous dire : racheter les terres ancestrales qui ont été spoliées et les redonner à la communauté
indienne pour qu’elle puisse accomplir son destin.
Les sages de tous les pays ont, sans cesse, posé la question du sens. De ce côté, Michel
Lacroix se trompe en pensant qu’il y a un paradoxe à vouloir accroître sans cesse, d’un côté le culte
du moi et de la réussite sociale, et de l’autre le détachement et l’abolition de l’ego. En vérité, les
chercheurs de vérités authentiques n’arrêtent pas de creuser les illusions du moi social au profit de
l’éveil de l’intelligence, c’est-à-dire la pleine réalisation de leur être-au-monde par la voie négative.
Leur finalité est précise et leur attention totale. Ils ne sont aucunement dans un paradoxe. C’est
pourquoi on ne peut mettre Krishnamurti dans le même sac que tous les adeptes inconstants du
New-Age, comme le fait Michel Lacroix et d’autres sociologues des religions. A ma connaissance,
Krishnamurti n’a jamais connu l’angoisse paradoxale décrite par Michel Lacroix. Celle-ci est
réservée à ceux qui n’ont pas su faire un choix de vie. lls veulent le beurre et l’argent du beurre, le
pouvoir du social et le non-attachement à tout pouvoir qui résulte de la connaissance intime de la
réalité ultime.
S’il est vrai, comme le pensent Gilles Deleuze et Félix Guattari que les philosophes ont
entériné la mort du sage [18] après les pré-socratiques, ils n’ont pas perdu l’aiguillon du
questionnement ontologique dans leur quête permanente de la sagesse. Au-delà des grands systèmes
philosophiques de plus en plus incertains aujourd’hui, l’homme cherche un homme, comme
Diogène dans la cité. Il semble le rencontrer dans des espaces sociaux inhabituels et non
académiques, au sein de ces associations humanitaires qui augmentent de jour en jour et dans les
expériences de bénévolat. Sur ce point, un philosophe comme Luc Ferry, parlant de l’homme-Dieu
et du Sens de la vie [19], ou un sociologue comme l’Américain Jeremy Rifkin qui analyse la fin du
travail [20], paraissent se tenir sur une position analogue.
Nous avons à notre disposition une richesse incommensurable pour réfléchir et pour méditer
silencieusement : les textes venus du fond des âges écrits ou prononcés par des personnes ayant
transcendé le règne de l’ego. Contrairement à d’autres époques, nous trouvons dans les librairies, en
livres de poche, la quintessence de la sagesse de l’humanité. Paradoxalement, il semble que cette
richesse ne passe pas dans nos collèges, nos lycées et nos universités. La sub-culture adolescente
cherche des valeurs et trouve les soirées rave où la musique techno sert répétitivement de rituel de
transe. Si la parole devient inexistante, le corps danse frénétiquement au cœur d’une solitude
gigantesque et collective. Les jeunes y trouvent leur compte et prétendent comparer leurs réunions
extatiques aux rituels africains. Ils oublient simplement que dans les pays de tradition les rituels en
question sont portés par une mythologie ancestrale qui soude la communauté depuis des
générations. Les Maîtres-fous africains de Jean Rouch eux- mêmes [21], dans leur amalgame
défensif de la tradition et du colonialisme moderne, inventent des rituels qui incluent encore
- 11 -
l’histoire de leur peuple. Nos enfants, eux, sont de plus en plus sans histoire, sans parole et sans
espoir. Il ne leur reste que la violence ou l’apathie.
Pourrons-nous retrouver le sens de la parole et la transmettre à nos enfants dans cette
tragique post- modernité culturelle ? Saurons- nous aller puiser dans ce fond commun mondial de la
sagesse humaine, religieuse ou laïque, pour retrouver le fil du sens ?
Sa première perspective est de jeter les bases d’un métissage axiologique universel à partir
de l’histoire humaine de la pensée et de la méditation, quelles que soient les cultures.
La vie intérieure
Aujourd’hui les valeurs sont en question mais la question de la valeur en sort peut-être
fortifiée. L’Éducation se nourrit de valeurs. Elles sont le contraire de l’indifférence comme l’écrit le
philosophe Olivier Reboul [22]. Elles constituent l’essentiel de ce qui fait sens pour un être humain.
C’est la raison pour laquelle le sens ne peut se réduire à l’analyse habituelle en termes sémantique,
syntaxique ou pragmatique. Le sens, tissé de valeurs, dépasse toutes les catégories des sciences du
langage et mê me des sciences de l’homme. Il est porté par une expérience singulière enracinée dans
un tremblement de l’être qui, souvent, échappe à l’interprétation d’un autre.
J’enseigne depuis plus de trente ans dans l’enseignement supérieur. J’ai souvent été
interpellé, durant mon existence universitaire, par la demande des jeunes et moins jeunes étudiants,
concernant les dimensions multiples de cette vie intérieure. J’ai essayé d’y répondre, tant bien que
mal, au sein des enseignements que je me suis autorisé à proposer, notamment une approche
expérientielle de la philosophie de Krishnamurti depuis une quinzaine d’années [23]. Peu à peu j’ai
développé une approche spécifique en sciences humaines, conjuguant aussi bien les disciplines
variées que le regard philosophique, la sensibilité esthétique et poétique ou le questionnement
ontologique issu des cultures du monde. J’ai nommé cette perspective critique et compréhensive
l’approche transversale. Les différentes interrogations des étudiants et les résultats de mes
recherches impliquées sur le terrain m’ont conduit à parler d’écoute sensible en sciences de
l’homme et de la société.
C’est avec ce type d’approche que je veux comprendre aujourd’hui les rapports entre la vie
intérieure et l’éducation.
La vie intérieure pose la question permanente : qui suis-je ? Un approfondissement de cette
interrogation débouche sur une totale conversion du regard sur soi- même et sur le monde. Les
thérapeutes comme les sages orientaux le savent bien. Il s’agit d’une question explosive lorsqu’elle
est menée à son terme. Je est un autre répond Rimbaud avant de quitter la poésie pour devenir
trafiquant d’armes.
Pour les bouddhistes, comme pour les lacaniens, le je est un leurre, une illusion d’optique,
que la méditation ou l’analyse vont dénouer. Les structuralistes et les partisans de la mort de
l’homme ne s’intéressent au sujet que pour mieux mettre en lumière son imbrication et sa
consistance éphémère dans le jeu structuré des relations sociales. Les existentialistes, les
personnalistes, les phénoménologues, les freudiens nord-américains, les interactionnistes, les
ethnométhodologues, ne veulent pas abandonner l’importance du moi dans l’interprétation du
monde et dans l’action sur celui-ci. Dans cette lutte pour l’explication de l’être-au- monde, le sujet,
après une période de déclin, revient à la mode en sciences humaines, non sans une interrogation
permanente. On parle du retour du sujet (Alain Touraine) [24] en même temps que du retour du
religieux, de la plénitude de l’univers (David Bohm) [25] ou du réenchantement du monde par une
nouvelle alliance et une métamorphose de la science (Ilya Prigogine et Isabelle Stengers) [26].
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La bataille fait rage entre les différents courants qui veulent s’approprier la présence ou
l’absence du sujet. L’homme, dans tout cela, l’homme de la rue, n’y retrouve pas ses petits et
regarde, ahuri, la mitraille des concepts et les exclusions théoriques.
Personne ne sort plus heureux et plus conscient de cette mise en scène de la vie
intellectuelle. Les questions cruciales demeurent inchangées : Qu’en est- il de la naissance, du
développement humain, du travail digne de ce nom, de la souffrance, de la peur, de la liberté, de
l’amour, de la vieillesse, de la mort ?
Pourquoi sommes- nous sur cette terre, dans quel dessein, avec quelle finalité ? Pourquoi ya-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Qu’appelle-t-on conscience ? Est-ce la conscience de quelque chose ou l’être-conscience qui
dépasse la singularité biologique et mentale pour devenir transpersonnel ?
Qu’est-ce que l’engagement, la responsabilité, l’éthique, dans cette époque de l’extrême
barbarie qui a inventé le génocide à répétition, la Shoah et la purification ethnique ?
Que pouvons- nous faire, individuellement et collectivement, pour construire ensemble une
autre civilisation digne de l’être humain ?
Sommes-nous condamnés à subir la géopolitique du chaos (Ignacio Ramonet) [27], le
laminoir de la mondialisation communicante avec son cortège d’exclusions et de pollutions ? Les
citoyens peuvent- ils être autre chose que des petits robots à voter sous les grandes machineries des
producteurs de mirages ?
La vie intérieure est un travail d’exister comme dit Max Pagès [28]. Elle articule
paradoxalement un sens secret de la totalité et une saisie immédiate de la fragmentation. Le
sentiment de la totalité la dirige vers les voies de la Connaissance de soi et du monde nouménal.
L’appréhension de la parcellisation l’oblige à vivre dans le miroitement des savoirs dont certains
éclairs fulgurants soulèvent cependant des zones d’ombre imprévisibles.
L’éducation est au carrefour, à l’interface des savoirs en actes et de la Connaissance intime.
L’éducation est le processus qui exprime la dynamique de la vie intérieure en contact avec le monde
extérieur. Elle ne saurait être définie par des disciplines scientifiques ou des catégories de pensée
instituées. Elle est de l’ordre du devenir improbable pour chaque personne. Elle n’existe pas a
priori, mais se fonde dans son mouvement même. Elle n’a pas de but, ni de projet autre que dans
l’instant de la réflexion. Chez elle l’existence ne précède pas l’essence et l’essence, l’existence.
Être, c’est s’éduquer, toujours avec l’autre, et, par là même fonder ce que nous sommes dans le
cours de ce qui advient. Essence et existence coïncident dans l’éducation. La vie intérieure met en
acte l’éducation singulière. Elle avance et éclaircit le monde des formes, mentales, culturelles,
sociales, matérielles, (l’existentialité de chaque être, comme de chaque groupe) pour, en fin de
compte, faire vivre intuitivement ce par quoi ce monde des formes est totalement relié au sein d’une
unipluralité indéfinissable. La reliance (Marcel Bolle de Bal) [29] ainsi vécue est nommée amour
ou compassion, suivant les cultures.
Un éducateur est toujours un être relié. Pour le moins cherche-t- il à l’être. Mais
paradoxalement une quête de la reliance est une impasse. La reliance est une donnée immédiate de
la conscience sans objet.
Cette reliance conduit le chercheur de sens en éducation vers une nécessaire
transdisciplinarité. Basarab Nicolescu définit la transdisciplinarité comme une nouvelle approche
scientifique, culturelle, spirituelle et sociale, qui concerne ce qui est à la fois entre les disciplines, à
travers les disciplines et au-delà de toute discipline.
- 13 -
Pour ma part, je conçois cette transdisciplinarité comme proprement révolutionnaire sur le
plan épistémologique, notamment par l’interférence dialogique entre les domaines des savoirs
pluriels sur l’homme et le monde, et de la Connaissance expérientielle de soi ouverte au Sans-Fond
de l’être-au- monde que Cornelius Castoriadis nommait également l’Abîme, Le Chaos. Cette
véritable approche transversale met en synergie la science, l’art et la poésie, la philosophie et la
spiritualité de tous les temps et de toutes les cultures. Elle constitue un nouvel humanisme universel
au-delà de toute pensée réductionniste et nationaliste.
La pensée en éducation
On ne peut bien écrire qu’en allant vers l’inconnu - et non pour le connaître, mais pour
l’aimer, écrit Christian Bobin (Éloge du rien) [30].
Que demande-t-on aux étudiants dans nos cours et séminaires ? Quel est notre degré
d’exigence quant au rapport au savoir ? Comment concilie-t-on savoir (en liaison avec
l’hétéroformation) et la connaissance (en liaison avec l’autoformation) ? Pour ma part, les étudiants
le savent : je demande l’impossible... J’ai toujours pensé, avec Nietzsche, que l’homme est un être
fait pour être dépassé... et, avec Saint-François d’Assise, qu’il vaut mieux comprendre qu’être
compris ; aimer qu’être aimé. Placer la barre le plus haut possible, un cran au dessus de ce que tout
le monde attend. Respecter l’étudiant ensuite dans le travail réalisé. Faire soutenir une maîtrise
suivant un rituel correspondant à ce respect du travail rendu, a fortiori un DEA ou un doctorat.
Repenser la fonction symbolique des rites de passage laïcisés, à la lumière des sagesses d’autres
civilisations. Mais, en même temps, évaluer le travail d’une manière singulière. Le dépassement
dont j’ai parlé doit être toujours personnalisé. Chaque étudiant est pris dans son contexte, dans son
histoire sociale, dans sa psychologie, dans son effort particulier pour aller au-delà de soi- même.
Donc refuser toute comparaison. L’esprit de comparaison est la momie de l’éducation et la notation,
son sarcophage incolore. Les traditionnaires (D. Hameline) de l’institution éducative nous ont
obligés à rétablir la notation à Paris 8, aidés par les étudiants encasernés dans leur habitus scolaire.
Essayons, malgré tout, de donner à voir aux étudiants, ce que signifie, pour nous, faire écrire, lire et
réfléchir.
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Il faut replacer la discussion dans un modèle d’interprétation.
Le Réel
Tout est à situer dans le Réel. Mais, à ce niveau plus que jamais, nous sommes dans une
représentation très personnelle et nécessairement philosophique. Personne ne peut dire vraiment ce
qu’est le réel. Simplement, il est là. On le sait parce qu’on se cogne dessus, parce qu’il éclate de
partout. Pour ma part, le Réel est énergie- matière fondamentale. Il a toujours existé. Il est sans
commencement ni fin. Il est la trame de tout ce qui existe sur le plan phénoménal. Soutenir qu’il est,
ou non, Conscience spirituelle dotée d’une capacité d’amour infini est du ressort de la vie intérieure
et de l’expérience intime de chacun. Sur ce dernier point, il vaut mieux savoir se taire et refuser de
sortir son artillerie d’idéologue bien pensant. Il s’exprime par un Procès, un processus de
structuration, déstructuration, restructuration incessantes, de formes, figures, images... Nous
sommes, évidemment, la trame même de ce Procès, jusqu’à nos plus intimes cellules de notre sang,
nos plus secrètes pensées. En prendre conscience, c’est devenir sage, au moins dans l’esprit d’une
philosophie non-dualiste (Krishnamurti). Cette conception du monde n’est pas sans analogie avec la
pensée chinoise traditionnelle [31]. Toute théorie en sciences humaines est animée par une
représentation philosophique du monde. Encore faut- il savoir l’énoncer. Elle détermine la structure
même de la théorie. C’est ainsi que ma théorisation en psychosociologie clinique de l’éducation est
influencée par cette conception philosophique [32].
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1- Écrire, lire et parler
Écrire
Ecrire, lire et parler font partie d’un même ensemble indissociable. Sans lui, la
communication devient presque impossible. Une partie importante de l’œuvre de l’éducateur
psychologue Michel Lobrot [33] est consacrée à cette dimension de l’existence humaine. Les
récentes recherches, venues d’Australie, sur la Communication Facilitée (C.F.) avec les aut istes,
nous révèlent l’indispensable activité de l’écriture, ici par ordinateur, pour accéder à leur monde
d’une extraordinaire et tragique lucidité métaphorique [34]. La lecture du langage des signes,
réinventée et réappropriée dans un état de confiance, ouvre également ce monde de souffrance des
autistes vers une communication possible [35]. Je veux faire comprendre aux étudiants qu’écrire est
le trait d’union entre soi et les autres, soi et l’univers, et, par là même, entre soi et la partie de soimême la plus secrète, la plus reliée à l’ordre subtil du monde. Nous sommes des humains. Nous
avons l’extrême chance de pouvoir écrire. Comment ne pas en profiter ? Écrire, c’est manier la
langue. Se colleter avec le langage, dans une amitié conflictuelle dont nous parle si bien le
philosophe Kostas Axelos. Écrire, c’est devenir styliste - dessiner une robe pour nos sentiments,
architecte et maçon - construire la maison de nos pensées. L’écriture est l’art de bricoler avec la
mort. C’est, comme l’écrit Christian Bobin, la tombée de la foudre dans une encre [36]. Écrire ne
consiste donc pas à rabâcher, recracher le cours de l’enseignant ou les livres de classe. J’ai horreur
des vomissures lettrées. L’acte d’écrire suppose une distanciation avec l’hétéroformation pour
entrer dans une véritable autoformation. Je demande aux étudiants de devenir auteurs. De trouver
leur style d’écriture. De prendre garde aux académismes. D’entrer dans ce qu’Isabelle Stengers
nomme la qualité de sujet récalcitrant, nécessaire, en sciences humaines, pour faire une authentique
recherche [37]. Jacques Ardoino parlerait de négatricité. Je ne cherche pas le moutonnage
universitaire. Seul le cheval sauvage m’intéresse, même et surtout quand il galope avec les autres.
L’écriture en sciences humaines doit devenir plurielle, métissée. Le langage savant se veut inodore
et sans saveur. Impartial et neutre, soi-disant. Sans la moindre ambiguïté. La structure du langage
savant se distinguerait ainsi de celle du langage poétique selon les linguistes [38]. Je réclame, au
contraire, un langage imagé, sans exclure le prosaïque, un langage sensible, sans méconnaître la
logique.
Une charge de taureau et un vol d’hirondelle.
Une cathédrale de lumière et une chaumière ceinturée de vigne vierge.
Tout acte d’écriture consiste à tirer un feu d’artifice symbolique dans l’univers du sens.
Je n’aime pas les lignes droites.
Ce qui est trop rangé me désespère.
Ce qui ne tremble pas, n’est pas humain.
J’apprécie Feyerabend et sa théorie anarchiste de la connaissance.
Connaissez-vous l’Américain Richard Brown [39] ?
Lire
On ne sait pas écrire si on ne veut rien lire. Les trop jeunes poètes sont souvent incultes en
poésie. Ils ne connaissent que les poètes de Lagarde et Michard. Plus tard ils apprennent à se
confronter aux créateurs. A sortir de l’imitation. Ils lisent Plume, font le ménage dans leur texte. Ils
deviennent vraiment des poètes. Que toute lecture se transforme en lecturisation active [40] ! Mais
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sans oublier ce que Patrick Berthier nomme le deuxième apprentissage de la lecture en critiquant
Foucambert, c’est-à-dire une lecture d’approfondissement, de compréhension hors de toute mode,
une lecture non superficielle ou purement informationnelle [41]. Il faudrait faire de même en
Sciences de l’éducation. Lire et lire encore pour ne pas refaire du Bourdieu ou du Piaget.
S’imprégner, d’une manière critique, d’une foultitude de théories et de regards sur le monde.
Descendre dans les pratiques énoncées. Faire son marché du savoir dans les bibliothèques
universitaires, certes, mais aussi chez les bouquinistes du quai de Seine. Partir à l’aventure de
l’éducation, là où l’on n’attend surtout pas des chercheurs en pédagogie. Explorer toutes les régions
de la connaissance, sans se limiter à ce qu’il faut apprendre pour être un bon cadre efficace de la
mondialisation financière.
Aller vers le savoir comme on va vers la mer.
Contempler le désert dans la pluie.
Ouvrir le monde comme une mangue.
Savoir raconter son rêve.
Parler
J’écris et je lis pour pouvoir parler - te parler - à toi lecteur. L’écriture est comme le chat de
Schrödinger. Elle est à la fois morte et vive. Seul le lecteur lui donne une existence, par son regard
interprétatif, dans une sorte de collapse du psi lecteur. Mais n’oublions pas que le premier lecteur
est toujours l’auteur. L’écriture lui révèle les continents de l’invisible dont il est le Prince d’un
instant. Parfois le mot émerge, île volcanique de la page planche. Ailleurs la phrase devient
houleuse et l’image, une mouette bousculée.
Toute écriture est une parole silencieuse qui implique un écoutant susceptible de répondre.
J’aime que mes doctorants puissent exposer la synthèse de leurs travaux à mi-chemin, lors des
journées d’études ouvertes à tous. Je leur rappelle l’importance de la disputatio dans la tradition
occidentale ou orientale (Bouddhisme tibétain). Le Jury universitaire digne de ce nom ne cherche
jamais à détruire mais à questionner ce qui résiste à toute logique et que l’impétrant n’a pas osé
nommer.
Parler, c’est sortir du savoir bancaire. Communiquer ce que l’on a pu glaner pour
l’échanger. Parfois contre un sourire. Souvent contre une nouvelle interrogation.
En éducation, qui doute, dîne.
Conserver son savoir, c’est faire avec les livres, comme l’élevage industriel avec les
volailles. Les poulets aux hormones me donnent des boutons. Je les laisse à la culture de Mac
Donald, de Coca-Cola et de Disney Land !
Dire son savoir, sans en faire une légion d’honneur : toute la question !
Les étudiants ont besoin d’air. Les étouffer sous les citations d’auteurs inconnus est le plus
grand risque des universitaires. Mais masquer son savoir, pour un intellectuel, est une escroquerie.
Faire partager et créer ensemble... un pari ?
L’humour est sans doute un remède. L’amour-amitié, la Philia, une nécessité.
- 17 -
Après la vigilance éthique de rigueur, prendre garde à l’hypocrisie des censeurs et au
politiquement correct. Aux États-Unis, derrière chaque enseignant, derrière chaque médecin, se
cache un avocat.
Ne jamais oublier que dans un livre, comme che z un être vivant, il y a toujours une faille
étoilée par où le sens se perd dans l’infini.
Parler pour me faire comprendre
Me faire comprendre pour susciter le questionnement
Susciter le questionnement pour devenir humain
Devenir humain pour trouver le sens de la vie.
Trouver le sens de la vie pour pouvoir la donner
Sinon, à quoi bon les sciences de l’homme et de la société ?
2- Réfléchir, Agir et méditer
Réfléchir
Réfléchir résulte de l’ensemble dynamique et interactif : écrire, lire, parler. Toute réflexion
est de l’ordre de l’unidualité. À la fois Une et complètement personnelle, mais en même temps
reliée nécessairement à un autre qui implique la société tout entière. C’est la mère (avant le père)
qui commence à faire réfléchir son petit enfant car, avec elle, l’univers des significations
imaginaires sociales - la société - entre nécessairement et déclôture la monade psychique de
l’infans, comme le pense Cornelius Castoriadis. Je demande aux étudiants, ainsi, de comprendre à
quel point ils sont seuls et à quel point ils sont solidaires dans la réflexion. Je tente de créer des
dispositifs par lesquels ils peuvent faire l’expérience collective de ce processus.
Agir
La vie est activité. Rien n’est immobile, pas même la mort. Dans un cadavre, que de
turbulences !
Agir correspond à l’insertion de la personne humaine dans l’ordre de l’univers. Elle agit
avec une intentionnalité. Mais sans méditation, l’intentionnalité devient vite instrumentale, le projet
se fait programme.
Toute la question consiste à passer de l’intention à l’attention et réciproquement, en spirale.
Le sage oriental agit spontanément sans avoir l’intention d’agir, ce qui est incompréhensible pour le
philosophe occidental.
L’éthique est à la base de l’agir. Est éthique tout ce qui va dans le sens de la vie, pris dans
son acception de la Terre-Patrie (E. Morin). Ce qui exclut tous les intégrismes, les dogmatismes,
les scientismes. Entre Hiroshima et les massacres d’hommes, de vieillards, de femmes et d’enfants
en Algérie, c’est toujours la même logique du pire et de l’anti- vie.
- 18 -
Méditer
Réfléchir relève, en dernière instance, de la pensée du fond (Heidegger). Les savoirs n’ont
de sens que s’ils ouvrent sur la connaissance de soi au sein du monde.
C’est à ce moment que l’éthique jaillit au cœur de la réflexion. Penser ne signifie pas
seulement raisonner, développer une logique aristotélicienne ou dialectique.
Penser veut dire entrer dans l’intelligence du réel. Accroître son niveau d’autorisation
noétique, c’est-à-dire son mieux-être en tant que personne humaine (Joëlle Macrez) [42].
Découvrir que dans la méditation, la pensée de la non-pensée (hishiryo comme disent les
moines japonais), la pensée du fond est présente comme un bleu de lavandière éparpillé dans l’eau
du ciel.
Penser impose de comprendre comment les autres civilisations ont donné et donnent encore
du sens, de l’intelligibilité et de la sensibilité, au monde rencontré. Penser revient donc à remettre
en question l’Occidentalisation du monde qui impose l’ère de la technologie planétaire dont parle
Kostas Axelos avec profondeur [43].
Le penseur est une personne à part entière. Je définis la personne comme l’être humain
intégré au cours du réel et chez qui il n’y a plus personne à nommer.
C’est le citoyen du monde par excellence. Le contraire du fanatique nationaliste, de
l’intellectuel imbu de son autorité. L’être de la Terre-Patrie prise dans le flux universel.
Penser, c’est connaître, toujours d’une façon relative, et tenter de porter cette connaissance
dans l’ordre du savoir. Penser, c’est se savoir lucidement inachevé. La lucidité est la blessure la
plus rapprochée du soleil (René Char).
N’oublions jamais que l’inachèvement, c’est ce que l’on contemple à l’horizon : un incendie
bleu de lavandes.
Méditer, au sens du laïc, est une activité de l’esprit qui fait partie du réel. Méditer ne veut
pas dire réfléchir, penser, imaginer. Méditer n’implique aucune position particulière, ni assise, ni
debout. Zen ou Yoga, Prières chrétienne, hindoue ou musulmane, ne sont pas nécessaires (mais,
parfois, ces conduites religieuses ont certaines conséquences dans l’ordre de la méditation).
Il n’existe aucun truc pour méditer. Aucun dieu n’a besoin d’être invoqué ou révoqué.
La méditation est la blancheur neigeuse de l’esprit. La cime du silence avant toutes les
avalanches émotionnelles du quotidien. L’état de vacuité, de réceptivité totale à ce qui est. Une
constante et sensible attention, sans effort. Une observation permanente à l’imprévu qui, sans cesse,
émerge du réel.
Méditer est la non- intentionnalité en acte. Le fait de vivre, d’être, le Procès dans sa
simplicité la plus radicale. Un poète mexicain touché par l’Orient, Octavio Paz, avait bien vu que la
poésie devenait la véritable et seule religion possible de notre temps. Une religion sans dieu, sans
garants métasociaux, à travers laquelle s’exprime l’homme incertain et inachevé [44].
Parfois, dans cette voie abrupte, il arrive que l’on comprenne quelque chose de nondéfinissable... C’est ce que je nomme le flash existentiel.
- 19 -
Éduquer consiste en une médiation/défi entre les savoirs hétéronomes et la Connaissance
toujours autonome. Éduquer est du domaine de l’entre-deux. Un trait d’union interactif qui, à la
fois, dit l’un et le deux, le latent et le manifeste, la création et la finitude.
René BARBIER
Université Paris 8, Paris, France.
Références
[1] René Barbier, L’Approche Transversale , l’écoute sensible en sciences humaines, paris,
Anthropos, 1997.
[2] Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, folio-essais, 2002 (1998).
[3] Dany-Robert Dufour, Folie et démocratie.Essai sur la forme unaire, Paris, Gallimard, Le débat,
1996.
[4] René Barbier (s/dir), Education et sagesse. La quête de sens, Paris, Albin Michel, Question de,
n°123, 2001.
[5] Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité, manifeste, Monaco, Editions du Rocher, Collection
"Transdisciplinarité", 1996.
[6] Michel Lacroix, Le culte de l’émotion, Paris, Flammarion, 2001.
[7] Jiddu Krishnamurti, Carnets, Paris, les éditions du Rocher, 1988.
[8] Roberto Juarroz, Quinzième poésie verticale, Corti, septembre 2002.
[9] Antonio Porchia, Voix, suivi de Autres Voix (Voces ; Voces secunda serie), préface de Jorge
Luis Borges, postface de Roberto Juarroz, traduit de l’espagnol par Roger Munier. [Paris], Éditions
Fayard, “ Documents spirituels ” n° 16, 1978.
[10] Claude Roy, Les chercheurs de Dieux. Délivrez-nous des dieux vivants, des pères du peuple et
du besoin de croire, Paris, Gallimard 1981.
[11], voir le site http://www.prevensectes.com/rapmils2.htm#17 (visité le 14 octobre 2004).
[12],
voir
le
site
Actualités
http://www.prevensectes.com/rev0003.htm#23
(visité le 14 octobre 2004).
et
sur
les
sectes
(mars
2000)
http://www.prevensectes.com/rap1687a.htm
[13] Raimon Panikkar, Eloge du simple. Le moine comme archétype universel, Paris, Albin Michel,
1995.
[14] Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
[15] Edgar Morin, Anne-Brigitte Kern, Terre-patrie, Paris, Seuil, 1993.
- 20 -
[16] André Comte-Sponville, De l’autre côté du désespoir. Introduction à la pensée de Svâmi
Prajnânpad, Paris, Edition Acaarias, L’originel, 1997.
[17] Eric Julien, Le chemin des neuf mondes. Les Indiens Kogis de Colombie peuvent nous
renseigner les mystères de la vie, Paris, Albin Michel, 2001.
[18] Gilles Deleuze, Felix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Les éditions de minuit,
1991.
[19] Luc Ferry, L’homme-Dieu et le sens de la vie, Paris, Grasset, 1996.
[20] Jerémy Rifkin, La fin du travail, préface de Michel Roccard, Paris, La Découverte, 1998.
[21]
Jean
Rouch,
Les
maîtres
fous,
1954,
voir
filmographie
http://www.arkepix.com/kinok/Jean%20ROUCH/rouch_filmo.html (site visité le 14 octobre 2004).
[22] Olivier Reboul, La philosophie de l’éducation, Paris, Ed. PUF, coll. Que sais-je ?, neuvième
édition, 2001 .
[23] René Barbier, cours universitaire en ligne sur Krishnamurti et l’éducation, université Paris 8,
2004, http://educ.univ-paris8.fr/LIC_MAIT/weblearn2002/KenligneP8/Kindex.html.
[24] Alain Touraine, Le Retour de l’Acteur, Fayard, 1984 et La recherche de soi. Dialogue sur le
Sujet (avec Farhad Khosrokhavar), Fayard, 2000.
[25] David Bohm, La plénitude de l’univers, Paris, les éditions du Rocher, 1992
[26] Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, Paris, Gallimard, 1986.
[27] Ignacio Ramonet, Geopolitique du chaos, Paris, Gallimard, 1999.
[28] Max Pagès, Didier Van Den Hove, Le travail d’exister Paris, Desclee de Brouwer, 1996.
[29] Marcel Bol de Balle, (s/dir), La reliance. Voyage au coeur des sciences humaines Paris
L’Harmattan 1 (T.1 et 2), 1996.
[30] Christian Bobin, Éloge du rien, Paris, Fata Morfata, 1990.
[31] François Jullien, Procès ou création, Une introduction à la pensée des Lettrés chinois, Seuil,
1989.
[32] René Barbier (s.dir,), Regards autres sur l’éducation en Chine, Paris, Pratiques de
Formation/Analyse, n°45-46, Université Paris 8, Formation Permanente, décembre 2003.
[33] Maria Antonia Santandreu Caldentey, Michel Lobrot, une aventure humaine, Doctorat
d’anthropologie, université Paris 7, novembre 2002, 375 pages, direction Pr. Patrick Boumard,
Université Rennes II.
[34] Anne-Marguerite Vexiau, Je choisis ta main pour parler, Robert Laffont, 1996.
[35] Jean-Marie Vidal, dialoguer avec les autistes, La Recherche, septembre 1997, 36-39.
[36] Christian Bobin, La part manquante, Gallimard, 1996.
[37] Isabelle Stengers,Cosmopolitiques, La Découverte, 1996.
- 21 -
[38] Jean Cohen, Structure du langage poétique, Flammarion, 1966.
[39] Richard Brown, clefs pour une poétique de la sociologie, Actes Sud, 1989.
[40] Jean Foucambert, La manière d’être lecteur, (1976), Albin Michel, 1994.
[41] Patrick Berthier, Le deuxième apprentissage de la lecture, Anthropos, 1999.
[42] Joëlle Macrez, L’autorisation noétique, par quels chemins parvient-on à la réalisation de soi ?
Doctorat en Sciences de l’éducation, mars 2002, Université Paris 8, S/dir R.Barbier, 635 p.
[43] Kostas Axelos, Ce questionnement, Editions de Minuit, 2001.
[44] Paul-Henri Giraud, Octavio Paz. Vers la transparence, PUF, coll. Partage du savoir, 2002, 303
p.
- 22 -
EDUCATION CHRETIENNE ET TRANSDISCIPLINARITE : POUR
UNE CULTURE DE COMMUNION
Il y a 40 ans de cela en l’année 1965, le Concile oecuménique Vatican II publiait parmi ses
documents la déclaration sur l’éducation chrétienne Gravissimum Educationis (GE). Dans le
préambule, le concile justifiait ainsi son choix : L’extrême importance de l’éducation dans la vie de
l’homme et son influence toujours croissante sur le développement de la société moderne sont pour
le Concile l’objet d’une réflexion attentive. Aujourd’hui, après 40 ans de réflexion et
d’engagements de l’Église catholique dans le champ éducatif, où en est l’éducation chrétienne ?
Éducation chrétienne dans un monde globalisé
La GE a présenté un concept d’éducation chrétienne qui vise la maturation humaine et
chrétienne en valorisant l’apport des sciences de l’éducation. En effet, elle a invité à tenir compte
des progrès de la psychologie, de la pédagogie et de la didactique dans l’éducation des enfants et
des jeunes (cf. GE 1). Les perspectives développées durant les 40 ans d’histoire de l’après concile,
ne présentent aucune nouveauté. De nombreux penseurs ont approfondi cette approche mais n’ont
fait que préciser les différentes dimensions de cette éducation chrétienne. Par exemple, l’un des
derniers congrès du monde de l’éducation catholique regroupé sous l’égide de l’Office International
de l’Enseignement Catholique (OIEC) témoigne du souci d’offrir une éducation significative pour
le XXIe siècle et du désir de rester fidèle à lui- même et à sa mission. En effet, en cette occasion, un
des intervenants définit ainsi l’éducation chrétienne : L’éducation d’aujourd’hui doit être :
humanisante, transcendante et libératrice. Elle doit donner lieu à des habitudes de compréhension,
de communion et de service avec l’ensemble de l’ordre réel ; elle doit faire de l’homme un acteur
de son propre développement afin d’atteindre sa fin ultime et le bien des sociétés, dont l’homme fait
partie ; elle doit lui permettre de se reconnaître et de se faire dans le cadre de sa relation avec les
autres hommes [1].
Il est alors évident que ce processus unitaire de maturation humano-chrétienne qui fait de
l’éducation chrétienne une réalité humanisante, transcendante et libératrice, ne saurait être une
discipline ou une matière en soi et ne le sera jamais. Il doit plutôt se concevoir comme le résultat
d’une multiplicité d’approches unifiées dans la vision chrétienne de la vie et de l’homme. C’est un
style d’intervention inspiré de la doctrine du Christ qui imprègne les personnes, les actions, les
projets et les milieux éducatifs. C’est une perspective qui caractérise les centres éducatifs et se
développe d’une manière transversale dans les disciplines, les contenus, la méthodologie, les
activités variées, les structures. Pour utiliser une métaphore, ce style d’éducation dans un centre
d’inspiration chrétienne devient comme l’air qu’on respire, on ne le perçoit pas, mais s’il vient à
manquer, on n’est pas à son aise. On pourrait dire que l’éducation chrétienne devient la production
spécifique des centres d’inspiration chrétienne ; en d’autres mots, c’est le résultat de toutes les
interventions éducatives.
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Actuellement, on constate qu’avec la fin de la guerre froide et de la division bipolaire de la
planète, c’est le concept de mondialisation-globalisation qui semble désormais régir les relations
internationales. En effet, au cours des dernières décennies, le phénomène de la mondialisation a
amené des transformations inédites dans les sphères de l’organisation économique et politique, des
relations sociales, de la communication, des modèles de vie et de culture. Par exemple, un des
grands défis que la connaissance devra affronter au cours du troisième millénaire est celui de la
globalité que pose l’inadéquation avérée entre, d’une part, un savoir fragmenté, objet de disciplines
différentes, et, d’autre part, des réalités multidimensionnelles, globales, transnationales.
Le système éducatif en général, et celui qualifié de chrétien en particulier, ne peut ignorer ce
contexte historique et culturel où la logique dominante semble être celle de l’individualisme, de la
concurrence, du triomphe du plus fort, de la fragmentation. Nous ne pouvons pas être satisfaits
d’une éducation qui forme les personnes à un idéal individualiste de succès, de l’excellence comme
norme absolue vers une réussite économique dans la vie au détriment de toute croissance en
humanité. En effet, il nous faut, au contraire, former à une mentalité évangélique qui donne sens à
la vie et qui fait de la globalisation une culture de solidarité et de communion. Il est nécessaire de
proposer une éducation créative et libéralisante qui tend vers un nouvel humanisme en vue de la
construction d’une société plus fraternelle.
C’est pourquoi une éducation chrétienne qui se veut significative aujourd’hui exige une
approche orientée vers la convergence des forces qui engendre la communion. L’approche qui
semble répondre à cette aspiration prend le nom de transdisciplinarité. Voilà pourquoi l’Éducation
chrétienne 1 conçue et assumée selon cette approche peut produire à long terme une culture de
communion. En parlant de culture de communion, j’évoque la culture dans le sens humaniste du
terme, c’est-à-dire un style de vie, de pensée et d’action où la communion est assumée comme
catégorie anthropologique, spirituelle et pédagogique avec toutes ses conséquences [3].
La transdisciplinarité vers une culture de communion
L’approche transdisciplinaire, fruit d’un dialogue interdisciplinaire fécond, demande à tous,
à tous les niveaux, d’adopter une attitude qui transcende à la fois l’individualisme, la fragmentation
des disciplines, l’isolement plus ou moins relatif des groupes fermés. Elle choisit la collaboration
ouverte et féconde. La transdisciplinarité stimule à la pratique de la confrontation, du dialogue, de
l’écoute et du respect réciproque, de la solidarité et de la paix - si importante à l’ère planétaire
actuelle - que ce soit dans le cadre de la formation continue, de la diffusion des informations ou de
la collaboration scientifique.
C’est à ce niveau que se situe la contribution spécifique et décisive de l’éducation chrétienne
à une véritable culture de communion, fruit d’une recherche et d’une praxis transdisciplinaire. Dans
ce cadre, la contribution de l’approche transdisciplinaire est centrée sur sa participation à la
formation de la culture de communion et de paix, à laquelle elle donne la plus large portée, non
seulement en favorisant un dialogue fécond entre les disciplines scientifiques, mais aussi pour la
solution pacifique des conflits et pour le développement maximal de la solidarité inter- humaine.
La mentalité de changement dans l’optique transdisciplinaire a des conséquences
considérables au niveau éthique et social. Par exemple, la pensée qui relie montre la solidarité des
phénomènes et leur interdépendance. C’est un atout intéressant pour promouvoir la culture de la
solidarité, présente en nous dès le commencement, mais demandant sans cesse à être réveillée au
1
Je tiens à préciser que l’éducation chrétienne peut être légitimement conçue selon le pluralisme théologique, pédagogique et
confessionnel. Pour l’économie de cet article, je circonscris cette approche exclusivement dans le contexte catholique sans ignorer la
grande richesse des autres confessions chrétiennes.
- 24 -
moyen d’un sens aigu de la responsabilité pour faire de nous des citoyens actifs disposés à vaincre
les défis de la société contemporaine.
Une fois assumée l’éducation chrétienne dans cette perspective transdisciplinaire, il faut
promouvoir des centres capables de la réaliser dans le concret de la vie. Un des défis que les
sciences de l’éducation doivent relever aujourd’hui consiste dans l’art d’articuler les disciplines, de
relier les connaissances en vue d’une croissance harmonique de la personne pour une intégration
critique dans la société. Relier les disciplines implique nécessairement la recherche de l’unité entre
les chercheurs, mais surtout entre les savoirs scientifiques et pratiques, entre la théorie et la praxis,
entre les différentes communautés ou centres éducatifs et, pourquoi pas ? entre les communautés
éducatives et la société. Et cette tentative de collaboration sera en faveur du plus grand bien de tous
ceux qui sont impliqués dans ce cercle.
Cette aspiration à la communion des divers groupes intéressés à l’éducation semble être une
belle utopie, irréalisable dans une société où s’accroît l’individualisme, l’exclusion et où prédomine
la loi du plus fort. Alors faut- il y renoncer ? Ou faut- il décider de commencer ? À mon avis, comme
chrétiens professant la foi en Jésus-Christ qui appelle ses disciples à être un pour que le monde
croie, nous avons l’obligation d’assumer notre responsabilité et de prendre au sérieux ce défi. Car,
nous n’avons pas à nous perdre en lamentations et en déclarations sans engagement : il est temps
que nous osions l’innovation. En ce sens, l’institution universitaire en tout premier lieu a un rôle
fondamental à jouer. Quelle est donc cette fonction ?
Étant donné que le milieu universitaire est le lieu idéal de la rencontre des disciplines en
évolution, je propose cette institution comme centre pilote pour l’expérimentation de cette
approche. Car, comme l’affirme le projet Ciret-Unesco, l’Université est le lieu privilégié d’une
formation adaptée aux exigences de notre temps et elle est le pivot d’une éducation dirigée en
amont vers les enfants et les adolescents et orientée en aval vers les adultes. […] L’Université
renouvelée sera le foyer d’un nouveau type d’humanisme [4].
Si l’université en général est appelée à devenir le foyer d’un nouvel humanisme, que dire
des universités catholiques ? Puisque dans cet article, nous nous référons à l’éducation chrétienne, il
serait intéressant que les universités catholiques, d’une façon spéciale les facultés des sciences de
l’éducation qui s’y trouve nt, accueillent cette perspective de la transdisciplinarité et prennent le
chemin du renouveau d’une éducation chrétienne significative. Alors comment procéder ?
Cultiver une attitude transdisciplinaire
Oser l’innovation représente, avant tout, le courage d’activer une mentalité de changement,
c’est-à-dire, d’être disponible à modifier sa manière de procéder dans la recherche et l’étude, dans
l’élaboration d’un projet ou dans l’approche du réel. La première conviction, c’est que le processus
éducatif est l’objet de plusieurs disciplines scientifiques ou de plusieurs théories des différentes
sciences, d’une façon telle qu’elles puissent entrer en dialogue entre elles. Cela implique que
chaque discipline assume l’évidence qu’elle n’existe pas comme une réalité isolée, mais plutôt
comme une voix singulière faisant partie d’un grand ensemble de connaissances. On arrive à un
concert symphonique si les différents instruments sont, à la fois, bien spécifiés et bien harmonisés.
Par conséquent, chacun doit produire le son propre, évitant aussi bien les écarts discordants que la
domination d’une voix.
En ce sens, l’attitude transdisciplinaire exige un effort continu pour comprendre les autres
points de vue et les intégrer dans la compréhension de la réalité. Cette posit ion s’enracine dans
l’attitude d’ouverture réciproque et dans la volonté politique de collaborer à travers les échanges
d’informations et le dialogue authentique. Les experts de chaque science en particulier doivent
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renoncer à la prétention plus ou moins consciente que leur discipline constitue l’unique approche
scientifique complète de l’objet en question.
En outre, le travail transdisciplinaire invite à construire un langage scientifique qui soit
transmissible d’une science à l’autre, un peu comme les notes musicales sont les mêmes d’un
instrument à l’autre. Par conséquent, les chercheurs de chaque domaine scientifique séparé doivent
être ouverts à la compréhension des procédures et du langage des autres. Cultiver l’attitude
transdisciplinaire ne constitue pas une homologation ou une fusion où tout peut passer. Il s’agit, au
contraire, d’une interdisciplinarité réalisée à partir d’une correcte intradisciplinarité, c’est-à-dire un
rigoureux respect des procédures typiques de chaque discipline, même quand on utilise des
matériels provenant des autres champs de recherche.
Une telle démarche exige une constante remise en question : progressivement naît une
mentalité opposée à la fragmentation ou au réductionnisme et propice à l’avènement d’un
humanisme qui privilégie la confrontation, le dialogue, la réciprocité et la communion. Pour que le
dialogue soit fécond, il faut exercer sa capacité critique, sa faculté de discernement, pour évaluer
d’une façon correcte les diverses instances qui surgissent au cours de la confrontation et accéder à
de nouvelles synthèses. De ce fait, la perspective transdisciplinaire est une opportunité unique pour
que se développent le sens communautaire, la solidarité, l’esprit de communion : en effet, on doit
continuellement interpeller l’autre pour mieux comprendre la réalité. Cet appel n’est pas seulement
une nécessité, c’est une responsabilité vis-à-vis de l’autre avec qui on est appelé à collaborer vers
l’unité dans la diversité. Par conséquent, il est important que l’on s’accorde sur la voie à suivre pour
atteindre le but commun.
S’accorder sur le processus du travail à but transdisciplinaire
Une fois que les conditions d’une attitude transdisciplinaire sont posées ou au moins
thématisées, on s’accorde sur le processus à suivre afin d’arriver au but fixé. L’étape fondamentale
est de s’assurer que les chercheurs ou les agents de terrain en sciences de l’éducation partagent une
anthropologie fondée sur une ontologie commune compatible avec les méthodologies des
disciplines ou des personnes appelées à collaborer.
En un premier moment, on pose le problème dans ses lignes générales, dans le cas de
l’éducation chrétienne catholique, on s’accorde sur sa spécificité et les priorités à retenir selon les
facteurs socioculturels et historiques du moment. Puis on identifie la finalité à partir de la recherche,
de l’élaboration du projet ou de l’expérimentation. Ensemble, on procède à une première analyse
pour délimiter les champs d’étude ou d’interventions. Ainsi, on est en mesure d’identifier les
compétences indispensables pour arriver au but. Quand elles sont établies, chaque discipline
s’engage à formuler des hypothèses dérivant de son domaine spécifique par rapport à la finalité
générale.
La deuxième étape rassemble les différentes hypothèses disciplinaires dans une sereine
confrontation. Elle permet, voire exige l’explicitation des différences de conceptualisation, de
langage, de méthodologie. Ce moment peut donner l’impression de sombrer dans la confusion, dans
le sens où chacun semble parler d’un projet différent. Cependant, à la faveur du débat, on se rendra
compte que seuls les points de vue sont diversifiés, mais que tous tendent vers la même finalité. Au
cours de la discussion, les tendances hégémoniques disparaissent peu à peu et, à la fave ur de
l’ouverture réciproque, préparent la voie à un accord commun. Ce consensus se réalise donc autour
de la formulation des cadres mentaux dits trans-spécifiques, c’est-à-dire, une conceptualisation qui
rapproche les principes des diverses sciences nécessaires à la résolution du problème en question.
On arrive ainsi à un système conceptuel ou opérationnel qui n’appartient plus d’une façon exclusive
à une science particulière, mais participe de toutes les sciences en collaboration et demeure toujours
ouvert à de nouvelles modifications.
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À partir de ce nouveau système conceptuel, on élabore à nouveau les hypothèses sur le plan
disciplinaire pour une proposition spécifique en vue d’atteindre la finalité. Enfin, il faut aussi établir
les instruments d’évaluation pour voir dans quelle mesure les objectifs ont été atteints. Ce processus
nous permet de réaliser l’unité dans la diversité, même à ce niveau de la recherche. Car si on est
fidèle à la progression qu’il propose, on se rend compte que chaque science peut évoluer sans
violence et sans contamination et que, surtout, il est possible d’élaborer de nouveaux cadres
conceptuels à partir de la richesse de chacune. C’est une démarche qui demande du temps, exige
une identité bien définie et permet la rencontre des personnes dans un dialogue sincère et serein ;
par conséquent, elle implique l’art de l’écoute attentive et patiente. Somme toute, s’engager dans la
recherche à but transdisciplinaire, c’est se lancer dans la promotion d’un constitutif fondamental de
l’être humain, à savoir la sociabilité dans le sens lévinassien du terme où cette relation à l’autre
élimine toute fusion, interpelle la responsabilité et la gratuité [5].
Perspectives pour une application concrète de l’approche transdisciplinaire
La démarche proposée pour la réalisation d’un travail à but transdisciplinaire est à peine
esquissée. Son expérimentation se révèle importante pour confirmer sa faisabilité et prévoir un
meilleur approfondissement. Comme c’est une réalisation qui implique tout un réseau
d’interventions, elle restera une utopie si on n’active pas des stratégies concrètes pour informer et
former à cette mentalité transdisciplinaire et surtout si on ne prend pas le risque de l’innovation
dans cette optique.
Outre l’information, la conscientisation et la formation, le second pas à faire serait de
profiter des structures existantes dans nos centres éducatifs : les communautés éducatives, les
séminaires, les ateliers de recherche, les tables rondes, les congrès peuvent déjà entamer le travail.
On n’a alors rien à inventer, mais seulement à optimiser les conditions de travail et disposer les
structures à cet effet, une fois qu’on a la volonté politique d’agir et de collaborer. Que l’on ose cette
expérimentation, on se rendra compte de ses bienfaits pour la culture de communion et de ses
limites sur le plan pratique. Ainsi, on pourra activer de nouvelles études pour l’intégrer et l’enrichir
en vue d’une meilleure efficacité. Il est à souhaiter que la transdisciplinarité telle que nous l’avons
proposée trouve bon accueil près des chercheurs, spécialement dans les centres éducatifs : écoles,
institutions supérieures et universités. Cela implique que les universités, d’une façon spéciale, les
facultés des sciences de l’éducation, puissent créer les conditions d’une expérimentation sérieuse.
Si des cours à caractère thématique ou modulaire (éducation interculturelle, éducation à la
solidarité, éducation à la citoyenneté …) étaient programmés et réalisés d’une façon
transdisciplinaire, les enseignants témoigneraient directement de la possibilité effective de
l’orientation. Cela aurait des conséquences positives sur les étudiants et progressivement se
développerait un style de convivialité et d’acceptation sereine des différences.
Enfin, un mode de réalisation de cette approche peut être l’ouverture aux instances
culturelles et sociales en vue de collaborer d’une façon plus significative à résoudre les grands
maux de notre village planétaire à travers un projet collectif. À ce propos, je veux évoquer à titre
d’exemple le Projet UNESCO pour la décennie 2001-2011 Vers la Culture de la Paix. Ce projet
vise à promouvoir les valeurs, les attitudes et les comportements chez les gens pour qu’ils puissent
chercher des solutions paisibles à leurs problèmes. Il est conçu aussi dans la perspective
transdisciplinaire. En effet, il stipule que : Comme projet transdisciplinaire, tous les Secteurs de
l’Organisation sont actifs dans le développement de projets innovateurs et d’activités qui prennent
en charge cette nouvelle culture. En travaillant avec un grand nombre de partenaires, l’UNESCO
vise à avancer un mouvement global pour une Culture de la Paix [6]. Il serait intéressant que des
centres éducatifs particulièrement des Universités, deviennent des partenaires directs ou indirects
travaillant dans le sens de cet objectif ou celui de la décennie 2002-2012 L’alphabétisation pour
tous. Je cite seulement ces deux événements qui touchent directement la dimension éducative, mais
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on pourrait allonger la liste en s’ouvrant à d’autres organismes et à d’autres initiatives. Ce sont des
problèmes concrets de notre village planétaire qui risquent d’aggraver les conditions de vie d’une
grande majorité en rendant toujours plus difficile la réalisation de la citoyenneté active et
responsable, si aucune modification des habitudes éducatives n’est sérieusement entreprise.
Pour conclure
En conclusion, nous pouvons affirmer que l’éducation dans l’optique transdisciplinaire est
une éducation qui contribue à l’élaboration et la réalisation d’une culture de communion qui ne se
limite pas seulement à dénoncer, à porter des correctifs au niveau micro ou à développer une
éthique intérieure au système, mais qui renverse la logique du système et en propose une nouvelle.
Cette nouveauté dépend en grande partie de la capacité de tous les agents intéressés à
élaborer un projet commun en vue de réaliser cette culture de communion par capillarité. Donc, la
communion assumée comme catégorie anthropologique, spirituelle et pédagogique est une voie
privilégiée pour éduquer les hommes et les femmes de notre temps qui doivent affronter le défi de
la globalisation et de la fragmentation tendant à la déshumanisation de nos sociétés. En cela,
l’approche transdisciplinaire représente une innovation et un apport intéressant pour réaliser le rêve
de la civilisation de l’amour si cher au christianisme et à tout homme de bonne volonté.
Au niveau scientifique, cette approche permet de réaliser l’unité dans la diversité et invite à
replacer la personne au centre. En ce sens, sa tâche prioritaire est l’élaboration d’un nouveau
langage, d’une nouvelle logique, de nouveaux concepts pour permettre l’émergence d’un véritable
dialogue entre les spécialistes des différentes branches du savoir. Cette collaboration doit les porter
au-delà des disciplines vers la découverte de l’unité de l’univers, de la vie et de l’être humain en
vue d’élaborer une culture de communion. Face au développement accéléré et envahissant des
techno-sciences, Nicolescu, le principal promoteur de cette pensée, voit dans l’application de
l’esprit transdisciplinaire à toutes les dimensions de la vie humaine un moyen de changer
l’orientation de notre civilisation. Il s’agirait, en somme, d’un effort pour unifier le savoir morcelé
et pour remplacer l’efficacité et la maîtrise des techniques par la poursuite du développement de la
personne.
Pour nous autres, chrétiens, professant la foi à la suite du Christ, il s’agit d’un projet de
communion qui ouvre à la civilisation de l’amour par une culture de solidarité et de paix. C’est
pourquoi le concept de transdisciplinarité assumé ici est justement le résultat d’un dialogue fécond
entre les disciplines. Il ne s’agit pas d’une synthèse englobante, mais de l’art d’articuler les savoirs
différents et de respecter l’unité dans la diversité.
Pour finir, j’ose lancer l’invitation directement aux centres éducatifs catholiques. Car, si
l’université en général est appelée à devenir le foyer d’un nouvel humanisme, nos institutions dites
catholiques ont encore une plus grande responsabilité en ce domaine. Si nous voulons être des
signes aujourd’hui, il nous faut accueillir cette perspective transdisciplinaire pour une éducation
chrétienne adéquate. C’est seulement ainsi que nous donnerons un apport significatif au processus
de la nouvelle évangélisation lancée par l’Église à Port-au-Prince depuis vingt ans. S’il faut parler
de compétition, la manière d’être compétitifs aujourd’hui pour ceux qui professent la foi en JésusChrist doit être la haute qualité humaine qui caractérise nos relations, nos centres et nos institutions.
On entend souvent dire que la réforme éducative requiert une nouvelle conception
épistémologique dans l’approche du savoir. Je pense que l’approche transdisciplinaire constitue une
réponse alternative à cette nouvelle demande au niveau scientifique. En outre, sa réalisation
adéquate dans les centres de formation peut être une contribution intéressante pour la formation des
éducateurs, des enseignants et de tous ceux qui sont appelés à mettre leur savoir, leur savoir- faire et
leur savoir-être au service de l’humanité.
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De cette façon, l’application de l’esprit transdisciplinaire deviendra une réalité partout où
évoluent des groupes humains. Elle aura des répercussions significatives au niveau éducatif,
politique, socia l, économique, éthique, culturel et religieux. Ainsi, cette culture de communion dans
la perspective transdisciplinaire deviendra la symphonie de l’humanum comme aventure
délibérément assumée de l’éminente dignité de l’être humain et de la solidarité de l’ humanité.
Sœur Martha SEÏDE
Faculté pontificale des Sciences de l’éducation Auxilium, Rome, Italie
Port-aux Princes, Haïti
Références
[1] MEDINA E., Expérience « Communauté Éducative », in OIEC, L’école catholique au service de
tous. XIV Congrès mondia l de l’enseignement catholique, Rome 1994, Bruxelles : KOLV
Mariakerke, 1994, 208.
[2] MORIN E., Le défi du XXIe siècle. Relier les connaissances, Paris : Éditions du Seuil, 1999.
[3] Pour un approfondissement du thème de la communion assumée comme catégorie
anthropologique, spirituelle et pédagogique cf. SÉÏDE M., L’éducation chrétienne pour une culture
de communion, Port-au-Prince : Henri Deschamps, 2003.
[4] PROJET CIRET - UNESCO, Évolution transdisciplinaire de l’Université, Locarno 1997, in http
://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/locarno/locarno4.htm, 05-12-99, n, 7.
[5] LEVINAS E., Altérité et transcendance, Paris : Fata Morgana, 1995,110-114.
[6] UNESCO, Projet Transdisciplinaire de l’UNESCO : Vers une Culture de la Paix, in
http://www.unesco.org/cpp/fr/index.html (6-04-01), 1.
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TRANS-APPRENDRE : APPRENDRE AU-TRAVERS, ENTRE ET
AU-DELA 1
Parce que l’histoire de notre cerveau est une longue histoire d’interfaces, de reliances et
d’échanges, ce texte propose de montrer la nature collective du processus engagé par et dans
l’apprentissage. Celui qui apprend, en réalité, ne peut que trans-apprendre : quel que soit le
domaine de son apprentissage, il apprend au travers, entre, et au-delà [1]. L’exemple d’approche
transdisciplinaire proposée ici est l’apprentissage d’une langue étrangère. L’aspect collectif
apparaît au niveau des relations ré-entrantes (selon le terme d’Edelman) entre les partenaires et les
composantes de la situation éducative :
apprenant ó enseignant ó contexte (institutionnel, familial, social, économique..)
Le regard que nous portons sur la réalité quotidienne (surtout la façon dont nous vivons
l’espace-temps) est formaté par notre langue et notre culture. L’apprentissage d’une autre culture et
d’une autre langue exige que nous portions un autre regard, changions d’attitude, ré-organisions et
re-structurions notre système langagier tout entier. Sont à construire de nouvelles postures
corporelles, une nouvelle répartition de l’énergie phonatoire et respiratoire, l’activation de
nouveaux muscles, l’élargissement du spectre acoustique et auditif, de nouvelles relations entre
l’oral et l’écrit, de nouveaux parcours entre les quatre savoir- faire langagiers. Autrement dit,
contrairement à ce qu’on croit, il ne s’agit pas d’emprunter un autre vocabulaire, une autre
grammaire, une autre prononciation. Il s’agit de mettre en place un nouveau travail cognitif. Vu
sous cet angle, on comprend mieux les résistances de certains apprenants aux méthodes dites
classiques, qui isolent les éléments de la langue à l’intérieur de cloisons étanches étiquetées lexique,
syntaxe, phonologie… Il est grand temps de comprendre que c’est le corps tout entier de l’apprenant
qui est à l’œuvre dans l’espace et dans la durée de son apprentissage. Il est aussi grand temps de
reconnaître qu’apprendre exige de ré-organiser la reliance à l’environnement, aux autres et à soimême.
Pour accompagner des adultes français apprenant l’anglais, j’ai dû traverser (transgresser)
les frontières de ma discipline d’origine, la Linguistique. En effet, à force d’entendre des personnes
adultes douter d’être capables d’apprendre, je suis allée frapper à la porte de neurobiologistes, j’ai
osé questionner les neurosciences et les sciences cognitives naissantes, l’approche systémique, la
Sémantique Générale. J’ai fréquenté des acousticiens, des phonologues, des phonéticiens… Une
moisson de gestes pédagogiques en a résulté. Aujourd’hui, je peux résumer cette démarche par une
idée-force, une valeur- phare, et le respect des trois logiques du vivant.
1
Le terme transapprendre a existé dans la pensée d’Henri Desroche, qui a été, très tôt, un passeur de frontières. Cf l’ouvrage en
hommage à H. Desroche, dir. Emile Poulat et Cl. Ravelet, L’Harmattan, 1997.
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Une idée-force
Le vivant a en lui un immense potentiel : potentiel d’observation, d’adaptation, de choix, de
transformation, de réparation, d’innovation, d’échange, d’apprentissage. Ces potentialités du vivant
n’ont d’autres limites que celles imposées par nos cultures et nos représentations. Traduits en
termes éducatifs, cela signifie qu’il revient à tous les partenaires de la situation éducative de créer
les conditions favorables pour que s’actualisent les capacités non-encore actualisées que chacun
héberge en soi. Autant dire qu’une longue marche est à inventer, celle d’une nouvelle ingénierie de
l’apprentissage, proposant un cahier des charges qui respecte la logique des différentes étapes du
savoir-apprendre. Ces étapes sont abordées dans [2].
L’espace de dialogue et de résonance entre l’Autre culture et soi- même est une exigence du
vivant. Pour l’auteur japonais Bin Kimura, l’entre est l’espace déployé où le soi se rencontre luimême, rencontre autrui et le monde [3]. Parce que nous sommes des êtres de langage, cet entre est à
construire à chaque instant pour que le dialogue puisse avoir lieu dans le parcours éducatif. C’est
ainsi que, depuis plusieurs années et auprès de publics très divers en France et à l’étranger, je
propose, dès la première étape du parcours éducatif, un travail de conscientisation (le terme est de
Paulo Freire), qui fait apparaître - et accepter - la diversité des représentations que chacun attribue
au mot du thème étudié (apprendre, transmettre, autonomie, erreur…). Cinq questions sont posées
en avant-première du parcours. Elles permettent de constituer un matériau commun sur lequel
construire un contenu et une démarche collective :
1. Lorsque je pense apprendre, quels sont les 3 mots qui me viennent à l’esprit ?
2. Quelle image me vient quand je pense apprendre, c’est comme…
3. Qu’est-ce qui m’aide à apprendre ?
4. Qu’est-ce qui me freine pour apprendre ?
5. Qu’aimerais-je explorer, découvrir, comprendre concernant apprendre ?
Entre la réalité de chacun, un matériau d’une très grande richesse s’élabore, qui devient le
point de départ de la mise en structure des différents je qui apprennent avec les autres, grâce aux
autres, par et pour les autres. Lorsque le cadre scolaire privilégie l’apprentissage individuel, il s’en
trouve considérablement appauvri. Il est temps de rendre à l’acte d’apprendre sa dimension de
processus collectif.
Une Valeur-Phare
Ni l’information, ni le savoir n’ont de réalité en soi. Nous percevons ce que nous voyons,
entendons, comprenons à travers notre histoire. Le sens que nous attribuons aux choses, aux
évènements, à ce qui arrive… varie selon l’éclairage, l’angle et le point de vue de chacun, et selon
sa biographie. Un même objet, éclairé sous un angle différent, paraîtra autre, mais des objets
différents (un cylindre, une sphère, un cône) éclairés par la même source de lumière, projetteront
une ombre identique [4]. Nous pouvons donc à la fois comprendre nos différences, nos
ressemblances et nos capacités de changement. Changer de perspective permet de découvrir que se
connaître et connaître les autres sont deux opérations reliée [5]. Un changement radical d’éclairage
consiste à quitter l’espace-temps binaire, linéaire, irréversible construit par nos cultures
occidentales, pour entrer dans le rythme ternaire du vivant : avant, pendant, après. Dans un parcours
d’apprentissage, ces trois temps sont indispensables. Avant signifie déblayer le terrain, faire face à
nos représentations, accepter la diversité, repérer sur quelles valeurs construire, chercher comment
répondre à la question cruciale : au nom de quoi… je fais ce que je fais, je dis ce que je dis, je crois
- 32 -
ce que je crois ?. Pendant se réfè re à la durée où ont lieu le contact, la rencontre, le couplage, selon
le terme de Francisco Varela avec le réel (lecture, visionnement, écoute…). Après se réfère aux
activités d’ancrage, d’approfondissement, de recontextualisation, de questionnement qui permettent
à celui qui apprend de ré-organiser ses connaissances et de créer un nouvel état des lieux.
Les trois logiques du vivant
La démarche transdisciplinaire s’inscrit tout naturellement dans la fidélité et le respect des
lois du vivant. Au cours de son histoire, la phylogenèse et l’ontogenèse du vivant ont obéi – et
obéissent toujours – à trois logiques essentielles qui devraient être toujours présentes dans toute
démarche éducative :
-
La première logique est une logique qui régule les relations de l’organisme à son
environnement, et qui règle donc l’équilibre de cet organisme entre l’interne et
l’externe, entre le local et le global, entre l’individu et son contexte. Le respect de
cette logique se fait en plusieurs étapes, traduisibles en actes pédagogiques adaptés à
chaque domaine et à chaque partenaire (apprenant, enseignant, responsable
institutionnel, commanditaire…) :
•
L’ancrage sensoriel permet de se contextualiser, de reconnaître ce qui
enracine toute situation dans un ici et maintenant ;
•
Reconnaître la complexité de toute situation, s’ouvrir par conséquent à la
biodiversité, à la pluralité, à l’infiniment petit, l’infiniment grand, l’infiniment
complexe ;
•
Organiser la complexité (avec les outils de notre culture, évidemment !) ;
•
Laisser émerge r le sens, ancrer le nouveau dans sa propre histoire.
-
La deuxième logique est une logique d’adaptation qui gère le besoin de tout
organisme vivant d’être relié aux autres, c’est-à-dire être responsable et partenaire,
s’engager, d’innover et entrer en réciprocité. Dans le domaine de l’apprentissage, cela
signifie que soient proposées des activités d’échange réciproque, des pratiques
collectives (par exemple l’analyse collective des dysfonctionnements), des créations
en commun dans le respect de l’apport de chacun, des communautés d’apprenance
(par exemple explorer à plusieurs les représentations d’un concept).
-
La troisième logique, considérée comme la dernière en date dans l’histoire du
cerveau, permet de gérer la relation à soi- même. En ce qui concerne tout
particulièrement celui qui apprend et celui qui l’accompagne, cette relation à soi
préside à la quête de sens et à la conscience d’être en devenir. L’enfant, dès sa
naissance, se sait en devenir et il vit les lois du vivant. Il sait que c’est à lui
d’accueillir le nouveau dans ce qu’il sait déjà (sans doute la plus belle définition de ce
qu’est apprendre). Mais l’adulte, pris dans sa culture, oublie qu’il lui revient de réorganiser son système de connaissance à chaque interaction. Se savoir en devenir
devrait être le mot-clé à la base de tout système d’évaluation en éducation, (…et dans
le domaine de la santé). Ceci a l’avantage de prévenir toute (auto- et hétéro-)
condamnation à rester celui ou celle qui a été jugé(e) à un moment donné.
- 33 -
Il n’y a pas de conclusion à apporter à une approche transdisciplinaire puisqu’elle est, par
nature, dynamique, en reliance avec ce qui la précède et ce qui la suit. L’approche transdisciplinaire
est, par essence, en devenir. Celui et celle qui la pratiquent ne peuvent qu’ être les témoins du
pourquoi, du comment, du vers quoi par lesquels ils ont construit un parcours partagé.
Hélène TROCME-FABRE
Docteur en Linguistique et Docteur en Lettres et Sciences Humaines
La Rochelle, France
Références
[1] Basarab Nicolescu, cf le vidéogramme Né pour apprendre, ENS Editions, Lyon.
[2] Hélène Trocmé-Fabre, L’arbre du savoir-apprendre, Editions Etre et Connaître, ré-édition 2004.
[3] B. Kimura, L’Entre, Million, 2000, p.6.
[4] Cet exemple est celui de Viktor Frankl, cité par Ch. Hampden-Turner, L’Atlas de notre cerveau,
Les Ed. d’Organisation, 1990.
[5] Edward T. Hall, Le langage silencieux, Points Seuil, 1984.
- 34 -
TRANSDISCIPLINARITE ET INTERVENTIONS SOCIOSANITAIRES : REFLEXION DANS LE DOMAINE DE LA
DEFICIENCE INTELLECTUELLE AU QUEBEC
Introduction
Transdisciplinarité et déficience intellectuelle sont- ils des termes conciliables ? Il y a
d’abord une question de nombre. En effet, près de 228 000 personnes ont une déficience
intellectuelle au Québec (OPHQ, 2004). Pour la France, ce chiffre s’élève à 650 000 (Secrétariat
d’État aux personnes handicapées, 2004). Or, la déficience intellectuelle ne doit pas être considérée
comme une maladie. Il s’agit d’un état permanent, qui débute avant l’âge de 18 ans et dont
l’espérance de vie est similaire au reste de la population (Association Québécoise d’Intégration
sociale, 2004). Il faut aussi considérer l’aspect social, cette situation perdure pendant toute la vie de
la personne, car leur espérance de vie s’est considérablement accrue au cours des dernières
décennies. En outre, ces personnes et leurs familles représentent des consommateurs importants de
services sociaux et de santé. De plus en plus privilégiée, l’intervention dans les milieux de vie de
ces personnes implique l’apport de nombreux professionnels relevant de différentes disciplines. La
participation sociale est favorisée, mais il s’avère parfois difficile de concilier les perceptions de
tous (Carrière, Tétreault & Bussières, 2004). Devant cette situation, l’approche transdisciplinaire
peut s’avérer fort utile, voire nécessaire. Elle propose une plus grande compréhension de ces
systèmes complexes grâce au partage, à l’appropriation et à l’intégration de connaissances issues de
sources variées (Nicolescu, 1996). Cette perspective a été appliquée dans les domaines de la santé et
psychosocial (Raver, 1991; Reilly, 2001; Rosenfield, 1992; Sobsey & Cox, 1996). Elle se concrétise
à travers les rôles et le fonctionnement des différents acteurs impliqués dans la prestation de
services (Briggs, 1991; Foley, 1990).
Un projet transdisciplinaire
Des chercheurs québécois provenant de trois universités et ayant différentes formations se
sont regroupés en vue d’élaborer un modèle d’intervention transdisciplinaire en matière de services
aux personnes présentant une déficience intellectuelle. Cette action se fait en étroite collaboration
avec trois centres de réadaptation en déficience intellectuelle du Québec 1 .
Objectifs poursuivis
L’objectif principal du projet consiste à acquérir les connaissances nécessaires pour le
développement, l’implantation et l’évaluation de meilleures pratiques auprès des enfants présentant
1
Un centre de réadaptation a pour mission d’offrir aux personnes présentant une déficience intellectuelle, à leur famille et à leurs
proches des services de réadaptation, d’adaptation, d’intégration sociale et de soutien répondant à leurs besoins dans un esprit de
continuité, de diversité et de souplesse.
- 35 -
un retard global de développement et de ses milieux de vie. En effet, les caractéristiques
individuelles, la pluralité des milieux de vie, le nombre et la diversité des intervenants impliqués, la
variété des situations où un soutien particulier est exigé, témoignent de la complexité des
interventions requises. Dans un contexte où la complémentarité et la continuité des services sont
visées, cette complexité exige des différents acteurs le partage et l’appropriation de connaissances et
d’informations variées à l’égard de la personne, de son environnement et des différentes interactions
qui facilitent l’adaptation réciproque entre l’enfant et ses milieux de vie ou qui, au contraire,
produisent des situations de handicap.
Contexte du projet conjoint de recherche
La programmation de recherche proposée par les chercheurs s’articule autour de deux axes
majeurs, soit : 1) la coadaptation de l’enfant présentant un retard global de développement et de ses
milieux de vie ; 2) le développement et la consolidation du fonctionnement des équipes
transdisciplinaires. Le premier axe vise l’approfondissement des connaissances à l’égard des
caractéristiques de l’enfant, de ses milieux de vie et des processus interactifs afin d’établir les
soutiens optimaux requis. Introduit par Carrier (2001), le terme de coadaptation réfère au processus
d’ajustement mutuel entre la personne présentant une déficience intellectuelle et son entourage. Le
deuxième axe s’intéresse au partenariat et à l’approche transdisciplinaire. Il cherche à mieux
comprendre les préalables à l’application du soutien transdisciplinaire à l’intervention. Pour ce
faire, l’expérimentation et l’évaluation de pratiques novatrices, issues de cette perspective, seront
favorisées. D’ailleurs, les effets et les impacts de l’application d’un soutien transdisciplinaire
peuvent être mesurés à différents plans, soit auprès de l’enfant, de ses proches, des équipes
d’intervenants, des gestionnaires et du milieu communautaire. Il sera possible d’analyser la qualité
des services, du partenariat, de même en ce qui a trait aux interactions entre les différents acteurs
impliqués. Cette démarche ne vise pas uniquement le changement justifié par une économie
financière, elle tient compte des coûts sociaux et des investissements humains nécessaires pour
soutenir les enfants dans leur développement. Il importe d’élaborer et d’évaluer des pratiques qui
prennent en considératio n le potentiel de développement de l’individu, les besoins de l’entourage,
de même que les forces et les contraintes organisationnelles. Par exemples, les travaux de l’équipe
s’intéresseront aux écarts existant entre les pratiques actuelles et celles visées par l’adoption d’une
perspective transdisciplinaire à l’égard de l’implication des différents partenaires, de la circulation
et du partage des informations nécessaires pour apporter le soutien approprié.
Présentation des caractéristiques de l’équipe
L’équipe est composée de sept chercheurs ayant des champs de formation diversifiés, mais
complémentaires (éducation, ergothérapie, psychopédagogie, psychologie, service social, médecine
expérimentale). Un partage des connaissances à l’égard des méthodes de recherche (quantitative,
qualitative ou mixte) fondées sur l’approche scientifique est favorisé. Trois centres de réadaptation
en déficience intellectuelle (CRDI) provenant de trois régions (Chaudière-Appalaches, Mauricie
Centre-du-Québec, Québec) se sont associées à la démarche de recherche. Au-delà de l’expertise en
intervention, les CRDI partenaires ont aussi acquis de l’expérience en recherche. Cette association
illustre une préoccupation de coopération entre des universités et des milieux d’interventions basée
sur des valeurs humanistes, où l’enjeu est le mieux-être et la participation sociale de la personne
ayant une déficience intellectuelle et son entourage.
- 36 -
Contexte de la clientèle en déficience intellectuelle
La clientèle 1 visée par les travaux de l’équipe est constituée d’enfants de la naissance à 7 ans
présentant un retard global et significatif de développement (RGD). Ils ont une déficience
intellectuelle diagnostiquée ou un trouble envahissant du développement (ex. autisme, syndrome
d’Asperger, syndrome de Rett). En raison de leurs caractéristiques, sauf dans le cas de syndromes
connus, le diagnostic de déficience intellectuelle est rarement établi avant l’âge de 5 ans. Par
ailleurs, la déficience intellectuelle représente un phénomène extraordinairement complexe et
polymorphe (Paour, 1991). En plus du retard et de l’arrêt prématuré du développement intellectuel
(Rondal, 1985; Weisz & Ziegler, 1979), des déficits ou particularités existent au plan du
fonctionnement intellectuel (Borkowski & Turner, 1988; McConaghy & Kirby, 1987; NaderGrosbois, 2001).
Des caractéristiques personnelles sont aussi à considérer, notamment une faiblesse de
l’estime de soi (Gascon, 1998), le sentiment d’échec (Zigler, Balla, & Hodapp, 1984) et plus
globalement, les relations sociales (Bouchard & Dumont, 1996). Cette complexité pose des défis
importants aux milieux d’intervention, aux prestataires de services et aux chercheurs. Les
interventions sont souvent individualisées en fonction de différentes étiologies, profils, trajectoires
de développement et problématiques associées. Cette situation amène plusieurs intervenants à
s’impliquer auprès de ces jeunes. En plus, lors des périodes de transition (arrivée à la garderie, à
l’école), d’autres personnes, provenant de nouveaux de réseaux de services, interviennent dans la
vie de l’enfant et de sa famille.
Activités réalisées
Depuis un an, plusieurs activités scientifiques furent organisées afin de sensibiliser les
intervenants et chercheurs oeuvrant en déficience intellectuelle. D’abord, au printemps 2004, une
conférence fut présentée à près de quatre-vingt intervenants d’un CRDI-partenaire. Cette rencontre
a permis de faire connaître les principes de l’approche transdisciplinaire et d’identifier des
préoccupations cliniques. Puis, en août 2004, un symposium d’une journée et un atelier thématique
furent offerts aux chercheurs et gestionnaires des CRDI du Québec lors du congrès annuel de
l’Association internationale de recherche sur le Handicap Mental (AIRHM). Les réflexions de
Basarab Nicolescu ont permis de mieux comprendre la transdisciplinarité et de saisir ses différentes
ramifications dans le domaine du savoir. Comme l’indique Nicolescu (2004), sa finalité est la
compréhension du monde présent, soit tout au plus un seul et même niveau de réalité. Dans le
contexte actuel de l’organisation des services en déficience intellectuelle, l’intervenant, le parent et
la personne possède des fragments de cette réalité. Le défi sera de mettre en place une dynamique
qui proviendra de l’action de plusieurs niveaux de réalité à la fois (Nicolescu, 2004).
Possibilités et limites de la transdisciplinarité
L’application des principes liés à la transdisciplinarité représente un défi, particulièrement
celui lié à l’ouverture à l’autre. En effet, dans le contexte de la mise en place de règles de plus en
plus contraignantes pour les professionnels, qui oeuvrent avec des approches sectorisées, les
intervenants développent des actes propres à chacun. Les discours sont fragmentés et l’intervention
devient de plus en plus spécialisée. La question d’un langage commun, accessible à tous y compris
les usagers des services, incluant les non-initiés, a aussi été soulevée par les participants aux
différentes conférences. Également, la culture administrative dominée par le monopole de l’État
1
Le terme clientèle désigne ici une relation qui n’est pas forcément commerciale. Il désigne plus largement tout bénéficiaire d’un
service ou d’une aide, y compris médicale et/ou psychologique.
- 37 -
prônant l’efficacité et l’efficience à partir d’un modèle économique néo- libéral, est très présente
dans le secteur de la santé et des services sociaux. Comment surmonter cette relation de pouvoir ?
Comment céder des acquis, partager les connaissances, sans se sentir dépouillé ? Bref, plusieurs
commentaires recueillis indiquent clairement la difficulté de bâtir des liens entre les détenteurs des
connaissances.
Plusieurs possibilités de mise en place de l’approche transdisciplinaire en milieu de pratique
et de recherche sont ressorties. Entre autres, l’utilisation de la créativité et de l’intégration des
savoirs dans la réalité semblent être des éléments forts. Également, les valeurs de tolérance,
d’ouverture et de respect de l’autre sont identifiées comme des forces. Dans le contexte actuel, la
création d’alliances et de zones de collaboration s’avère essentielle au profit de la personne ayant
une déficience intellectuelle et de son entourage. Par exemple, des philosophes peuvent collaborer
avec les équipes de chercheurs pour développer des formulaires de consentement destinés à une
clientèle ayant une capacité cognitive limitée.
Conclusion
À la suite de l’amorce d’une réflexion sur la transdisciplinarité, il s’avère difficile de
conclure maintenant. Tout au plus cette conclusion se veut heuristique. Il ressort qu’au regard des
pratiques d’intervention actuelles auprès de la clientèle en déficience intellectuelle, le
développement et l’adaptation d’outils d’évaluation et d’intervention représentent un défi important
dans un contexte de soutien transdisciplinaire. Dans la mesure où ces pratiques requièrent des
ressources spécialisées, très spécifiques, l’équipe transdisciplinaire demeure susceptible de favoriser
l’émergence des soins et des services de qualité supérieure en même temps qu’une réduction des
coûts associés (Reilly, 2001). Les futurs travaux de l’équipe de recherche pourront mener à une
rationalisation de l’usage des ressources d’intervention psychosociale, éducatives, socio-sanitaires
et communautaires dévolues à l’intervention auprès de ces personnes. Par ailleurs, à la lumière des
besoins de la personne ayant une déficience intellectuelle et de son entourage, l’exploration des
différents aspects de la transdisciplinarité reste à faire.
Sylvie TETREAULT
Faculté de Médecine, Université Laval, Québec, Canada
Daniel BOISVERT
Université du Québec, Trois-Rivières, Québec, Canada
Germain COUTURE
Centre des services en déficience intellectuelle
de la Mauricie et Centre-du-Québec, Québec, Canada
Suzanne VINCENT
Centre des services en déficience intellectuelle
de la Mauricie et Centre-du-Québec, Québec, Canada
- 38 -
Références
Borkowski, J. C., & Turner, L. L. (1988). Cognitive Development. Dans J. F. Kavanaugh (Éd.),
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sur l’intégration sociale et sur le bien-être des personnes présentant une déficience intellectuelle.
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Briggs, M.H. (1991). Team development: Decision-making for early intervention. Infant-Toddler
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Carrier, S. (2001). L’intégration sociale en milieu de travail des personnes présentant une
déficience intellectuelle : contribution à une théorie de la normalité ajustée. Thèse de doctorat
inédite, Université du Québec à Montréal.
Carrière, M., Tétreault, S. & Bussières, E. (2004). La contribution des gestionnaires des centres de
réadaptation en déficience physique à la collaboration entre les intervenants et les parents. Rapport
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Dans E. D. Gibbs & D. M. Tetti (Éds), Interdisciplinary assessment of infants: A guide for early
intervention professionals (pp. 271-286). Baltimore : Paul H. Brooks.
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McConaghy, J. & Kirby, N. H. (1987). Using the componential method to train mentally retarded
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Paour, J. L. (1991). Un modèle cognitif et développemental du retard mental : Pour comprendre et
intervenir. Thèse de doctorat inédite, Université de Provence Aix-Marseille 1.
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- 39 -
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Orelove, & D. Sobsey (Éds), Educating children with multiple disabilities: A transdisciplinary
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Références électroniques
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http :\\www.total.net\∼aqisiqd#aqi\Defint.html Consulté le 9 novembre 2004 sur le World wide
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http :\\www.ophq.gouv.qc.ca\recherche\statistique \D_population.htm. Consulté le 9 novembre 2004
sur le World wide web.
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point_presse\doss_pr\egalite_droits\droits\egalite14.html. Consulté le 9 novembre 2004 sur le
World wide web.
- 40 -
L’ENSEIGNEMENT TRANSDISCIPLINAIRE D’UNE
PROBLEMATIQUE MULTIDIMENSIONNELLE : LE DIPLOME
DE 3 E CYCLE EN PREVENTION D’INCAPACITES AU TRAVAIL 1
Nous assistons présentement à une profonde révolution de la recherche en santé au Canada.
En effet, la nécessaire convergence disciplinaire pour répondre aux questions complexes en santé
requiert du personnel hautement qualifié apte à aborder cette complexité. Ceci est le cas pour la
problématique de l’incapacité au travail ; domaine visant à aider les travailleurs absents du travail
en raison d’une incapacité à retourner à leur emploi. Lorsqu’un travailleur s’absente au travail, il y a
de nombreuses répercussions sur un vaste système inter-relié impliquant non seulement le
travailleur aux prises avec son problème de santé mais également son employeur et ses collègues de
travail, sa famille, le système de santé et le système législatif d’assurance. Or, chaque système a une
perspective différente du problème et propose des pistes de solution différentes. Ce n’est que
récemment que les recherches ont reconnu l’importance de concilier ces différents niveaux de
réalités dans le domaine de l’incapacité au travail, autant au niveau de la conceptualisation du
problème que dans sa résolution (Frank, et al., 1998; Waddell, 2000). Afin de former adéquatement
les futurs chercheurs en santé, les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), organisme
fédéral subventionnaire de la recherche, ont lancé un concours pour subventionner des programmes
stratégiques de formation. Le présent programme s’inscrit dans cette initiative des IRSC et
l’applique à la prévention d’incapacités au travail. Ce programme de formation vise à préparer les
futurs chercheurs à l’adoption d’une vision transdisciplinaire de la problématique afin d’avoir une
compréhension juste de l’incapacité qui permettra de contribuer au développement d’approches
d’intervention efficaces et significatives.
Un champ d’étude multidimensionnel : l’incapacité au travail
L’incapacité au travail en raison d’un problème de santé est une problématique sociale très
coûteuse dont l’évolution est souvent négative, résultant d’un phénomène d’auto-entretien : la durée
passée de l’incapacité est le meilleur facteur pronostique de sa prolongation (Spitzer, 1987;
Waddell, et al., 2003). Les preuves scientifiques récentes démontrent que la prolongation de
l’incapacité au travail est la conséquence d’interventions isolées qui s’avèrent inefficaces ainsi que
d’interactions inappropriées entre la personne en état d’incapacité et le nouvel environnement social
créé par l’incapacité elle- même (Frank, et al., 1998; Loisel, et al., 2001). Ainsi, l’environnement de
travail, le système de compensation financière et le système de santé lui- même peuvent devenir des
éléments dont les contradictions prolongent l’incapacité. Il en résulte que pour prévenir la
persistance d’incapacités et favoriser le retour au travail, il est nécessaire de tenir compte de la
nature multidimensionnelle du problème d’incapacité au travail (voir figure 1 ci-dessous) (Loisel, et
al., 2001). C’est donc la problématique elle- même qui impose la nécessité d’adopter une perspective
transdisciplinaire qui seule permettra d’avoir une vision d’ensemble et d’éviter des interventions et
des recherches réductionnistes.
1
Ce diplôme est un programme stratégique de formation des Instituts de recherche en santé du Canada.
- 41 -
Malgré les coûts individuels et sociétaux engendrés par l’absence prolongée du travail et le
retard de la recherche dans ce domaine, les programmes d’études avancées dans le domaine de la
prévention d’incapacités au travail sont presque inexistants et les rares chercheurs dans ce domaine
continuent à recevoir une formation disciplinaire qui ne leur montre qu’un aspect étriqué de cette
problématique complexe. Ainsi une recherche approfondie de ce type de programmes de formation
en recherche, réalisée dans des banques de données bibliographiques et des catalogues
universitaires de nombreux pays ne nous a pas permis d’en retrouver un seul. Ce constat est à
l’origine de la création du diplôme de 3e cycle en prévention d’incapacités au travail, programme
stratégique de formation des IRSC.
Syst ème de l’entreprise
Cognitif
Affectif
Filet de protection sociale
Lois provinciales et f édé rales
Physique
Réglements administratifs
Travailleur ayant
une incapacité
Conseiller en
réadaptation
Poste
Agent
d’indemnisation
Md traitant
Département
Autres professionnels
de la santé
Équipe multidisciplinaire
Organisation
Syst ème législatif et d’assurance
Environnementexterne
Équipe interdisciplinaire et
interorganisationnelle
Syst ème de sant é
(diversité dans la gestion des soins de santé)
Relation avec le travail, programme d’aide aux employés, travail allégé
Relations sociales
Syst ème personnel / Adaptation personnelle
Figure 1 : Systèmes impliqués dans la prévention d’incapacités au travail
(figure adaptée de Loisel et al., 2001)
Ce programme a été élaboré par un groupe de 24 chercheurs canadiens oeuvrant dans le
domaine de la prévention d’incapacités au travail. Ces chercheurs proviennent de neuf universités
canadiennes et appartiennent à de différentes disciplines telles que l’anthropologie, la
biomécanique, le droit, l’épidémiologie, l’ergonomie, l’ergothérapie, l’éthique, l’ingénierie, la
kinésiologie, la médecine, la neuropsychologie, la physiothérapie, la psychologie et les statistiques.
Regrouper cette composition de disciplines fut en soi une première expérience de
transdisciplinarité. Chacun des chercheurs fit l’effort de mettre en commun sa compréhension de la
problématique et dut élargir sa vision pour collaborer, au-delà de sa propre discipline, au
développement d’un programme commun de formation en prévention d’incapacités au travail. La
vision était de créer un programme de formation qui permette à des étudiants ayant des formations
disciplinaires diverses d’envisager avec rigueur le caractère multidimensionnel du champ complexe
auquel ils s’intéressent.
- 42 -
Adopter une perspective transdisciplinaire
Pour que l’étudiant soit en mesure d’adopter une vision transdisciplinaire de la
problématique de l’incapacité au travail, il est important qu’il perçoive les différents niveaux de
Réalités et de Perception et même d’aller au-delà de ces niveaux. En faisant une analogie avec la
figure de Basarab Nicolescu (2002) publiée dans son livre Nous, la particule et le monde, la figure 2
ci-dessous illustre la vision transdisciplinaire que l’étudiant devrait adopter en prévention
d’incapacités au travail. De façon continue, différentes informations circulent à travers des niveaux
de Réalité et des niveaux de Perception différents. Dans la problématique de l’incapacité au travail,
ces niveaux peuvent être représentés par différentes logiques: celui du système de santé interprétant
la problématique comme une maladie ou un accident; celui du système entreprise pour lequel
l’intérêt est porté sur les pertes de production résultant de l’incapacité; et celui du système légal qui
concerne les préoccupations en lien avec la protection sociale. Ces différents niveaux de Réalité et
de Perception, en eux- mêmes incompatibles, ne peuvent se réconcilier qu’à travers le dialogue
transdisciplinaire.
En acceptant qu’il existe différents niveaux de Réalité, le chercheur pourra alors se placer
dans une logique du tiers inclus, c’est-à-dire que la solution sera trouvée par la conciliation
temporaire des contradictoires en les reliant à un autre niveau de Réalité que celui où ces
contradictions se manifestent (Nicolescu, 1996). Par exemple, dans une perspective de système de
santé, une personne ayant un handicap peut être considérée inapte à travailler alors que celle n’ayant
pas de handicap est apte à travailler. Ce couple contradictoire handicap/non handicap n’est pas
conciliable en restant seulement dans la perspective du système de santé. En effet, l’idée qu’une
personne soit handicapée et non handicapée en même temps peut paraître absurde. Or, en adoptant
un autre niveau de Réalité tel que celui du système de l’entreprise ou du milieu de travail, on peut
stipuler que le handicap de la personne est en fait relié aux contraintes de son emploi. Par
conséquent, une personne peut être handicapée dans une situation d’emploi mais pas dans une autre.
Cette démarche permettra de considérer la problématique dans sa globalité et d’apporter des pistes
de solutions tenant compte de ces différents niveaux de réalité qui se révéleront appropriées pour
répondre à la complexité du problème.
- 43 -
Logique A
Logique A
Maladie/Accident
Système de santé
Maladie/Accident
Système de sant é
Logique B
Logique B
Capacités/Exigences
Syst ème entreprise
Capacit és/Exigences
Système entreprise
Travailleur
Logique C
Logique C
Protection sociale
Système légal
Protection sociale
Système légal
Niveaux de perception
Niveaux de réalité
Figure 2 : La transdisciplinarité en prévention d’incapacités au travail
(figure adaptée de Nicolescu, 2002)
Les éléments du programme : une application concrète de la transdisciplinarité
L’objectif principal de ce programme est de permettre à des candidats et candidates inscrits
à un programme de doctorat ou à des études post-doctorales, ou même à de jeunes chercheurs, de
développer des connaissances, habiletés et attitudes en prévention d’incapacités au travail qui leur
permettront d’agir en tant que chercheurs à la fois autonomes et habiles à collaborer avec leurs
collègues de disciplines différentes. De façon plus spécifique, cinq compétences doivent être
acquises par les étudiants à la fin de ce programme :
1. Analyser la problématique de l’incapacité au travail dans son contexte et sous
l’angle de la transdisciplinarité afin d’optimiser la pertinence et l’impact de son
projet de recherche;
2. Intégrer la dimension éthique et légale lors de l’élaboration et de l’implantation de
la recherche en prévention d’incapacités au travail;
3. Communiquer efficacement et rendre accessible et crédible son projet ou sa
méthode de recherche aux autres chercheurs associés à la prévention d’incapacités
au travail;
4. Mettre en place les éléments nécessaires au développement d’une approche de
recherche impliquant les partenaires sociaux;
- 44 -
5. S’impliquer dans des activités de transfert de connaissances vers les utilisateurs.
En vue d’acquérir ces compétences, un programme de formation à temps partiel et étalé sur
trois ans a été élaboré. L’activité principale est la session de formation intensive d’une durée de
deux semaines qui a lieu chaque année au mois de juin. Trois thèmes majeurs, présentés comme des
enjeux déterminants dans l’étude de la problématique ont été définis : enjeux méthodologiques,
enjeux socio-politiques et enjeux éthiques. Chaque année, de façon alternative, un de ces thèmes
prédomine. Chaque session d’été comporte trois types d’activités pédagogiques. Lors de séminaires,
chaque étudiant présente son projet de recherche, de façon rigoureuse, mais en adaptant son
discours à l’auditoire transdisciplinaire. Des exposés magistraux sont dispensés par des mentors
(professeurs du programme), des chercheurs invités ou des partenaires sociaux dans la
problématique (représentants d’employeurs, de syndicats ou d’organismes de compensation de
l’incapacité). Des études de cas permettent au groupe d’analyser et de discuter une histoire de cas
complexe, parfois en s’aidant de la technique des jeux de rôle. Ces activités permettent aux
étudiants de s’approprier plusieurs compétences de façon simultanée et être confrontés aux réalités
de la recherche en prévention d’incapacités. Les sessions d’été sont précédées de modules de
formation à distance qui ont pour objectif d’introduire des notions de base aux étudiants sur la
prévention d’incapacités, la transdisciplinarité et le thème dominant de la session. Ceci permet aussi
de les familiariser avec un vocabulaire commun qu’ils pourront partager plus facilement ensuite.
Enfin, la formation peut être bonifiée par des stages dans différents centres de recherche en
réadaptation et en prévention d’incapacités au travail à travers le Canada ou par des activités de
transfert et d’échange des connaissances (articles ou présentations répondant aux compétences
attendues du programme).
Depuis son implantation en 2002, le programme a accueilli deux cohortes de dix étudiants.
Ces étudiants provenaient de 13 universités réparties dans cinq pays (Canada, États-Unis, Pays-Bas,
Danemark et Australie). Chaque cohorte d’étudiants regroupait diverses disciplines tels que la
psychologie, l’ergothérapie, la kinésiologie, la physiothérapie, l’épidémiologie, l’ingénierie, la
médecine et l’ergonomie. La composition multidisciplinaire et multiculturelle du groupe a permis
des échanges riches, aidant l’étudiant à développer une vision transdisciplinaire de la
problématique. De plus, face à cette composition hétérogène, les étudiants ont dû faire preuve
d’ouverture d’esprit lors de leur collaboration et coopération avec les autres étudiants provenant
d’autres disciplines. Par conséquent, ils devaient être en mesure de respecter les différentes
perspectives reliées aux problèmes à l’étude et faire preuve de rigueur, d’ouverture et de tolérance,
caractéristiques fondamentales à la transdisciplinarité (Charte de la transdisciplinarité, article 14)
(de Freitas, et al., 1994). Par exemple, les idées ou affirmations floues ou non étayées sur des faits
scientifiques ou sociaux n’étaient pas acceptées par les mentors puis progressivement par les
étudiants eux-mêmes. Le mode d’enseignement a été de favoriser les échanges et les discussions,
même dans les cours dits magistraux. Fréque mment des travaux étaient proposés à des sous-groupes
de trois à cinq étudiants réunissant plusieurs disciplines de façon à intégrer les différents
perspectives et à transcender les connaissances disciplinaires.
Pour approfondir certains problèmes particulièrement complexes, des sessions thématiques
ont été organisées pour discuter de ces problèmes en largeur et en profondeur selon de multiple
perspectives. Par exemple, au cours de la dernière session de formation, deux jours ont été
consacrés au concept de douleur chronique. Pour ce, cinq perspectives ont été présentées par des
chercheurs et des partenaires sociaux provenant de différentes disciplines : un neuropsychologue,
une avocate, un psychologue, un médecin et un représentant syndical. La douleur a été abordée
aussi bien sous l’angle de ses mécanismes biologiques, de sa représentation cérébrale et de ses
mécanismes psychologiques que de la vision sociale de la personne qui souffre et qui réclame une
compensation à travers des mécanismes légaux complexes. Cet exercice n’avait pas pour objectif de
considérer les champs de connaissance correspondants comme antagonistes mais bien
complémentaires. Par conséquent, l’étudiant pouvait voir la problématique dans sa globalité,
- 45 -
découvrir l’organisation systémique et complexe de ses composantes et enfin, discerner la
perspective de la personne souffrante.
Conclusion
En résumé, ce programme relève selon nous le défi d’appliquer à une problématique
complexe concrète le paradigme de la transdisciplinarité. Ce paradigme n’est pas imposé pour obéir
à une mode, mais imposé par la problématique dont la nature complexe et multidimensionnelle ne
pourrait être résolue autrement. Le niveau avancé d’études (troisième cycle) nous paraît un moment
propice à l’acquisition de la perspective transdisciplinaire, alors que l’affirmation disciplinaire se
crée, mais est encore malléable. Dans leur évaluation du programme, les étudiants ont indiqué quasi
unanimement que la transdisciplinarité était la dimension essentielle qui leur faisait entrevoir la
nécessité de ce programme. Entre les sessions, et en dehors du programme, des échanges
scientifiques par courriel ou groupes de discussion se sont poursuivis entre les étudiants, confirmant
leur besoin reconnu de discussions transdisciplinaires. Nous pensons que ce programme d’étude
original permettra également de contribuer au développement de projets de recherche
transdisciplinaires féconds portés par ces futurs chercheurs qui auront appris à enraciner leur
expérience transdisciplinaire précoce dans une réalité concrète.
Patrick LOISEL
Université de Sherbrooke, Longueuil, Canada
Marie-José DURAND
Université de Sherbrooke, Longueuil, Canada
Renée-Louise FRANCHE
Université de Toronto, Toronto, Canada
Michael JL SULLIVAN
Université de Montréal, Montréal, Canada
Pierre COTE
University of Toronto, Toronto, Canada
Références
de Freitas, L., Morin, E. et Nicolescu, B., Charte de la transdisciplinarité, 1994, http://perso.clubinternet.fr/nicol/ciret/chartfr.htm.
Frank, J., Sinclair, S., Hogg-Johnson, S., Shannon, H., Bombardier, C., Beaton, D. et Cole, D.,
‘Preventing Disability From Work-Related Low-Back Pain - New Evidence Gives New Hope - If
We Can Just Get All the Players Onside’, Canadian Medical Association Journal 158: 12 (1998),
1625-1631.
- 46 -
Loisel, P., Durand, M. J., Berthelette, D., Vézina, N., Baril, R., Gagnon, D., Larivière, C. et
Tremblay, C., ‘Disability prevention - New paradigm for the management of occupational back
pain’, Disease Management & Health Outcomes 9: 7 (2001), 351-360.
Nicolescu, B., La transdisciplinarité, manifeste, Monaco, Editions du Rocher, Collection
"Transdisciplinarité", 1996.
Nicolescu, B., Nous, la particule et le monde, Monaco, Editions du Rocher, Collection
"Transdisciplinarité", 2002.
Spitzer, W. O., ‘Scientific approach to the assessment and management of activity-related spinal
disorders. A monograph for clinicians. Report of the Quebec Task Force on Spinal Disorders’,
Spine 12: 7 Suppl (1987), S1-59.
Waddell, G., The back pain revolution, Edinburgh: Churchill Livingstone, 2000.
Waddell, G., Burton, A. K. et Main, C. J., Screening to identify people at risk of long-term
incapacity for work, London UK: Royal Society of Medicine Press, 2003.
- 47 -
- 48 -
PHILOSOPHIE SOCIO-EDUCATIVE DU DIPLOME
INTERNATIONAL : FORMATION ET DEVELOPPEMENT
DURABLE
Ce diplôme international en sciences de l’Education Formation et Développement Durable
(FDD) a été reconnu en 2001 comme Mestrado à l’Université Nouvelle de Lisbonne et diplôme
interuniversitaire de 3ème cycle à l’Université François Rabelais de Tours. Il est le produit d’un
partenariat de 10 ans de recherche et de formation sur les problèmes de liaison entre éducation et
développement, entre ces deux universités et pour la France avec l’Union Nationale des Maisons
Familiales Rurales d’Education et d’Orientation (UNMFREO). En 1999, ce partenariat s’est élargi à
l’Union Nationale des Ecoles Familiales Agricoles du Brésil (UNEFAB) et à l’association
Solidarité Internationale des Mouvements Familiaux (SIMFR - Belgique), grâce au Premier
Séminaire International sur la Pédagogie de l’Alternance organisé à Salvador de Bahia par les
Universités Fédérale et d’Etat de Bahia et les deux organismes précités.
Lors de ce séminaire, est remontée fortement la demande d’une formation
universitaire permettant, entre autre, aux moniteurs et responsables de formation de l’UNEFAB de
rencontrer les nouvelles exigences de qualifications universitaires édictées par l’Etat Brésilien tout
en produisant un mémoire à partir de leurs riches expériences pratiques selon une démarche de
formation-action-recherche par alternance. Cette démarche constitue l’option pédagogique d’un
Diplôme universitaire d’Etudes des Pratiques Sociales déjà offert à Tours depuis les années 80
(Chartier, Lerbet, 1993 ; Gimonet, 1983). Au début des années 90, cette option pédagogique d’une
formation-action-recherche par alternance s’est développée à l’Université Nouvelle de Lisbonne
sous forme d’un Mestrado Education et Développement, renforçant la construction des liens entre
les secteurs éducatifs et leurs environnements socio-économiques (Ambrosio, 2001). Pour répondre
aux crises scolaires et environnementales qui se développent mondialement, le partenariat brésilien
a confirmé, enrichi et complexifié le travail inter et transdisciplinaire de construction de ces liens
entre éducation et développements. D’où le titre Formation et Développement Durable du diplôme
international qui s’est construit grâce à ce partenariat.
Au début de 2001, la première promotion de vingt brésiliens de 12 États a inauguré
la première session de 15 jours à Vitoria. Ensuite, la démarche de formation-action-recherche par
alternance s’est déroulée par sessions de 15 jours dans les capitales de différents états - Salvador,
Brasilia (2 fois), Sao-Luis, Sao-Paulo, Florianopolis, Belo Horizonte - avec rencontre dans les
universités de chaque état. La fin de la première année a été ponctuée par un second séminaire
international sur la pédagogie de l’alternance et le développement durable à Brasilia (Novembre
2002) où les étudiants ont pu communiquer publiquement l’état d’avancement de leur projet de
recherche. Les soutenances ont eu lieu à Brasilia en mai 2004.
Ce texte veut expliciter la philosophie qui a construit et que construit cette démarche
universitaire diplômante. La finalité est de construire des devenirs durables en visant à relier de
façon inter et trandisciplinaire formation, action et recherche par une pédagogie d’alternances
coopératives de production de savoirs. Chaque élément de cette proposition va être explicité en
- 49 -
étant relié à des productions générées par la démarche et des sources externes d’inspiration (cf.
Tableau I).
Tableau I
Philosophie du Master international Formation et développement durable
Une philosophie de construction de devenirs durables visant à relier formation,
action et recherche par une pédagogie d’alternances coopératives de production de savoirs.
1 - Construire des devenirs dura bles : une
finalité anthropoformative complexe mais vitale.
1 - 1 Par une approche temporelle
constructiviste.
PRODUCTIONS LIEES AU
MASTER
UNEFAB, 2002, « Alternancia e
Desenvolvimento
sustentável »,
second
Séminaire International, Brasilia.
1 - 2 Des trois piliers du développement
durable : personnel, socio-économique et écologique.
1 - 3 A conjuguer spatio-temporellement
PINEAU
Gaston,
2004,
de façon transgénérationnelle.
« Temporalidades na formaçaõ », Sao Paulo,
TRIOM dédié aux étudiants et à Pinhe iro Dos
Santos, (la rythmanalyse).
2 - Reliant formation - action - recherche : un
objectif de reliance inter et transdisciplinaire
difficile mais dynamisant.
2 - 1 Crise de la vision et division
disciplinaire de l’éducation et de la relation théorie pratique.
2 - 2 Eléments de transition
paradigmatique en formation.
2 - 3 Intérêt de l’approche inter et
transdisciplinaire pour construire les trais d’union.
3 - Par une pédagogie d’alternances
coopératives de production de savoirs.
3 - 1 Alternances spatio-temporelles
bipolaires : pratiques / théories, action / réflexion,
expériences / expressions.
3 - 2 Par apprentissage coopératif
tripolaire : individu / société / environnement matériel.
PUIG CALVO Pedro, 2003, « Les
centres familiaux de formation par
alternance : développement des personnes et
de
leurs
milieux.
Recherche-action
internationale sur la place de la formation et
de la recherche dans une institution »,
Université de Tours, Mémoire DURF.
UNEFAB,
1999,
« Pedagogia
da
Alternancia.
Alternancia
e
Desenvolvimento »,
premier
Séminaire
International Salvador.
PINEAU Gaston, 2002, « As
relações entre a teoria e a pratica no ambito
da educação permanente » in Cadernos de
Pesquisa en Educaçaô, Universidade Federale
Espiritu Santo, Vitoria, Volume 8, n° 15, p.
140 - 172.
Mémoires de 17 acteurs - auteurs.
3 - 3 De productions de savoirs :
transformer les connaissances expérientielles et les
informations bibliographiques en savoirs socialisables.
- 50 -
I- Construire des devenirs durables : une finalité anthropoformative complexe mais vitale.
Le terme de développement durable dans le titre du diplôme indique la finalité à
poursuivre par la formation qui n’est alors qu’un moyen. Finalité complexe proposée comme vitale
par le rapport Brundtland. Notre futur commun de la Commission des Nations Unies sur
l’Environnement et le Développement (CNUED) en 1987 : Mode de développement qui répond aux
besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à
répondre à leurs propres besoins. Le Premier Sommet de la Terre à Rio (1992) a énoncé des
conditions concrètes. Depuis, la précision de cette large définition - et c’est son intérêt - a ouvert
tout un champ de recherches, de formation et de débats interrogeant les termes mê me de
développement durable. Les indicateurs technico-économiques occidentaux du développement
plombent tellement la notion pour certains qu’il faut rompre avec elle : Durable ne fait que
tempérer le développement par considération du contexte écologique … Le développement, notion
apparemment universaliste, constitue un mythe typique du sociocentrisme occidental, un moteur
d’occidentalisation forcenée, un instrument de colonisation des « sous-développés » (le Sud) par le
Nord… Le terme de développement durable ou soutenable peut ralentir ou atténuer mais non
modifier ce cours destructeur. Il s’agit dès lors non tant de ralentir ou d’atténuer, mais de
concevoir un nouveau départ (Morin, 2002, p. 45-46). Morin propose donc de rompre avec le terme
et de lui substituer celui d’une politique de l’humanité : anthropolitique avec une réforme radicale
de tous les systèmes d’éducation. Nous entrons dans ce débat en proposant comme finalité de ce
diplôme inter-transdisciplinaire de sciences de l’éducation : construire des devenirs durables : une
finalité anthropoformative complexe mais vitale. Nous rejoignons la seconde génération de Paolo
Freire qui prend la Terre-Patrie comme paradigme d’apprentissage pour lutter contre une
mondialisation compétitive clairement insoutenable à long terme. Pedagogia da Terra (Gadotti,
2000) offre une vision altermondialiste les plus construites actuellement.
En remplaçant développement par devenirs, nous nous délestons d’une vision
développementaliste trop idéologique, et nous renforçons une approche temporelle constructiviste
pointée par le terme de durable. L’humanité n’est pas une donnée tout faite, mais une construction
en devenirs permanents à la durée aléatoire et incertaine. La formation de l’humanité l’anthropoformation - est donc aux prises avec une quête et une conquête spatio-temporelle à mener
en permanence en essayant de conjuguer deux extrêmes pour ex- ister : instant et durée. Ni l’un, ni
l’autre ne sont assurés, pas plus que leur liaison réciproque. Advenir à son devenir et s’y maintenir
oblige à apprendre à conjuguer à la première personne du singulier et du pluriel des temps et
contretemps physiques, physiologiques et sociaux. Cet apprentissage spatio-temporel exige luimême des temps spécifiques et l’alternance peut être vue comme un moyen, sinon le moyen majeur
de synchroniser des temps contraires. De façon très pragmatique les deux premiers séminaires
internationaux sur l’alternance qui ont ponctué fortement le diplôme, ont commencé à expliciter le
potentiel de cette alternative socio-éducative.
L’ampleur des multicrises actuelles semble appeler à oser reprendre en compte ces
coordonnées aussi basiques de l’homme générique que sont ces coordonnées spatio-temporelles. A
la fin de son tome 5 de la Méthode sur l’identité humaine, E. Morin parle d’une seconde préhistoire.
Nous sommes dans une seconde préhistoire, celle de l’âge de fer planétaire, préhistoire d’une
possible société-monde, et toujours préhistoire de l’esprit humain, peut-être préhistoire de l’ère
technique (2001, p. 274). De gré ou de force, nous sommes à l’orée d’une nouvelle ère planétaire.
Une nouvelle planétarité est à construire avec de nouveaux devenirs se consolidant par
- 51 -
superposition durable. Mais qu’est-ce que la durée ? Un état continu à maintenir et à reproduire ou
des mouvements complexes à accorder ?
Dans cette approche temporelle constructiviste de la formation humaine, le diplôme est
heureux de renouer avec un philosophe brésilien pionnier mais méconnu. Il s’agit de Lucio Alberto
Pinheiro dos Santos qui en 1931 a écrit une œuvre sur la rythmanalyse. Gaston Bachelard, en 1950,
consacre le dernier chapitre de La dialectique de la durée à ce terme en commentant cette œuvre par
ailleurs introuvable. L’ouvrage Temporalités en formation. Vers de nouveaux synchroniseurs
(Pineau, 2000) prolonge et actualise ces auteurs. Les grandes théories de la formation permanente
sont exposées, ainsi que l’alternance et les récits de vie comme nouveaux synchroniseurs - donneurs
de temps et de sens - de cette formation. Entre autres, la théorie tripolaire de la formation - par soi,
les autres et les choses - déjà énoncée par Jean-Jacques Rousseau retrouve une actualité pertinente
en fonction d’une tripolarité basique des devenirs.
En effet, ces bases spatio-temporelles de devenirs durables demeureraient assez inopérantes
si elles ne servaient à étayer les trois piliers personnel, écologique et socio-économique qu’a
heureusement introduit frontalement l’adoption - même idéologique - de la notion de
développement durable. La conjugaison spatio-temporelle, inter et transgénérationnelle de ces trois
piliers est retenue comme horizon de recherche, d’action et de formation du diplôme.
II - Relier formation-action et recherche : un objectif de reliance inter et transdisciplinaire
difficile mais dynamisant.
La formation permanente et la recherche en formation est jeune : ses premiers indicateurs
institutionnels d’existence datent des années 70. Apprendre à être (1972), rapport de la
Commission internationale sur l’éducation de l’UNESCO, peut être mentionné comme une date de
reconnaissance internationale. L’éducation permanente y est posée comme principe premier des
politiques éducatives futures.
Cette jeune recherche a d’abord émergé en marge, sinon en opposition et en réaction à une
recherche en éducation beaucoup plus ancienne et déjà instituée selon un modèle classique
déterminant de façon relativement précise le champ de la recherche éducative normale.
2.1 - Structure du paradigme pédagogico-positiviste définissant la recherche ordinaire en
éducation (cf première partie du tableau II)
De façon schématique, en reprenant les grandes catégories paradigmatiques - qui cherche
quoi, comment et pourquoi ? - ce champ de la recherche éducative ordinaire peut se représenter de
la façon suivante :
-
Les acteurs principaux de la recherche, les chercheurs, sont, soit des professionnels très
spécialisés regroupés en unités instituées (groupes, équipes, centres, laboratoires), soit
des enseignants-chercheurs universitaires qui, dans la mesure où leur enseignement le
leur permet, mènent des recherches plus ou moins liées à cet enseignement.
-
Les objets de recherche se rattachent en général aux pratiques d’enseignement ou
d’éducation des jeunes. La définition de l’éducation de Durkheim détermine encore
profondément le champ éducatif normal : L’éducation, c’est l’action des générations
adultes sur celles des jeunes et principalement l’action instituée par l’école et la famille.
-
L’objectif premier est d’optimiser cette action en fournissant aux adultes la
compréhension et l’instrumentation adéquate.
- 52 -
-
Les méthodologies-reines de référence sont celles des disciplines classiques basées sur la
division sujet/objet, pratique/théorie, action/recherche. La primauté positiviste des
méthodologies développées dans les sciences fondamentales - le raisonnement pour les
mathématiques, l’observation pour l’astronomie, l’expérimentation pour la physique, la
taxonomie pour la chimie, la comparaison pour la biologie - a entraîné une adoption peu
critique qui a entravé l’adaptation de ces méthodes aux situations éducatives et
l’émergence d’autres méthodes, comme la méthode clinique par exemple. De même, le
travail épistémologique est demeuré bloqué sur une conception positiviste du savoir qui,
en le présentant dans un état tellement achevé, rend peu compte de ses dynamiques de
production, diffusion et utilisation : le savoir positif, le vrai, est réel, utile, certain, précis,
organisateur.
Tableau II
Modélisation paradigmatique des liaisons entre recherche, action et formation
Modèle classique de la recherche éducative
normale
Éléments émergents des recherches en formation
QUI ?
Les chercheurs professionnels disciplinaires ;
Les enseignants-chercheurs universitaires ;
Regroupement principal : unités instituées
(groupes, équipes,
centres,
laboratoires,
associations, ...).
QUI ?
Les chercheurs et enseignants-chercheurs ;
Les responsables de formation, les consultants ;
Tout sujet se formant par production de savoir ;
Regroupement principal : en réseaux.
QUOI ?
Les pratiques instituées d’action des générations
adultes sur celles des jeunes : pratiques
d’enseignement,
d’éducation
spécialisée,
familiale, sociale, de rééducation, ...
QUOI ?
Les pratiques instituées de formation formelle
(versant diurne de la vie) : formations scolaires,
professionnelle, populaire;
Les pratiques non-instituées de formation
expérientielle (versant nocturne de la vie) : auto-,
allo-, éco- formations des pratiques personnelle,
sociale, et écologique.
COMMENT ?
Méthodologies disciplinaires objectives des
sciences classiques basées sur la division
sujet/objet, pratique/théorie, action/recherche ;
Épistémologie positiviste d’un savoir analytique,
précis, certain, utile, organisateur.
COMMENT ?
Méthodologies interactives de recherche avec des
traits d’unio n : recherche-action-développementorientée... avec émergence d’une rechercheformation ;
Épistémologie transdisciplinaire d’un savoir
systémique et dialectique.
POUR QUOI ?
Objectif d’explication et de compréhension
théorique pour trouver des lois et des principes
applicables à l’action éducative.
POUR QUOI ?
Objectif de compréhension théorique ;
Objectif praxéologique d’ingénierie et de stratégie de
formation ;
Objectif émancipatoire de conscientisation.
- 53 -
Ce paradigme hérité qui nous conditionne, même à notre insu, peut être appelé pédagogicopositiviste car il nous semble marqué par la découverte fondamentale au XIXe siècle de l’école et
des sciences humaines positives et par leur institutionnalisation ultérieure. Ce paradigme détermine
encore en grande partie les normes de la recherche légitime en éducation, c’est-à-dire les problèmes
que normalement elle traite, la façon normale de les traiter et les personnes habilitées pour le faire.
Cette schématisation outrancière du paradigme demanderait à être longuement développée.
Mais, d’une part, il existe une liaison organique entre l’école et le positivisme et, d’autre part, le
bouleversement des encyclopédies contemporaines n’a pas encore complètement gommé dans
l’imaginaire social, les valences, catégories et classifications issues du plan de travaux scientifiques
nécessaires pour réorganiser la société (Comte, 1822). Le plus étrange est que cette synthèse hante
également ceux qui la prône et ceux qui cherchent à s’y opposer. Ainsi, le plus souvent, répète-t-on
sans le savoir les leçons du cours de philosophie positive (Serres, 1975).
2.2 - Émergence d’éléments paradigmatiques nouveaux à partir de recherches non-ordinaires
en formation (cf deuxième partie du tableau II)
Dans cette modélisation paradigmatique, l’approche systémique et la recherche-action se
situent explicitement dans la catégorie du comment, comme méthodologie socio- interactive et
épistémologie de conjonction et non de disjonction comme le développent Le Moigne (1995) et
Morin (2003). Mais cette recherche de construction d’alternatives méthodologiques et
épistémologiques interroge aussi plus ou moins frontalement le contenu des autres catégories : qui
cherche ? Quoi ? Et pour quoi ?
-
Les chercheurs ne sont plus seulement les professionnels spécialisés de la recherche ni les
enseignants-chercheurs universitaires, mais aussi des responsables de formation et des
consultants qui produisent de nouveaux savoirs proches des interventions. Une tendance
encore plus radicale de ce mouvement de démocratisation de la recherche étend la
fonction recherche à tout sujet voulant se former plus par production que par
consommation de savoir. D’ores et déjà semble exister une masse critique de nouveaux
acteurs sociaux se sentant responsables de la fonction recherche en formation. Et cette
masse critique peut être vue comme émergence d’un élément paradigmatique nouveau
dont la pression très forte peut encore augmenter.
-
En effet, ces nouveaux acteurs de recherche introduisent, outre leur personne, leurs
préoccupations et leurs problèmes. Ils arrivent avec des trajets de vie, des expériences
socio-professionnelles et culturelles qui projettent de nouveaux objets de recherche
débordant largement le champ éducatif habituel. Ce débordement s’opère sur deux
versants. Ces objets concernent des pratiques instituées de formation professionnelle,
scolaire, populaire, qui vont bien au-delà de l’éducation initiale des jeunes puisqu’elles
concernent potentiellement tous les âges. C’est le sens des qualificatifs de continu ou de
permanent qui s’ajoutent souvent à ces formations. C’est l’ouverture de ce qui peut être
appelé le versant institué de la formation. Les limites de ce versant ne sont pas encore
claires, puisqu’il est en pleine institutionnalisation. Un des principaux problèmes est de
savoir jusqu’où il faut instituer ce versant, et comment, en particulier selon quel dosage
de responsabilité publique et privée.
-
Mais de façon beaucoup moins perceptible, selon les visions reçues, ces objets projettent
aussi la recherche sur un versant non- institué de la formation, celui qu’on appelait
auparavant, de façon résiduelle, indifférenciée et un peu négative, la formation in- ou
- 54 -
non- formelle. De nouveaux concepts jalonnent les débuts d’exploration de ce versant
encore beaucoup moins clair, délimité et structuré que le précédent : formation
expérientielle, autoformation, hétéro- formation, éco- formation... De nouveaux chantiers à
dominante expérientielle et sociale : pratiques de formation de groupes sociaux fragilisés
- jeunes, vieux, chômeurs, femmes, ruraux - ; d’autres explorent des approches nouvelles
par projets, histoires de vie, reconnaissance d’acquis, analyse de pratiques,
individualisation...
-
Ces recherches empruntent forcément aux méthodologies et épistémologies classiques,
surtout dans leurs versions quantitativement lourdes. Mais les problèmes abordés par ces
acteurs-chercheurs développent de nouvelles méthodologies de recherche beaucoup plus
interactives, avec des traits d’union : recherche-action-développement-orientée et
l’émergence d’une recherche- formation plus spécifique. L’épistémologie disciplinaire
positiviste n’est plus la seule référence. Des appels à des approches transdisciplinaires,
dialectiques et systémiques du savoir, nourrissent ces recherches.
-
Enfin, d’un point de vue axiologique, la dichotomie classique entre objectifs de
compréhension théorique et d’application pratique s’ouvre avec l’essai
d’inclusion/intrusion d’un troisième : objectif émancipatoire de conscientisation et
d’autonomisation. Comme versions les plus avancées de cet essai, il faut mentionner
l’œuvre de Jack Mezirow (1991) et le mouvement d’éducation libératrice de Paolo Freire.
Là aussi, cette émergence d’éléments paradigmatiques nouveaux à partir de pratiques de
recherche- formation récentes est outrancièrement schématisée. Mais l’état actuel de cette recherche
est si mouvant, bouillonnant et éclaté qu’une carte à grande échelle - temporelle et spatiale - semble
nécessaire pour faire un point qui ne prenne pas l’arbre pour la forêt et indique des directions, même
si les chemins restent à construire. Cette carte laisse entrevoir plus d’infini que de délimitations
précises, tant au niveau d’une nouvelle division sociale et technique du travail de recherche en
formation que du champ des objets et objectifs de cette recherche. Cet état in- fini raidit ou mobilise,
mais dans un monde et une modernité qui s’essoufflent, il ouvre un espace/temps de travail aux
enjeux colossaux et, d’autre part, s’il n’offre pas des places toutes faites ni des objets préfabriqués,
il génère depuis trois décennies des mises en réseaux de recherche- formation qui commencent à se
construire comme stratégie spécifique.
Ces recherches-formations s’efforcent de rendre intelligibles les liens entre la formation et le
contexte de vie. S’agit- il d’importer les paradigmes dominants d’éducation ? S’agit- il de produire
un savoir intelligible dans le contexte local dont il est issu ?
A travers ces opérations croisées entre ONG et deux universités, on peut mettre en évidence
les compétences de recherche et de formation nécessaires pour soutenir un processus de production
de savoir par la collaboration, sur place, d’acteurs qui s’affrontent à de nouveaux domaines et de
nouveaux paramètres de recherche, en sorte que la production du savoir devienne un véritable
échange et non un transfert de connaissance du Nord vers le Sud. Ces questions engagent à une
critique des présupposés, des structures, des façons de faire les choses, pour élaborer et articuler une
alternative convaincante.
Le trait d’union entre formation et développement durable ne va pas de soi, tant les facteurs
qui créent de la richesse sont aussi ceux qui accentuent les caractères inhumains de la société
contemporaine et le mal vivre en son sein.
Des conceptions divergentes s’affrontent donc selon les modèles sous-jacents dont nous
sommes porteurs :
- 55 -
-
La formation- enveloppement valorise l’apprentissage traditionnel par immersion précoce
au travail et par transmission familiale et villageoise où les choses demeurent en l’état
quasi-stationnaire pendant de longues périodes.
-
La formation- arrachement impose le rejet des savoirs locaux jugés archaïques, au nom
de la modernité qui promeut l’injection d’apports scientifiques et techniques pour effacer
les écarts en termes de développement. Elle est marquée par la valorisation d’une
éducation formelle à l’école. Ses modalités d’acquisition des connaissances ne sont
cependant pas exemptes de rapports conflictuels. Elles peuvent être l’enjeu de violence et
de domination.
Ces deux grands paradigmes éducatifs sont en tension dans de nombreux pays dans un
conflit latent entre la valeur des apprentissages expérientiels et la validité des connaissances
scientifiques, entre une formation intégrale de l’être et son adaptation économique.
-
La formation- développement peut apparaître comme une voie tierce à expérimenter à
travers des systèmes de formations plus complexes, plus flexibles et ouverts sur
l’environnement. Mais l’articulation entre formation et développement peut s’inscrire
dans un modèle transmissif dont la finalité est de faire entrer dans le moule ou de se
préparer à gagner de l’argent en se situant dans les domaines que le monde du travail
valorise. Il peut au contraire promouvoir un modèle transformatif qui vise à susciter un
changement culturel. Avec l’idée de développement durable, la recherche- formation se
construit non par écrasement de la tradition, mais fait l’hypothèse que l’enrichissement
des savoirs locaux peut générer du progrès et de la croissance. Mais sans distance
critique, le terme de développement durable peut signifier aussi bien la durabilité des
processus écologiques que la durabilité du consumérisme. La durabilité peut alors être
défendue au nom de valeurs économiques et de relations société-nature dominantes qui
ne sont pas toujours cohérentes avec la viabilité écologique. Dans ce travail conceptuel
critique, la question des valeurs est très sensible. Veut-on promouvoir des valeurs où
domine l’intérêt individuel qui se traduit par la volonté de maximiser ses revenus et
l’esprit de compétition, ou s’engager pour défendre des valeurs d’équité et de solidarité
ou d’égalité et de fraternité ?
Le développement est un attribut du système institutionnel (du marché et de l’Etat) dont le
contrepoint attendu est celui du développement des personnes. La formation ne prend alors son sens
qu’en articulation étroite avec le contexte concret et la vie quotidienne des personnes. L’adjonction
des dimensions relatives à la vie quotidienne conduit à une remise en cause ou à une redéfinition du
concept de développement lui- même pour chercher à contrebalancer les évolutions qui accentuent
les caractéristiques inhumaines de la société contemporaine : déficit relationnel, tensions spatiotemporelles, éclatement intériorisé du symbolique, incorporation des sociopathologies liées aux
dégradations sociales et environnementales des conditions de vie (Juan S., 2001). La question
consiste à imaginer des activités socio-environnementales qui contiennent, au double sens du terme,
leur propre logique économique interne. Les effets d’interaction entre les facteurs explicatifs des
caractères inhumains de la société et de leur inversion (s’ils ne sont pas irréversibles) sont un
problème incontournable qu’on ne peut résoudre qu’en l’affrontant, à plusieurs, à plusieurs
niveaux. Il ne s’agit pas simplement d’ajouter des cours sur les écosystèmes aux plans d’étude, mais
d’affronter la transdisciplinarité des problèmes, d’apprendre la confrontation d’opinions et de
préparer à un regard critique sans cliver l’expérience cognitive, l’affectif, le spirituel et la pratique
(Bachelart, 2002). L’enjeu de recherches-formation-action est moins de transmettre des savoirs que
de développer la capacité à porter un regard critique sur ses propres intérêts et motivations, à
résoudre des problèmes et à innover de manière interdisciplinaire en tenant compte des
connaissances complexes en constantes évolutions.
- 56 -
2.3 - Intérêt de l’approche inter et transdisciplinaire pour construire les traits d’union.
Tout d’abord, ce mouvement inter et transdisciplinaire n’est pas la négation des disciplines
mais l’essai de leur utilisation selon des degrés d’ouverture et d’interaction variable. Ce mouvement
est apparu dans les années 70 à la crête d’un mouvement de recherche de liens entre les disciplines
pour contrebalancer un mouvement inverse de divisions disciplinaires proliférantes et
inflationnistes. Face donc à une nécessité de spécialisation qui entraîne un émiettement des savoirs,
il représente une autre nécessité de liaisons pour articuler des rationalités locales dans une
rationalité d’ensemble. Sinon la contradiction entre les pôles locaux et globaux des développements
fera éclater toute unité viable.
A cette nécessité disciplinaire interne de liens pluri-, inter- et même transdisciplinaires
s’ajoutent les pressions externes de problèmes qui ne se posent pas en terme ni disciplinaires, ni
même disciplinés : problèmes de lutte contre la pauvreté, de pollution, d’emploi, de développement,
de formation. Comment y répondre ? L’université peut-elle longtemps demeurer absente de leur
traitement parce qu’ils ne relèvent directement d’aucune discipline ? Et si indirectement ou
partiellement plusieurs sont concernés, comment les articuler ?
Cette pression externe transdisciplinaire est peut-être encore plus forte que les besoins
internes de communication interdisciplinaire. Mais quelles différences entre les deux ? Il n’est peutêtre pas superflu de représenter, même schématiquement, les différentes formes de ce mouvement
selon les degrés d’ouverture et de liaison entre les disciplines.
La transdisciplinarité est la crête d’un mouvement d’ouverture et de liaison entre disciplines.
Selon le degré d’ouverture et de liaison, le tableau III la présente schématiquement comme le 3ème
degré.
0 - Le degré zéro d’uni-disciplinarité permet de rappeler une définition que
l’OCDE donne d’une discipline : ensemble spécifique de connaissances qui a ses caractéristiques
propres sur le plan de l’enseignement, de la formation, des méthodes et des matières.
Les 4 plans mentionnés sont utiles car ils dé- globalisent l’ensemble. Cette dé-globalisation
fournit autant de plans de liaison différentielle qui rend les disciplines plus ou moins éloignées ou
parentes les unes des autres avec des hiérarchies très prégnantes. Par exemple, celles qui partagent
une matière dure - les sciences dures (mathématique, astronomie, physique, chimie, biologie...) ont des méthodologies et des formulations fondées sur le nombre. Ces disciplines représentent une
famille très différente de celle qui regroupe les sciences humaines et sociales qui travaillent sur des
sujets moins matériels. Ces disciplines sont présentées comme des sciences molles ou souples. Les
problèmes de liaison entre disciplines ne se posent donc pas de la même façon selo n toutes les
disciplines et les familles de disciplines.
Surtout que le découpage disciplinaire est relativement récent (XIXème Siècle) et prolonge
d’autres découpes du savoir : les 4 facultés de l’université médiévale au XIIIème : Arts, Théologie,
Droit, Médecine, après les 7 arts libéraux divisés eux- mêmes en deux : le Trivium (arts
philologiques et logiques : grammaire, rhétorique, dialectique) et le Quadrivium (arts des nombres :
arithmétiques, géométrie, astronomie, musique). Ces découpes historiques demeurent agissantes de
façon plus ou moins enchevêtrée et souterraine. Retenons d’elles que s’il y a eu un avant
disciplinaire, il peut aussi y avoir un après. Les disciplines ne constituent pas toute l’histoire du
savoir. Les degrés suivants indiquent des liaisons pouvant aller à travers elles, au-delà d’elles.
- 57 -
Tableau III
Représentation du mouvement uni-, pluri -, inter-, transdisciplinaire selon les degrés
d’ouverture et d’interaction disciplinaire *.
Degré d’ouverture et
d’interaction
0 – « Ensemble spécifique de
connaissances qui a ses
caractéristiques propres sur le
plan de l’enseignement, de la
formation, des méthodes et des
matières » (OCDE 72)
Nom du mouvement
Uni-disciplinarité
1 – pluri
1 – Juxtaposition de plusieurs
disciplines sur un même sujet
disciplinarité
Exemples
Les disciplines universitaires :
« dures »,
du
nombre
(mathématiques,
astronomie,
physiques, chimie, biologie…),
« souples », du nom (théologie,
philosophie,
droit,
lettres,
histoire,
sociologie,
psychologie…).
Ex. :
Exploration
pluridisciplinaires
d’un
même
problème, thème,
Sc. de l’éd., hist., droit, éco…
multi
Lutte contre la pauvreté
2 – Interaction sur un ou
plusieurs
éléments
disciplinaires : matière, les
méthodes, objectifs, concepts…
Collaboration avec des relations
d’équivalence
de
prédominance, de dépendance.
3 – Transactions à travers et
au-delà des disciplines
Interdisciplinarité
centripète (procédé de l’éponge
• ; centrifuge ‚
Co-disciplinarité
tissage de liens entre les disciplines
• et ƒ
co-construction de sens à partir
d’un même problème •
3 – Transdisciplinarité
3-1 Transdisciplinarité socio3-1 Au départ, ouverture à des interactive entre disciplinaires
éléments
même
non- mais aussi entres acteurs sociaux
disciplinaires
(problèmes, „ et …
méthodes, savoirs…).
3-2 Transdisciplinarité réflexive :
3-2 Pendant, ouverture à des interrogation des cadres de pensée
réflexions méta-disciplinaires.
† et ‡
3-3 En final, ouverture à des
unités
post-disciplinaires
(épistémologie, méthodologie,
matière…).
Nouveau
paradigme
3-3 Transciplinarité
paradigmatique
visée
de
construction
d’un
nouveau
paradigme unifiant ˆ
Savoirs de lutte
* Construit avec l’apport de :
CROS F., Interdisciplinarité dans Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, Paris, Nathan, 1998,
p. 585-587.
LEGENDRE R., Dictionnaire Actuel de l’éducation, Montréal, Paris, 1988, Transdisciplinarité.
BLANCHARD-LAVILLE Cl., De la co-disciplinarité en Sciences de l’Education. Revue F. de Pédagogie, n°132, 2000.
- 58 -
1 - Le 1e r degré de liaison – appelé multi ou pluridisciplinarité – est minimale.
Il est assuré par un même sujet, un même thème, un même problème, une même matière exploré par
plusieurs disciplines mais de façon juxtaposée, sans autre lien. Par exemple, une recherche multi ou
pluri-disciplinaire sur un problème social non-disciplinaire - la lutte contre la pauvreté - rassemblera
dans une même production les éclairages juxtaposés des différentes disciplines sans que les auteurs
de ces disciplines ne se soient vus et même lus, et sans qu’un travail éditorial n’ait fait ressortir les
liens entre les apports.
2 - Une recherche interdisciplinaire est caractérisée par un deuxième degré de
liaison entre les dis ciplines qui complète par exemple l’exploration d’un même problème - la lutte
contre la pauvreté - par le partage oral ou écrit de cette exploration. Cet échange imprègne plus ou
moins les points de vue : on parle alors d’une interdisciplinarité centripète (• processus de
l’éponge) qui peut devenir centrifuge si cette imprégnation est transférée sur un autre objet ‚. Par
exemple, dans une dimension interdisciplinaire d’une recherche sur la lutte contre la pauvreté, les
échanges avec un historien m’ont permis à moi, sciences de l’éducation, de conscientiser les formes
historiques de cette lutte •. Et cette sensibilisation m’a éclairée sur les formes historiques d’autres
manières de vivre et de voir ‚.
Le terme de co-disciplinarité est utilisé pour signifier la dimension avec de cet entre. Plus
qu’un tissage de liens entre les disciplines convoqués, il s’agit d’évoquer une co-construction de
sens à propos d’un même objet d’étude (Blanchard-Laville, 2000, p.59), la co-pensée peut aller
jusqu’à produire co-disciplinairement des savoirs nouveaux • et ƒ. Cette co-production
interdisciplinaire est souvent présentée comme le maximum de liaisons possibles entre disciplines.
Le 3ème degré transdisciplinaire est constitué en effet par une ouverture au-delà des disciplines qui
lance dans une recherche non disciplinaire paraissant trop aventureuse et dangereuse.
3 - Le troisième degré de liaison disciplinaire ouvre à des transactions cognitives
qui à travers et entre les disciplines vont au-delà de celles-ci :
-
Cet au-delà peut intervenir dès le départ de la recherche en s’ouvrant à des éléments non
disciplinaires. Par exemple, dans la recherche sur la lutte contre la pauvreté, en intégrant
comme partenaire à part entière de la recherche, les lutteurs directement impliqués avec
leurs savoirs d’expérience. Se construit alors une recherche transdisciplinaire sociointeractive associant des représentants de disciplines scientifiques mais aussi des acteurs
sociaux. Restent à construire des langages, des méthodologies, des objectifs pour
communiquer a minima de façon productive et heuristique.
-
Les constructions communes pendant la recherche de moyens de communication ouvrent
alors à des réflexions méta-disciplinaires sur les cadres de pensée de chacun, disciplinaire
compris. On peut parler alors d’une transdisciplinarité socio-réflexive. Dans la recherche
transdisciplinaire sur la lutte contre la pauvreté, des disciplinaires et des acteurs sociaux
sont restés bloqués pendant 6 mois sur des conceptions de savoirs opposés. Le déblocage
s’est opéré par la découverte d’une structure bio-cognitive de fond au-delà des
disciplines.
-
Cet au-delà des disciplines de certaines structures bio-cognitives fait entrevoir aux
transdisciplinaires les plus hardis des ouvertures paradigmatiques post-disciplinaires. La
prise en compte de nouveaux champs de savoirs pour de nouveaux objectifs peut appeler
de nouvelles méthodologies et de nouvelles épistémologies. Par exemple, créer une
université transdisciplinaire de recherche de lutte contre la pauvreté nécessite de savoir
comment créer de nouvelles interactions socio-cognitives entre les pauvres et les
- 59 -
intellectuellement riches. La Transdisciplinarité (1996) de Basarab Nicolescu présente de
façon sans doute la plus manifeste et structurée ce paradigme transdisciplinaire.
III - Une pedagogie d’alternances cooperatives de production de savoirs
Transformer des problèmes d’action en projet de recherche constitue donc une dynamique
de formation qui met au second plan les logiques disciplinaires et les mobilise selon des
conjugaisons variables intégrant au besoin d’autres sources de savoirs. Cette mobilisation et
conjugaison ne peuvent se faire ni tout seul, ni en même temps, ni de manière uniforme. C’est pour
ces opérations épistémologiques complexes que le diplôme fonctionne selon une pédagogie
d’alternances coopératives de production de savoirs. Qu’est-ce à dire ?
3.1 - L’alternance comme système interface entre pratique et théorie.
La bipolarisation de l’existence entre pratique et théorie semble bien être une structure
anthropologique de base de la formation humaine, individuelle et collective. Le mythe de la caverne
de Platon en présente un archétype toujours parlant.
Actuellement, sur le plan institutionnel, cette bipolarisation a pris la forme d’un système
travail et d’un système école aux logiques contradictoires (cf. tableau IV). Le premier poursuit une
logique dominante de production subordonnant les savoirs à sa réalisation. Il faut d’abord réussir et
cette réussite est une grande école expérientielle mê me si on ne peut pas toujours expliquer ni le
pourquoi, ni le comment. La logique du système école est elle d’enseigner des savoirs formels et de
développer la compréhension - en faisant l’hypothèse qu’elle suffit à la réussite ?
Le défi est de reconnaître ces différences et ces oppositions tout en les rendant formatrices.
De toute évidence, l’écart est tel qu’un système interface est nécessaire pour faire communiquer,
mettre ensemble et en sens ces opposés. Pas entièrement ni tout le temps, ce qui serait une fusion
négatrice ; mais par partie (dimension) et périodiquement, par alternance.
A. Geay propose une alternance étude/travail selon un système interface à quatre
dimensions : institutionnelle, didactique, pédagogique et personnelle, avec une ingénierie spécifique
pour chacune (cf. tableau V).
Tableau n° 4
Le système alternance
(tiré de Geay A., 1998, p.35)
Système Travail
- Logique de production et
d’utilisation des savoirs.
- Rapport finalisé au savoir
(projet professionnel).
- Stratégie
d’apprentissage
« réussir - comprendre ».
Système Ecole
Système interface à 4
dimensions
-
institutionnelle
didactique
pédagogique
personnelle
- Apprentissages expérientiels.
- Logique d’enseignement et
d’acquisition des savoirs.
- Rapport au savoir en soi
(projet d’études longues).
- Stratégies d’apprentissage
« comprendre - réussir ».
- Apprentissage formels.
- 60 -
La dimension institutionnelle de l’alternance suppose de développer un partenariat écoleentreprise et une co-responsabilité de formation à parité d’estime. C’est le travail d’une ingénierie
de projet de formations de compétences s’appuyant sur un référentiel d’entreprises contractualisées.
La dimension didactique appelle une démarche de formation inverse à la didactique scolaire
classique. Elle part du métier avec concertation interdisciplinaire. Elle ne peut donc être mise en
œuvre que par une ingénierie d’équipe pédagogique avec interventions alternées.
La dimension pédagogique nécessite un partage de savoirs et du métier entre un enseignant
et un maître d’apprentissage ou un tuteur. D’où une ingénierie d’exploitation de l’expérience et de
suivi en double tutorat, par le tuteur mais aussi l’enseignant.
La dimension personnelle concerne l’autonomisation de l’alternant dans une démarche de
production de savoirs et d’apprentissage de gestion de son temps par une ingénierie de la recherche
et de l’autoformation.
Tableau V
Une ingénierie de la formation en alternance
(tiré de Geay, 1998, p.57)
Dimensions de l’alternance
Ingénierie de l’alternance
-
Niveau institutionnel
partenariat Ecole-Entreprise
- un projet de formation – compétences
co-responsabilité à parité d’estime
- un référentiel entreprise contractualisé
-
Niveau didactique
démarche inversée partant du métier
- une stratégie de formation alternée
concertation interdisciplinaire
- une équipe pédagogique
-
Niveau pédagogique
pédagogie de partage de savoir
- une exploitation de l’expérience
rôle de maître d’apprentissage-tuteur
- un suivi en double tutorat
-
Niveau personnel
apprentissage par production de savoir
- un travail de recherche en alternance
gestion du temps en autonomie
- un travail personnel en autoformation
Rapide et schématique est cette présentation de la conception et de la réalisation à temps et
contretemps des différentes dimensions de ce système interface. Mais elle est suffisante pour
pointer les transformations nécessaires des systèmes école et travail pour fonctionner de façon
formative, c’est-à-dire distincte et complémentaire. Le livre d’André Geay développe finement ces
schémas.
- 61 -
3.2 - Le nécessaire partage partenarial et coopératif de la formation
En anglais, on parle d’enseignement coopératif et non de formation en alternance. Si les
deux expressions réfèrent à une même visée d’articulation entre travail et étude, l’expression
anglaise de coopération fait ressortir la dimension sociale d’opérations à faire au maximum
ensemble, en partenariat ; l’expression française alternance fait ressortir la dimension temporelle.
Ces opérations sociales d’étude et de travail se font dans des temps différents à conjuguer. Les deux
expressions nous rappellent donc deux dimensions - temporelle et sociale - à l’œuvre dans ces
formations mixant travail et étude.
L’enseignement universitaire coopératif alternant implique que les représentants des
organismes professionnels ne peuvent plus être considérés comme de simples opérateurs, de
simples répondants ou correspondants pour encadrer les étudiants. Ils doivent devenir des coopérateurs, des partenaires dans cette nouvelle production de nouveaux savoirs. Il ne s’agit pas
seulement d’une nouvelle façon - un peu plus pratique et appliquée - de consommer des cours, des
savoirs disciplinaires classiques. Il s’agit d’inventer, de construire institutionnellement de nouveaux
rapports sociaux de production de savoirs. Nouveaux rapports sociaux où universitaires et
professionnels sont vus comme producteurs de savoirs. Pas des mêmes savoirs. Ni de la même
façon. Et c’est parce qu’ils sont différents que la coopération est nécessaire pour la production de
savoirs complexes, nouveaux, pertinents pour traiter les problèmes nouveaux posés par un monde
mouvant, mobile, en mouvement perpétuel.
De ses recherches sur les conditions partenariales d’une formation alternante co-opérative,
productrice de savoirs, Carol Landry dresse une typologie des partenaires de l’alternance (2002, p.
36-40) :
-
Le partenaire producteur – entrepreneur ;
-
Le partenaire patron - employeur ;
-
Le partenaire philanthrope ;
-
Le partenaire professionnel - formateur.
Le partenaire producteur-entrepreneur est d’abord mobilisé par la production à assurer selon
une logique économique où l’alternance permet une sélection des meilleures candidats. Il entretient
des relations privilégiées, surtout formelles et fonctionnelles, avec les partenaires, principalement
administratifs, de l’école.
Les objectifs du partenaire patron-employeur dépasse les horizons de sélection immédiate
pour viser le contrôle maximal des dispositifs de l’alternance selon un logique politico-économique
d’alternance- marketing. Ses relations principales sont de type institutionnel et stratégique avec les
gros partenaires sociaux impliqués : état et syndicats.
Le philanthrope, lui, voit l’alternance d’abord comme un moyen d’aide à l’insertion
professionnelle des jeunes. Dans cet objectif et cette logique, il entretient des relations personnelles
avec l’alternant et les partenaires pédagogiques.
Le partenaire professionnel- formateur se centre sur l’efficacité de la formation. Il en discute
professionnellement avec l’alternant et les partenaires pédagogiques en travaillant l’intégration de
l’apport expérientiel de ce temps terrain dans le processus d’ensemble de la formation.
Cette typologie des partenariats possibles qu’implique l’institutionnalisation de la formation
universitaire en alternance montre que cette formation ne soulève pas seulement des problèmes
pédagogiques internes aux universités. Elle soulève aussi des problèmes, écologiques, de
- 62 -
construction de nouveaux rapports entre l’université et ses environnements et même encore plus
globalement entre économie et éducation.
La troisième partie de l’ouvrage coordonné par Landry étudie l’institutionnalisation de ces
formations en alternance d’un point de vue macrosocial, dans la recherche de nouveaux rapports
entre éducation et économie. Cette approche éducative est indissociable de perspectives interinstitutionnelles et socio-économiques. Cette troisième partie commence par poser des balises
théoriques extrêmement intéressantes pour approcher ce méga-problème des rapports entre
éducation et économie posé par l’alternance. A côté des grosses approches structurelles, P. Doray et
B. Fusulier par exemple, optent pour une approche des négociations constituantes qui permet de
saisir plus finement l’évolution des politiques et des stratégies d’acteurs dans la construction sociale
de l’alternance. Et avec cette approche, ils analysent de façon comparative deux dispositifs
d’alternance au Québec et en Belgique.
Tableau VI
LES QUATRE PILIERS
DES CENTRES FAMILIAUX ET FORMATION PAR ALTERNANCE (CEFA)
Selon P. PUIG, 2003, p. 57
FORMATION
INTEGRALE
FINALITES
PROJET PERSONNEL
DEVELOPPEMENT
DU MILIEU
SOCIOECONOMIQUE
HUMAIN POLITIQUE
ALTERNANCE
ASSOCIATION
UNE METHODOLOGIE
PEDAGOGIQUE
PARENTS, FAMILLES,
PROFESSIONNELS,
INSTITUTIONS
MOYENS
D’une recherche-action internationale très liée à celle de la démarche du Master Formation
et Développement Durable, Pedro Puig Calvo, coordonnateur pédagogique du Master, retient quatre
piliers structurant la base sociale associative, coopérative et partenariale de l’alternance éducative
(cf. tableau VI) :
-
Une organisation participative, l’Association locale de base, dont la responsabilité
directe, la gestion et les projets incombent principalement aux familles, mais aussi aux
- 63 -
communautés, aux institutions locales, aux professionnels, aux promoteurs et aux
personnes associées.
-
Une méthodologie éducative propre, l’Alternance intégrative, basée sur la distribution
des périodes de formation entre l’école et le milieu familial (socioprofessionnel), à savoir
l’entreprise familiale ou une autre entreprise. L’interaction éducative entre l’école et le
milieu est la constante de ce système.
-
Une formation intégrale de l’élève en tant que personne ; une formation professionnelle,
intellectuelle, humaine, sociale, morale, spirituelle qui permet de dessiner son propre
projet de vie, avec un accent mis sur le projet professionnel personnel et, si possible, à
partir et au sein du milieu d’où il est issu.
-
Le développement local au travers de l’éducation des jeunes et des adultes appelés à
devenir les véritables acteurs du progrès de leur milieu. (Puig, 2003, p. 57).
Cette structure à quatre piliers peut rendre compte des recherches conduites par les
participants du Mestrado formation et développement durable du Brésil (2002-2004). Les thèmes
des recherches mettent l’accent sur l’un ou l’autre des quatre piliers sans perdre de vue
l’appréhension globale de la formation en lien avec chaque contexte spécifique. Deux thèses
présentées en final prolongent la structure quaternaire en interrogeant les savoirs nécessaires pour le
futur et les transformations paradigmatiques à travailler.
Formation intégrale - projet personnel
Isabel Xavier de Oliveira Rocha : Uma reflexao sobré a formaçao intégral nas EFAs Contributos
do Caderno Da Realidade Nesse Processo Na EFA de Riacho de Santana - Bahia.
Erialdo Augusto Pereira : Formaçao de jovens e participaçao social, Um estudo sobre a formação
de três jovens da Escola Família Agrícola de Porto Nacio nal-TO.
Gilede Cardoso Pereira : O ensino de historia e a aprendizagem das temporalidades.
Antonio Carlos Frossard : Identidade do Jovem Rural Confrontando com Estereótipo de Jeca
Tatu.Um estudo qualitativo com os jovens da EFA Rei Alberto I.
Développement du milieu socio-économique, humain, politique
Francisco Trevisan : A escola de ensino fundamental rural no desenvolvimento do seu méo, um
estudo comparativo.
Antonio Locatelli : Da agricultura tradicionl à agricultura familiar invadora : contributo das
formaçoes no rito de passagem.
Mário Sebastião Cordeiro Alves : A Precariedade do financiamento e os desafios O caso de duas
Escolas Famílias Agrícolas em uma região de acentuada pobreza no Brasil.
David Rodrigues de Moura de Riacho de Santana : Contribuição da Escola Família Agrícola de
Riacho de Santana para o desenvolvimento do meio: um estudo com os Ex-Alunos.
- 64 -
Alternance : une methodologie pédagogique
João Batista Begnami : Formaçao pedagogica de monitores das escolas familias agricolas e
alternancias Um Estudo Intensivo dos Processos Formativos de cinco Monitores.
Ana Maia Pereira Pinto : O plano de formaçao na alternancia e o processo de ensinoaprendizagem: Um Estudo na Escola Família Agrícola de Goiás.
Hildete Margarida R. de Souza : Processo de construçao de projeto politico pedagogico - Um
estudo na EFA do PACUI.
Marcio Andrade : Formaçao de lideranças e pédagogia da alternancia, um estudo do itinérario de
três jovens reconhecidos como lideres.
Associations, parents, familles, professionnels, institutions
Thierry De Burghgrave : Autoformação e participação no meio sócio-profissional : abordagem
biográfica de dois agricultores do Movimento das Escolas Famílias Agrícola.
Sergio Zamberlan : O lugar da familia na vida institucional da escola- famili,a Participação e
Relações de Poder.
Agostinho Barrionuevo : sucesso profissional, formaçao formal e expriencial, estudo de fatoreschave no itinérario de um agriculto.
Evolution paradigmatique et éducation du futur
Américo Sommerman : Formaçao e transdisiplinaridade, uma pesquisa sobre as emergencias
formativas do Cetrans.
Rachel Reis Menezes : Novo paradigma educativo e práticas pedagógicas das EFA’s – Análise de
planos de estudo inovadores em relação aos sete saberes de Morin.
3.3 - La production de savoirs par articulations d’informations et de connaissances.
Cette multi-diversité sociale et spatio-temporelle ne peut être unifiée de façon formatrice
que par le seul acteur de base vivant tous les éléments de cette diversité : l’alternant. Lui seul peut
conjuguer de façon formative à la première personne du singulier les apports parfois contradictoires
des multiples personnes, espaces et temps rencontrés, affrontés. Le statut professionnel salarié de
l’alternant adulte peut aider à rompre avec l’attitude souvent trop passive, trop dépendante de
l’enseignant, induite par le statut scolaire du jeune élève ou étudiant classique. De plus, l’ouverture
sociale de l’alternance à des espaces/temps de travail productif appelle des stratégies
d’apprentissage inverses de celles liés à l’enseignement. L’alternant ne doit pas seulement écouter
assis, et tenter de comprendre. Il doit faire, circuler, se tenir debout, se déplacer, se poser, s’exposer,
réussir ses actions. L’expérience est une redoutable maîtresse : elle fait passer l’examen d’abord et
donne les leçons ensuite. D’abord faire, réussir. Ensuite comprendre. L’apprenant alternant n’est
plus toujours lié physiquement à l’enseignant. Il doit apprendre à apprendre sans lui, avec d’autres,
avec lui- même. L’alternance pour être formatrice appelle une autonomisation de l’apprentissage
hors enseignement. Elle appelle même un renversement des rapports : l’enseignement au service de
l’apprentissage et non l’inverse. Paradoxalement, le trans et l’inter ne sont formateurs qu’en
développant l’auto. C’est en s’auto-disciplinant, en développant ses capacités autonomes
d’apprentissage que l’alternant apprend à produire du savoir avec et au-delà des disciplines, avec
- 65 -
d’autres et même contre eux. Pour assurer cette production personnelle de savoirs, l’alternant doit
acquérir un statut de partenaire, d’acteur-chercheur-auteur.
Cette autonomisation cognitive, éminemment auto- formative, réinterroge la nature du
savoir. Elle oblige à voir le cognitif et sa construction de façon plus différenciée, transdisciplinaire,
à prendre en compte l’information transmise par les médias multiples et aussi les connaissances
acquises par les acteurs à l’école de leur vie, entre autres, professionnelle. La trilogie savoirconnaissance- information dans le prolongement de Dewey (Legroux, 1981) se révèle
pédagogiquement très éclairante et fructueuse :
-
La connaissance, comme le porte son étymologie, est un cognitif incorporé à l’acteur. Elle
fait corps avec lui. Est le produit de ses expériences, de ses interactions organisme environnement. Ce qu’il fait qu’il n’est pas un idiot culturel mais au contraire un être
intelligent, réflexif, parlant, pilotant son devenir. Mais ce cognitif fait tellement partie de
la vie de l’acteur, qu’il a du mal à se formuler et encore plus à se formaliser. Il est en
grande partie insu, tacite, pré-conscient.
-
L’information à l’opposé, est une unité cognitive autonome, pouvant même changer de
support médiatique-orale, écrit, visuel, électronique. Elle est flottante.
-
Le savoir est le cognitif échangeable, interface entre les deux : de la connaissance
formulée et formalisée ou de l’information organisée et structurée.
Produire du savoir nécessite de se brancher au moins sur l’une ou l’autre de ces sources, au
mieux sur les deux en les dosant de manière optimale. Ne se connecter qu’à des ouvrages porteurs
d’informations multiples, c’est produire un savoir apparemment objectif et universel mais
décontextualisé. Rester obstinément et exclusivement attaché à ses sources expérientielle, c’est
produire un savoir très subjectif, peu échangeable et communicable. D’où la nécessité pédagogique,
pour transformer les acteurs sociaux en auteurs de savoirs universitaires et professionnels,
d’alterner, de combiner et de confronter expressions personnelles et empiriques avec prise
d’informations bibliographiques, analyses et synthèses.
Une opération est centrale pour cette perlaboration cognitive : écrire. Centrale mais difficile.
Aussi pour cette production de savoirs, la première stratégie pédagogique est de jalonner le parcours
de production d’écrits. Dès la première session, il est demandé à chacun, de résumer l’idée de projet
de recherche en une phrase : première production. La deuxième session, on a demandé de produire
cinq pages pour préciser le projet sur tel objet, pour tel objectif, avec tel public, avec telle méthode.
A la fin de la première année : 30 pages pour synthétiser le travail de l’année et préparer le travail
de la seconde année. A la sixième et à la septième session, nous avons voulu des écrits de synthèse
sur deux modules : le module développement durable et le module formation pour que les étudiants
puissent se consacrer ensuite uniquement à la production du mémoire final.
Cette nécessité de production se retrouve certainement dans d’autres Mestrados. Celui-ci
essaie de favoriser au maximum cette obligation en croisant auto-production et co-production. A
chaque session, 4 ou 5 acteurs en apprentissage d’auteurs doivent présenter leur projet. Les
présentations orales mutualisent et socialisent l’état de ces savoirs mais aussi leur processus de
construction. En plus, ces présentations collectives sont accompagnées d’entretiens individuels, de
travail personnel et à la demande, d’interventions plus systématiques, de type cours ou conférences.
Conclusion : produire des savoirs reliant les trois devenirs
Viser à construire des devenirs durables a donc amené à tenter d’articuler au mieux la
recherche à l’action en concevant et en pilotant une formation selon une pédagogie d’alternances
- 66 -
coopératives basée sur l’apprentissage accompagné de production d’écrits, comme stratégie de
production de savoirs. Sur les 20 possibles, 17 mémoires ont été produits.
Mais la production de savoirs jugés pertinents au plan universitaire n’est pas suffisante en
soi pour assurer des devenirs durables. Elle est sans doute nécessaire mais ne peut se déployer
durablement, économiquement, écologiquement et personnellement, que si elle s’accompagne d’une
formation optimale des producteurs eux- mêmes, comme humains, professionnels et terriens. Cette
formation optimale d’acteurs-auteurs concrétise les finalités de formation intégrale et de
développement du milieu poursuivies par l’alternance associative.
Les savoirs en effet peuvent autant délier, diviser, opposer que relier, conjoindre, articuler.
Cette ambivalence fait de leur production un enjeu politique et stratégique majeur pour construire
les liens entre formation et devenirs durables, de personnes, de sociétés et de planète. C’est cet
enjeu que travaille la philosophie socio-éducative de ce diplôme dans son fonctionnement même.
En effet, cette philosophie reste lettre morte si elle n’est pas portée par une ingénierie partenariale
de fonctionnement, entre institutions universitaires et professionnelles, mais aussi entre les acteurs
de la formation. Assurer ce double fonctionnement partenarial - interinstitutionnel et interactoriel est fondamental. Difficile, il demande du temps, de l’énergie, de l’engagement éthique responsable
et autonome, ainsi qu’un apprentissage stratégique organisationnel constant, ferme et ouvert. Des
ententes interinstitutionnelles ont été négociées et ont cadré les grandes lignes du fonctionnement
partenarial. Une commission pédagogique exécutive très soudée en équipe de recherche-actionformation a piloté de très près la conception et la réalisation du diplôme. Mais seul l’avenir à moyen
et long terme confirmera si cette pédagogie d’alternances coopératives, visant à articuler de façon
inter et transdisciplinaire la formation à l’action par la recherche, a pu produire des savoirs
anthropoformatifs, reliant les devenirs personnels, socio-économiques et écologiques.
Gaston PINEAU
Université de Tours, Tours, France
en coopération avec La Commission Pédagogique Internationale du diplôme :
I. Mone qui, T. de Burghgrave, J.B. Queiroz (Brésil)
D. Bachelart, I. Hannequart (France)
T. Ambrosio, L. Couceiro (Portugal)
P. Puig, J.C. Gimonet (SIMFR - Belgique)
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- 68 -
ENSEIGNER LES RELATIONS INTERNATIONALES
Sans l’appui de la pédagogie, la recherche
court le risque de s’enfoncer dans l’ésotérisme
Marcel Merle, Sociologie des relations internationales
La matrice disciplinaire
Les futurs diplomates et les étudiants des diverses spécialités appelées à aborder
quotidiennement les réalités mouvantes et complexes d’un monde en transformation rapide
constituent la clientèle traditionnelle de l’enseignement des relations internationales. Il faut y
ajouter aujourd’hui une catégorie quelque peu négligée, celle des communicateurs et,
singulièrement des interprètes, traducteurs et terminologues. Au-delà et en deçà de l’obstacle
interculturel qu’implique communément, à ce niveau, la transposition langagière et culturelle de
phénomènes considérés comme singuliers ou universels suivant les cas, c’est un ensemble de
questions non résolues qui se posent à la transmission, mais aussi à l’expression d’un savoir sur les
relations internationales (dorénavant orthographiées avec des majuscules lorsqu’il s’agit de la
discipline, ou sous le sigle RI). Ces questions posent sur l’objet de la discipline (qui porte
curieusement le nom de l’objet en question) et son institutionnalisation académique, sur la
dispersion des filières qui lui prêtent ses matériaux et sur les interférences avec les orientations
prises dans son aire d’origine, à savoir l’aire britannique et américaine du début du 20e siècle.
La question de l’objet propre de la discipline pose par ailleurs celle de son autonomie par
rapport à d’autres savoirs car, dès l’apparition des RI, complexité et transdisciplinarité apparaissent
comme indissociables autant de son horizon propre que des disciplines qui la nourrissent . Elle porte
aussi sur les problèmes conceptuels et terminologiques particuliers liés au contexte historique,
politique et culturel et, par implication, sur les représentations idéologiques liées à l’idée même des
phénomènes visés : la mondialisation est-elle un phénomène nouveau ou ancien, ressentie comme
positive ou négative, émanant d’un espace culturel particulier ? La formation de l’Etat est- il propre
au monde occidental ? Les cultures sont-elles en voie de déterritorialisation ou de
reterritorialisation ? La permanence prévaut-elle sur le changement, les réalités objectives sur
l’imaginaire ? Enfin, l’internationalisation, sinon la mondialisation, produit-elle un effet
homogénéisant ou hétérogénéisant sur le système éducatif lui- même, notamment dans les
objectifs qu’il s’assigne ou qui lui sont assignés? Ces questions sont d’autant plus fondamentales
qu’elles se posent à une discipline qui, même dans sa terre d’élection que sont les Etats-Unis, est
considérée comme négligée, voire marginale et parfois déconnectée de la réalité 1 .
1
Ce
que
déplorait
récemment
Jean
Krasno,
directrice
exécutive
de
http://utassessment.utoledo.edu/assessment/AS/GlobalStudiesAssessmentPlan.htm
- 69 -
l'ACUNS,
université
de
Yale.
Une interdiscipline
Autant d’interrogations qui se confrontent de plus en plus à l’expérimentation directe et
concrète, à l’heure où se généralisent les échanges d’étudiants et d’enseignant s dans le cadre
européen des programmes Erasmus, Socrates ou Leonardo, en Europe et dorénavant dans le monde
entier (Erasmus-monde). Si les sciences de l’éducation se définissent volontiers comme métaépistémologiques car appelées à interpeller les disciplines anthroposociales dans toute leur diversité,
elles trouveront sans aucun doute dans les RI le paradigme de leur questionnement, en raison
notamment de cette imbrication entre l’observateur et l’observé, s’il est permis de recourir ici à
cette formule quelque peu réductrice. L’effet heuristique de la pratique disciplinaire est d’autant
plus puissant dans ce cas que, par la mise en balance et en corrélation des disciplines sollicitées, les
RI projettent les interstices et les creux de chacune d’elles. Dans la démarche de formation (au sens
non pas d’un formalisme, mais plutôt d’un formisme à la Maffésoli), elles sont poussées à épouser
le geste d’une aufhebung, d’un dépassement de l’opposition compréhension/explication vers
l’attitude réflexive, qui fait de l’explication rationnelle le nouvel objet – et non plus seulement le
critère de scientificité – d’une compréhension raisonnable qui l'englobe et que je qualifierais de
transmoderne plutôt que de post- moderne 1 . Dépassement, car les RI restent souvent marquées par la
tentation scientiste de leur matrice disciplinaire – en gros, le modèle théorique réaliste, conforté au
début du 20e siècle par l’échec du pacte social de la SdN et dont la prégnance ne s’est pas démentie
depuis, même si d’autres perspectives sont peu à peu venues diversifier son horizon conceptuel, de
l’idéalisme au libéralisme en passant par le structuralisme, le transnationalisme, le mondialisme et
autres constructivismes au croisement de ces divers éclairages.
La démarche pédagogique se trouve dès lors soumise à la nécessité d’une constante
réinterprétation, car l’enseigné comme l’enseignant, loin d’être les observateurs neutres d’un objet
circonscrit, sont au centre même du débat ou du dialogue interparadigmatique, lui- même en prise
sur un monde tumultueux rebelle aux schématisations. Certes, le sujet n’est qu’un figurant en
politique internationale – l’individu n’a pas le statut de sujet en droit international classique – et son
rôle d’acteur est subordonné à son appartenance à des entités plus vastes (Etats, communautés,
organisations), seuls les Etats bénéficiant du statut juridique de sujet à part entière sur la scène
planétaire. Mais il est vrai aussi que le retour de l’éthique (sous la forme de l’humanitaire) et d’une
épistémologie d’inspiration psychologisante ou cognitiviste (notamment systémique et réflexiviste),
de même que les incursions dans l’histoire de la mondialisation, ont réintroduit quelque subjectivité
et quelque discursivité dans les épures des politologues 2 . Non que ces dimensions soient
véritablement nouvelles, car Platon déjà mettait en garde la hiérarchie de la Cité athénienne contre
les velléités subversives des rhéteurs, et l’empereur Ashoka, deux siècles plus tard, codifiait les
règles d’un dialogue politique conçu dans le cadre d’une éducation publique et appelée, comme le
soutra du diamant au 9e siècle, à une diffusion libre et universelle. De nos jours, le regard que
l’individu communiquant et, mieux encore, le citoyen porte sur les événements au travers de ses
allégeances multiples incite de manière plus explicite à ce retournement du monde dont parlent
Smouts et Badie, qui me semble traduire le retour de la face cachée de la raison, illustrée par la
sociologie des relations internationales de Marcel Merle, la tribalisation et la transfiguration du
politique chez Maffésoli [6], l’ordonnancement chaotique du monde chez Rosenau et, de manière
générale, l’irruption du subjectif, de l’incertain et du dialogique dans la rationalité des
internationalistes.
1
Sans rejeter pour autant la terminologie pertinente de Robert Cooper, qui distingue les Etats prémodernes, modernes et postmodernes (voir référence [1]).
2
Voir la synthèse récente de Jean-Jacques Roche [2]. Pour les échanges récents entre historiens et théoriciens de la mondialisation,
voir notamment [3], [4] et [5].
- 70 -
Le flou des concepts et la polyphonie du langage
Aussi l’enseignement des RI butte-t-il avant tout sur l’identité du champ d’étude, voire de la
discipline qui le structure, et sur les termes et concepts qui lient ou devraient lier la théorie et la
pratique, dans leur objectivation comme au travers de leurs projections symboliques. Mais sans
doute est-ce là un avantage plus qu’inconvénient, car la dynamique qu’impose cette instabilité du
champ d’étude invite constamment les étudiants à expérimenter et à explorer par les vo ies les plus
diverses. Je mentionnerai en premier la composition très internationale des groupes d’étudiants des
filières concernées, qui impose la diversité des conceptions culturelles et sociopolitiques, et d’autre
part les stages en organisations prévus par les programmes, où la pluralité des paradigmes, le
chevauchement des disciplines et la polysémie de la terminologie s’imposent inévitablement.
Je m’attarderai quelque peu, dans le cadre de ce court article, sur ce dernier aspect, qui
constitue à mon sens la difficulté majeure de l’entreprise, soit le travail conceptuel et
terminologique dont le cadre est brouillé non seulement par ce qui s’impose dès l’abord comme
interdiscipline, mais aussi par les interférences entre les aires anglophones et francophones. Le
développement de la discipline dans le domaine francophone relève en effet d’une tradition
différente de celle des pays anglophones – son héritage disciplinaire renvoie aux trois filières que
sont l’histoire, le droit et plus récemment l’économie, la prééminence de cette dernière étant
toutefois en recul en raison des multiples éclairages issus de l’anthropologie et d’autres disciplines.
La tradition anglo-américaine, quant à elle, est d’emblée liée aux enjeux politiques et stratégiques
des pays concernés. Notons qu’à cet égard le terme même de Relations Internationales révèle une
ambiguïté première lorsqu’il est adopté officiellement après la seconde Guerre mondiale en
Angleterre, puis aux Etats-Unis 1 . Au moment où les RI cherchent leur autonomie, international
désigne en effet le niveau interétatique, et non l’inter-national au sens étymologique du terme même
si, depuis le XIXe siècle, l'idée de nation n’avait jamais fait l’objet d’autant de débats et de théories,
où se mêlent les facteurs ethniques, culturels, religieux ou linguistiques. De nos jours encore, le
paradigme dit réaliste des RI traite des origines et conséquences, empiriques et normatives, de la
division du monde en Etats 2 .
Mais l’évolution du monde depuis lors et, plus encore, des représentations qu’on peut s’en
faire, a contextualisé, et donc relativisé, la dimension interétatique dans le temps et dans l’espace.
D’un côté, l’infra-étatique (les régions, les ethnies, parfois les individus) la minent par en bas,
tandis que par en haut les flux économiques et les organisations internationales restreignent la
souveraineté des Etats jusqu’à faire douter de la pertinence de la notion de la notion même d’Etat
comme de celle de territoire [7]. Enfin, les phénomènes transnationaux induisent une dilution
transversale des frontières par la circulation des technologies, des idées, des virus et autres flux
migratoires, les mouvements migratoires et la transformation des écosystèmes et des biotopes. Le
terme international et la discipline qui l’utilise peuvent-ils pour autant être vus comme la science
politique de l’international exclusivement ? La pratique pédagogique ne peut être contrainte par ces
limitations et fait appel aujourd’hui à l’ensemble des relations, quelles que soient leurs formes, ent re
entités issues de sociétés distinctes, de l’interétatique au transnational [8], mais aussi conçues aussi
à des niveaux différents : politique bien entendu, mais aussi social, culturel, économique, juridique,
scientifique et philosophique. Qu’il suffise à cet égard de repérer les équivalences entre le français
et l’anglais pour mesurer l’élasticité du champ d’étude : un terme tel que sociologie des relations
internationales renverra à world politics pour les uns [9], à historical sociology pour d’autres [10].
1
Ainsi, l’ONU est à proprement parler l’organisation des Etats unis, et non des nations unies.
2
C’est la définition du récent glossaire International Relations. The Key Concepts (Londres, Routledge, 2003), même si y est
reconnu le rôle de sous-disciplines telles que la diplomatie, l’analyse de la politique étrangère, la politique comparée, la sociologie
historique (qui équivaut à peu près à la sociologie des RI du monde francophone), l’économie politique internationale, l’histoire
internationale, la stratégie et les affaires militaires, l’éthique et la théorie politique internationale.
- 71 -
Aussi appréciera-t-on la publication d’ouvrages à usage pédagogique s’inscrivant dans une
épistémologie plurielle, comme l’excellent Dictionnaire des relations internationales [11], qui
n’hésite plus à conjoindre les conceptions respectivement stato-centrée, libérale et
transnationaliste-constructiviste qui, de concurrentes, se présentent ici comme autant de
perspectives non exclusives de la scène internationale.
Le dialogue interparadigmatique deviendrait- il réalité ? Ne s’agirait- il pas au contraire d’une
juxtaposition de points de vue, plutôt que d’un véritable échange scientifique ? D’autre part, est-il
plausible d’envisager la possibilité d’une synthèse théorique ? Ne s’agirait- il pas, dans ce cas, de
l’articulation métathéorique de postulats inconciliables car traduisant des visées du monde par trop
éloignées les unes des autres ? Si un dialogue interparadigmatique pouvait être amorcé, encore
faudrait- il s’assurer que les présupposés de ce dialogue ne sont pas dictés par le postulat d’une
vérité scientifique à découvrir, qui se dévoilerait à l’issue de la confrontation des diverses théories
et méthodes admises dans le champ de la discussion. Ni soumis aux normes d’une lex mercatoria
qui, sous le couvert de son appartenance à la société civile, s’imposerait comme unique horizon
d’une gouvernance mondiale hégémonique. Ni même subordonné à l’ambition d’un cosmopolitisme
radical qui n’accepterait comme fin politique qu’un Etat mondial, loin de l’idée kantienne d’un
universalisme plus soucieux de la liberté individuelle dans un cadre transnational bien tempéré. Car
l’idée d’un fondement à déchiffrer, entre la mystification scientiste d’un enracinement génomique et
le mythe d’un universalisme aprioriste, ne saurait tenir lieu de bien commun ni fonder une éthique
cosmopolitique.
Ici encore, la terminologie nous y invite, à commencer par l’Etat, dont Robert Cooper a bien
montré que le terme recouvrait des réalités hétérogènes relevant non seulement de la modernité,
mais aussi et tout autant d’un retour à l’état de nature prémoderne ou, à l’inverse, à une
postmodernité en gestation illustrée par la gouvernance transnationale européenne. Ou encore le
terme mondialisation, qu’une confusion regrettable fait souvent identifier à globalisation (en
anglais globalization), comme le remarquait un politologue anglophone en déplorant le fait que
l’anglais fusionnait là deux notions absolument distinctes – l’extension planétaire des phénomènes
de tous ordres pour le premier terme, l’interconnection des sphères cognitives, condition de la
complexité, pour le second. D’innombrables autres termes et concepts – sécurité, pouvoir, acteur,
organisation, société/communauté internationale et bien d’autres – sous-entendent de même un
réseau conceptuel qui exclut toute possibilité réductionniste, jusqu'au terme identité, qui ne tient pas
face aux recoupements des espaces et des temporalités et aux allégeances multiples des acteurs du
système.
Un horizon transdisciplinaire
Les conséquences des mouvements tectoniques qui secouent la discipline n’ont pas tardé à
faire sentir leurs effets sur la transmission des savoirs, à la fois par la diversification des
intervenants au sein de la discipline comme des étudiants concernés ou intéressés par elle dans
d’autres disciplines et le sentiment que l’individu et ses allégeances sont de plus en plus affectés par
l’évolution des RI. Ce qui était jadis destiné à quelques rares spécialistes concerne aujourd’hui
l’ensemble du secteur privé et la quasi- totalité du secteur public, la recherche scientifique comme la
création culturelle et, par conséquent, les enseignants et enseignés invités à s’adapter à des
programmes adaptés aux échanges internationaux (comme le LMD des universités européennes),
jusqu’à imposer aux uns et aux autres une mobilité géographique devenue élément essentiel de la
formation. Les politologues sont appelés à recouper leur savoir avec la quasi-totalité du domaine
anthropo-social, sans avoir par ailleurs jamais quitté la philosophie. Mieux encore, les
internationalistes sont contraints de prendre en compte les apports des sciences naturelles ou dites
dures, de l’informatique à la médecine en passant par la climatologie. Ils ne peuvent plus ignorer les
forces profondes qui étaient jusqu’alors du ressort de la psychologie collective et de l’économie et
que Pierre Renouvin, mort en 1974, replaça au fondement de l’histoire, rejoignant en cela la
- 72 -
trajectoire de Fernand Braudel, qui dans son maître ouvrage La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949) conjuguait histoire et géographie en une géohistoire. De nos jours, l’intention d’Eric Hobsbawm n’est pas autre lorsque, dans sa relation du
Court XXe Siècle [12], il se propose de replacer l’histoire des événements dans le cadre de forces
plus profondes et puissantes, plus géologiques de l’histoire. Enfin, n’oublions pas le rôle de
l’éthique en politique étrangère ou celui de la morale en économie – le prix Nobel d’économie
Amartya Sen ne nous dit- il pas que L’économie est une science morale [13] ? La revendication des
théoriciens et praticiens de plus en plus nombreux qui réclament une approche plus
transdisciplinaire de leurs champs d’études [14] sous-tendent une philosophie de l’histoire qui
refuse les réductions historiques - la mondialisation vue comme un phéno mène limité à l’Occident –
ou méthodologiques – seule la dimension quantitative, et notamment économique, étant prise en
considération.
L’évidence pluridisciplinaire et, quelquefois, l’aspiration interdisciplinaire ont induit ce qui
est apparu de plus en plus comme une réalité systémique et transdisciplinarisable. D’abord centré
sur les notions d’économie mondiale capitaliste (interdépendance, centre/périphérie, division du
travail) d’Immanuel Wallenstein (Weltwirtschaft) ou, dans le débat interne au réalisme relatif à
l’interaction système/acteur (Waltz, et surtout Aron), à ce qui restait le système fermé des Etats, le
systémisme a évolué vers la conception d’un ensemble complexe, pluriel et ouvert, comme chez
von Bertalanffy, pour adopter dans les RI la notion de constructivisme. L’épistémologie postpositiviste (qui devrait donc ouvrir au post-disciplinaire) reprend, au départ de l’interaction entre
l’agent et la structure, relativise les faits objectifs du réalisme positiviste et intègre les
représentations construites par les acteurs et le sens qu’ils leur attribuent. Le pédagogue se réjouira
ici du retour du sujet, où l’enseigné trouvera aisément ses repères, ce sujet rejeté par la tradition
réaliste et qui prend sa revanche dans les mondes imaginés où l’imaginaire, comme chez Arjun
Appadurai, devient le champ de pratiques culturelles structurées, d’un travail et d’une négociation
entre les potentialités des agirs individuels [15], où la raison sensible et le raisonnable [16]
retrouvent toute leur place, où le discursif s’impose jusqu’à constituer, pour certains, l’essence
même du politique (de la pragmatique de Habermas à l’Ecole de Cambridge). Les structures
étatiques y jouent certes un rôle qui, pour n’être pas négligeable, n’exclut pas celui des
communautés épistémiques (les savoirs de la société civile) et des acteurs non étatiques.
De sorte que, s’il fallait creuser la complexité des événements et des flux susceptibles de
s’inscrire dans la problématique générale des RI, c’est bien en deçà qu’il s’agit de remonter. Si une
tradition historiographique convenue fait remonter l’histoire des RI à la formation des Etats- nations
à la fin du XVe siècle, une nouvelle génération d’historiens s’interroge sur l’apparition soudaine de
l’objet de la discipline à cette date précise, objectant qu’il s’agit là d’un point de vue
européocentriste et qu’une vision plus large de l’histoire humaine fait reculer l’enquête de plusieurs
siècles [17]. Il y a là une correction fondamentale à apporter à l’illusion d’optique qui fait voir
l’enseignement des RI comme la saisie des seuls événements contemporains, par ailleurs centrés sur
les préoccupations des puissances dominantes. Une pédagogie adaptée permet donc la restauration
par chaque enseigné d’une généalogie culturelle qui relativise grandement une saisie par trop
monoculturelle du monde contemporain. La pluralité qui en découle permet dans un deuxième
temps une articulation discursive et rhétorique de ce qui n’est plus le fait contemporain brut, mais sa
mise en perspective, selon une démarche illustrée notamment par l’école de Cambridge et qui met
en rapport les racines linguistiques et conceptuelles de la légitimité politique [18]. Le cadre
dialogique – nécessairement, ici, polyphonique – introduit une médiation entre l’objectivité passive
des objets et l’emprise cognitive du sujet inséré dans les cadres socioculturels. Médiation qui ne
présuppose pas une réalité linguistique autonome (comme celle des divers structuralismes fondés
sur les notions jumelles de langue et de communauté aux réminiscences platoniciennes, mais une
interaction, dans la perspective de Wittgenstein, entre l’observé et l’observateur, qui transforme la
perception et la compréhension. On retrouve ainsi, comme l’a noté Charles Taylor [19] après les
linguistes, ce trait essentiel de la conversation – la pédagogie est toujours une mise en scène – qui
- 73 -
veut que l’objet n’appartient pas en propre au locuteur, mais est aussi donné à l’interlocteur, objet
nouveau pour l’un et l’autre. Ou encore, la métaphore du cable proposée par Charles S. Peirce, qui
fait des individus des acteurs perméables, dont les fibres constituent ce qu’aujourd’hui on désigne
plus communément sous le terme de réseau. La communication devient alors, au départ
d’ensembles d’individus, une imbrication de liens transindividuels, trans-subjectifs constitutifs non
pas d’une sémiotique comme tableau statique, mais d’une sémiose dynamique (semiosis), créatrice
d’objets et de relations de sens dans une stabilisation intersubjective entre accord et désaccord sur la
réalité [20]. C’est une vérité possible ou potentielle qui en émerge, transcende tout point de vue
unique et s’inscrit dans la perspective polyphonique que j’assigne à l’enseignement des RI et de leur
terminologie. Celle du second Saussure – non celui de la langue, mais de la parole [21] – pratiquée
par Diderot, analysée par Mikhael Bakhtine, pour qui le dialogue s’effectue par la transformation
mutuelle et constante des interlocuteurs, et développée dans les diverses dialogiques linguistiques et
philosophiques contemporaines (le langage ordinaire d’Austin, Searle et Grice, la philosophie
communicationnelle de Jacques et pragmatique de Habermas et Apel). Toute œuvre, comme toute
hisoire, se trouve transformée par l’œuvre ou l'histoire qui lui succède et qui en entreprend la
relecture, dans une interaction où l’identité et le contenu du présent et du passé ne sont jamais
assurés. Comme le rappelle Eric Hobsbawm, l'historien ne peut être que le spectateur engagé des
anthropologues [22] et le dialogue scientifique ne peut éliminer la subjectivité des participants dans
l’espoir illusoire de parvenir à une certitude, une vérité du monde réel. C’est l’espace public d’une
agora en cours de mondialisation qui est ici en jeu, laquelle conditionne la démocratisation des
relations internationales.
Dans cette perspective, la démarche pédagogique peut se réclamer de celle de Max Weber,
qui s’interdisait d’imposer tel ou tel point de vue théorique à ses étudiants. La neutralité
axiologique ainsi posée, loin de se réfugier dans une éthique de conviction moraliste ou moralisante
par peur de l’incertitude, assume bien plutôt un engagement personnel que l’enseigné est invité à
reprendre à son compte. L’interaction des paradigmes, la polyphonie culturelle, l’entrecroisement
des espaces géopolitiques et des temporalités confère à l’armature conceptuelle et langagière des RI
une polysémie généralisée et dynamique qui produit non pas un tableau, mais une reconstruction
sans cesse actualisée, à l'opposé de la normativité d’une terminologie paralysée par le mythe de
l’unification de la science visée par l’Ecole de Vienne.
Sur le plan méthodologique, la maîtrise du domaine des RI suppose un travail en réseau
entre universités et centres de recherches qui, malgré l’impulsion volontariste du programme
européen de Lisbonne, ne se trouve aujourd’hui qu’à l’état d’ébauche. Les notions les plus
globalisantes des RI comme l’Etat, la sécurité, la mondialisation, le principe de précaution et bien
d’autres redeviennent les termes logiquement poreux d’un langage qui permet d’anticiper sur
l’événement futur car perméable aux diverses conceptions théoriques et aux enseignements de
l’expérience. La responsabilité du communicateur est ici de relier les fils épars des savoirs, de
rappeler la subjectivité constitutive du langage jusque dans les énoncés scientifiques les plus
rationnels. C’est à ce prix qu’il pourra assumer cette autre responsabilité qu’est celle du citoyen, de
s’assurer la maîtrise des conséquences pratiques des savoirs sur le monde et les sociétés, et donc des
outils langagiers et communicationnels qui en expriment les termes et les enjeux.
Paul GHILS
Haute Ecole de Bruxelles, Bruxelles, Belgique
- 74 -
Références
[1] Robert Cooper, The postmodern State and the New World Order, London, Demos, 2000.
[2] Jean-Jacques Roch, Théories des relations internationales, 5e édition, Paris, Montchrétien, 2004.
[3] David Held, Anthony McGrew et al., Global Transformations, Cambridge, Polity, 1999.
[4] Hopkins, A.G. (Ed.), Globalization in World History, Londres, Pimlico, 2002
[5] Eric Hobsbawm, ‘L’histoire depuis 1945’, in Géopolitique et mondialisation, Paris, Odile Jacob,
2002.
[6] Maffésoli, La transfiguration du politique. La tribalisation du monde, Paris : Grasset, 1992.
[7] Marcel Merle, ‘Un système international sans territoire ?’, Cultures et Conflits, printemps 2001.
[8] Karl Hosti, Interantional Politics, Prentice Hall : Londres, 1992 (6e édition).
[9] Guillaume Devin, Sociologie des relations internationales, Paris : La Découverte, 2002.
[10] Ainsi le volume d’août 1992 de la Revue internationale des sciences sociales, consacré à cette
discipline.
[11] Smouts Marie-Claude, Battistella Dario et Venesson Pascal, Paris : Dalloz, 2003.
[12] Bruxelles, Editions Complexe/Le Monde Diplomatique, 1994. Voir aussi ‘L’histoire depuis
1945’, in Géopolitique et mondialisation, Paris, Odile Jacob, 2002.
[13] L’économie est une science morale, Paris, La Découverte, 2003.
[14] Chavagneux, Economie politique internationale, La Découverte, 2004 et plusieurs des auteurs
du numéro de la Revue internationale et stratégique consacrée à l'enseignement des RI.
[15] Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 1996.
[16] Maffésoli, Eloge de la raison sensible, Paris, Grasset, 1996 et Stephen Toulmin, Return to
Reason, Harvard , HUP, 2001.
[17] C’est le point de vue adopté dans les diverses contributions à la collection Nouvelle histoire des
relations internationales (Seuil, 3 volumes parus à ce jour) ou celles de Hopkins A.G.,
Globalization in World History (2 vol., Londres, Pimlico, 2002).
[18] Bell, Duncan S.A., ‘The Cambridge School and world politics’. www.theglobalsite.ac.uk, 2001.
[19] Sources of the Self, Cambridge , CUP, 1989.
[20] Collected Papers, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1931-1958, 5, p. 407.
[21] Simon Bouquet et Rudolf Engler (dir.) Ecrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002.
- 75 -
[22] L’Age des extrêmes. Histoire du court XXème siècle, Bruxelles, Editions Complexe, 1999, p.
14.
- 76 -
NURTURING THE SCIENTIFIC MIND IN SCHOOL :
TRANSDISCIPLINARY EXPÉRIENCES AVANT LA DATE
It is now more than 40 years ago that I received my training as a theoretical physicist and,
on the side of it, ventured out in becoming an educator as well. While preparing to become a
physicist, I needed to support myself financially and found an opportunity to do so by teaching
physics classes, on a part-time basis, to senior grade students at the local Gymnasium in the Dutch
city of Delft, where I also studied. It generated a modest income and, more importantly, allowed me
to acquire experience in an area I had thitherto been unfamiliar with. I never regretted that
economic needs drove me to familiarize myself with the world of learning and instruction. Some of
my best – and some of my worst – experiences are grounded in that world. They have provided
depth to my thinking about what really matters in creating the conditions for human growth.
Structured and planned intervention into helping other people grow presents fascinating
challenges to those who find themselves in the role of facilitator or coach of learning human beings.
Sensible people, who end up in that position, will immediately recognize tha t helping someone
learn implies dealing with another human being, the whole person, body and soul, rather than with
some specific functional part of that person, such as the brain, or a particular subject area, a
discipline like physics, mathematics, or history. Surprisingly, that rather obvious notion does not
transpire from the average school curriculum. Only in rare cases does one find schools whose dayto-day practice is based on the recognition that real people live in them.
While working in imperfect circumstances, I was fortunate enough that, on several
occasions, I had the opportunity to divert from teaching to the set curriculum without putting the
fate of my students at risk. Whenever such circumstances occurred, I always eagerly pursued the
opportunity. The cases in which this happened invariably had in common that either there was no
predetermined evaluation procedure in place to test what the students were supposed to be learning
or I was allowed – or felt I could take the liberty – to invent suc h procedures myself, doing so, when
appropriate, in concert with my students. Occasionally, also, I felt I simply had to dissent and do
things my way, whatever the expectations or imposed obligations of the educational environment I
was working in. It took me until now to recognize that those accidental opportunities and the
deliberate dissent I occasionally engaged in back then had something to do with what I now often
refer to as transdisciplinarity, with the desire to escape from the self- imposed boundaries of given
disciplines. In the pages that follow I describe two of my experiences and what I learned from them.
Teaching of Physics or Reflecting on Physics?
The year was 1964 and this was one of my earliest experiences in the above context. It
occurred when I was asked to teach physics to students of the above mentioned Gymnasium in Delft
who had chosen for their final two years of study to focus on the humanities, rather than the
sciences. They were in their pre-examination year. To satisfy the requirements for their particular
stream of studies, they would not have to sit an examination in any of the so-called exact sciences in
- 77 -
order to graduate. Instead, their grade in these subjects would be attributed by the school on the
basis of class work performed, rather than be the result of their performance on an exam, which I
would have no control over.
The logic behind the inclusion of subjects like physics in a curriculum principally designed
for the humanities was the prevailing notion in the Dutch school system of that time that, while
students of that age (they were at least 17 or 18 years old) should begin to specialize, everyone
should also have a general culture covering the wide variety of subjects taught. A laudable
objective, no doubt, but in practice it usually meant that the teacher would administer a watered
down version of, in this specific case, an ordinary physics course and dramatically lower the
standard for the assessment of the students’ achievements. Students would find this acceptable.
Even though most of them would learn nothing useful, time spent in class would hardly be
demanding and thus no protest would be raised.
The idea that general culture can be equated with being taught in all available disciplines is
flawed if teaching means no more than inculcating in students the factual knowledge that pertains to
those disciplines and no attempt is made to integrate the separate pieces into broader overarching
frameworks of reflection. Thus, I faced the challenge of having been asked to teach something that
none of my students really wanted and for which I, the teacher, could not see any justification. On
the other hand, I knew that my major obligation merely was to come up, at the end of the year, with
a list of grades that would somehow reflect my students’ capacity to interact, from a general cultural
perspective, with the world of physics. That consciousness prompted a process of inquiry and selfinspection beyond the physics I had learned.
Why did physics exist? What drove – and still drives – people to engage in it? What good
had it meant to humankind? What bad had it meant? When did it start? Why? What was the deeper
meaning of what people did when they engaged in doing physics? What had that to do with all
kinds of other things that, supposedly, physicists also engage in, like entertaining beliefs, playing
politics, writing poetry, or making love? At least, I, a physicist, did all those kinds of things, so it
seemed justified to also ask these questions about my colleagues. Does physics exist without the
physicists? What if physics, as a field of inquiry, ceases to exist because we have finally reached a
stage in building our knowledge where it appears that we see the whole picture? What is special, if
anything, about doing physics and what not? Is it really different from making music (which is
something I did myself besides doing physics)?
Surely, there was no shortage of questions I could ask myself. There was no shortage either
of the questions my students raised as soon as we started our explorations into the early beginnings
of science. Rather than focusing on studying the physics as it appears in the school textbooks, of
which they already had a fair level of knowledge thanks to a full two years of studying the subject
at the basic le vel, we read what historians of science had to say; what the ancient Greeks as well as
later philosophers had said; what transpired from scientific development in other cultures, such as
the Islamic one; what physicists and their colleagues from other scie nces had written about the
epistemological underpinnings of their trade. To place current knowledge in perspective, we studied
the worldviews that had preceded ours and reflected on why such visions made perfect sense in
their time and how hard it must have been to overcome them. It gave us – it certainly gave me – a
sense of the fragility of our current knowledge, the thrill of its beauty from the perspective of
someone who knows it is only transient.
The subject I taught that year appeared on the academic record of my students still as
physics. Perhaps there is no problem with that. In the end, it was physics what we did, but we did it
in a way that made sense for those who engaged in it, including me. Even while teaching physics to
hardboiled physics students in other contexts, I have never ever after that occasion been able to
teach any portion of my discipline – and any other thing I know – without first stepping outside of it
and looking at it from above, before I stepped back in to teach it.
- 78 -
Looking back at what happened to my students and me by accident and poor planning, I
think that the development of transdisciplinarity in education is conditioned by the degree to which
we are willing to deliberately break away from the givens of our disciplines and allow students and
teachers to collaboratively reflect on them while the students acquire the discipline and the teachers,
hopefully, perfect their mastery of it. I use the term mastery here in the sense of being the master of
the discipline, rather than allowing the discipline to take control over how humanity develops.
Clearly, this has deep implications for how we help teachers to become teachers.
A Matter of Method and Substance
This brings me to recalling another interesting experience in which I taught what I was
supposed to teach, namely how best to teach physics, but did it in a way that was certainly not
expected of me. The place this time is Mozambique, a country on the South East coast of the
African continent, opposite Madagascar. The year is approximately 1980. Actually, I did this for a
couple of years, so, it is more precise to say that this was during the early nineteen eighties.
Mozambique had become an independent nation in 1975. At that time it had no more than,
literally, a handful of university graduates. Its school infrastructure was almost non-existent and
there was hardly anyone who had been properly trained to teach. I had joined the Physics
Department of Eduardo Mondlane University in Maputo in the expectation that I would help putting
that department back on its feet after most of its faculty members of Portuguese origin had left the
University when colonization had finally come to an end. However, instead of doing physics, I was
asked, among a host of other things that had no relation whatsoever with what I came prepared for,
to help create Mozambique’s first post- independence generation of secondary school teachers for
physics and mathematics. My discipline? No, not Physics. Why don’t you do the Didactics of
Physics course, the methodological issues of how to teach physics? We have other who can teach
physics. As I am someone who finds it difficult to say no I complied.
The discipline of Didactics of Physics had not been taught before in this context for the
simple reason that that very context had not existed before. There had been no post-independence
secondary school teacher training in Mozambique. Never. So, again, I found myself in a situation in
which no one would tell me what to do. I was supposed to know, but I didn’t.
My fist attempts at solving my problem focused on reading about what others did in similar
cases: teacher training, the method part of it, in other developing countries as well as in the
industrialized world. What I read seemed to make sense in the Western world, from which I came,
in which a physics teacher is someone well- versed in physics who, in addition, has to learn how to
interact with students and organize situations such that students attain particular personal and
societal development goals that are of concern to the role that science plays in Western society.
However, that role is not necessarily the same in developing countries. Besides, in Mozambique,
those who were recruited into becoming physics teachers had only a very rudimentary mastery of
the subject itself. This was not their fault. The conditions had not been there that would have
allowed them to develop appropriate subject mastery.
As reading the canonical literature about didactics of physics didn’t help me much in
deciding what to do in the particular circumstances in which I found myself working, little was left
but starting to experiment, going back to basics (giving up the givens and starting again from
scratch), recognizing that I might have to learn as much from my students as they might, hopefully,
learn from me. Knowing, also, that for them their lack of knowledge of substance was their worst
methodological problem – and not the question of how to teach when you already know – my
students and I found ourselves gradually engaging in the collaborate effort of reinventing didactics
of physics in the particular context in which we were working. A cumbersome process? Perhaps.
- 79 -
But in retrospect I think that the best way to transcend a discipline is by being allowed to reinvent it
in context. It then is the process of reinvention that matters, rather than the discipline itself.
The result was something very interesting. Substance and method became the two
inseparable sides of problems that were collaboratively identified as a relevant basis for what
secondary school students could best spend their time on. After identifying those problems, my
students, the teacher trainees, teamed up in small groups of four or five to work on those problems
and how to teach them. Doing so in an environment with no resources – none whatsoever, I should
stress – send them to the waste dump to find whatever they could to construct their own teaching
apparatus and in the process ask themselves questions about how best to use it to help other
discover the secrets and the beauty of how nature works.
Discipline and Beyond
In view of the brevity of the contribution I was asked to write for this Bulletin I restricted
myself to merely two of my – at the time subconscious – explorations in transdisciplinarity. If I
refer to them in terms of transdisciplinarity now, it is only in retrospect. At the time when I went
through them I probably couldn’t care less. I was merely trying to solve relevant problems, I
thought.
Now that I look back, I conclude that merely trying to solve relevant problems may be
Condition Number 1 for the development of transdisciplinarity in the educational environment. The
solution to hardly any problem is limited to a single discipline. Even less so, hardly any question
that gets raised in the process of solving a problem is in the first place formulated in disciplinary
terms. We break questions down in order to deal with portions of them in disciplinary terms. After
we do so we have to bring the portions back together again. In fact, it would have been better had
we kept a mental picture of the whole at the back of our minds while working on the detail,
switching back and forth between different perspectives.
Another thought that comes up as I look back is that educating for transdisciplinarity can’t
be done without first of all developing disciplinarity. You can’t transcend something without first
being there. In fact, in my experience of doing things, particularly in educational settings, I have
never given up on the value of discipline, of knowing how to do things and being rigorous and
conscious in applying principles, while critically evaluating what one does. But I have learned in
the process, and become more conscious of the need to, at the same time, always look beyond the
boundaries of where one is and to develop the desire to always go further, to never be satisfied.
If there is anything of value in the science we practice, it is that restlessness that tells us that
in whatever light we see the world, it is probably never the right picture yet, there must be a
perspective from beyond where we are, a perspective that is, in essence, transcurricular.
Jan VISSER
Learning Development Institute, UNESCO
- 80 -
DE LA PERENNITE DES PEDAGOGIES ACTIVES DANS LES
ENSEIGNEMENTS SCIENTIFIQUES
Introduction
Depuis quelques années, l’enseignement des sciences connaît en France un esprit de
renouveau à la suite des initiatives de plusieurs personnalités scientifiques pour introduire des
méthodes anglo-saxonnes que l’on peut regrouper sous le terme de pédagogies actives. Le terme
n’est pas nouveau. Depuis 1968 au moins, plusieurs tentatives sont menées sous cette appellation à
différents niveaux de l’enseignement. Mais l’ampleur que prend l’opération La main à la pâte
parrainée par le prix Nobel de physique Georges Charpak pour la rénovation de l’enseignement des
sciences à l’école primaire et d’autres initiatives dans des cursus d’enseignement supérieur (écoles
de commerce, écoles d’ingénieurs, cycles universitaires) invitent à réfléchir à nouveau à la question.
C’est principalement à ces initiatives dans le supérieur que nous nous intéresserons ici.
Les pédagogies actives intéressent la transdisciplinarité dans la mesure où elles visent à
remettre le sujet apprenant au centre de ses apprentissages et de lui permettre d’épanouir dans la
connaissance les différents aspects de personnalité. C’est à juste titre que Basarab Nicolescu
soulignait la portée sociale des expériences américaines du prix Nobel de physique Léon Lederman
et leur importation en France par Georges Charpak (Nicolescu, 2002). Toutes ces expériences ont
montré que la plus grande difficulté n’était pas les étudiants ou les élèves, ni tellement les contenus
des apprentissages, mais la résistance ou le dénuement des enseignants. L’esprit de renouveau ne
soufflera pas longtemps s’il dépend d’une part de la notoriété de quelques prix Nobel et s’il
n’irrigue par d’autre part tous les niveaux de l’enseignement, à commencer par le supérieur. C’est
une réflexion sur les conditions de la pérennité des pédagogies actives dans les enseignements
scientifiques, basée sur notre propre expérience en la matière, que cette article veut proposer.
Nous tenterons d’abord de comprendre pourquoi les pédagogies actives sont une réponse
pertinente à des besoins toujours plus exigeants en terme de pédagogie des sciences, situation qui
pourrait faire que le renouveau actuel garde à terme plus de visibilité que les expériences
précédentes. Nous proposerons ensuite des pistes pour aider ces pédagogies à se pérenniser dans les
enseignements scientifiques. Après une revue de ce qui nous semble être les principaux facteurs
d’évolution du métier d’enseignant dans le supérieur, nous nous focaliserons sur les pédagogies
actives en général. Ces pédagogies ne sont pas nouvelles et ont déjà fait l’objet de plusieurs
formalisations, mais elles restent singulièrement absentes de l’enseignement supérieur, et
notamment de l’enseignement des sciences fondamentales. On ne les trouve guère, parfois sous des
formes extrêmement formalisées ou de méthodes prêtes à l’emploi qu’il suffirait d’appliquer, que
dans les cursus des écoles de commerce, les cursus de médecine, et les enseignements
professionnels. Nous tenterons de comprendre les raisons de cette absence et donnerons, à défaut de
définitions, des attitudes intellectuelles qui peuvent faciliter leur développement. Nous tenterons
également de cerner des éléments institutionnels et organisationnels susceptibles d’assurer la
pérennité des pédagogies actives au sein des organismes d’enseignement supérieur.
- 81 -
Pour commencer, il n’est pas inutile d’affirmer une vision globale de ce que peut être un
enseignement, d’abord en prise avec les réalités du monde moderne telles que nous les percevons, et
ensuite susceptible de laisser une place importante à des pédagogies actives visant l’enseignement
des sciences. Comme toute vision, celle proposée ci-dessous pose d’emblée certaines hypothèses et
affirmations. Elle est synthétisée sous le thème de la recherche de l’autonomie individuelle et
demande un acte d’adhésion de la part du praticien désirant s’en inspirer.
Vers d’avantage d’autonomie
Lorsqu’il enseigne, l’objectif final de l’enseignant est de devenir inutile à ses étudiants. Il
n’est pas d’enseignement ni d’éducation qui ne soit pas enseignement de ou éducation à
l’autonomie. L’autonomie est atteinte lorsque l’apprenant est devenu autodidacte et que, en
conséquence, la présence d’une personne à ses cotés ne lui est plus indispensable pour acquérir des
savoirs ou des compétences. Bien entendu, la persistance nécessaire et bénéfique des relations
sociales est là pour nous rappeler l’incongruité d’un homme devenu totalement indépendant, seul
devant la nature. Cette figure du bon sauvage n’est qu’une abstraction utile pour organiser une
réflexion sur l’homme et ses sociétés. Elle fut inventée et utilisée dans ce but par la philosophie
politique. Sa réalisation effective n’a pas à être discutée. Mais il reste que le but de l’enseignement
est de montrer des chemins vers plus d’autonomie, vers la transformation de la relation d’autorité
liant enseignants et étudiants vers une relation sociale de partenariat choisi, et dont il se peut que
l’enseignant se trouve finalement exclu. Combien d’enseignements, sous prétexte de bien faire,
enferment finalement élèves et étudiants dans une relation de dépendance ?
Même s’il n’est pas nouveau, l’enjeu de l’autonomie dans la formation de l’étudiant devient
de plus en plus important dans le contexte actuel des sociétés occidentales. Ce contexte nous semble
porté par deux facteurs d’évolution principaux. Le premier, d’ordre social et culturel, est le
développement des libertés démocratiques et l’affaiblissement de toutes les formes d’autorité et de
pouvoir qui en découle. Le deuxième est le développement des technologies de l’information et de
la communication qui, s’inscrivant dans les usages et permettant l’avènement de sociétés de plus en
plus médiatisées, font largement écho au développement des libertés individuelles.
Une première conséquence, d’ordre épistémologique, concerne l’image de la connaissance
que véhicule la société. Cette image ne fait plus référence à un savoir incontournable, source de la
reconnaissance sociale et de l’autorité. Elle ne fait plus référence non plus à l’existence d’une
réalité objective extérieure à l’homme que la science aurait pour mission d’étudier. La vision du
savoir la plus communément partagée est aujourd’hui de nature relativiste 1 . Cette ambiance brouille
les anciens repères de norme et de vérité et autorise tous les discours. Que se soit dans
l’enseignement ou dans le monde du travail, elle rend inutilisable en pratique toute attitude
normative ou contraignante. En conséquence, l’individu est renvoyé à lui- même et ne possède que
son autonomie pour discerner le vrai du faux, l’utile de l’inutile, le pertinent du non pertinent, en
fonction des contextes de plus en plus variés dans lesquels il se trouve. Même si elle met en cause la
connaissance comme possibilité d’accès à la vérité, cette ambiance relativiste, par le scepticisme et
l’esprit critique qu’elle véhicule, est peut-être une chance à saisir pour l’enseignement des sciences.
1
Il n’est pas possible de discuter ici de la responsabilité des intellectuels (et, au sens large, des enseignants) dans la diffusion de cette
vision. Notons seulement, qu’à tord ou à raison, ils n’y sont certainement pas pour rien et qu’elle leur a ôté une bonne part de leur
prestige d’antan. Nous ne discuterons pas non plus en détail de l’intérêt ni des possibilités de reconstruire une philosophie de la
connaissance de type réaliste. Nous donnerons seulement une position philosophique a minima sur ce sujet dans la suite du texte.
Notons seulement que l’enseignement des sciences, même s’il peut s’accommoder de certaines philosophies relativistes modérées
qu’il reste cependant à expliciter, ne peut se satisfaire d’une philosophie explicitement et trop exclusivement nihiliste. L’enjeu actuel
nous paraît être de bâtir une philosophie qui se garde d’une part de l’objectivisme extérieur ou du réalisme naïf qui n’est plus
compatible avec l’état de notre connaissance, sans pour autant renoncer à la possibilité d’un idéal pour la connaissance et l’éducation.
- 82 -
Une deuxième conséquence, liée à la première, est d’ordre sociologique. La disparition des
certitudes collectives, concomitante à la relative sécurité matérielle et politique atteinte par les
sociétés occidentales, pousse les jeunes générations à vivre dans une recherche de bonheur à court
terme faisant quasiment exclusivement référence à l’épanouissement personnel. Le travail, l’effort
sur le long terme et les promesses de bonheur collectif, ne sont plus légitimes. L’individu est de
plus en plus seul face à lui- même et éprouve la difficulté qu’il y a à devenir soi-même. Le doute et
l’incertain font maintenant explicitement partie de son existence. Même si ces éléments ont
probablement toujours été présents dans l’histoire des sociétés humaines, les sociétés occidentales
n’ont plus aujourd’hui d’idéologies efficaces pour les refouler de façon inconsciente ou de
processus d’espérance partageable pour les affronter de façon organisée. De notre point de vue,
l’enseignement ne peut faire autrement que de reconnaître et d’accueillir ce doute en laissant une
place explicite à la réflexion sur les motivations et les choix personnels 1 . L’enseignement doit être
en lui- même, et non seulement en référence à une promesse chimérique de bonheur futur en laquelle
les jeunes ne croient plus, une source de bonheur et d’épanouissement. Il ne peut pas être
exclusivement contraignant.
Le développement dans les grandes école des activités extrascolaires attestent de cet état
d’esprit. Ces activités sont de plus en plus définies en accord ou avec la bienveillance des autorités
et intégrées, sous des formes diverses et parfois cachées, à l’évaluation des élèves. Outre qu’elle
n’est pas exempte de confusions entre vie personnelle et vie étudiante de plus en plus indiscernables
sur les campus des écoles et propres à augmenter la pression s’exerçant sur certains individus, cette
évolution, si elle n’est pas capable de promouvoir aussi les matières d’enseignement classiques
comme source d’épanouissement, ruine à terme l’autorité des établissements dans le maintien
d’exigences intellectuelles dans leurs formations.
En accélérant les échanges et la quantité des informations disponibles pour un large public,
le développement des technologies de l’information et de la communication rend l’acquisition de
l’autonomie d’autant plus stratégique pour l’individu. Tendant à faire disparaître les frontières entre
des mondes traditionnellement peu compatibles, ces technologies poussent à de plus en plus
d’intégration. Elles sont des technologies du temps choisi (et non du temps réel subi, comme
l’ancien téléphone sans messagerie) et de la mise à disposition d’informations et de services. Elles
laissent par conséquent une place importante à l’utilisateur comme sujet. De plus en plus, celui-ci
doit être autonome et capable d’auto apprentissage permanent. En rendant les savoirs accessibles à
un coût dérisoire, elles augmentent les inégalités entre les autodidactes et ceux qui le sont moins. En
outre, elles favorisent la production d’informations diversifiées sans contrôle ni hiérarchisation et,
par conséquent, exigent des qualités de discernement de la part de l’utilisateur.
Face à cette course à l’intégration, la complexité du réel est devenue une notion très
enseignée dans les cursus de sciences humaines. On peut cependant douter de ses vertus
pédagogiques. Certes, le réel, ou plutôt la perception que nous en avons, est complexe. L’idée vient
des sciences de la matière, qui restent probablement les plus légitimes pour définir et quantifier le
terme complexité. L’analogie pour les sciences humaines est intéressante, pertinente et utile dans
bien des cas, mais il est à craindre qu’elle laisse l’étudiant dans une relation fusionnelle et infantile
avec ce réel qu’il ne peut comprendre, puisqu’il est complexe. L’enseignement de la complexité n’a
1
Dans cette optique, nous sommes favorables au développement au sein des organismes de formations supérieures de programmes
d’accompagnement des étudiants dans le discernement de leurs choix d’orientation et de leurs choix professionnels. Ces programmes
doivent cependant se garder de deux dérives opposées. Ils ne doivent pas entretenir l’étudiant dans une relation fusionnelle avec le
corps enseignant, et surtout pas avec un nombre trop restreint d’adultes agissant dans le cadre des organismes de formations. Ils ne
doivent pas non plus forcer trop brusquement les étudiants, soit par la contrainte, soit par une idéologie faisant du projet personnel
une nécessité impérieuse et immédiate, à se construire un avenir, sous peine que cet avenir reste artificiel. Ces deux attitudes vont à
l’encontre de l’autonomie de l’étudiant.
- 83 -
de sens que si son objectif est de donner les moyens aux étudiants de la résoudre à leur façon dans
l’individu autonome qu’ils sont tous amenés à devenir.
L’enseignement est-il un métier ?
Face à ces incitations à l’épanouissement personnel, il est indispensable de reconnaître qu’il
n’est pas évident ni donné à un grand nombre de jeunes de découvrir d’emblée leurs aspirations et
leurs motivations, encore moins de mûrir un projet, de devenir soi. Cette maturation est exigeante,
demande du temps et de l’introspection, valeurs qui sont peu valorisées dans nos sociétés. Il est
compréhensible dès lors que les jeunes restent jeunes de plus en plus longtemps et hésitent à
s’engager. Ainsi se développe jusqu’à l’âge d’environ 30 ans ce que les psychologues nomment un
état de post-adolescence qu’il serait illusoire de ne pas prendre en compte dans nos attitudes
pédagogiques. Les jeunes ont de plus en plus de mal à se différencier et à prendre leur vie à leur
propre compte.
En face de ces évolutions, le défi pour l’enseignant est d’être lui- même autonome. Il doit
être un pôle d’altérité et de différenciation pour l’étudiant, et non une source de contraintes,
forcément accompagnées de récompenses maternantes et de rapport de soumission. La pédagogie
moderne ne peut plus être une pédagogie de la contrainte et se présenter sous forme linéaire et
obligatoire. Elle doit être diversifiée et devenir une pédagogie de ’lincitation. Elle propose des
ressources pour la construction d’individus. Cet état de fait a des conséquences non négligeables,
d’une part sur la psychologie des enseignants, et d’autre part sur l’organisation des enseignements
et la gestion des carrières des enseignants. Il signifie entre autres que l’enseignant doit pouvoir se
retrouver seul, ne pas avoir besoin de ses étudiants.
La raison d’être de l’enseignant n’est pas ses élèves, mais ce qu’il a à leur apporter. Il se doit
de cultiver cette source qui fait qu’il est intéressant et utile pour ses élèves. Cette source peut être
une discipline ou un sujet de recherche, une expérience professionnelle au sens large, une utilité
sociale reconnue au-delà des activités d’enseignement. Coupé de cette source, l’enseignant risque
de tomber dans une relation de dépendance et d’autojustification devant ses étudiants. Sa légitimité
est à l’image de son œuvre et de sa propre expérience intérieure. Sans ce regard sur lui- même lui
permettant de mettre à distance son enseignement, la source de reconnaissance et d’autorité de
l’enseignant risque de devenir soit la contrainte soit la démagogie.
En conséquence, il est important que les enseignants-chercheurs puissent se retirer
momentanément de l’enseignement pour reprendre leurs activités de recherche ou leurs activités
professionnelles d’origine sans remise en cause de leurs carrières. Il est important également de
maintenir le rôle différentiateur de certaines disciplines scientifiques réputées exigeantes, sciences
physiques et mathématiques dans notre cas, même si leur utilité pour les missions des cadres n’est
plus aussi évidente et directe que par le passé, lorsque ces disciplines offraient à elles seules des
débouchés importants. Mais si les disciplines en question sont toujours utiles voire indispensables
dans beaucoup de cas, elles ne le sont qu’en référence à des projets personnels. L’utilité de ces
disciplines doit être construite et source de plaisir, par exemple par la contemplation du réel qu’elles
permettent, et non exclusivement affirmée a priori par les enseignants en référence à une nécessité
future qui ne viendra peut-être jamais. Pas plus que le fait d’être parent, l’enseignement d’une
discipline n’est une profession autonome et ne s’auto-justifie. Par conséquent, il ne s’agit pas pour
nous d’affirmer la possibilité d’un enseignement supérieur coupé d’activités de recherches
- 84 -
disciplinaires ou de compétences professionnelles ayant fait leurs preuves. Le contraire serait selon
nous une dangereuse illusion1 .
Cependant, cette différenciation par une source de légitimité extérieure à l’enseignement est
de plus en plus difficile à respecter dans les faits. La concurrence entre les organismes
d’enseignement, la demande de plus en plus exigeante des étudiants et des milieux professionnels
en terme de résultats et d’employabilité à court terme, poussent, d’une part les enseignements à se
spécialiser au détriment de la culture générale, et d’autre part rendent les exigences de
l’investissement pédagogique peu compatibles avec les exigences de la production scientifique ou
de la reconnaissance professionnelle. La généralisation des technologies de l’information et de la
communication, et la diversification des supports pédagogiques qui en découlent, incitent également
à une répartition des taches entre les enseignants, et, au-delà, à la collaboration avec des professions
non enseignantes. Cette évolution est certainement bénéfique pour la qualité des formations et nous
ne la voyons pas comme un mal nécessaire auquel il faud rait se résigner.
La contradiction identifiée entre la demande de plus en plus forte d’investissements
pédagogiques et la nécessité pour l’enseignant de garder sa sphère d’autonomie professionnelle
n’existe que dans la mesure où cette double exigence est déclinée au niveau individuel. Si le
maintient simultanée d’une recherche académique ou l’exercice d’une profession reconnue et d’un
enseignement efficace et attentif aux élèves est problématique pour un seul individu, il est tout à fait
possible à relever au sein d’équipes intégrant le large spectre de compétences nécessaires aux
missions d’un organisme d’enseignement supérieur. Il est également possible par la définition de
phases successives dans les carrières. La différenciation à laquelle on s’est attaché ci-dessus prend
alors la forme de l’autonomie de l’adulte dans l’équipe au sein de laquelle il travaille. Il doit se
gérer comme un apport de compétences complémentaires, sans oublier l’aspect fondamentalement
incomplet de son profil de compétences, mais sans oublier non plus de faire raisonner
intérieurement la progression de ces compétences avec ses préoccupations d’individu autonome
ayant lui- même son projet et son œuvre à accomplir.
Dans cette perspective, il est indéniable que les procédures d’évaluation des carrières en
vigueur dans l’enseignement supérieur français sont inadaptées car elles individualisent à l’extrême
les critères de reconnaissance et de promotion des enseignants-chercheurs. Le management
différentié et individualisé des compétences au sein d’équipes d’enseignants-chercheurs est encore
largement balbutiant. Cette solution paraît cependant incontournable pour maintenir, d’un coté des
compétences professionnelles indispensables à la légitimité des activités d’enseignement et d’un
autre coté garantir un enseignement de qualité au service des apprenants. Il est indispensable dans
cette optique de ne pas classer au sein des équipes les chercheurs ou les professionnels d’un coté et
les enseignants de l’autre. Il s’agit plutôt d’entretenir et d’adapter aux circonstances un continuum
qui ne peut, étant donné le niveau des compétences présentes, faire l’économie d’un minimum de
gestion individualisée des carrières, mais doit trouver des critères différentiés et négociables.
L’enseignant n’est pas un professionnel à proprement parler. Il a à s’insérer dans un
continuum de compétences allant de la spécialisation scientifique et professionnelle, garante de la
légitimité à enseigner des contenus scientifiques et des compétences précises, à la préoccupation
1
Dans cette optique, il ne sert à rien de déplorer le manque d’investissement pédagogique des enseignants-chercheurs. Ceux-ci
doivent ne pas se couper de la source de leur légitimité. Par contre, on peut déplorer la tendance à la sur-spécialisation des milieux
scientifiques. Cette sur-spécialisation confère à certains enseignements des réflexes d’auto-justification, faute d’ouverture suffisante
vers d’autres disciplines. La tendance à la sur-spécialisation dont sont victimes à peu près tous les domaines de recherche scientifique
est une conséquence des modes de recrutement et d’évaluation des carrières en vigueur. Si on peut la comprendre en terme
d’efficacité immédiate pour la production scientifique, cette sur-spécialisartion devient alarmante lorsqu’il s’agit d’enseignement. La
tendance à l’auto-justification à laquelle elle contraint certains enseignants est porteuse d’une incitation à l’instauration par les
étudiants de relations fusionnelles avec une discipline particulière ou, lorsque l’argument d’auto-justification ne passe pas, à un rejet
total. Ces deux résultats sont contraires à l’objectif de l’autonomie.
- 85 -
pédagogique et, au-delà, économique et sociale, garante de la légitimité à transmettre aux jeunes, à
défaut d’un projet ou de certitudes, une espérance réaliste utile pour la construction de leur avenir
professionnel. Ce deuxième point repose sur le simple fait que l’avenir n’est ni le présent ni le passé
et que, par conséquent, un enseignement se contentant de reproduire chez les étudiants les savoirs et
les compétences de leurs formateurs serait gravement lacunaire. Un enseignement présuppose une
vision minimale portée sur le monde car l’autonomie consiste en partie à créer son propre avenir.
Aucune discipline, fut-elle scientifique et prétendant à l’objectivité, ne peut se passer d’un acte
minimum d’adhésion de la part de ses praticiens en vue d’un avenir possible.
Les pédagogies actives
Nous utilisons le terme pédagogies actives pour désigner de façon générique toutes les
pédagogies cherchant à placer l’apprenant dans une démarche de construction et de découverte plus
ou moins autonome de ses savoirs et cherchant à se démarquer ainsi des enseignements magistraux
classiques dans lesquels il est possible pour l’apprenant de rester passif. Le terme est apparu en
Europe continentale dans les années 1970 dans la mouvance des applications à la didactiq ue des
travaux de Jean Piaget (Piaget, 1969) et de l’apparition de la psychologie cognitive, domaine qui a
connu depuis des développements importants. Ces recherches ont montré que le savoir ne se
transmettait pas, mais était construit par l’apprenant. En France, elles ont inspiré des réformes dans
l’enseignement primaire, reconnu aujourd’hui comme l’un des plus performants au monde. Par
contre, les pédagogies actives sont restées confidentielles dans l’enseignement secondaire et
supérieur, et, plus largeme nt encore, dans l’enseignement des sciences.
La littérature que l’on a pu trouver à ce jour s’intéressant aux pédagogies actives dans
l’enseignement supérieur réside essentiellement dans des témoignages (Bot et al, 2005, écrit dans le
contexte d’une formation d’ingénieurs, Hunot, 2000, écrit dans le contexte d’une formation au
commerce et au management). Même s’ils ont le mérite d’exister, force est de constater l’aspect
confidentiel et partiel de ces témoignages, et les réactions sceptiques qu’ils soulèvent auprès des
enseignants-chercheurs impliqués dans les sciences fondamentales. Reconnaissons cependant,
parmi les tentatives de formalisation les plus avancées de méthodes actives à destination d’un usage
pluridisciplinaire, la méthode nommée l’Apprentissage Par Problèmes (dénommée PBL pour
Problem Based Learning). Il s’agit d’une méthode issue dans les années 1970 des cursus de
médecine canadiens et ayant connu dans les années 1990 des applications adaptées pour des cursus
de formations initiales et continues au commerce et au management, puis une application dans un
cours de mathématiques appliquées en école d’ingénieurs (Lecomte, 2002).
La méthode PBL s’appuie étroitement sur l’épistémologie constructiviste qui a été retenue
des travaux de Piaget. Elle suppose de façon que les contenus des connaissances ne préexistent pas
à leur apprentissage et doivent être construits de façon autonome par les apprenants. Dès lors, les
apprenants sont mis devant un problème ou une situation s’énonçant de façon succincte et en face
de laquelle ils doivent réagir par un travail de groupe. La situation-problème n’énonce aucune
question, ne formalise aucune demande explicite aux apprenants. Elle est pour eux une donnée a
priori dont ils doivent, s’ils sont motivés, construire eux- mêmes le sens et retirer éventuellement des
contenus d’apprentissages appartenant à des disciplines précises. Le travail de groupe est de fait
primordial pour créer une émulation et éviter un désintérêt toujours possible devant la situationproblème ou sa réutilisation par l’apprenant à d’autres fins que la construction des contenus
qu’espère de lui le concepteur de la situation-problème.
Pour la méthode PBL, le problème doit se suffire à lui- même, c’est-à-dire se donner dans
toute sa nécessité et son intérêt intrinsèque. Il ne sert pas a priori à justifier un programme
d’enseignement. Pour traiter un programme, l’enseignant doit apporter un grand soin à la
conception des situations-problèmes et à la liste des références bibliographiques qu’il met à la
disposition des groupes d’étudiants. Il doit ensuite placer sa confiance dans la motivation des
- 86 -
étudiants et leurs aptitudes à faire cheminer leur curiosité vers les connaissances visées par le
programme. Le travail des groupes s’organise en séances de réflexion, en séances de recherches
bibliographiques, en séances de synthèse et en séances encadrées pendant lesquelles les étudiants
peuvent poser des questions à un encadrant ou celui-ci recadrer le travail du groupe vers des
contenus oubliés.
Les pédagogies actives utilisées en sciences procèdent de façon analogue en mettant les
apprenants dans l’obligation d’agir pour apprendre. Elles insistent sur l’esprit de questionnement et
d’investigation autonome. L’objectif est, avant et au-delà de toute formalisatio n, d’inciter les
étudiants à appréhender la matière et à acquérir le pragmatisme et la persévérance nécessaires à son
observation expérimentale. Ce pragmatisme n’est acquis que par l’expérience concrète de la
réalisation, menant à la prise de conscience que le discours sur la chose (les théories physiques
parlant de la matière) n’est pas identifiable à la chose (la matière gardant une partie de ses secrets).
Les pédagogies actives intègrent ainsi savoirs et savoir-faire de façon indissociable dans un
enseignement explicitant les médiations par protocoles expérimentaux, appareils de mesure et
mesures effectives que connaissent toutes les sciences expérimentales entre les contenus des
connaissances qu’elles renferment et les objets sur lesquels portent ces connaissances.
Elles sont également utilisées pour l’enseignement des mathématiques à destination
d’élèves- ingénieurs. Même si nous n’y voyons a priori pas d’obstacles, car les connaissances
mathématiques se construisent également comme réponses à des problè mes, nous laissons hors des
propos de cet article la question de savoir si un enseignement par pédagogies actives en
mathématiques est possible dans des cursus ayant vocation à former des mathématiciens et dont le
seul but autonome serait des concepts mathématiques. En conséquence, nous laissons également de
coté la question de savoir sur quels principes cet enseignement pourrait s’organiser. Mêmes si les
mathématiques ont vocation à rester une discipline autonome dans les autres formations
scientifiques, leur place et leur légitimité renvoient également à des savoir- faire applicables dans
d’autres disciplines. Pour cet objectif, les pédagogies actives utilisées en mathématiques placent les
étudiants en face d’enjeux concrets, souvent empruntés à un large spectre de sciences de la nature
(sciences physiques, sciences de l’ingénieur, sciences naturelles,…). Elles intègre aux savoirs
enseignés les savoir- faire en modélisation et leur mise en œuvre effective pour répondre à des
questions posées n’appartenant pas en propre aux mathématiques comme discipline.
A l’instar de la PBL faisant référence à des situations-problèmes, les pédagogies actives font
référence essentiellement à un objet pour contourner les possibilités d’auto-justification que les
enseignants peuvent utiliser pour légitimer leur discipline. Pour le dire de façon brutale, cet objet est
la matière. La démarche n’est pas simplement déductive. Elle est essentiellement inductive car les
étudiants sont mis devant l’obligation de réaliser leurs montages ou leurs modèles avant de posséder
toutes les connaissances nécessaires. Comme dans le cas de la PBL, ils doivent construire (ou
découvrir) ces connaissances après avoir cerner le besoin qu’ils en ont pour réagir à des enjeux
précis. Ces enjeux ne procèdent pas a priori d’une discipline dont on veut enseigner les contenus,
mais de la compréhension d’une situation, ou de l’action face à une situation. Seule cette
compréhension, construite par les étudiants et non donnée par les enseignants, justifie
éventuellement les contenus disciplinaires. En conséquence, ces méthodes font de l’autonomie des
étudiants un principe d’organisation de l’enseignement, et non un objectif lointain souvent noyé
derrière des connaissances ayant perdu la conscience de leur objet et tentées de s’auto-justifier.
La principale différence entre les méthodes PBL et les pédagogies actives utilisées en
sciences fondamentales résident dans la façon d’énoncer la situation-problème. Alors que la
situation-problème de la méthode PBL est en géné ral rédigée sur une page sur laquelle on résume le
problème, les méthodes actives en science demandent en général de plus longs développements. Les
énoncés demandent clairement aux apprenants la réalisation effective d’un appareil ou d’une
mesure en sciences physiques, ou une réponse précise par la résolution d’un problème en
- 87 -
mathématiques. Ces obligations de résultats correspondent à des objectifs fixés par le concepteur de
la séance. Ces objectifs sont formulés a minima. Ils sont incontournables pour la poursuite du
module et ils sont seuls susceptibles d’une évaluation. En plus de ces objectifs a minima, chaque
séance fait référence à l’acquisition de savoir et savoir- faire connexes, mais sans qu’un chemin
particulier ou unique soit totalement nécessaire. Dans la mesure du possible, il faut viser à ce que ce
chemin soit librement emprunté par l’apprenant en fonction de ses moyens, de sa perception du
problème et de ses connaissances antérieures. Il ne peut être formalisé a priori sous forme
d’objectifs par l’enseignant car il est le lieu de la créativité et de la liberté de l’apprenant. Il ne peut
pas non plus être corrigé a posteriori par l’enseignant, sous peine que l’apprenant ne retienne qu’un
chemin, qu’une stratégie. Cette correction aurait deux conséquences contraires aux objectifs des
pédagogies actives : d’une part elle donnerait à l’apprenant une mauvaise image de son propre
cheminement et lui ferait perdre la confiance en lui dont il a besoin pour être créatif et, d’autre part,
elle rendrait l’apprenant dépendant d’une stratégie retenue pour un type de problèmes, au détriment
de son autonomie dans la mise au point de nouvelles stratégies à venir. Un enseignement se fixant
comme objectif principal l’autonomie des étudiants doit se méfier de toute notion de corrigé et
l’utiliser avec parcimonie.
En conséquence, il est important de ne pas chercher à évaluer les apprentissages connexes
que les étudiants acquièrent pour parvenir au résultat demandé. Ces apprentissages connexes, qu’il
faudrait nommer des méta-compétences, telles que l’aptitude à raisonner, le souci de la vérification,
l’acceptation de ses erreurs et l’envie de les réparer, la gestion de son temps de travail, l’ajustement
de son comportement à la situation, la créativité,… sont évidemment des points importants de
l’enseignement que chaque enseignant cherche à transmettre. Ils seront indéniablement très utiles au
professionnel que deviendra l’étudiant. Mais il s’agit pour le pédagogue d’objectifs finaux (ou
plutôt de méta-objectifs) et non de points de départ.
L’étudiant qui a déjà acquis ces méta-compétences par son éducation n’a plus besoin que
l’on en parle, il est disponible pour l’acquisition de simples compétences via des contenus
disciplinaires tangibles. Quant à l’étudiant qui ne les a pas acquises, la raison en est probablement
qu’il n’y a pas accès directement. En manque d’autonomie comportementale et de relation avec luimême, le sujet est peu capable de mesurer ses propres lacunes se rapportant au type de métacompétences énoncées ci-dessus. Afficher ainsi une méta-évaluation peut alors renforcer son
scepticisme ou lui enlever définitivement toute spontanéité. Ces méta-objectifs auront alors intérêt à
rester cachés derrière la situation-problème proposée et les objectifs demandés pour y répondre.
L’obligation de résultats doit correspondre à une réponse aussi précise que possible à la situationproblème devant laquelle est placé l’étudiant. Sa portée ne peut excéder en généralité la situation de
départ, sous peine de perdre sa pertinence. Le surdimensionnement des objectifs d’apprentissage par
rapport à la pertinence des situations utilisés incite par réaction à une vision nihiliste de la
connaissance. Ce surdimensionnement souvent observé dans les formations est le résultat du
cloisonnement disciplinaire, chaque discipline cherchant à se justifier par les savoirs qu’elle
apporte.
Par ailleurs, la persistance d’énoncés, de réalisations et de questions explicites, avec des
objectifs restreints mais précis permettant l’évaluation des apprentissages, est nécessaire dans les
pédagogies actives appliquées aux sciences. Il serait peu imaginable, et passablement irresponsable,
de mettre les apprenants en face d’une matière brute, en soi, qui ne leur formule aucune demande.
Une telle confrontation ne produirait rien sur le plan pédagogique car la simple présence d’une
matière, d’un réel, n’implique pas nécessairement une réaction. Pour qu’il y ait acquisition de
connaissances, il faut un sujet en interaction avec un objet. Cette séparation entre sujet et objet vient
quand le sujet se préoccupe d’agir sur l’objet, ne serait-ce que par un acte de connaissance. Il pose
alors des questions au réel auquel il a affaire et tous deux entre dans une relation d’altérité rendant
le sujet actif. La seule contemplation, la seule conscience de l’existence d’un réel, certes nécessaire
- 88 -
à la science et à la connaissance en générale, ne suffit pas. La science procède également de l’action
sur le réel.
L’expérience nous a montré que, autant le travail de groupe et la seule mise en situation, de
type PBL, sont extrêmement riches sur le plan pédagogique pour les sciences du management et
l’apprentissage de l’entreprise, autant l’obligation de résultats et la formulation de demandes
précises étaient indispensables aux pédagogies actives en sciences de la matière ou en
mathématiques. Les sciences du management ne renvoient pas, en tous cas pas encore étant donné
leur stade de développement actuel, à des représentations aussi construites et abstraites que celles
utilisées par les sciences de la matière. Elles gardent des contenus difficilement explicitables par un
simple effort d’abstraction intellectuelle et s’accommodent très bien d’activités pédagogiques de
groupe, de l’expérience sociale au sens large, qu’il convient alors de développer chez les
apprenants. Loin d’être a sociales ou inhumaines, les sciences de la matière renvoient cependant
plus directement l’individu à lui- même et aux représentations qu’il se fait de la matière. Son
expérience sociale peut le tromper par une culture scientifique, qu’il n’a ni testée ni mise en œuvre
lui- même en face du réel, et le détourner éventuellement de l’attitude scientifique, le poussant à
mener lui- même son enquête par des observations et des expériences effectives. Un enseigneme nt
des sciences se présentant comme une voie vers plus d’autonomie ne peut faire l’impasse sur une
certaine solitude du sujet connaissant. Les pédagogies actives apprennent aux étudiants à affronter
une double peur : celle de ne pas tout connaître avant de se lancer dans la résolution d’un problème
et celle de la solitude qu’entraîne toute connaissance et toute attitude critique en face d’une situation
donnée.
Le débat commencé ici sur la nature de la relation entre sujet et objet de la connaissance
scientifique et la place que joue l’activité du sujet dans l’acte de connaître est primordial pour un
enseignement des sciences. On voit que la simple position constructiviste retenue des travaux de
Piaget, si elle rencontre des champs d’application pour lesquels elle peut être suffisante, est
lacunaire dans notre cas. Elle n’est qu’un élément du débat. Loin de la rejeter en tant que telle 1 ,
nous allons tenter de la compléter. Si elle fait de larges emprunts à des auteurs de philosophie et
n’est donc en elle- même ni nouvelle ni innovante, cette réflexion nous semble un enjeu important
pour la pérennité et le développement des pédagogies actives dans les enseignements scientifiques.
Nous proposons une réflexion ouverte, faisant de l’appropriation par les enseignants des questions
abordées et de leurs réactions éventuelles le but essentiel de notre propos. Les pédagogies actives,
par la place qu’elles accordent à l’implication et à l’autonomie des étudiants comme objectifs et
principes d’organisation de l’enseignement, ne peuvent faire l’impasse sur ces mêmes interrogations
à propos des pratiques des enseignants. Dans cette perspective, l’enjeu véritable n’est pas la
formation des enseignants aux pédagogies actives 2 , mais la persistance, en leur for intérieur
d’abord, dans leurs pratiques collectives ensuite, d’un débat vivant, source du plaisir d’enseigner.
1
Il n’est pas question de remettre en cause les travaux de recherche de Piaget sur la psychologie de l’enfant placé en situation
d’apprentissage. Ces travaux ont permis, à partir d’observations précises, des classifications des différentes phases du développement
psycho-cognitif des enfants. Pour autant, Piaget n’était nullement un empiriste ou un constructiviste exclusif du point de vue
épistémologique. Pour lui, la connaissance scientifique renvoyait à une dialectique entre le sujet et les objets, qui par conséquent
possédaient un minimum d’autonomie. Piaget a été classé comme constructiviste à la suite d’écrits dans lesquels il s’opposait au
structuralisme de Lacan, négation de la liberté du sujet, ou à l’innéisme de Chomsky (Piaget, 1967). Dans d’autres écrits, Piaget a
insisté sur la nécessité de la critique épistémologique et de la culture historique, lorsque, au-delà de 12-15 ans, l’apprenant devient de
plus en plus sensible à son environnement social et à la pensée d’autrui, au détriment de sa créativité (Piaget, 1972).
2
L’institution de formations aux pédagogies actives (et, avant, une formalisation des différentes méthodes actives) à destination des
enseignants conduirait probablement, par la normativité qu’elles ne pourraient éviter, à un appauvrissement de l’esprit des
pédagogies actives. Elles relèveraient, soit de la simple chimère consistant à penser que l’action s’apprend sans agir et peut faire
l’impasse sur le doute inhérent à toute remise en question, soit de l’inhibition d’enseignants venus soigner dans des stages de
formation leur angoisse devant l’innovation pédagogique et la transgression de ce qu’ils ont eux-mêmes appris. Une telle angoisse ne
se soigne vraiment qu’en agissant pour faire évoluer ses enseignements.
- 89 -
La formation des enseignants n’a de véritable sens que s’il s’agit de forcer la mise à l’écart
temporaire de préoccupations trop quotidiennes pour permettre le débat et la réflexion.
L’utilité du détour épistémologique
Pour tenter de comprendre la rareté des travaux de didactique des sciences à destination du
supérieur et la difficulté qu’il y a à expliciter collectivement des principes concrets pour
l’enseignement et faire dialoguer les différentes disciplines, peut-être n’est- il pas inutile d’émettre
une hypothèse. Les travaux de Piaget ont ouvert des voies de recherche pour la compréhension de la
psychologie de l’enfant et ont inspiré des réformes importantes dans l’enseignement primaire en
France. Ils ont également inspiré dans le secondaire des travaux de recherche en didactique. Il nous
semble aujourd’hui presque impossible d’avoir une vue synthétique sur ces travaux, tellement ils
sont nombreux. Rappelons seulement que le terme pédagogies actives en est issu et a été très utilisé
dans les formations des professeurs pendant les années 1970. Seulement, par un contexte politique
et éducatif très marqué par 1968, les réformes ont perdu le pragmatisme nécessaire à leur
application. Pour expliquer cet échec, il faut également garder à l’esprit que les pédagogies actives
se moulent très difficilement dans un cadre institutionnel centralisé et nécessitent une part
importante d’initiative et de liberté personnelle de la part des enseignants.
Par contre, Piaget reste peu connu des enseignants-chercheurs scientifiques du supérieur,
exceptés des rares qui se sont fait explicitement une spécialité en sciences de l’éducation et qui
travaillent souvent plus en relation avec le secondaire ou le primaire qu’avec leurs collègues du
supérieur. Notre hypothèse est que, si tel est le cas, c’est parce que des travaux de psychologie ou
de cognition ne sont pas suffisants pour faire de la didactique des sciences à destination du
supérieur. Autant il est indispensable, et tout à fait premier, de se préoccuper de la psychologie d’un
élève de 6ème qui ne comprend pas ou qui refuse une explication du théorème de Pythagore, autant il
peut être utile de se préoccuper d’une réflexion sur des contenus nettement moins incorporés à notre
culture et à notre intuition lorsqu’il s’agit de programmes du supérieur. Dans ce cas, l’obstacle
pédagogique que représentent la psychologie de l’enseignant et la relation, personnelle et singulière,
qu’il entretient avec sa discipline nous semble plus important que l’obstacle que représente la
psychologie de l’étudiant, laquelle est de toutes façons largement formée et n’appartient plus qu’à
lui seul. Elle est donc une donnée sur laquelle il devient peu pertinent d’agir directement. Si cette
psychologie évoluera, c’est dans la mesure où des enseignants sauront l’inspirer par leurs propres
comportements et pratiques et cette évolution se fera selon des schémas qui échapperont largement
au corps enseignant. Cette hypothèse expliquerait par le fait même que la résistance et le dénuement
des enseignants soit l’obstacle principal à la diffusion des pédagogies actives.
Il n’est donc pas inutile de proposer une réflexion épistémologique pour assainir la relation
que chaque enseignant entretient avec sa propre discipline. Pour cerner quelle peut être la portée de
cette réflexion, et également notre rôle dans cette réflexion, nous proposons une distinction entre
trois niveaux de la réflexion philosophique. Le premier niveau est celui que l’on nommera la
philosophie des sciences. Il concerne la réflexion sur la signification des résultats scientifiques et la
question de savoir si ces résultats ont éventuellement une portée au-delà du contexte disciplinaire
qui les a fait naître. Comme nous le suggérons, cette analyse est à mener en forte connexion avec
chaque discipline. Elle est d’abord du ressort du spécialiste qui possède la maîtrise et la pratique des
concepts de sa discipline. C’est à lui de se prononcer sur le sens de ces concepts et d’en construire,
éventuellement, des traductions valables au-delà de sa discipline. Par conséquent, la philosophie des
sciences n’entre pas ici dans notre propos. Nous laissons à chaque enseignant-chercheur intéressé
pour dégager de sa discipline, au-delà d’une vision purement utilitaire de celle-ci, des synthèses
utiles pour la culture de ses étudiants. Il le fera avant tout en référence à son expérience
professionnelle de chercheur engagé dans une discipline précise.
- 90 -
Le deuxième niveau de réflexion est celui de l’épistémologie, que nous entendons ici au sens
étymologique de philosophie de la connaissance. Détachée a priori des contenus disciplinaires,
l’épistémologie s’intéresse à l’acte de connaître en tant que tel. Elle cherche à dégager les normes
de vérité ou d’objectivité dont procède la science pour affirmer des savoirs. Comment la science
peut-elle se présenter comme universelle, quelles sont ses méthodes, comment se situent sujet et
objet de la connaissance l’un par rapport à l’autre ? Même si cette réflexion se présente a priori
comme détachée des contenus disciplinaires, il n’est pas certain qu’elle le reste in fine. La question
de savoir si des normes de vérité ou des critères d’objectivité pouvaient être définis à l’intérieur de
la science a beaucoup occupé philosophes, mathématiciens et scientifiques.
Des travaux importants, se situant dans la mouvance du positivisme puis du positivisme
logique, ont été menés sur la recherche d’un langage non ambigu pour les sciences capable de
garantir des critères d’objectivité indépendamment du sujet qui énonce une théorie ou une assertion.
Cette aventure intellectuelle visait en réalité la rationalisation de l’induction, et donc de la créativité
du sujet auteur de science. Elle s’est soldé par un échec, notamment à la suite du théorème de Gödel
énonçant l’incomplétude des systèmes axiomatiques formels contenant la théorie des nombres. Il
suffit pour notre propos de retenir que, dans l’état actuel de nos connaissances, l’épistémologie reste
un niveau autonome de réflexion qui ne se réduit pas dans une discipline scientifique particulière,
même pas les mathématiques, la logique, ou les sciences de l’information. Par conséquent, le niveau
de la réflexion épistémologique appartient à tout scientifique et no us y reviendrons car nous
pensons que c’est, des trois niveaux de réflexion que nous distinguons ici, celui que doit considérer
en priorité la pédagogie des sciences.
Le troisième niveau est celui de la réflexion métaphysique. La question métaphysique par
excellence reste celle posée par Leibnitz : Existe-t- il quelque chose et, si oui, pourquoi existe-t-il
quelque chose plutôt que rien ? Reconnaissons que la question métaphysique se pose à l’homme de
bonne foi cherchant à l’aide de sa raison, qu’il soit scientifique ou non, à entrer dans une relation
sereine avec lui- même et avec le monde. Malgré la mort de la métaphysique proclamée par la postmodernité, le premier questionnement est certainement celui sur la notion de l’existence de quelque
chose ou du réel. Mais il s’agit d’une question métaphysique au sens étymologique du terme, c’està-dire qui se pose au-delà de la physique (et, par extension, au-delà des connaissances scientifiques
en général). Par conséquent, nous tenant en dehors de toute prétention à vouloir imposer ou
interdire à quiconque la question métaphysique, nous ne la discuterons pas dans le cadre de notre
préoccupation axée ici sur la pédagogie des sciences 1 . Notons tout de même que la simple existence
de ce niveau d’interrogation métaphysique est une limite à l’objectivation absolue de l’objet voulue
par la science.
A défaut de traiter la question métaphysique, il nous faut tout de même expliciter un choix a
minima permettant les sciences, l’épistémologie et, par prolongement, la pédagogie des sciences.
Une métaphysique niant explicitement l’existence d’un réel, qui concevrait l’absolu comme
subjectivité pure, comme liberté infinie ne renvoyant à aucun objet, méconnaîtrait la substantialité
du désir et de la vie naturelle. Elle rendrait la science impossible en pratique (d’Espagnat, 1990,
1
Ceci dit, il est intéressant pour notre propos de noter que des tentatives prétendant surmonter la mort de la métaphysique faisaient, il
y a déjà un siècle, de l’action humaine une notion fondamentale, la situant largement au-delà de toute préoccupation épistémologique
ou scientifique (Sève, 1994). Des philosophes quelques peu oubliés aujourd’hui comme Maurice Blondel ou Gabriel Marcel nous
semblent appartenir à cette tendance. Même si nous nous en tenons dans notre texte au rôle de l’action en sciences pour éclairer ce
que peut être une pédagogie active en sciences, il n’est pas certain que nos propos soient totalement insignifiants pour le
métaphysicien. Ceci ne signifie pas que nous retenons la métaphysique comme l’aboutissement de l’investigation philosophique. Les
critiques de la métaphysique ou de toute ontologie que proposent par exemple Levinas ou la phénoménologie d’Husserl nous
semblent fondées et par bien des aspects indépassables. Mais nous pensons que, à l’instar de l’histoire de la philosophie occidentale,
la question métaphysique ou ontologique peut (doit ?) être un moment de la réflexion du scientifique, notamment lorsqu’il prétend
enseigner des contenus objectifs selon la vision du réalisme naïf encore très présente dans les philosophies plus ou moins conscientes
de la plupart des enseignants scientifiques.
- 91 -
1994), et rendrait sa pédagogie inutile. Si la science ne peut prétendre, au moins en droit, renvoyer à
un objet existant indépendamment de la subjectivité de celui qui énonce de prétendus résultats
scientifiques, quelle image l’enseignant peut- il se faire de son autorité et de sa légitimité à
enseigner ? Des philosophies purement subjectives, nihilistes ou profondément relativistes, ont
toujours été possibles et légitimes comme choix métaphysiques, mais elles retirent tout idéal à la
connaissance et plus encore à sa transmission. Par là, elles évacuent la question épistémologique et,
avec elle, notre prétention à réfléchir sur l’enseignement des sciences.
Par conséquent, pour que notre préoccupation ait un sens, nous la plaçons dans le cadre d’un
choix métaphysique que nous affirmons comme une adhésion irréversible dans l’existence d’un
réel, avec lequel il nous reste, par l’épistémologie, la philosophie des sciences et la science, à nous
construire une relation. Nous ne pouvons pas dire ce qu’est le réel, mais nous pouvons être sûrs
qu’il est là. Pour être plus précis, nous définissons le réel comme ce qui résiste à nos
représentations (Nicolescu, 1996). Il est l’objet idéal auquel renvoient nos connaissances et devant
lequel nous avons à rester responsables. Ainsi défini, le réel est de nature transdisciplinaire, son
existence n’est ni incertaine ni complexe, et elle respecte l’existence et la liberté d’un sujet
autonome. Le réel est un acte libre d’adhésion du sujet en quelque chose qui dépasse ses
représentations et qu’il n’aura jamais fini de comprendre. Il garantit à la fois l’objectivité de la
connaissance et la non futilité d’une raison humaine qui sait d’elle- même accepter ses limites.
Résolument réaliste sur le plan métaphysique, notre position peut accepter sur le plan
épistémologique les critiques justifiées faites au réalisme par notre culture post-moderne,
notamment à la suite de travaux importants menés au cours du 20ème en épistémologie, sociologie et
histoire des sciences montrant les aspects problématiques et construits de la connaissance
scientifique (Kuhn, 1983, Feyerabend, 1979, Hübner, 1985, Bloor, 1982). La chose et la
connaissance de la chose ne se confondent pas. Si celle-ci est problématique et relative, car elle est
relation entre sujet et objet, celle- là est donnée car elle est simplement existence permettant la
relation. Notre position est donc réaliste sur le plan métaphysique et relativiste sur le plan
épistémologique.
Nous devons au sociologue Raymond Boudon une critique particulièrement avisée des
travaux auxquels nous faisons ici allusion (Boudon, 1990). Le concept de relativisme est des plus
ambigus qui soient. Il faut notamment en distinguer deux sens. Le premier sens est celui de la
philosophie d’Emmanuel Kant pour qui la connaissance ne peut se passer d’a priori. Le néo-kantien
George Simmel parlera de points de vue, de paradigmes ou de cadres, termes qui seront largement
repris dans les débats épistémologiques du 20ème siècle. Mais ce relativisme kantien ou néo-kantien
n’est pas incompatible avec les notions de vérité ou d’objectivité scientifique, il rejette seulement
l’idée selon laquelle cette vérité ou cette objectivité devraient être conçues comme des copies du
réel dans l’esprit du sujet connaissant. Le relativisme kantien fait une distinction entre vérité et
connaissance de la vérité. Au sens anglo-saxon et post- moderne, le relativisme a au contraire fini
par devenir un synonyme de scepticisme. Du fait que la connaissance puisse dépendre d’un point de
vue, on conclut que les concepts d’objectivité ou de vérité ne peuvent avoir de sens bien précis. En
ce deuxième sens, le relativisme semble être une des idées les plus répandues de notre temps. Il
semble même que sous l’influence des travaux cités ci-dessus, cette conclusion soit acceptée par
notre époque comme scientifiquement démontrée.
Pour clarifier la distinction opérée par Boudon, je qualifierai le relativisme au sens de Kant
de relativisme épistémologique et le relativisme au sens moderne de relativisme sceptique ou de
relativisme métaphysique. La différence essentielle entre ces deux relativismes tient au fait que le
relativisme sceptique tire d’arguments qu’il partage avec le relativisme épistémologique, à savoir
que la connaissance n’est pas quelque chose d’ex-nihilo, mais d’incarné et de problématique, la
conclusion que les notions d’objectivité et de vérité sont des notions sans contenus, conclusion à
laquelle se refuse le relativisme épistémologique. Le point de départ légitime de tous ces auteurs,
- 92 -
que l’on peut regrouper sous l’appellation des épistémologues du soupçon, est d’étudier la science
dans la pratique et non dans ses idées abstraites pouvant se révéler n’être que des paravents ou des
chimères. Mais ces déma rches souffrent toutes d’une même faiblesse, à savoir tirer des conclusions
métaphysiques sur le quoi de la connaissance scientifique à partir de méthodes épistémologiques
(cas de Feyerabend et Hübner), sociologiques (cas de Bloor) ou historique (cas de Kuhn) qui
interrogent le comment de la connaissance scientifique. Par conséquent, notre propos n’est pas de
critiquer les contenus épistémologiques, sociologiques ou historiques de ces travaux, mais la
déduction métaphysique que ces auteurs suggèrent forteme nt et que notre époque post- moderne a
retenue, selon laquelle la vérité n’existerait pas ou l’objectivité scientifique ne renverrait à aucun
contenu.
C’est précisément cette déduction qui fait la différence entre relativisme épistémologique et
relativisme sceptique. Kant et ses continuateurs, parmi lesquels on peut citer George Simmel et Karl
R. Popper, voient dans la connaissance un processus discursif. Cette discussion est problématique,
relative par pleins d’aspects à ses auteurs et aux points de vue qu’ils défendent, mais il n’est pas dit
qu’elle ne porte pas sur quelque chose. Si nous sommes prêts à adhérer sans hésiter au relativisme
épistémologique d’inspiration kantienne, nous n’en tirons pas la conclusion que nos connaissances
ne portent sur rien. Nous en revenons donc à notre distinction entre épistémologie et métaphysique
qui nous semble être une bonne conclusion aux débats épistémologiques ayant traversé tout le 20ème
siècle. Le relativisme sceptique émet un doute sur l’existence d’un objet pour les connaissances
scientifiques, il est d’ordre métaphysique. Plutôt que de douter de l’objet, nous préférons croire en
son existence pour douter plutôt des connaissances que en avons. Car nous ne voyons pas bien
comment parler de connaissances et de science sans postuler, comme hypothèse première et
permettant le débat cher aux épistémologues du soupçon, la présence de l’objet, étant entendu que
celui-ci gardera une partie de son mystère. L’objet n’est pas totalement séparable du sujet, les deux
participent à la même nature et sont immergés dans cette nature. La connaissance du sujet est donc
une connaissance in-vivo (Nicolescu, 2002) qui ne peut viser une objectivation complète de l’objet
car celle-ci supposerait l’extériorité de l’objet par rapport au sujet. Mais la nature in-vivo de la
connaissance ne signifie pas qu’elle ne porte sur rien, cela signifie que ce sur quoi elle porte nous
englobe, nous et notre connaissance.
Ayant ainsi explicité un choix métaphysique a minima dans le but de garantir un sens à la
connaissance scientifique, à sa transmission et à son développement, nous pouvons revenir au
niveau de la réflexion épistémologique et dégager deux principes pour l’enseignement des sciences.
Le premier est un principe de liberté pour le sujet, et donc, dans le cadre de la pédagogie, de
l’apprenant comme de l’enseignant. Il n’est pas de résultat scientifique pouvant se prétendre objectif
qui ne puisse se présenter comme la conclusion minimale d’un débat mené par des acteurs libres.
Les pédagogies actives en sciences cherchent à mettre l’apprenant en situation d’exercer réellement
sa liberté. Elles cherchent à recréer le débat et doivent respecter le temps d’un cheminement libre
vers une conclusion, toute partielle et temporaire soit-elle. En tant que référent incarnant une
autorité et détenant potentiellement une solution au débat, le retrait de l’enseignant est
indispensable.
Le retrait de l’enseignant doit aussi (et cela est loin d’être facile dans la pratique) porter sur
la création du débat qui, s’il était imposé par une contrainte trop extérieure au réel, serait artificiel et
ne permettrait de la part des étudiants qu’un acte de réaction, et non de création. La réaction est
certes un premier pas vers la liberté, mais le sujet n’est libre que dans la mesure où il peut, au-delà
de sa réaction, s’approprier des questions dont la nécessité s’impose à son esprit sans qu’un autre
sujet le lui impose. La réaction pure recherchée comme un but autonome et non comme un chemin
vers la création mène à la paranoïa et à l’aliénation du sujet. La conception des situations-problèmes
pour la pratique des pédagogies actives doit donc faire attention à choisir des problèmes renvoyant
le plus directement possible au réel et se méfier de toute médiation par un pré-savoir implicite qui
préparerait le réel pour le rendre plus accessible aux apprenants. Depuis Descartes, les discours de
- 93 -
la méthode ont disparu de la pratique des scientifiques, qui ont appris à concentrer leurs jugements
sur des résultats. La seule méthode que l’on puisse retenir pour la pédagogie des sciences est donc la
liberté de l’investigation scientifique.
Le second principe est un principe de responsabilité. Le réel dont il a été question ci-dessus
inclut l’existence de l’objet de la connaissance, mais éga lement celle du sujet. Une épistémologie
qui s’en tiendrait à une opposition entre le sujet et l’objet serait de fait lacunaire. Le sujet ne peut se
dégager totalement de sa propre contingence et s’auto-proclamer démiurge tout puissant en face de
l’objet de sa connaissance. Il est dans l’obligation de se sentir concerné par sa connaissance. Le
débat scientifique, pour être mené librement, doit l’être par des êtres responsables et conscients
qu’il font partie de la réalité qu’ils étudient. Pour cela, il est bon que les pédagogies actives
montrent aux étudiants que le réel qu’ils étudient reste au-delà des représentations qu’ils peuvent en
acquérir. Par conséquent, il ne s’agit pas d’enseigner des boites à outils dans un but purement
utilitaire de manipulation du réel ou d’application à d’autres disciplines. Les pédagogies actives
doivent contenir un aspect réflexif.
L’irresponsabilité du sujet conduirait celui-ci à faire de sa connaissance une entité
autosuffisante et à voir ses représentations comme le réel en tant que tel. Si la présence de
l’homme-sujet dans la connaissance est facilement explicitable en ce qui concerne les sciences
humaines (si bien que les pédagogies actives de type PBL sont de fait plus faciles à pratiquer dans
ces disciplines), la tentation d’ériger les théories en réalités autonomes est de fait importante au sein
des sciences de la matière ou au sein des sciences formelles ; les objets de ces sciences étant plus
éloignés des réalités humaines quotidiennes. Un sujet responsable de sa connaissance doit donc
rester lucide sur le fait que le réel auquel renvoie ses représentations les dépasse toujours. Si la
science est faite de représentations du réel, elle est également faite d’actions sur ce réel, ne serait-ce
que par l’expérimentation, qui suppose la technique. Elle n’est pas que contemplation. En tant que
participant au réel qu’il étudie en agissant sur lui, le sujet a la responsabilité d’évoluer et de se
transformer lui- même en cohérence avec sa connaissance (il fait ainsi évoluer ses représentations),
en même temps qu’il doit se garder de se détruire par une connaissance agissante de façon
inconsciente. Il s’agit donc d’une responsabilité devant lui- même autant que devant un simple objet.
Cette notion de responsabilité en face du réel, provenant de l’impossibilité de séparer
strictement le réel en un objet d’une part et en un sujet d’autre part, retentit considérablement dans
nos sociétés occidentales, préoccupées à juste titre d’environnement et de sauvegarde de tout ce qui
paraît menacé. Dans cette optique, la complexité n’est pas à attribuer au réel en tant que tel, mais au
fait que sujet et objet de la connaissance font partie du même réel et sont inséparables. C’est la
relation que le sujet entretient avec l’objet par sa connaissance qui est complexe. Ceci fait de la
complexité une notion davantage épistémologique que métaphysique, et c’est bien en ce sens que
l’utilisent les penseurs rigoureux de la complexité (Le Moigne, 1999). Renvoyant finalement à
l’implication du sujet dans les réalités qu’il étudie à travers ses sciences, le principe de
responsabilité énoncé ici n’est en rien une négation du principe de liberté énoncé plus haut, mais se
présente plutôt comme son accomplissement. Il signifie la liberté totale, celle de se construire
comme celle de se détruire sans filet.
Pour terminer, notons que les pédagogies actives permettent de décloisonner les différentes
disciplines intervenant dans un cursus d’enseignement. Partant de nécessités organisationnelles
compréhensibles, la séparation des disciplines a cependant conduit les organismes d’enseignement
supérieur vers la superposition de strates de connaissances sans unité ni véritable cohérence
pédagogique. Maintenant que le dialogue entre disciplines redevient une volonté affichée à tous les
niveaux de l’enseignement, peut-être n’est-il pas inutile de proposer des définitions pour des notions
comme pluridisciplinarité, interdisciplinarité et transdisciplinarité (celles que nous donnerons sont
tirées de Nicolescu, 1996). Nous espérons qu’elles contribueront à éviter que cette volonté de
- 94 -
dialogue ne se dilue dans une surenchère d’objectifs, tendance toujours préjudiciable à la
pédagogie.
La pluridisciplinarité concerne l’étude d’un objet d’une seule et même discipline par
plusieurs disciplines à la fois. Sa finalité reste inscrite dans le cadre [d’une seule] discipline. Une
approche pluridisciplinaire du génome humain requiert par exemple l’intervention de biologistes
moléculaires et d’informaticiens, mais vise la production de résultats n’appartenant qu’à la biologie
et non à l’informatique. L’interdisciplinarité concerne le transfert des méthodes d’une discipline à
une autre. Elle peut contribuer à la spécialisation et à l’émergence de nouvelles disciplines, comme
par exemple la biophys ique. Génératrice de nouveaux savoirs, l’interdisciplinarité contribue
également, par l’apparition de nouvelles disciplines, à la vision du réel de plus en plus éclatée que
proposent aujourd’hui les sciences. La transdisciplinarité concerne […] ce qui est à la fois entre les
disciplines, à travers les différentes disciplines, et au-delà de toute discipline. Sa finalité est la
compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance. Elle est par
nature le lieu du sujet et du projet d’avenir. En ce sens, nous pouvons affirmer que la pédagogie est
un lieu privilégié où s’exprime la dimension transdisciplinaire de la connaissance humaine, puisque
la formation doit permettre aux étudiants de mûrir leur projet professionnel. Sans nier la possibilité
d’une connaissance objective, garantie par le choix métaphysique que nous avons exposé ci-dessus,
la transdisciplinarité est pour le sujet un lieu d’avenir et d’espérance. Si toutes les pédagogies sont
concernées, reconnaissons aux pédagogies actives le mérite de chercher à transmettre explicitement
la dimension transdisciplinaire d’un réel devant lequel elles tentent de surmonter les clivages
disciplinaires.
Conclusions
Réaffirmons d’abord en direction des responsables des organismes de formation convaincus
de l’utilité des pédagogies actives la nécessité d’une gestion différentiée des carrières des
enseignants-chercheurs. Il faut se garder de deux tendances opposées, qui risquent de compromettre
la pérennité de ces pédagogies. Premièrement, l’enseignement des sciences ne doit pas perdre de
vue que seule l’existence d’un objet de la connaissance, lui- même inclut dans un réel le dépassant,
est source de légitimité à enseigner. Par conséquent, il n’est pas question de faire de la connaissance
un but en soi, et donc pas question non plus de faire de la pédagogie une science totalement
autonome et détachée de contenus disciplinaires tangibles. Deuxièmement, les exigences adressées
aux structures d’enseignement et de recherche, à la fois en terme de compétences professionnelles
et en terme d’investissements pédagogiques, ne sont plus compatibles avec des préoccupations
individuelles. Il faut donc que ces structures apprennent à gérer des compétences différentiées et à
confier à leurs membres des missions complémentaires.
De fait, le principe de compétences complémentaires organise déjà largement les activités de
recherche. Il devrait être possible de le décliner également aux activités d’enseignement, ainsi que
d’évaluer des équipes d’enseignants et non seulement des individus. Les missions pédagogiques
sont trop souvent secondaires dans les stratégies de recrutement des établissements au profit des
missions de recherche. Sur le long terme, il ne fait aucun doute que les activités de recherche ne
peuvent se passer d’une diffusion sociale. La reconnaissance des missions pédagogiques est donc un
élément important de la pérennité des établissements d’enseignement et de recherche. La crise que
connaît actuellement la recherche française ne nous paraît pas indépendante du peu d’importance
accordée aux missions pédagogiques et de diffusion sociale en général. L’affirmation d’une
recherche indépendante, totalement objective et désintéressée, est parfois un alibi à des tentations de
repli des chercheurs sur eux- mêmes. Un engagement fort dans des missions de formation, qui
doivent rester dans la mesure désintéressées, peut démontrer le contraire et féconder par retour les
activités de recherche.
- 95 -
Réaffirmons ensuite en direction de nos collègues enseignants-chercheurs l’utilité des deux
premiers niveaux de la réflexion philosophique que nous avons dégagés, philosophie des sciences et
épistémologie. L’enjeu ne se situe pas dans la participation des enseignants-chercheurs à des
formations en philosophie, en épistémo logie ou en didactique. Il se situe dans leurs capacités à créer
et à entretenir entre eux des espaces de débats partant de questions les concernant. Des formations
peuvent être un passage utile vers cet objectif. Cependant, l’autonomie intellectuelle nous semble
être une compétence essentielle des enseignants-chercheurs. Ils devraient donc être capables d’autoformation et d’efforts personnels pour alimenter les débats par leurs propres moyens. Nous
n’ignorons pas que cet effort demande un temps peu compatible avec des activités de recherche
spécialisées et concurrentielles. C’est pourquoi nous ne le pensons réellement efficace
qu’accompagner des principes d’organisation évoqués ci-dessus. Au sein d’équipes constituées,
certains enseignants-chercheurs peuvent devenir des animateurs et assurer le renouvellement d’un
questionnement propre à maintenir des enseignements de qualité à l’écoute de leurs contextes.
Nous déplorons l’inexistence de structures de dialogue et de régulation dans lesquelles les
enseignant s pourraient mener ensemble ces débats. Il est peu responsable d’appeler à une pédagogie
cohérente et d’inspiration transdisciplinaire, ouverte sur le monde, sans proposer aux enseignantschercheurs des réunions dont l’objet est justement d’expliciter ces enjeux et d’envisager
collectivement des enseignements susceptibles d’y répondre. Les réunions entre enseignants ne
peuvent se contenter de départager les heures d’enseignement entre les différentes disciplines, de
vérifier que les étudiants ne sont pas trop mécontents des enseignements qui leur sont dispensés, ou
d’entériner telle évolution de programme. Dans les faits, les enseignants-chercheurs restent souvent
seuls pour concevoir et dispenser leurs enseignements. Le concepteur et le prestataire de
l’enseignement sont très souvent la même personne 1 , situation que les pédagogies actives
contribuent fortement à faire évoluer. La dimension collective de ces pédagogies, trop lourdes pour
qu’un enseignant puisse les mener seul, est en soi une source de légitimité importante. Nous
regrettons donc que les enseignants ne disposent pas de lieu dans lequel ils pourraient réguler leurs
conflits, interroger leur déontologie, et critiquer leurs pratiques pédagogiques. Rappelons que, à
l’instar de ce que prônent les pédagogies actives à propos des relations qu’entretiennent les
étudiants avec les contenus de leurs apprentissages, le véritable enjeu en terme de formation des
formateurs est l’appropriation libre et responsable par chaque enseignant des questions traitées ici.
Le niveau de la réflexion épistémologique, implicitement présent dans les propos des
enseignants à qui il arrive de parler de savoir, de connaissance, d’attitude ou de culture scientifique,
d’universalité,… est souvent relayé au niveau d’allusions pour être oublié sous prétexte de
pragmatisme ou d’utilitarisme. Il n’est pas traité en tant que niveau de réflexion autonome sur la
nature de la connaissance. Pourtant, il est tout à fait primordial d’affronter ces questions pour aider
les enseignants à entretenir une relation sereine avec leur discipline. Si cette réflexion
épistémologique embarrasse parfois le chercheur, elle est tout à fait indispensable à l’enseignant,
car l’image qu’il se fait de son autorité et de sa légitimité à enseigner en découle.
Rappelons qu’il n’est pas question de noyer l’enseignant dans un quelconque sur-moi
épistémologique imposé par d’autres. Il est justement question de lui permettre d’expliciter, devant
ses étudiants et avec des mots librement choisis, le rôle de sujet qu’il joue dans sa discipline. Cet
effort d’explicitation vise à délivrer étudiants et enseignants de toute structure inconsciente sur
laquelle il est toujours tentant de faire reposer l’objectivité d’une connaissance avec laquelle on a
perdu toute relation personnelle. L’explicitation du rôle choisi consciemment par une subjectivité
libre est un pas vers plus d’objectivité et d’universalité. Elle ne peut que rendre la relation
1
Ce simple fait affaiblit considérablement la légitimité des enseignants dans leur prétention à affirmer une dimension universelle
dans les contenus qu’ils enseignent. Cette dimension universelle deviendrait plus visible si les enseignants prouvaient dans les faits
que les mêmes contenus peuvent être conçus par l’un et enseignés librement par un autre.
- 96 -
pédagogique plus limpide à lire pour l’étudiant et plus facile à assumer pour l’enseignant, qui
pourra ainsi maîtriser l’image qu’il se fait de sa propre autorité. En tant qu’homme et guide face à
ses étudiants, l’enseignant n’a pas seulement à rendre compte de sa discipline, mais aussi de son
choix d’être scientifique. Cette décision n’est pas scientifique et ses raisons ne se trouvent dans
aucune discipline. Elle est du ressort du témoignage d’une expérience personnelle.
Pour terminer, nous voulons éclaircir un dernier point en commentant le vocabulaire
disparate utilisé dans cet article. Nous avons indistinctement parlé d’étudiants, d’apprenants,
d’élèves. Nous avons parlé d’apprentissages, d’enseignement, de construction, ou encore de
transmission, sans chercher ni à définir de façon précise nos termes, ni à choisir un vocabulaire
unique. La littérature qui s’intéresse aux pédagogies actives est tentée de gommer la place de
l’enseignant en utilisant apprenant, méthode d’apprentissage, etc… comme si l’étudiant était livré à
lui- même. Il ne s’agirait donc plus d’enseignement. Cette tendance nous semble représentative
d’une tendance beaucoup plus large à croire que les méthodes actives pourraient faire oublier le rôle
de l’enseignant et de son autorité.
Face à cette tendance, il nous semble sain de réaffirmer que toute préoccupation
pédagogique ne peut se passer de se positionner par rapport à la société qui lui sert de contexte et,
plus largement, d’une vision sur la place de la connaissance dans l’existence humaine. Si elle peut
éviter d’être politisée, cette vision garde une dimension sociale irréductible. Un apprenant
totalement autonome pourrait mener ses apprentissages en se passant totalement de structures
d’enseignement et retire donc son objet à tout propos sur la pédagogie. Il y aurait ensuite une
hypocrisie fondamentale à dissimuler la place des enseignants dans la pédagogie. Cette présence
deviendrait inconsciente et totalement opaque, donc dangereuse. L’enseignant risquerait de devenir
une intelligence toute-puissante ne transférant à l’étudiant que l’illusion de son autonomie. Il est un
fait que les traités sur les pédagogies actives ont souvent tendance à absolutiser la notion de
problèmes, comme si ceux-ci existaient ex-nihilo et amenaient comme par enchantement les
connaissances disciplinaires sous la forme de réponses plus ou moins nécessaires aux problèmes.
Même si la problématisation est un moment crucial des pédagogies actives, et sans doute de toute
objectivation et de tout apprentissage, elle ne peut faire oublier que celui qui formule les problèmes
joue un rôle non totalement transparent d’incitation. Dés lors, s’il s’agit de pédagogie, active ou
non, il s’agit également d’éducation et de relations humaines. Il s’agit donc également du
pédagogue ou de l’éducateur suivant le vocabulaire que l’on préfère. Celui-ci ne peut faire
autrement que d’assumer sa personnalité et ses choix personnels. Son travail est de les expliciter
pour permettre leur discussion.
Ludovic BOT
ENSIETA, Brest, France
Références
Bloor (D.), 1982, La Socio / logie de la logique, Paris, Pandore.
- 97 -
Bot (L.), Gossiaux (P.B.), Rauch (C.P.), Tabiou (S.), 2005, « Learning by Doing » : a teaching
method for active learning in scientific graduate education, European Journal of Engineering
Education, Vol. 30, N°1. Voir également les références citées par cet article.
Boudon (R.), 1990, L’art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, Fayard.
d’Espagnat (B.), 1990, Penser la science, où les enjeux du savoir, Dunod.
d’Espagnat (B.), 1994, Le réel voilé, Fayard.
Feyerabend (P.K.), 1979, Contre la méthode, Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance,
Seuil.
Hübner (K.), 1985, Die Wahrheit des Mythos, Munich, Beck (titre que l’on peu traduire en français
par La Vérité du Mythe).
Hunot (F.), 2000, Former les nouveaux managers, Problem-Based Learning, Editions liaisons.
Kuhn (T.S.), 1983, Structures des révolutions scientifiques, Flammarion.
Lecomte (M.), 2002, L’enseignement des mathématiques pour ingénieurs par une méthode
d’apprentissage par problèmes, European Journal of Engineering Education, Vol. 27, N°3, pp. 257266.
Le Moigne (J.L.), 1999, Complexité, in Lecourt (D.) (sous la direction de), Dictionnaire d’histoire
et de philosophie des sciences, PUF.
Nicolescu (B.), La transdisciplinarité, manifeste, Monaco, Editions du Rocher, Collection
"Transdisciplinarité", 1996.
Nicolescu (B.), Nous, la particule et le monde, Monaco, Editions du Rocher, Collection
"Transdisciplinarité", 2002.
Piaget (J.), 1967, Logique et connaissance scientifique, Encyclopédie de la Pléïade.
Piaget (J.), 1969, Psychologie et Pédagogie, Denoël.
Piaget (J.), 1972, L’épistémologie des relations interdisciplinaires, dans L’interdisciplinarité,
problèmes d’enseignement et de recherche dans les universités, CERI-OCDE, Nice, septembre
1972.
Sève (B.), 1994, La question philosophique de l’existence de Dieu, PUF, voir notamment les
références à la tentative de Maurice Blondel : La logique de l’action et l’option pour Dieu, pp. 132136.
- 98 -
TRANSDISCIPLINARITY EXPERIMENTS IN ROMANIA
1. The school of reform: transdisciplinary experiments of regional resource center Education
2000+
A generous program of sustaining the reform of Romanian education, coordinated and financed
by the Center Education 2000+ in Bucharest1 , offered us the opportunity to participate at
educational programs offers and auctions, in a first stage, and, in a second stage, to involve
ourselves efficaciously as an institution of pre-service and in-service teachers training, in
experiments and applications with some of the most important concepts of Romanian educational
reform, such as new national curriculum, school development, strengthening school-community
connections and, mostly, developing cooperation between key- institutions in education.
The outcome was a number of team-projects, promoted by the representatives from Training
Departments of universities, Pedagogical College, School Inspectorate and Teaching Staff Center.
This was meant to be a School of Reform for a college which prepares future young innovative
school- masters and teachers; a college of cutting-edge didactics, active learning and
transdisciplinarity. The studies and projects already developed under the coordination of Regional
Resource Center Education 2000+ 2 are an eloquent proof that transdisciplinary methodology has
become our second nature at level of school- masters and teachers all-over the Cluj district.
Thus, we have experienced a new kind of education, which refers to the imperative of
consciousness raising and to the growth of participation feeling of somebody who builds his/her
own destiny. We continuously encourage the elaboration and affirmation of original opinions, the
making of rational choices among many other possible options, the problem-solving and
responsible debates of ideas. To this entire one may add the social dimension, a valuable teamworking, the ability to appreciate different points of view and the recognition of the way in which
an assumed experience could influence us in our attitudes and perceptions.
Inside an information out bursting society, where the dimension of changing remains
unprecedented during the history, we have chosen the transdisciplinary perspective for education.
1
The Center Education 2000+ is a non-governmental organization, founded by the Open Society Foundation. The main objective of
the programs initiated by the Center Education 2000+ was to develop models of implementing reform in Education at local level,
models that can be then multiplied at national level, thus making easier the visible impact at the level of the whole educational
system in Romania. This was the specific objective carried out with the support of the Ministry of National Education within the
framework of a cooperation protocol between Education 2000+ Center and the Ministry. The process of implementation started in
1999, at first in 8 centres selected by open contest out of a number of projects drafted by Local School Inspectorates, Teaching Staff
Centres (CCDs), Training Departments in local Universities and Pedagogical Colleges. These institutions became partners in the
framework of the Program Education 2000+. The program is being implemented in the districts of Cluj, Galati, Iasi, Timis,
Constanta and Hunedoara as well as in Bucharest.
2
Bertea, Active Learning, 14-107.
- 99 -
This is not a new classroom subject matter, but a natural manner of interaction between
fundamental ideas and information in the field of transdisciplinarity and a certain option for a new
kind of education, i.e. an education in a transdisciplinary perspective, as understood by UNESCO
studies on the future of education in the first century of the 3rd millennium 1 as well as by the
International Center for Transdisciplinary Research in Paris 2 , whose President is Basarab Nicolescu.
2. The Education 2000+ Summer Schools
In the context of the above mentioned objectives and actions the Summer Schools 2000-2002
(taken place at Holiday Inn Hotel, Sinaia, benefiting from an extraordinary material basis and
logistics), organized for the first time in June 2000, played an important role. They have put to
effect the program area Pre-service and in-service training and they focused on student-centered
learning, on improving classroom atmosphere, on using new methods and developing support
materials as resources for students and teachers. The themes approached were related to what is new
in the teaching of Romanian language and literature, in the teaching of History, Mathematics,
Sciences and in the teaching process in a transdisciplinary approach in junior and high secondary
schools. Main objective was to train a professional corpus of resource teachers in new methods and
techniques of teaching, curricular reform implementation and subject didactics. The overall
objective of the workshops was to strengthen the teachers’ competencies and skills. Therefore, the
workshops highlighted new teaching- learning methods, focusing on those methods and techniques
that enhance the chances to meet international standards in education. The presentations and
training sessions tackled topics such as international trends in teaching the subject matters, new
methods and techniques, interactive teaching and cooperation learning, evalua tion of the students’
skills of effective learning, developing teachers’ capacity to anticipate methods of experience
acknowledgement. The program of the Summer Schools included various types of activities:
presentations, debates, round table talk, projects focused on new trends in teaching- learningassessment. Each class of the Summer school spanned over 48 hours, distributed over a week. The
universities were made up of trainers from our country and from abroad. Their contribution was
instrumental not only for the design of the workshops plans, but also through the opportunity they
offered to draw a comparative analysis between the Romanian educational environment and the
means and ways of improving its characteristics. The evaluation was to be carried out over the first
semester of the school year 2001-2002, experimenting in class the practices acquired during the
Summer School. And through the follow up that took place between 31 January - 4 February at the
Winter Transdisciplinary School. The trainees received a Certificate of Attendance, issued by the
Center Education 2000+ and approved by the Ministry of National Education.
3. The Transdisciplinary Classes
Starting from the requirements of the educational reform and from the priorities of the project
Education 2000+, the Trans Summer School aimed at outcomes related to increasing in the level of
knowledge and information in the transdisciplinary field, practice of specific skills and abilities,
building on the trainees’ professional experience, fostering awareness of transdisciplinary issues,
heightening motivation to apply new knowledge and skills, improve communication, interpersonal
relations at the group level, orient the group on the coordinates of the team that can tack coherently
transdisciplinary issues.
1
Delors, Learning; the Treasure Within.
2
http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret
- 100 -
In this context, the themes dealt with were relevant for the transdisciplinary area: class
management, theory of multiple intelligences, communication, evaluation, teaching styles,
teaching/learning methods, self-awareness, group dynamic, planning, taxonomy of values.
Wonderful experiences consider that the training course was an opportunity for self-development,
for quick and better learning, for enriching feelings, for professional development, an opportunity to
develop personal and professional relations, to meet new people, a challenge of a new
perspective/outlook/approach, a starting point for the set up of new projects in schools, a chance for
long-term collaborations, an interesting, useful, agreeable experience and also a contribution to
accomplishing teachers’ cohesion. As a consequence of the Summer School experience, the trainees
decided to make significant changes in their own in-class activity: to introduce new interactive
methods and new evaluation methods, to use the information about class management and change
the learning environment, to use and build on activities that make students work in teams, to make a
wider use of reflection, awareness, self-awareness, self-assessment, to implement new methods to
improve interpersonal communication and student-teacher relationships.
The transdisciplinary means responsible, enthusiastic, dynamic, creative teachers. A teacher
who believes and wants to reduplicate his/her experience, who wants to keep up the dynamism and
innovative spirit, send positive messages, build a real team, able to act as a catalyst for social and
educational change. That means also decongesting, achieving flexibility, becoming more humane,
customizing, real training and learning needs, contextual approach (link to real- life situations),
creative and critical thinking, reflexive and inquiring spirit, problem-solving.
The Summer Courses of Education 2000+ Center have brought clarifications and agreement
of all participants on the concept of a transdisciplinary perspective, being an invitation to reflect on
what they are heading for:
a) Learning as a destination in a subject centered classroom (giving a series of pre-set and
authority approved knowledge, considering a unique intelligence, with a measurable IQ,
information cent ered learning in a decontextualized approach, a rigid, hierarchical,
authoritarian structuring of the class interactions, sequencing of teaching materials based on
age discrimination, subject taught in isolation at full extent, the teacher passing on
information about the outside world often make interior experience inadequate for the school
framework, the discouragement of the free expression of opinions, strong preoccupation for
standards, education seen as a social necessity for a determined period of time in order to pass
on a minimum set of acquired knowledge for a specific role, teacher-delivered knowledge,
resulting a one-way street
or
b) Learning as a journey in a learner centered classroom in which every individual is
considered to have a mind that works in a specific way, there are many types of intelligence
(H. Gardner), the role of education is to develop differently the potential of every student,
competencies necessary for the 21 st century are developed in the human being, stress is being
laid on how to learn, how to ask pointed questions, to be open, to evaluate new concepts, to
get access to information, what we know and how we flexible structure, the conviction that
there is more than one way to learn something, different opinions are part of the creative
process, abstract, theoretical knowledge coupled with experimentation and experiments
performed outside the classroom, too, preoccupation for the learning environment, life-long
learning encouraged as a prerequisite of contextualized change process, community
absorption and control are encouraged, education seen as a life- long process now may change
in time, teachers and students are seen as people, they no longer assume roles dissociated
from themselves as human beings.
- 101 -
In the 21 st century, education finds support beyond people’s memory and individual
development finds pre-eminence over traditional education in order to develop fundamental ways of
learning in the post- modernist society: learning to know (to acquire vast orientation knowledge to
develop understanding instruments, learn how to learn), learning to do (to develop creativity in
order to manage different situations), learning to live together (to appreciate interdependence, to
come to understand the others, to get to cooperate with them), learning to be (to know thyself, to
make decisions on your own, to take responsibilities, to relate with the others respecting all aspects
of individual potentiality).
The challenge for the teacher - transdisciplinary attitudes that foster student development (as
defined by Nicolescu): rigor, openness, tolerance.
Transdisciplinary rigor is a deeper form of scientific rigor, because it takes into
consideration all the facts and data of a specific situation. It concerns not only facts but people as
well and the relationship established with one another.
Transdisciplinary openness indicates the appearance of a new type of thinking equally
oriented towards questioning and giving answers. Transdisciplinary culture is the one based on
permanent doubting, wondering while taking the answers as temporarily accepted.
Transdisciplinary tolerance was defined as the acceptance of all the ideas and truths that
might contradict the fundamental principles of transdisciplinarity.
The guest of the Transdisciplinary Schools, Basarab Nicolescu, present, but only through his
works 1 , has launched new topics of discussion such as: Transdisciplinarity as a new vision on the
world. Transdisciplinary evolution of education. These topics as well as the study of the
Transdisciplinary Chart, adopted at the First World Congress of Transdisciplinarity (Portugal, 1994)
have made us reflect on the future of the educator and think about new ways of approaching
education for the younger generation of the 21 st century.
4. Cluj Regional Resource Center Education 2000+
We intend to present only one of the six school departments that we have implemented in
Cluj, at the Regional Resource Center Education 2000+: New Didactics in a Transdisciplinary
Perspective.
What was our starting point? At first, there was one opportunity: The programs proposed by
the Center Education 2000+ from Bucharest, then a great challenge and a great promise – the
Reform of Education, as well as the persistence of an excessively specialized curriculum in
Romanian schools.
Who were the participants and what were the admission criteria? Any teacher in the country
(pedagogues, teachers, school teachers) had the chance to participate. The admission to this course
supposed a selection of projects on personal development in the field of applied didactics. Since the
number of places in each class were limited (24), the competition was fierce and the selection of the
candidates rigorous, as they had to prove not only well-prepared, but also highly motivated.
The curriculum included the initiation in the theory and practice of active didactics and in
the inter/multi and transdisciplinary methods, correlated with the New National Curriculum of
1
Nicolescu, Nous, la particule et le monde ; La transdisciplinarité, Manifeste ; L’homme et le sens de l’Univers - Essai sur Jakob
Boehme.
- 102 -
Romania and insisting on innovating methods of organizing teaching and study, of stimulating
personal creativity, of managing the group, the class and the school, as well as of preventing and
solving conflicts. We also insisted on the active collaboration and communication within teaching
actors and institutions (students, teachers, parents, local community, informal educational factors,
mass media etc.) These schools benefited from the contribution and the experience of education
experts from The United States and Europe, as well as from interactive methods of critical thinking,
of multiple intelligence and of educational alternatives, frequently evoked and even applied.
The fundamental attribute of these activities resided in their practical-applicative nature, for
most of the activities were organized and carried-out as workshops, which supposed exercises of
project conception, debates, negotiations, communication – an area where the Romanian teachers in
general still have shortcomings (due to their initial formation and their activity during the
communist regime) – team work (another deficient area), evaluation and auto-evaluation.
Since at present the Romanian school considers students as partners and co-organizers of
their own formation pattern, the teachers attending these courses had to play and assume the role of
co-partners (of students) and to evaluate the activities from this perspective as well. The result was
dynamic, persuasive activities, with great impact on the projection, the organization and the
evaluation of the didactic activities carried-out by the participants within the modular workshops.
Each participant had to apply the knowledge acquired at the transdisciplinary workshops of their
schools in their daily work, being supervised and requested to present their experiments at the
beginning of the new session of the summer or winter schools.
The evaluation questionnaire of these workshops proved that most of the participants not
only learned and experienced many new concrete things but, above all, they had the chance to be
free and inventive, despite the rigorously determined tasks, as well as the chance of learning to
communicate, to know themselves better by knowing the others. They have also discovered the
advantage of giving deeper significations to their activities, the pleasure of exercise, of shared work,
in groups and in teams, regaining and recovering the enthusiasm of work.
Obviously, the transdisciplinary school doesn’t claim to prepare transdisciplinary experts.
This isn’t its aim. The development of transdisciplinary study requires time and hard work. We
strongly believe that there are no real standards in developing transdisciplinary study. There are
only means, concepts and transdisciplinary vision. That is why we have structured the three–year
curriculum in a transdisciplinary perspective, dividing it as follows:
1. First year of study:
-
Communication;
-
Negotiation and communication;
-
Group and class management;
-
Prevention and resolution of conflicts in the educational environment;
-
Interactive methods;
-
Methodology of the projection, organization and evaluation of interactive didactic
activities.
2. Second year of study:
-
Presentation and auto-evaluation of the tested interactive didactic project;
- 103 -
-
Educational partition;
-
Introduction in transdisciplinarity:
-
Preliminaries;
-
Transdisciplinarity: concepts, sense, determinations;
-
Transdisciplinarity: institutions and representatives;
-
Transdisciplinarity: personalities and fundamental texts;
-
Transdisciplinary applications (Hands on, La main à la pâte, La salle de découverte,
L’apprentissage par l’action, Les itinéraires de découverte au croisement des
disciplines);
-
Bibliography;
-
Methodology of the projection, organization and evaluation of the educational
activities in a transdisciplinary perspective.
3. Third year of study:
-
Workshops on the projection, organization and evaluation of educational activities in
a transdisciplinary perspective;
-
Elaboration of a transdisciplinary project (team work);
-
Evaluation and certification.
In Romania, the great advantage of these courses was first of all the fact that it made the
participant aware of the need for communication and change. Awareness of the need to change
oneself is a transdisciplinary attitude. We propose an example entitled The Impact of Prejudice on
Human Communication, one of our multiple researches in a transdisciplinarity field of education
which intended to emphasize the influence that prejudices against certain people may have on group
communication and decision making. We chose highschool students as our subjects and we divided
them into five- member groups. An observer who did not take part in the discussions and decision
making was appointed in each group. Each group received the instructions for the test Escape all
team members being supposed to agree (unanimously) on the decisions they had to make. The test
and the instruc tions received by each group were as follows:
“Within forty minutes the Earth will be completely destroyed. All the members of your
group are safe inside a rocket that can be rescued from the disaster. You are supplied with fuel and
food for thirty years. You are traveling in order to find a place to live, but you have no guarantees
you’ll find it. There is a little room and no possibility of refuge. Your seats in the rocket are safe
and can’t be taken away from you. There are only five remaining places in the rocket which are to
be filled with five people chosen out of a list of ten people. You are the only people who will escape
world disaster. It is for the best of the entire group’s interest to make an unanimous decision. Here
are the ten people: priest - 35, white, war veteran, even-tempered, has the ability to reassure and
calm down the others; pregnant woman - 25, seven months pregnant, Pakistani, good cook in Indian
dishes, healthy, expecting a normal delivery with no complications, Moslem; pregnant woman’s
husband - 26, Pakistani, manages a construction business, qualified in constructions; armed
policeman - 38, white, expecting a promotion to police inspector, trained in handling fire guns and
electronic transmission, praised for his courage after rescuing two people from a burning car;
- 104 -
married, two children; football player - 25, white male, qualified butcher, successful football player,
ability to join the members of a team when they seem to be depressed or about to be defeated;
hospital attendant - 25, male, qualified in general medicine and psychiatry, homosexual, leaving
behind a male partner after a five-year relationship, regular member of the Protestant Church; blond
actress - 22, white, used to be a school teacher before becoming a famous TV actress, suffered a
nervous breakdown four years ago; geologist – 32, white female, two children from a previous
marriage, divorced, working for a mining company, specialised in rock-sample identification,
member of a group of sleepwalkers/dreamers; science student - 20, black male, graduated a twoyear course in micro-electronics and informatics; parents live in West Indies, regular supporter of
the Moslem belief and practice; teenager - 14, white, female, student, interested in science,
tendency to depression, that could be explained by her age; her parents arranged that she be weekly
counseled by a therapist. All ten people are in good mental and physical condition”.
A questionnaire that passed on afterwards helped us to reach our conclusions. Thus, each
participant answered the following questions:
Did you manifest any prejudice against any of the people on the list?
What state of mind did this test generate in your case?
Did you change your opinion and how did they do that?
How do you motivate your choices?
How would you communicate to each person you rejected?
The groups that reached to a decision unanimously chose the five people on the following
bases:
The priest, to maintain the faith and the Christian traditions;
The pregnant woman, to ensure the new generation;
The teenager, to represent the young generation;
The geologist, to discover a safe place to live;
The policeman, for the assurance of order and discipline.
The face-to-face debates and the processing of the individual questionnaire led us to the
following conclusion: The options would have been different in groups of different social and
professional statute. Thus, a group of actors wouldn’t have rejected the actress, they would have
chosen her. Some groups were not able to reach unanimous decision, because of the prejudices
manifested by certain subjects, although teenagers represented the most unprejudiced social
category, compared to adults. The most controversial people were: the blond actress, considered
unreliable and shallow, the student, due to racial discrimination, the hospital attendant, because he
was homosexual, and the football player, for being uneducated.
All the reasons that were involved represent prejudices against a certain profession,
religious belief or sexual orientation.
From humanitarian point of view, every person on the list had the right to be saved on
condition that we could liberate ourselves from prejudices. Every person is important and worth,
nobody deserves to be judged according to appearances and wrong impressions but according to
there deeds, actions and results.
- 105 -
The general tendency in making an option is towards better known, more familiar things,
that people have more information on. If we add supplementary data to the list concerning age,
concrete actions of the people, their behavior in various situations, options will change. For
instance, where we added the fact that the policeman had a violent behavior in front of the rocket
pushing women and children to make his way this data determinate his elimination from the chosen
group.
The name of the test - Escape - is symbolic, meaning not only salvation from a disaster but,
only from the people that the group does not consider fit for the given situation or for the group
eliminate and, above all, it is an appeal to free ourselves from prejudices, from preconceived ideas,
if we want to accomplish negotiation and communication with all the people involved.
This type of exercises represents an excellent primary preparation for the approach of the
educational process in the transdisciplinary perspective, the need to escape routine, to go beyond the
rigid disciplinary specialization, to balance the dichotomy between instruction and education, to
think, to reason and to build the human as a whole.
The perfect slogan of these schools may be found in the very inspired definition of
transdisciplinarity, uttered by Basarab Nicolescu in an interview for the magazine Convorbiri
literare (Iasi, Romania): Transdisciplinarity represents the eternal desire of the mankind for refinding the primary unity of knowledge.
Can the contemporary education system rediscover this desire? This is one of the
troublesome questions that the transdisciplinary ways of thinking and acting in Romania intend to
answer.
Mircea BERTEA
University of Cluj, Cluj, Romania
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- 107 -
- 108 -
ASPECTS FONDAMENTAUX DE LA SCIENCE ET
TRANSDISCIPLINARITE : UNE ENQUETE AU NIVEAU
UNIVERSITAIRE
Notre groupe universitaire d'enseignement-recherche a dû faire face depuis une dizaine
d'années à la difficulté de faire comprendre aux étudiants en train de compléter leurs cours de
chimie ou de physique que la théorie des molécules est quelque chose de bien différent d'un
ensemble d'équations plus ou moins difficiles à résoudre. Nous avons trouvé une situation du même
type chez les étudiants en biologie à propos de la différence entre observation et interprétation.
Nous avons pu vérifier que cette situation pose un problème commun à toutes les disciplines
scientifiques et non susceptible de solution en dehors d'une perspective transdisciplinaire, et nous
avons étudié la réaction des étudiants face à des tentatives de leur montrer les qualités d'une telle
perspective. Sur la base des considérations d'Edgar Morin et de Basarab Nicolescu, on peut résumer
l'enchaînement de la réflexion transdisciplinaire en trois anneaux essentiels : discipline, fondements
de la science, centralité de l'homme. Nous avons pu identifier dans l'absence d'une telle perspective
les raisons du manque de capacité théorique observé chez les dernières générations d'étudiants dans
toutes les universités occidentales.
Une tâche transdisciplinaire: savoir faire de la théorie
Il serait sans doute intéressant de mener une analyse purement philosophique, mais elle
serait nécessairement fondée sur des principes de départ très généraux, comme par exemple la
fameuse remarque d'Aristote que tous les hommes désirent connaître ; pour en tirer des
conséquences pratiques dans le cadre d'une société donnée il est indispensable de connaître la
manière dont ces principes s'actualisent dans la réalité présente de cette société. Parmi les contrôles
que nous avons effectués à ce propos dans plusieurs contextes disciplinaires, nous ferons référence
ici en particulier à l'enseignement de la biologie générale et de la chimie théorique (mécanique
quantique appliquée aux molécules).
1. Biologie générale — Nous avons posé la question : pourquoi commence-t-on les études
de biologie systématique par la taxonomie — c-à-d. par une discussion de comment on classifie des
êtres vivants ? Personne n’a su nous répondre, sauf un étudiant, qui a déclaré qu'il est très important
de trouver l'ancêtre commun des espèces qu'on trouve actuellement sur la terre. Il en résulte que la
taxonomie avait été présentée aux étudiants, non pas comme recherche des meilleurs critères de
classification des êtres vivants, à partir de ceux qui habitent aujourd'hui la biosphère terrestre, mais,
suivant Ernst Mayr, comme une branche de la recherche sur l'évolution. La différence étant assez
subtile — car après tout les ancêtres communs peuvent fournir un critère de classification des
vivants —, on a posé des questions sur le rôle de la classification dans la connaissance scientifique.
Les étudiants n'avaient jamais rencontré l'idée que la classification des choses et des faits est le
point de départ de n'importe quelle science, et partant ne peut pas venir logiquement après les
théories générales, telle la théorie de l'évolution en biologie.
2. Chimie théorique — Nos étudiants avaient déjà suivi des cours de chimie physique où on
leur avait présenté les éléments essentiels de la mécanique quantique suivant l'approche
- 109 -
traditionnelle, c-à-d. l'origine du concept de quantification, le principe d'incertitude de l'énergie,
l'équation de Schrödinger indépendante du temps. Les explications visaient à illustrer les
expériences fondamentales qui avaient conduit à introduire certains principes, à montrer la portée de
ceux-ci et les schémas de référence pour l'application aux molécules. Les étudiants qui suivaient le
cours de chimie théorique s'attendaient à ce qu'on leur montre en plus grand détail les méthodes
d'application de ces principes généraux aux molécules et un certain nombre de résultats. Nous
savions qu'ils étaient très forts en mathématiques et en chimie physique générale, et qu'ils avaient
choisi notre cours parce qu'ils avaient des ambitions de théoriciens. C'est pourquoi, avant d'entrer
dans les contenus spécifiques du cours, nous avons posé une question préliminaire : quel est à votre
avis l'intérêt de la théorie quantique des molécules? Nous nous attendions à ce qu’au moins
quelqu'un réponde vaguement qu'il est intéressant d'utiliser les principes fondamentaux de la
structure de la matière pour comprendre pourquoi certaines molécules ont certaines propriétés et
d'autres molécules en ont d'autres. Au contraire, même les meilleurs étudiants n'ont pas su donner
de réponse ; ils avaient l'air de penser que c'était une question privée de sens. On a alors posé la
question sous une autre forme : en quoi consiste la recherche en physique théorique moléculaire ?
Réponse : à trouver par ordinateur les solutions de l'équation de Schrödinger pour des systèmes de
plus en plus compliqués. L'idée que l'on puisse essayer d'expliquer les relations entre certains faits
leur était complètement étrangère.
3. Type et modèle — Nous avons poussé l'enquête jusqu'à vérifier si les étudiants en
biologie avaient une idée précise de ce que signifie le cheval dans l'expression le cheval a quatre
pattes et si les étudiants en chimie avaient une idée de ce que signifie le mot modèle en physique
théorique, par exemple lorsqu'on parle du modèle atomique de Bohr-Sommerfeld. Nous avons dû
expliquer que signifie est utilisé non par pour demander quelle est la définition donnée par les
dictionnaires mais pour demander de quoi le mot en question est le signe dans la réalité ou dans le
monde des idées abstraites. Nous avions à l'esprit, pour la biologie, la validité scientifique du
remplacement politiquement correct de l'homme par l'homme et la femme dans une formule comme
l'homme est un mammifère, et pour la chimie la diatribe bien connue dans le milieu chimique entre
1
ceux qui croient (sic!) aux orbitales et ceux qui n'y croient pas . Nous avons trouvé que les
étudiants ne s'étaient jamais posés ces questions, en fait n'en voyaient même pas l'intérêt pratique.
Application d'une méthode transdisciplinaire.
Il va sans dire que ces résultats sont inquiétants même dans un contexte intellectuel
pragmatiste, parce que la créativité dans les sciences et en technologie dépend strictement de la
pleine conscience du procédé essentiel de la recherche scientifique, conscience qui rend possible de
déceler un manque de cohérence, un vide ou une extension possible et de les traduire en problème
correctement formulé : même lorsque l’essentiel du travail de recherche consiste à faire des essais,
il s’agit toujours de mener une étude qui exige un support théorique, quoique provisoire.
L’origine de l’incapacité des étudiants (et bien souvent des jeunes chercheurs) à se rendre
compte de certains points fondamentaux se trouve en partie dans le fait que normalement les traités
et les enseignants ne font pas de distinction explicite entre la théorie et l'expérience. Souvent même
ils présentent les principes généraux sans se préoccuper de les justifier, mais plutôt comme des
dogmes nécessaires pour mettre de l'ordre et établir des corrélations dans un ensemble des faits. En
ce qui concerne les traités classiques, c'est quelque chose de bien naturel, car à l’époque où ils ont
été écrits, bien avant le début de l’hégémonie pragmatiste sur la culture occidentale, le contexte
intellectuel était tout à fait différent de celui de notre époque. Les lecteurs ainsi que les auteurs
1
Il s'agit de la description d'une molécule où les électrons sont traités en première approximation indépendamment l'un de l'autre, un
peu comme on fait pour les planètes du système solaire.
- 110 -
étaient bien conscients que pour arriver aux principes il avait fallu analyser des situations de fait (les
Sachverhälte de Wittgenstein) et se poser de nombreuses questions. Ils bénéficiaient d'une
formation de base qui leur avait donné l'habitude de se poser des questions : ils avaient reçu du
lycée cette paideia qu'Aristote, maître d'Alexandre le Grand, considérait comme le caractère
distinctif de l'homme libre [1]. Cela n'a pas empêché que ces mêmes scientifiques, qui n'étaient pas
conscients de ce qu'ils devaient à l'éducation traditionnelle, ont favorisé à un moment donné la
division de la culture en deux compartiments étanches (les deux cultures de C. P. Snow [2]) et
ultérieurement la fragmentation de la culture scientifique en disciplines super spécialisées [3].
C'est dans ce contexte de fragmentation extrême — pour ne pas dire de décomposition — de
la culture que l'absence d'une insistance sur l'origine archétypale et sur les fondements
gnoséologiques de la science a contribué à donner les résultats sur les jeunes scientifiques que nous
venons de mentionner. On voit très bien qu'il ne suffirait pas de rétablir l'éducation traditionnelle
des lycées ; il faudrait procéder à rebours des disciplines vers l'homme, comme l'a montré Edgar
Morin [4] : c'est bien là l'essence de la transdisciplinarité.
Nous avons donc essayé de vérifier la possibilité d’une approche trans disciplinaire
consistant en trois étapes, auxquelles nous avons donné des noms à notre avis significatifs :
- Étape Ostwald : les grands hommes à la recherche des principes et des concepts
fondamentaux ;
- Étape Linné : donner un nom aux choses ;
- Étape Pascal : misère de l’homme incapable de comprendre.
1. W. Ostwald reçut le prix Nobel en 1909 après deux de ses élèves. Un émissaire du
gouvernement japonais étant allé un jour lui demander des conseils sur la manière de favoriser la
créativité scientifique des jeunes japonais, il répondit avec un livre qui porte le titre Les grands
hommes [5]. Les découvertes de génies universels tels Michael Faraday, électrochimiste et créateur
de l’électromagnétisme, et Julius Mayer, le chirurgien maritime qui énonça le principe de
conservation de l’énergie, y sont mises en relation avec la personnalité et la formation de ces
savants. On y voit à l’œuvre la passion d’observer et d’expliquer par des expériences interprétées à
l'aide de concepts ad-hoc et mises en relation avec d'autres faits connus par des conjectures mettant
en jeu ces mêmes concepts. Ostwald montre que c’était la personnalité de ces savants toute entière
qui était engagée dans leur recherche. Malgré certaines réserves qu’exprime Ostwald sur l’école de
l’époque de Faraday, il signale, que faute de mieux, Faraday avait organisé avec quelques amis une
équipe d’études littéraires pour apprendre à donner des conférences, et il ne fait aucun doute que par
ce biais il a appris à penser clairement ; car, comme le disait Karl Jaspers, penser c’est
communiquer. Nous ajoutons que Faraday ne se servait pas de mathématiques de haut niveau, et
pourtant ce fut à partir de ses expériences et de ses idées que James Clark Maxwell put bâtir ses
fameuses équations de l’électromagnétisme.
2. Linné fut celui qui créa la première classification moderne des vivants. Dans ce but il se
servit des mots genre et espèce empruntés à la théorie de la connaissance d’Aristote. Lorsqu’on
analyse une situation, on perçoit des choses individuelles et on les classifie automatiquement au
niveau subconscient : c’est ce que fait déjà un enfant de trois ou quatre ans. La classification
consiste au début à distinguer un animal d’une plante, une fleur d’une feuille ; à quatre ans, il sait
distinguer un chat d’un chien, un vieux d’un jeune, et ainsi de suite. À cinq ans, un enfant normal
est déjà en condition d’emmagasiner et de se souvenir de ses expériences sous la forme d’une
bibliothèque bien organisée. Par contre son patrimoine d’expériences est réduit, et le rôle principal
de l'éducation devrait être justement d'enrichir ce patrimoine pour qu'il puisse atteindre la maturité.
- 111 -
3. L’homme a un instinct inné qui le pousse à essayer de se situer dans le monde en tant que
personne. Pascal montre, particulièrement dans la pensée sur les deux infinis, que l’homme atteint
ce but par la connaissance du monde tel qu’il est vraiment, aussi bien aux niveaux des dimensions
qui nous sont accessibles directement qu’aux niveaux des dimensions accessibles seulement à l’aide
d’instruments très compliqués et dont les signaux exigent une théorie qui permette de les
interpréter. La méthode transdisciplinaire doit donc commencer par faire réaliser aux jeunes la
signification, la portée et la valeur pour tout homme dans n’importe quel contexte de cet instinct qui
nous pousse à essayer de comprendre. Malheureusement, l’homme peut être conditionné, comme la
publicité nous le prouve amplement ; c’est pourquoi, faute d’une méthode rigoureuse et d’une
habitude de se poser des questions dans tous les domaines, on peut détourner le désir d'apprendre
propre à tout homme vers des réponses toutes faites ou la fausse assurance des dogmes, là où les
dogmes n’ont pas de place.
Conclusion
Apprendre et développer la théorie de n'importe quelle discipline jusqu'au stade qu'Aristote
appelait enèrgeia — être capable de l'appliquer de façon créative — demande donc une optique
transdisciplinaire. Notre expérimentation, pour préliminaire qu'elle soit, a montré que l'insuffisance
de la maturité intellectuelle des jeunes vis-à-vis de la vie ordinaire, des personnes et des choses est
le résultat de l'absence de cette perspective. Nous avons essayé de faire comprendre cette
considération aux jeunes participant à notre étude. Sur une vingtaine d'étudiants, dont nous avons
pu nous assurer qu'ils avaient compris le problème, la plupart ne voyaient pas l'intérêt de ces
considérations pour leur réussite dans la vie de tous les jours. Six ont participé à un séminaire
multidisciplinaire où chacun a essayé de transmettre à ses collègues des concepts fondamentaux
(par exemple la diffusion) en les appliquant à des situations de la vie ordinaire (par exemple
l’analogie entre la diffusion des molécules et la dissolution d'une foule), deux ont demandé des
références bibliographiques capables de les aider dans un parcours transdisciplinaire au sens donné
ci-dessus. Notre impression générale est que l'autodiscipline et l'attention à la signification des mots
sont des qualités indispensables pour suivre un tel parcours. Malheureusement, ce sont des qualités
que l'on devrait acquérir à l'école primaire et éventuellement secondaire, mais ce n'est plus la
conception de l'école en vigueur aujourd'hui.
Giuseppe Del RE
Professeur de chimie théorique à l’Université Federico II
Naples, Italie.
Références
[1] Werner Jaeger, Paideia, Die Formung des Griechischen Menschen (Berlin- Leipzig: De Gruyter
1947) (vol. III).
[2] C. P. Snow, Science and Government, 1961.
[3] F. Seitz, "Decline of the generalist", Nature, vol. 403 February 2000 pp. 483-4.
[4] E. Morin, Quel savoirs enseigner dans les lycées (Paris: Centre National de Documentation
Pédagogique, 1998), pp. 3-56.
[5] W. Ostwald, Les grands hommes, trad. de l'allemand (Paris: Flammarion 1919).
- 112 -
INITIATIVES TRANSDISCIPLINAIRES DANS LE SYSTEME
EDUCATIF ITALIEN
Si la transdisciplinarité veut être plus qu'un pont entre disciplines différentes, plus que
l'identification des aspects communs ou spécifiques des domaines disciplinaires, plus qu'un regard
de l'extérieur sur des domaines différents de la construction du savoir, unir tous ces aspects et les
traduire en une stratégie didactique pourrait aider à apprendre (et enseigner) en vue d'une
augmentation de cette connaissance qui fait croître chez une personne la connaissance de soi et de
sa place dans le monde; elle montrerait en somme la voie pour une formation intégrale et intégrée
de l'homme dans notre culture morcelée, fragmentaire et souvent contradictoire. Comme l'a fait
remarquer Edgar Morin [1], la spécificité disciplinaire reste un point de départ important, car
chaque discipline apporte une contribution particulière à la connaissance de la réalité ; par exemple,
les contenus des sciences expérimentales sont des occasions pour susciter ou tenir en vie le bonheur
de connaître par la méthode de la recherche scientifique ; mais la potentialité formative d'une
discipline scientifique s'actualise lorsqu'elle devient une rencontre avec les questions, les problèmes
et les conquêtes qui ont marqué le chemin de découverte des savants. Les exemples qui suivent
d'expériences didactiques selon les lignes que nous venons de résumer se rapportent à des niveaux
divers de scolarité et permettent de mettre en évidence des aspects théoriques et des problèmes qui
se présentent au moment de la mise en œuvre pratique. Ces aspects et problèmes apparaissent déjà
au niveau scolaire des enfants de six ans. Nous avons pu le constater sur un thème fondamental de
biologie [2].
Êtres vivants et non-vivants
La racine de n'importe quel savoir se trouve dans une seule question : Qui suis-je et quel est
le sens de tout ce que je rencontre ? La rencontre avec la réalité pose des interrogations
innombrables ; au moment où nous saisissons une question ayant un aspect scientifique, la porte
d'une discipline spécifique s'ouvre devant nous. C'est pourquoi la curiosité des très jeunes à l'égard
de la nature, et en particulier vis-à-vis de toute forme de vie, est un très bon point de départ pour
l’initiation à la biologie. Bien sûr, l'instituteur lui- même connaît la différence entre êtres vivants et
non vivants, mais il faut que cette différence devienne aussi objet de curiosité consciente chez les
enfants. Il faut que du fond indistinct de la réalité qu'ils ont sous les yeux émergent les questions qui
vont les guider sur le chemin, non seulement quels sont les êtres vivants, quels sont les non vivants
mais aussi comment identifier les êtres vivants et comment classer les êtres vivants. Ce travail
d'éducation à donner des noms aux choses selon le procédé défini par Aristote dans son petit traité
sur les catégories, qui n'est en fin de compte rien d'autre que l'observation systématique, est un stade
transdisciplinaire très important, car il devrait permettre aux élèves de maintenir la référence à une
perspective générale lors du passage aux disciplines scientifiques.
En observant avec les enfants les vers de terre découverts dans le jardin, l'instituteur fait
remarquer que les petits monceaux arrondis de terre en indiquent la présence en dessous. Le jour
- 113 -
suivant, un petit groupe creuse dans le jardin pour les sortir du sol et les observer. Ils ont trouvé que
des bâtonnets de bois pouvaient leur servir d'instruments d'observation. Ensuite, sur l'exemple des
vers de terre, les enfants portent en classe — spontanément ou sur demande — les premiers
matériaux qui peuvent servir aux observations systématiques : des cailloux, des minéraux de
collection, des feuilles, des coquilles, des lombrics, des insectes, des petits poissons, hamsters, etc.
Il s'agit maintenant de commencer à ordonner les échantillons suivant un critère, car l'observation
commence lorsqu'on détermine explicitement les caractères propres à chaque échantillon. On devra
observer attentivement et si possible toucher ce qui a été recueilli et l'on fera une liste des données
intéressantes, sur le comportement, la provenance, etc. On débouchera ainsi en particulier sur les
propriétés fondamentales des êtres vivants, cycle vital, ingestion de nourriture, reproduction, que
l'on peut observer facilement dans le cas des plantes, même si des doutes restent, en particulier sur
la mobilité. Des expériences ad-hoc, des notes sur les cahiers et des dessins faits personnellement
par chaque élève complètent cette phase.
Voilà donc un parcours transdisciplinaire vers la biologie — transdisciplinaire, bien
entendu, à condition que l'instituteur donne lui- même l'exemple d'une personne qui essaie de
développer son rapport avec les choses en laissant sa juste place à la connaissance rationnelle, plutôt
que de transmettre la sensation que la méthode scientifique aide l'homme à se libérer de la tyrannie
de la subjectivité. Quant à la clef qui permet d'ouvrir les barrières qui pourraient se lever entre
l'engagement personnel et l'observation, c'est en premier lieu l'émerveillement, dont il va être
question dans le paragraphe suivant.
Pline et l'art de l'émerveillement [3]
Les élèves d'aujourd'hui éprouvent de la difficulté à mettre en relation leur propre
expérience et ce dont on leur parle en classe. Pour un professeur de latin du lycée c'est même une
sorte de provocation, car il voudrait susciter l'intérêt des écoliers par des propositions de travail
adéquates. Une expérimentation didactique dans cet esprit a été réalisée en collaboration entre un
professeur de latin et un professeur de sciences avec des élèves de quinze ans (deuxième année du
lycée en Italie). Il s'agissait d'approfondir l'évolution de la figure du savant dans le temps. À partir
de la figure de Pline le Vieux, les élèves sont parvenus à réfléchir sur la passion pour la science à
l'époque actuelle. Le travail a été mené à en suivant deux approches convergentes : la lecture de
passages de Pline lui- même en latin et en italien, qui ont permis de rencontrer des personnalités
significatives du monde classique, et l'examen critique de certaines définitions que des hommes de
l'âge moderne ont donné de la scie nce et de la figure du savant. Ces approches se sont rejointes sur
une discussion de la figure du chercheur. Le premier résultat a été une redécouverte de la valeur des
disciplines scientifiques dans l'antiquité. La science grecque —la géométrie et l'astronomie mises à
part— nous est peu connue, et même la figure d'Aristote, biologiste avant d’être philosophe, a
commencé à être réévaluée du point de vue scientifique seulement depuis l'avènement (vers 1960)
de la complexité ; la science romaine était plutôt orientés vers la technique ou une reformulation de
la science grecque. Le travail a donc pris en considération la description que nous a laissé Pline de
l'éruption du Vésuve de 79 avant J.C. Pline assista à ce phénomène extraordinaire mû par deux
motivatio ns : l'une, humaine, d'apporter son aide aux amis en danger, l'autre, scientifique, de
documenter cet événement naturel sans précédent. Il est bien connu que Pline fut victime de son
amour de la science ; on connaît moins bien son activité de naturaliste et sa qualité de philosophe et
de poète devant le mystère de la nature. C'est comme cela que le discours sur Pline a conduit à
parler de la science comme art de l'émerveillement, de retrouver ce que disait Carlyle : la science
sans émerveillement est une paire de lunettes derrière lesquelles il n'y a pas d'yeux [4].
- 114 -
Physique et histoire à l'école professionnelle 1 [5]
Toujours dans l'optique de la formation de la personne, un groupe de professeurs d'une école
professionnelle a mis en place un projet destiné à faire en sorte que les élèves opèrent une synthèse
de trois matières différentes —italien, histoire, physique— aussi bien au niveau des connaissances
qu'au niveau des capacités —avoir acquis une méthode d'étude efficace et flexible, comprendre des
textes scientifiques, historiques, littéraires, rédiger des notes, travailler dans un laboratoire. Le
travail a été réalisé avec deux groupes d'écoliers.
Avec une classe d'élèves de première année, on a pris comme centre de référence les
concepts de chaleur et de température. Ces concepts ont été examinés du point de vue théorique et
du point de vue technique, appliqués à des problèmes types et approfondis par une activité de
laboratoire visant à mettre en évidence la profonde interdépendance de l'hypothèse explicative et de
la vérification expérimentale. Les professeurs ont choisi comme textes de référence des passages de
Démocrite, Platon, Aristote, Jean Prévost, James Black, Benjamin Rumford, Sadi Carnot, Rudolph
Clausius. La lecture commentée des textes a été faite surtout durant les classes d'italien et d'histoire.
Avec une classe d'élèves de la deuxième année, la coordination a été centrée sur le concept
de mouvement, dont on a suivi l'évolution à partir d'Aristote (qui y voyait surtout une forme de
changement et ignorait son côté quantitatif) jusqu'à Galilée, qui le prit en considération seulement
en tant que changement de place et donc mesurable, pour le triomphe du déterminisme mécaniste.
Ici, les passages lus provenaient de Asimov, Aristote, Buridan, Galilée, Newton, Kant, Albert
Einstein et Leopold Infeld. L'activité au laboratoire a eu comme particularité l'insistance sur le côté
vérification d'une hypothèse déjà élaborée théoriquement plutôt que sur le côté découverte de
phénomènes nouveaux .
D'après une évaluation périodique par questions ouvertes, la majorité des élèves ont saisi
l'esprit de l'initiative. Les auteurs de ce rapport pensent qu'il serait bon, dans d'autres initiatives du
même genre, de déterminer par la méthode traditionnelle de l'interrogation orale, qui est
éminemment transdisciplinaire, ce qui est resté à la fin sous forme de progrès personnel vers la
maturité d'esprit.
Une visite d'instruction et une exposition2
Les rapports entre les écoles et la société au service de laquelle elles fonctionnent sont
souvent marqués par des initiatives exceptionnelles qui, en tant que telles, peuvent mettre en
évidence la dimension transdisciplinaire sous-jacente de l'enseignement même si elles n'ont pas été
conçues explicitement dans un esprit de synthèse centré sur l'homme. C'est d'ailleurs l'esprit de
beaucoup d'initiatives du Palais de la Découverte. Les deux exemples suivants, qui rentrent dans le
cadre de l'enseignement de la physique, permettent d'illustrer cette considération dans le contexte de
l'enseignement de la physique dans un lycée scientifique italien.
En préparation d'une visite à Elettra, le synchrotron de Trieste, dont l'intérêt principal est la
production de lumière par l’effet synchrotron, on a demandé à trois groupes d'élèves de préparer des
exposés sur les accélérateurs de particules chargées, sur la lumière synchrotron et sur l'utilisation
d'Elettra, respectivement. La dimension transdisciplinaire s'est manifestée sur deux thèmes en
particulier : (a) les circonstances historique s et les personnalités qui ont donné naissance à ce genre
1
En Italie, on appelle professionnelles les écoles secondaires fréquentées par ceux qui demandent un minimum de formation avant de
s'insérer dans le monde du travail.
2
Les initiatives dont il est question ici ont été réalisées au lycée Sacré-Cœur de Milan.
- 115 -
de dispositifs, (b) les concepts fondamentaux en jeu, en particulier celui de vision dans le cas d'une
radiation qui n'a pas les caractéristiques de la lumière ordinaire. C'est là qu'on est amené à réfléchir
sur la liaison entre le monde de la physique de cet extrêmement petit, qui est un des deux infinis de
Blaise Pascal, et le rapport de l'homme avec le monde des choses qui l'entourent —à condition, bien
sûr, que le professeur en soit lui- même conscient.
Les journées publiques (open days), très à la mode depuis le début de l'américanisation des
écoles italiennes, pourraient être malgré tout des occasions pour que l'esprit transdisciplinaire entre
dans la mentalité des jeunes aussi bien que de leurs familles. Cette possibilité a été vérifiée à l'occasion d'une journée publique par l'organisation d'une exposition impliquant les professeurs de
physique et les élèves à la fin de la deuxième année (15 ans) du lycée scientifique mentionné plus
haut. Une revue critique des sujets étudiés jusqu'alors ont permis de choisir la lumière comme un
ensemble de phénomènes pouvant se prêter à une présentation publique sans connaissances
spécifiques préalables. Le parcours conceptuel a été illustré par un parcours concret marqué par
trois phénomènes que l’on observe dans la nature : la réflexion, la réfraction, la dispersion de la
lumière, présentées avec leur trois volets susceptibles de communication dans un langage que tout
le monde peut comprendre —le phénomène, la modélisation géométrique et la vérification
expérimentale. L'exposition débouchait enfin sur des phénomènes tout à fait inhabituels, la
diffraction et l'interférence de la lumière laser, ce qui permettait de montrer les limites de l'optique
géométrique, qui par ailleurs est à la base de la théorie de la perspective et des projections. Jusque
là, on n'est pas réellement sorti de la science ; mais on est arrivé à un stade où la transition à une
perspective transdisciplinaire est devenue possible : qu'est-ce qu'il y a de plus transdisciplinaire que
la prise de conscience de l'importance de la lumière dans tous les aspects de la vie humaine, depuis
le rayon vert sujet d'un conte délicieux de Jules Verne jusqu'à la physique des champs
électromagnétiques et la lumière de la connaissance que nous cherchons même lorsque nous
croyons pouvoir en nier la possibilité ?
Conclusion : complexité et transdisciplinarité
Si on réfléchit un moment sur la culture occidentale d'aujourd'hui, on se rend compte que le
réductionnisme mécaniste domine les tendances de la pédagogie. Il s'agit de ce point de vue qui
remonte à René Descartes et à Marin Mersenne et selon lequel le comportement d'un animal n'est
qu'une suite linéaire de stimuli- réactions. Cette idée était acceptable au XVIIème siècle, lorsque les
connaissances de physiologie étaient limitées. Quant à l'homme, on lui attribuait un esprit
indépendant de la matière ; aujourd'hui cette idée est scientifiquement ridicule. Malgré ce progrès,
la spécialisation ayant créé des clôtures étanches entre les disciplines, triomphent en pédagogie les
initiatives qui remplacent l'ancienne paideia, la formation de l'homme libre, par le dressage en vue
de la vie réelle (real life), c'est-à-dire l'application du conditionnement stimulation-réponse pour
faire en sorte que les jeunes apprennent à associer des idées de façon totalement automatique 1 . C'est
un point de vue incroyablement simpliste, qui élimine le sujet pensant, considéré inutile, et prétend
se placer ainsi sur un plan objectif ; et pourtant il a pu inspirer une croisade au niveau mondial sous
l'égide de l'OCDE 2 . La voie transdisciplinaire pour sortir de cette situation a été ouverte par Edgar
Morin, qui a perçu l'origine de l'erreur dans l'absence de la dimension complexe [6] dans la pensée
pédagogique dominante. Ce n'est qu'en tenant compte du fait qu’un système éducatif est un système
complexe qu'on retrouve l'homme en tant que sujet pensant ; et, comme l'homme est à son tour un
système complexe, on ne peut en tenir compte qu'en tenant compte aussi de la dimension éthique et
esthétique de l'homme.
1
Les noms de J. B. Watson e B. Skinner, disciples de John Dewey, sont emblématiques de cette tendance.
2
Il s'agit du programme OCDE-PISA, qui applique le principe du stimulus-réaction à la comparaison soi-disant objective de
l'efficacité des systèmes scolaires d'une quarantaine de pays.
- 116 -
Si c'est là que l'essence de la transdisciplinarité se trouve, on comprend bien qu'il faudra que
les idées suggérées par les exemples dont il a été question dans cet article et d'autres semblables
deviennent des éléments essentiels de la formation scolaire.
Maria Elisa BERGAMASCHINI
Professeur de physique au Lycée,
Rédacteur de la revue Emmeciquadro
Milan, Italie.
Giuseppe Del RE
Professeur de chimie théorique à l'Université Federico II
Naples, Italie.
Maria Cristina SPECIANI
Professeur de chimie et biologie au Lycée
Rédacteur de la revue Mcquadro
Milan, Italie
Références
[1] E. Morin, Quel savoirs enseigner dans les lycées (Paris: Centre National de Documentation
Pédagogique, 1998), pp. 3-56.
[2] Paolo Moraschini, première classe de l'école primaire, Cernusco sul Naviglio (Milan), année
scolaire 2003-2004.
[3] Lorenzo Motta, Liceo scientifico Alexis Carrel — Milan, année scolaire 2002-2003,
Emmeciquadro n° 19, décembre 2003.
[4] Thomas Carlyle, Sartor Resartus, (1838) (London: Dent, Everyman's Library 1973).
[5] P. Grisetti, P. Iotti, M. Pellegrini, Alla ricerca di nuovi cieli, Emmeciquadro n°2, juin 1998.
[6] M. Ceruti, E. Morin (cur.): Simplicité et Complexité (suppl. 3/1988 à "50, rue de Varenne").
(Milan: Mondadori 1988) ; pour une revue des aspects pédagogiques v. Basarab Nicolescu: La
transdisciplinarité (Paris: Éditions du Rocher 1996).
- 117 -
- 118 -
QUELLE FORMATION AU TRANSFERT POUR QUELLES
ACTIONS A VISEE TRANSDISCIPLINAIRE A L’ECOLE
ELEMENTAIRE ?
Cette contribution évoque d’abord le contexte d’apparition d’une notion porteuse en
éducation : le transfert. On rappelle un inéluctable changement culturel ainsi qu’une parenté de
réactions dans le monde des savants et celui des enseignants. Cet article recourt également à
l’étymologie afin de témoigner des principales résonances du terme transfert. On signale une
inscription lexicale ancienne, des variations sémantiques selon les disciplines et une spécification
pédagogique tardive. La présente étude montre ensuite l’importance en formation I.U.F.M. - 1er
degré - d’un ajustement sur ce que l’on entend par transfert d’apprentissage. On rend compte de
pernicieux décalages dans les convictions, notamment entre chercheurs et praticiens. On incit e à
réduire ces distances en exploitant une définition susceptible de traverser les données théoriques et
empiriques. Ce travail ouvre enfin sur des propositions concrètes pour former au transfert
d’apprentissages. On privilégie quelques actions en didactique des sciences en visant des bénéfices
transdisciplinaires.
Contextualisation
La fin du XXème siècle a permis d’observer des choses bien insolites. Nos contemporains,
trempés par les technosciences et la laïcité, accordent une étrange attention au spirit uel. Après des
décennies d'opposition raison/croyance, de curieux et multiformes dialogues perturbent jusque dans
la place savante. L’idée de retrouvailles partage les individus entre éblouissement (adhésion
inconditionnelle) et rejet (refus a priori). On se souvient sans doute des colloques de Washington
(1974), de Cordoue (1979) et de Tuskuba (1985)… Ces réactions, mal contrôlées, répondent à une
inquiétude que l’on a peu interrogée.
Le travail du sociologue E. Morin (1991) s’avère ici particulièrement ut ile. Ce dernier a en
effet étudié l’évolution du connaître à partir du terme remanié de paradigme. Il le présente à la fois
comme réservoir matriciel et gouvernail invisible dans la vie des idées. Infalsifiable, occulte, et
exclusif, celui-ci crée de l’évidence, génère un sentiment de réalité, détermine une vision du monde.
On redécouvre avec cet auteur que plusieurs paradigmes peuvent coexister au sein d’une même
culture, soumis parfois à une hiérarchie. Ainsi, en Occident, les conceptions du matérialisme et du
spiritualisme n’obéissent pas seulement à deux rivaux. Ceux-ci sont eux- mêmes branches d’un plus
grand, lequel les englobe. C’est un modèle- maître 1 . Or, ce dernier, imposé par les développements
de l’histoire européenne depuis le XVIIème siècle, bat aujourd’hui de l’aile. Les formalismes
révèlent leurs limites, on se retrouve partout déstabilisé, poussé à complexifier. La situation est
d’autant plus préoccupante que la place de ce monarque parmi les paradigmes reste désespérément
vacante. Plusieurs générations pourraient d’ailleurs s’avérer nécessaires au renouvellement. Une
telle crise dans les fondements, parce que fortement anxiogène, peut rendre diversement excessif
(notamment déverrouillage et autisme).
1
Celui-ci a pour leitmotiv la disjonction cartésienne sujet/objet. Cette dernière se prolonge en traversant de part en part l’univers
(Âme/Corps, Esprit/Matière, Qualité/Quantité, Finalité/Causalité, Sentiment/Raison, Liberté/Déterminisme, Existence/Essence).
- 119 -
Dans cet entre deux culturel, il convient néanmoins d’avancer. Or, un préfixe bénéficie
d’une audience manifeste : le trans. Ce dernier appelle à prendre de la hauteur, à faire circuler
l’information et à relier de l’intérieur. Les chercheurs, sensibles à cette nécessité d’une ouverture
dynamogénique, sont de plus en plus nombreux à se tourner vers une transdisciplinarité.
Ce trouble diagnostiqué dans la civilisation des idées se retrouve dans le champ de
l’éducation. Une fragilité humaine pointe à nouveau. D’étranges volte- face dans les
recommandations officielles scandent la scolarité de ces dernières décennies. Se succèdent
notamment des images contrastées de l’enfance, du type d’homme à former, des contenus... L’appel
aux transformations semble là encore rencontrer quelques embûches. On se rappelle,
particulièrement en didactique des sciences, l’échec des pédagogies de l’observation, de l’éveil, de
l’action... Malgré de nombreuses incitations, on reconduit souvent des procédures dépassées 1 .
Les analyses du pédagogue G. Avanzini (1975) peuvent éclairer ce pendule et cette
répétition. À ses yeux, les raisons d’un maintien dans les pratiques se lisent déjà dans les avantages
procurés. Personne n’est dupe... Éduquer autrement revient moins à modifier les techniques qu'à se
transformer soi- même. Or, deva nt l’ampleur et le risque de l’entreprise, la plupart hésite. Cette peur
de l’inconnu, inavouée, s’intensifie d’ailleurs avec la perception d’une entrave objective. Car notre
temps affiche une dilution progressive des finalités. En dépit des efforts de J. Ferry pour faciliter
l'unanimité idéologique, l’évolution s’est opérée dans le sens d'une dislocation. L’institution ne
dispose plus d’un creuset à idéaux suffisamment fédérateur. Cela ne veut pas dire que les recherches
et les initiatives sont interrompue s. Au contraire, elles se poursuivent avec vigueur. Mais leur
disparité est telle que cette réaction finit par aggraver le blocage. En fait, ne sachant plus ce qui est
vraiment poursuivi, on balance entre immobilisme et désordre. Et c’est dans cette conjoncture
difficile que l’idée de trans retrouve audience. Dans une logique un peu floue d’attitude, de
connexion et de traversée, on parle de transversalité, de transposition, voire de transprojet.
Ainsi, entre école et société, il y a parenté de malaise. La perte des anciens repères
insécurise, rend réactif, ou inhibe. Là encore l’exploration du trans mobilise.
Orientation
S’il est une notion qui trouve aujourd’hui bon accueil dans les discours et la littérature à
portée éducative, c’est bien celle de transfert. Ce regain d’attention n’est pas neutre. Un petit détour
par l’étymologie suffit à s’en convaincre. Quand on utilise le vocable de transfert, on entre en effet
dans l’ombre latine du verbe transférer. Cet emprunt, rappelle André Rey (1992,2153), remonte à
l’année 1355. Or, transferre, signifie ordinairement l’action de porter au-delà, de faire passer d’un
lieu à un autre. Il a souvent été remplacé par l’ancien français translater (1115), exprimant encore
le transport en un autre lieu. Resté rare dans la langue courante, le verbe transférer a reçu au XVème
siècle une spécification juridique. On transmet notamment la propriété (bien, droit) d’une personne
à une autre (1550). Depuis la fin du XIXème siècle, il s’est vu employé dans le domaine abstrait des
sentiments.
Comme nom, le transfert a d’abord une signification commerciale (latinisme de comptable,
1725). Ce n’est qu’à partir du XIXème siècle qu’il désigne couramment, en tant que déverbal, un
déplacement d’un endroit à un autre (1874). Il s’est ensuite spécialisé dans les langages de la
médecine (1880) et de la psychologie (1896), auparavant en psychophysiologie (1879). En
psychanalyse, il sert à traduire l’allemand Übertragung (Freud, 1905). Il s’emploie aussi en
1
Depuis 1989, on réclame un regroupement des niveaux de classes en cycles, un travail des enseignants en équipe, un projet d’école
clarifié et un recentrage de l’attention sur le fonctionnement cognitif de l’élève. Pourtant, au delà d’une adaptation du vocabulaire,
presque rien de structuré n’est réellement mis en place.
- 120 -
photographie (1933, papier-transfert) et dans les arts graphiques en technique industrielle (1949).
On le retrouve dans le domaine sportif (1936, transfert d’un joueur) et à propos de l’activité sensorimotrice (dès 1858, transfert intra puis inter-sensoriel, enfin transfert bilatéral). Il entre sur la scène
du pédagogique dans les années 70. Son exploitation suggère parfois un déplacement vers
l’extérieur (transfert culturel). Plus régulièrement il s’agit de réinvestissement par l’apprenant
(transfert de connaissances, d’apprentissages).
Concernant le préfixe du mot transfert, il faut signaler qu’il se range dans la catégorie des
formes savantes disponibles. Cela veut dire qu’il fait partie de ceux (infra, pro, sub, super, ultra...)
dont l’activité actuelle récuse la considération du latin comme langue morte. Le trans signifie
essentiellement au-delà, par delà de. En composition, à côté du sens de au-delà, il a aussi la valeur
de part en part et marque le changement total (jusqu’au transfigurer). Ce qu’il exprime en français
équivaut à ces trois idées. La première se retrouve dans transalpin (au-delà), la suivante dans
transsibérien (à travers), la dernière dans transformation (en modifiant).
En résumé, le mot laisse entrevoir un fort potentiel. On y décèle notamment un mouvement
horizontal, voire ascendant, capable de générer du changement. De plus, la trajectoire laisse
également augurer d’une possibilité de dépassement sans fin. L’horizon qu’il fait clignoter ne
pouvait laisser indifférent…
Formation
De nos jours, les acteurs scolaires ont tous une idée quant à la notion du transfert, du moins
lorsque celui-ci concerne les apprentissages. Mais que sait-on vraiment de ces connaissances
empiriques déjà constituées et de ces convictions subjectives ? Quels regards portent les
enseignants, mais aussi les formateurs et les chercheurs, sur le transfert en éducation ? À l’instar de
Bachelard, nous nous sommes attachés à identifier leurs conceptions et à proposer une typologie des
certitudes sous jacentes. Cette préoccupation peut de prime abord surprendre. Pourtant, à qui
s’attache aux processus et aux contenus de formation ces données s’avèrent déterminantes.
Comment sensibiliser à la problématique du transfert sans prendre en compte les croyances
premières et les présupposés savants ? Comment autoriser l’accès aux avancées de la recherche et
aux succès obtenus sur le terrain sans s’ajuster à ce déjà-là ? Comment former à des pratiques
transférogènes sans s’être assuré d’une modification significative des schémas explicatifs de
l’auditoire ? Ce diagnostique, cet ajustement et cette transformation requièrent une psychanalyse.
Non pas celle de type freudien, axée sur l’affectivité, mais plutôt celle de Bachelard, ciblée sur la
connaissance objective. Ils répondent par ailleurs au souci de tout formateur exigeant, à savoir :
faire trace opératoire !
Dans un processus de formation valorisant le transfert des apprentissages, la première
préoccupation est d’interpeller le public. L’intervenant le fera à travers un double registre : ce qui
mobilise secrètement les chercheurs, ce qui anime plus ou moins consciemment les praticiens. Cela
donnera lieu à deux types d’action : informer de certains présupposés dans les théories, prélever les
représentations dans les pratiques. La première démarche du formateur fait suite à un examen
signifiant de la littérature francophone contemporaine sur l’objet transfert. Ce travail nécessite de
procéder à une revue de question. S’y enroulent principalement les travaux de J.P. Astolfi,
P. Boutinet, D. Bracke, J. Del Guidice, M. Develay, P. Jonnaert, P. Mendelsohn, P. Meirieu, P.
Perrenoud, J. Tardif. Une méthode qualitative permet de comparer les conceptions et de les articuler
autour de cinq grandes convictions. Elles se déclinent de la manière suivante : fondement
discutable, pari ou exigence, tissage de lien, transformation créatrice, flexibilité productive.
La première conviction est celle du sceptique. La notion de transfert reste trop hypothétique,
floue, fantasme de solution, voire imposture intellectuelle et s’avère finalement peu opératoire (on
la retrouve notamment chez B. Charlot, P. Jonnaert, B. Lahire, A. Peyronnet…). La suivante, celle
du militant, pose cette notion comme un pré requis au métier d’éduquer et/ou comme un tremplin
- 121 -
pour agir efficacement (particulièrement chez J.P. Astolfi, M. Develay, P. Meirieu). Parfois,
l’engagement aboutit à une véritable modélisation (par exemple chez D. Bracke, J. Tardif). La
troisième conviction est celle du relieur. Le transfert affirme l’importance des liens contextuels,
notionnels, réflexifs et interpersonnels. Il s’associe régulièrement aux concepts de projet,
métacognition, compétences et médiation (on retrouve cela chez P. Boutinet, P.A. Doudin,
P. Perrenoud). L’avant dernière, celle du hisseur, privilégie l’intégration majorante. La notion de
transfert renvoie directement à la logique d’adaptation piagétienne. Elle suggère de résoudre les
problèmes en transposant et en innovant (Ce regard est notamment celui de J. Fiard et M. Récopé
ou de J. Del Guidice). La cinquième est celle de l’évolutionniste. Dit autrement, le transfert
témoigne d’une disposition à l’ajustement, une plasticité quasi-constitutive. Le besoin d’adaptation
a généré une aptitude à répondre à toute situation, à l’image de la fonction qui crée l’organe chez
Lamarck (E. Auriac, P. Higelé).
Ces cinq grandes convictions ne
sont pas exclusives les unes des autres. Il
arrive que les déclinaisons théoriques des
auteurs les croisent (par exemple, celles du
militant, du relieur et du hisseur
transpirent chez D. Bracke et J. Tardif).
Par ailleurs, quelle que soit l’option
dominante, l’apprentissage reste omniprésent. Ce dernier est toujours une
condition ou un processus ou encore un
résultat (ce renversement de perspective
mériterait sans doute d’être approfondi…).
Chercheurs
Figures
Convictions quant au transfert
1. Le sceptique
Objet trop hypothétique et peu opératoire
2. Le militant
Pré requis / tremplin à l’action efficace
3. Le relieur
Symbiote pédagogique et didactique
4. Le hisseur
Ressort d’une extension novatrice
5. L’évolutionniste
Disposition à l’ajustement permanent
Fort de cet éclairage quant aux présupposés dans les théories, le formateur se tourne ensuite
vers les conceptions de son public. À cet effet, il dispose d’un éventail d’outils diagnostiques. Ceux
retenus par notre équipe sont des questionnaires de trente-six items. Ils regroupent les
représentations régulièrement considérées comme erronées et celles jugées vraisemblables
concernant le transfert d’apprentissage. Chaque enseignant interrogé (stagiaire IUFM ou titulaire)
est amené à se positionner selon une échelle à six valeurs (de tout à fait d’accord à absolument pas
d’accord).
Le dépouillement et l’analyse mettent à jour deux modèles explicatifs majeurs. Le premier,
dominant chez les stagiaires, lie le transfert au préalable d’une particularisation des apprentissages.
Le rôle du maître est celui d’un donneur d’occasions variées qui facilitent le raisonnement
analogique. Importe ici de privilégier une contextualisation des connaissances. L’élève est l’acteur
principal, il repère les similitudes, établit des liens et développe des compétences. L’organisation
cloisonnée de l’école est un frein important et la portée du transfert reste limitée à l’exigence
scolaire. Le second, dominant chez les titulaires, fait reposer le transfert sur une généralisation des
apprentissages. Le maître est cette fois l’acteur principal. Son rôle est celui d’un intervenant
expérimenté qui facilite le développement d’un capital de connaissances diverses. L’élève est
considéré comme transféreur à proportion de son intelligence. L’organisation actuelle de
l’institution scolaire n’est pas limitante et le transfert d’apprentissage est envisagé au-delà des murs
de l’école.
L’examen de cette répartition bipolaire autorise l’extraction de cinq grandes convictions.
Elles se déclinent comme suit : fondement contesté, espoir ou désir, rejeton d’une capitalisation,
occasion de bricolage, réinvestissement direct.
La première conviction est celle du défensif. La notion de transfert reste un effet de mode.
L’usage en est opportuniste, c’est un fantasme de pédagogue. Mieux vaut se concentrer sur les
acquisitions fondamentales autour du dire, lire, écrire, compter. La suivante, celle de l' optimiste, vit
- 122 -
cette notion comme un dopant de l’action éducative. Le transfert se manifeste pour peu que l’on y
croie, voire que l’on se donne les moyens de le favoriser. Il témoigne ainsi de la qualité de son
engagement, voire de la pertinence de son enseignement. La troisième conviction est celle du
boulimique. Le transfert affirme l’importance du nombre des connaissances pour construire. De la
compilation des contenus doit naître une disposition à outre passer le contexte initial des
apprentissages. L’avant dernière, celle du bricoleur, privilégie l’adaptation qui implique. La notion
de transfert renvoie directement à la logique d’un projet ajusté. Elle suggère une transformation
majorante chez le sujet en modifiant son environnement pédagogique et didactique. La cinquième
est celle du répliquant. Dit autrement, le transfert témoigne d’une compulsion à la reproduction.
L’injonction à s’adapter a généré une aptitude à répondre avec du même à toute situation nouvelle.
Encore une fois, ces cinq
grandes convictions ne sont pas
exclusives les unes des autres. Il arrive
que les déclinaisons théorico-pratiques
des enseignants les croisent (par
exemple, celles de l’optimiste et du
bricoleur). Par ailleurs, quelle que soit
l’option qui domine, l’apprentissage
reste leur première préoccupation.
Enseignants
Figures
Convictions quant au transfert
1. Le défensif
Effet de mode / Fantasme de pédagogue
2. L’optimiste
Dopant et miroir de l’action éducative
3. Le boulimique
Compilation instrumentale des contenus
4. Le bricoleur
Source d’une instrumentation impliquante
5. Le réplicant
Compulsion à la reproduction
Quand les convictions des uns et des autres sont enfin identifiées, le formateur peut
véritablement commencer son action. Il débute par une information sur celles des chercheurs et
poursuit avec un retour sur celles du public réuni. Cette présentation révèle rapidement un décalage
dont on peut tirer profit. Même chez des professionnels de l’éducation, des présupposés existent.
Chez les théoriciens, elles constituent autant de faces cachées aux modélisations. Chez les
praticiens, elles préexistent à toute formation et à toute mise en œuvre. Cette confirmation facilite
l’accueil d’un incontournable : on doit s’ajuster avant d’agir. La forme pronominale invite le
formateur à ne pas s’oublier. Lui aussi est porteur de prêt à penser dont il ne peut faire l’économie.
Ce travail supplémentaire réclame une fois de plus de porter attention aux convictions des
intervenants en IUFM 1 . Nous avons donc interrogé ceux de l’antenne clermontoise (2003) attachés
à la formation des professeurs d’école. Une douzaine a répondu présent (M. Amiot, E. Auriac,
N. Bouculat, A.M. Doly, A. Esbelin, R. Goigoux, J. Magne, M.C. Paquet, F. Fernandez, J. Perbet,
P. Sève, M.C. Toczek-Capelle). Une méthode qualitative permet à nouveau de comparer les
conceptions et de les articuler autour de cinq grandes convictions. Elles se déclinent de la manière
suivante : fondement suspect, nécessité ou évidence, inhérence disciplinaire, idée mobilisatrice,
processus méconnu.
La première conviction est celle du suspicieux. La notion de transfert ne renvoie à rien de
tangible sur le plan théorique et offre peu d’échos dans le champ de la pratique. Cette
problématique demeure à la marge des préoccupations du formateur, concentré sur les grandes
fonctions mentales (un représentant en psychologie sociale). La suivante, celle du convaincu, pose
cette notion sous trois angles. Elle renvoie tantôt à un questionnement typique de l’enseignement,
tantôt à un processus allant de soi, tantôt à une justification à rebours d’une posture de formateur.
(par exemple en sciences de l’éducation, mais aussi en sciences de la vie et de la Terre). La
troisième conviction est celle du spécialiste. Le transfert existe mais va se penser essentiellement au
sein d’une discipline d’enseignement. La hiérarchie des urgences dans la formation limite souvent
1
IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres).
- 123 -
l’action autour de ce qu’il n’est pas permis d’ignorer dans sa spécialité (Cela vaut en français, en
mathématique ou encore en histoire- géographie). L’avant dernière, celle de l’ impliqué, privilégie
l’appropriation accompagnée. Le transfert, pour faire partie des pratiques enseignantes, doit d’abord
dynamiser les actions de formations. Trois modalités sont retenues : la modélisation, le
compagnonnage et l’analyse des pratiques (présente en sciences de la vie et de la Terre,
psycholinguistique, histoire-géographie et sciences de l’éducation). La cinquième est celle de
l’intuitif. Le transfert ne répond pas à une définition précise, mais est apparenté à une opération
mentale. Des effets de réinvestissement sont manifestes même si ce qui les détermine reste mal
identifié. Le rôle du formateur est d’inciter par l’exemple à la création d’un environnement
didactique riche et varié (On la retrouve en français et en sciences de l’éducation).
Ces cinq grandes convictions ne sont
pas représentatives d’une ou plusieurs
discipline(s). Néanmoins, l’appartenance à
un champ de référence pèse à la fois sur la
perméabilité des formateurs à la notion de
transfert et sur son instrumentation
didactique. Si le développement des
compétences professionnelles est bien le
souci commun, une distance se maintient au
niveau des présupposés et des ambitions
entre généraliste et spécialistes.
Formateurs
Figures
Convictions quant au transfert
1. Le suspicieux
Vide théorique et quasi absence pratique
2. Le convaincu
Écho typique en éducation
3. Le spécialiste
Présence indéniable régulièrement phagocytée
4. L’impliqué
Vecteur pour l’accompagnement modulable
5. L’intuitif
Opération mentale à stabiliser mais dynamogène
Le formateur est dorénavant éclairé sur ses pairs comme sur lui- même. Sa volonté, redisonsle, est de s’ajuster à son public. Le préalable que constituent ces trois typologies peut maintenant
donner corps à un contenu signifiant de formation. La confrontation des classifications chercheurs /
enseignants va d’abord autoriser un certain nombre de retours puis une définition psychanalysée du
transfert.
Certaines compatibilités semblent directement exploitables : figures du sceptique et du
défensif, du militant et de l’optimiste. Pourtant seule la seconde comparaison permet une rapide
adaptation. Du pré requis au dopant il n’y a en effet qu’un pas, d’ordre théorique. En revanche, la
première mise en perspective recèle un obstacle sous-jacent initial. Si le sceptique insiste sur
l’aspect trop hypothétique de l’objet, le défensif recourt à un frein de type misonéiste. C’est celui
qui, pour justifier le fait qu’on ne s’intéresse pas à un levier moderne, suggère de le noircir (élan du
moment, fantasme). On comprend alors que le pontage ne sera pas de même nature. Pour celle qui
pose le moins de difficultés, on se contentera d’une information complémentaire (précisions quant
aux modélisations proposées par les chercheurs militants). On invitera aussi à pointer dans
l’impulsion théoricienne une réaction forte au vide conceptuel ainsi que certaines ruptures avec les
attentes du concret (optimisation de l’action). Pour l’autre, il faudra érailler la conviction misonéiste
en rappelant l’inscription historique de la notion de transfert (contexte d’apparition, réserves
épistémologiques). On s’attardera également sur le sens et la portée de la condamnation sceptique
(absence de fondement certes mais au regard d’un type d’approche et d’indicateurs particulièrement
valorisés. Notion trop hypothétique sans doute mais le dossier reste ouvert).
Il convient également de réduire des distances manifestes : figures du relieur et du
boulimique, du hisseur et du bricoleur. Là encore seule la seconde autorise un rapprochement
rapide. De la source dynamogénique au ressort majorant il n’y a guère qu’un changement de
perspective, liée à la modélisation pour l’un et aux projets concrets pour l’autre. En revanche, la
première confrontation dévoile un nouvel obstacle. Si le relieur cultive une vision renouvelée, aérée
et reliante de l’apprentissage, le boulimique mobilise une intuition digestive ancienne. C’est celle
où s’affirme l’idée préscientifique d’une nourriture nécessaire pour agir. Cette fois, le pontage
appelle une forme encore différente. Pour celle qui pose le moins de problèmes, on insistera sur
- 124 -
l’importance du regard que l’on porte sur l’enfance quand on souhaite aider à en sortir (des
ambitions déclarées à la dévolution effective). On rappellera aussi que la richesse du milieu
extérieur ne favorise la structuration intérieure qu’à l’écho d’une clarté cognitive (finalités, but,
objectifs, compétences, programmation, évaluation). Pour l’autre, on pondèrera la croyance dans le
tissage de liens en évoquant puis en précisant ce qui limite le possible (différence irréductible,
rapprochements compulsifs, communication à l’autre et à soi- même surestimée…). Il faudra
également égratigner la conviction dans le remplissage préalable, de type combustible
(sensib ilisation à une origine cénesthésique, à la résonance digestive, au sentiment de l’avoir…).
Ajustements du formateur
Figures confrontées
1a. Le sceptique
1b. Le défensif
2a. Le militant
2b. L’optimiste
3a. Le relieur
3b. Le boulimique
4a. Le hisseur
4b. Le bricoleur
5a. L’évolutionniste
5b. Le répliquant
Retours suggérés
Rappel de la vocation initiale d’un sceptique
qui est d’examiner (skepsis) [poursuite
inlassable de la recherche].
Incitation à discuter l’approche adoptée et les
indicateurs subséquents (pour davantage de
précisions quant à l’absence de fondement).
Rappel de l’inscription historique de la notion
de transfert (contexte d’apparition, réserves
épistémologiques).
Repérage d’une réaction au vide conceptuel
(l’engagement vise aussi à dépasser l’absence
de fondement).
Appel à ne jamais oublier que le modèle vise
à optimiser l’action (détour du concret pour
mieux y faire retour).
Précisions quant aux modélisations proposées
par les chercheurs « militants »
Pondération en évoquant puis en précisant ce
qui limite le possible (différence irréductible,
rapprochements compulsifs, communication
à l’autre et à soi-même surestimée…)
Psychanalyse de la conviction sous-jacente
(sensibilisation à l’origine cénesthésique, à la
résonance digestive, au sentiment de
l’avoir…)
Renforcement à propos du regard que l’on
porte sur l’enfance quand on souhaite aider à
en sortir (des ambitions déclarées à la
dévolution effective).
Rappel que la richesse du milieu extérieur ne
favorise la structuration intérieure qu’à l’écho
d’une clarté cognitive (finalités, but,
objectifs,
compétences,
programmation,
évaluation).
Relativisation de la plasticité quasi-constitutive
jusqu’à ce qu’elle apparaisse seulement
comme un horizon désirable (plus grande
disponibilité mentale).
Rectification
(rappel
de
la
diversité
structurale, de la variété environnementale,
du
régime
monomaniaque
dans
l’identique…).
Substitution de la pensée complexe à la
logique réductrice du même.
L’ensemble de ces ajustements peut
ouvrir sur une autre définition de la notion
de transfert. Sa formulation respecte la
classification en cinq grandes catégories :
1) Le transfert est une notion
épistémologiquement instable mais
pédagogiquement porteuse ;
2) Le transfert est une notion
diversement
modélisée
mais
imparfaitement instrumentée ;
3) Le transfert est une notion
manifestement source de liens mais
pas
proportionnellement
aux
connaissances ;
4) Le transfert est une notion
vraisemblablement
source
d’adaptation majorante mais pas
sans un environnement riche et
clair ;
5) Le transfert est une notion
probablement source d’ajustements
multiples mais ave c ambition de
renouvellement.
Si les caractères présentés semblent
familiers, l’exigence qui les dynamise a
changé. Rien n’est cette fois parachuté. On
a satisfait à des préalables (prendre en
compte les lectures des chercheurs et les
convictions des diffé rents acteurs). Les
conceptions des enseignants (et du
formateur) ont été bousculées puis
transformées (un second diagnostic en
attestera).
- 125 -
On devra enfin forcer la différence entre les deux dernières figures : celles de
l’évolutionniste et du répliquant. On se heurte ici à un troisième obstacle sous-jacent. Il s’agit au
niveau du praticien d’un enfermement dans la logique du même. Si l’évolutionniste promeut une
disposition à l’ajustement, le répliquant s’enferre dans une réduction préjudiciable. C’est celle où se
conforte l’idée que la transposition adéquate se résume à la répétition systématique. De fait, le
pontage nécessite une intervention circonstanciée. La conviction en une plasticité quasi-constitutive
peut être relativisée jusqu’à ce qu’elle n’apparaisse plus que comme un horizon désirable (plus
grande disponibilité mentale). La croyance dans la reproduction pour s’adapter, version calque, doit
être lézardée (rappel de la diversité structurale, de la variété environnementale, du régime
monomaniaque dans l’identique…), puis transformée (substitution de la pensée complexe à la
logique réductrice du même).
On s’apprête maintenant à convaincre d’un recadrage (pertinence de la redéfinition
subséquente du transfert d’apprentissage). L’ambition est ici d’ouvrir sur des propositions concrètes
susceptibles de renouveler les pratiques d’enseignement. Pour former aux nouvelles mises en œuvre
nous retiendrons un phénomène subsumé fondateur pour la pensée et un modèle d’apprentissage
alternatif.
Action
Bachelard a promu un rationalisme qui a pour principale caractéristique d’être résolument
ouvert. Il incite à provoquer le réel, à dénoncer les sommeils de l’esprit. En période de crise, à
l’image de celle que traverse actuellement la culture et notamment l’éducation, cela invite d’abord à
dédramatiser. Loin de se réduire à une catastrophe, voire à une décadence, ces problèmes offrent en
fait une occasion d’élargir la raison. On sait que le philosophe dijonnais a principalement exploré
deux axes de travail. Ce sont l’objectivation scientifique (thèse de 1928, La formation de l’esprit
scientifique…) et l’adhésion subjective (L’eau et les rêves, L’air et les songes…). Dans sa
psychanalyse du savoir savant, il insiste sur les obstacles que constituent le substantia lisme et
l’animisme. Dans son ouvrage La psychanalyse du feu (1938) il confirme les dangers des
impressions primitives, des intuitions personnelles et des rêveries nonchalantes. Son examen de la
fascination humaine pour tout ce qui touche au feu révèle que ce dernier a sans doute constitué le
premier phénomène pour la réflexion. Ce statut accordé au pyromène nous suggère de le retenir
comme tremplin pour arracher l’esprit au narcissisme que donne l’évidence première. Il sera
exploité a à la fois comme objet d’accroche, d’enseignements, et de transferts.
André Giordan et son équipe (L.D.E.S., Genève) invitent depuis une trentaine d’années à
renouveler la pratique enseignante. Résolument centrée sur l’apprenant, leur approche allie
interaction et élaboration mais aussi intégration et interférence (démarche de type systémique).
Elle a été vulgarisée sous l’appellation de modèle d’apprentissage allostérique (métaphore
biochimique). On travaille ici à une transformation des schémas explicatifs enfantins à travers le
repérage d’obstacles à la compréhension. Pour y parvenir, neuf conditions sont au moins réclamées.
Ce sont 1°) de recentrer sur ce qu’est et connaît déjà l’élève, 2°) de partir de ce qui le touche, le
concerne directement, 3°) de prélever ce qui est déjà présent dans les têtes, 4°) d’offrir un retour sur
ces connaissances préexistant à la situation scolaire, 5°) de faire confronter activement ces acquis
antérieurs, 6°) de créer des outils spécifiques tout en disposant de ressources suffisantes,
7°) d’introduire en périodes de confort des paramètres déstabilisants, 8°) d’aménager des niveaux
différents dans la formulation de concepts, 9°) de favoriser la mise en œuvre d’un savoir sur le
savoir (métacognition). Nous nous inspirerons de cette tentative portée par des chercheurs en
didactique pour lutter contre les freins de l’animisme et traverser les disciplines.
Ces deux supports vont être associés pour dégager un projet (de formation) qui prendra
corps dans un atelier en didactique des sciences (sur le terrain).
- 126 -
L’intervenant reprend à cet effet les caractéristiques 3), 4) et 5) de sa redéfinition du
transfert d’apprentissage. Pour la première (tissage non proportionnel aux acquis), il introduit le
pyromène bachelardien comme objet privilégié. Il se sert de la sourde permanence quant à
l’idolâtrie du feu pour sensibiliser à la prégnance des convictions sous-jacentes et à la facilité des
pontages. Il en profite pour rappeler que si les premières sont sources de lien, elles n’en parasitent
pas moins un ensemble de domaines qui vont de la rêverie à la chimie en passant par la biologie et
la psychologie. De fait, tout lien ne sera pas légitime (surveillance recommandée). Il utilise
également le pyromène pour rappeler aux professeurs que ce qui limite l’entrée de leurs élèves dans
le savoir savant est de connaître déjà bien des choses. Il ébranle au passage les deux fantasmes
symétriques que sont l’horreur du vide et la valorisation de la virginité. L’appropriation de contenus
ne relève pas d’un remplissage systématique, et ne se résume pas à inscrire sans délai ni ratures la
vérité sur une table rase.
Pour la deuxième particularité (adaptation majorante si environnement riche et clair) le
formateur inscrit le pyromène dans un programme baptisé Science et fiction (promotion locale
depuis 1999). Là, le modèle allostérique sur l’apprendre inspire largement, de nombreuses
sollicitations bousculent déjà le rapport aux objets et au savoir (origine de notre planète, vie
extraterrestre, acquisition des connaissances, automa tismes du corps…). Il exploite plus
particulièrement un atelier appelé Chimie contre magie, où des tours (réalisés par Supermagix) puis
des expériences (menées par Miss Scientifix) se rejoignent quant à l’effet obtenu. La rencontre qui
va opposer sur l’ext inction durable d’une bougie lui sert à replonger son groupe en situation
d’apprentissage (deux options à confronter, quelques produits à identifier, une réaction à
redécouvrir…). Il insiste alors sur les investigations multiples, les structurations régulières, les
déstabilisations ponctuelles et surtout sur la fréquence des mobilisations. Cette immersion dans les
étapes qui dynamisent la construction en suscitant de nombreux transferts rend plus exigent. On
comprend que rien ne marche ici sur un mode vertical. De même qu’une multitude de structures
s’enchevêtrent et interagissent dans le cerveau, les liens qui sont volontairement initiés et tissés
participent du développement de la pensée. L’intervenant souligne enfin l’importance du matériel
mis à disposition, des activités à mener parallèlement (via l’informatique, les arts plastiques, la
logique…), de la transparence dans l’accompagnement. L’enseignement doit organiser des
conditions et l’éducateur aider à dépasser son cadre de questionnement, sa façon de raisonner, ses
références. Cela permet d’entendre que les liens qui font grandir ne sont jamais ceux que l’on
cultive dans le simple prolongement d’une curiosité naturelle ou encore en installant confusément
dans l’abstraction.
Pour la dernière caractéristique (ajustements pluriels mais avec ambition de
renouvellement), le formateur met encore à profit l’implication de son public dans l’atelier Chimie
contre magie. Il rappelle l’écho omniprésent du feu et précise la progression des séances (la bougie
qui se rallume à distance, la bougie qui s’éteint et ne se rallume plus, le feu qui dessine…). La
première, par exemple, sensibilise à la présence masquée d’un combustible (cire vaporisée). La
deuxième témoigne de l’impossibilité de la combustion sans comburant (milieu chargé en gaz
carbonique). La suivante atteste de la possibilité d’un contrôle relatif de la propagation des flammes
via le dépôt d’un combustible invisible (nitrate de potasse). Il montre combien cette succession de
séances autorise à chaque nouvelle proposition un gain dans la compréhension des propriétés
physiques du pyromène. Il convainc également du bénéfice en terme d’adaptation à la variété des
manifestations ignées. L’intervenant mine ainsi l’inclination qui enferme dans la seule répétition du
même et tend à (re)déposer devant un monde qui change d’apparence. Comme aimait à le rappeler
Bachelard, seuls les transformations par le feu sont des changements profonds, rapides, merveilleux,
définitifs. Le pyromène est le premier phénomène qui vaille l’attention de l’homme tant il trouble la
connaissance monotone des objets. Il traverse nombre d’activités scolaires (discussions à visée
philosophique, découverte du monde physique, histoire de l’homme et des sciences, éducation
artistique…) et réconcilie sujet et objet par ses retentissements multiples et reliés.
- 127 -
Récapitulation
Cette orientation présente l’avantage d’être conciliable avec une multitude de thèmes qui
accompagnent tout au long de l’année le déroulement de la classe. Si nous avons privilégié pour
agir la didactique des sciences, c’est en raison d’une situation pour le moins paradoxale.
L’enseignement de cette discipline, on le sait, est au programme depuis 1867. Pourtant, peu
d’élèves à ce jour profitent réellement de ce savoir devenu dominant. Malgré les efforts et appels à
éduquer mieux, les résultats ne répondent guère aux attentes. Pareil insuccès, alors que la société se
scientifise de plus en plus, est non seulement contradictoire mais aussi très embarrassant. En misant
sur la formation initiale et continuée des professeurs (plus particulièrement ceux du premier degré),
nous pensons nous donner les moyens de contrer cette résistance au changement. Pour augmenter
nos chances de succès, nous avons exploité le contexte actuel de crise, lequel incite à recadrer sur ce
qui est dorénavant décisif. Attendu que davantage de complexité s’impose partout, cela suggère de
l’explorer en trans pour patienter activement quelque révolution paradigmatique. Nous avons alors
retenu une des extensions du préfixe, actuellement porteuse dans le champ de la pédagogie : la
notion de transfert d’apprentissage. En dépit de son instabilité épistémologique, elle mérite d’être
davantage instrumentée au sein de la classe et accompagnée dans le cadre de la formation. Pour y
parvenir, nous avons préconisé des ajustements préalables au niveau des convictions sous-jacentes
et proposé de rassembler autour d’une définition renouvelée. Les pistes dégagées à renfort du
pyromène bachelardien et du modèle allostérique d’apprent issage confortent quant à la faisabilité de
cette mise en œuvre. Le bien fondé semble d’ailleurs en être confirmé à l’éclairage d’un dernier
prélèvement de conceptions chez le groupe enseignant.
Alain PEYRONNET
Docteur en Sciences de l'Éducation (Université Lyon 2)
et Philosophie de l’existence (Université Dijon),
enseignant en cycle 3 en Auvergne, France
Jean-François TRESSOL
ATER à l’IUFM d’Auvergne
Clermont-Ferrand, France.
Références
Ouvrages
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Bachelard Gaston - La formation de l’esprit scientifique, Paris :Vrin, 1938.
- 128 -
Bracke Danièle - Vers un modèle théorique du transfert. Le rôle des affordances, des catégories et
des modèles mentaux, Thèse de doctorat, Université de Montréal, 1998.
Del’guidice Jacques - Évaluation-régulation et apprentissage de transferts. Construction de
situation d’apprentissage à l’école élémentaire, Université de Provence, 1996.
Fabre Michel - Bachelard éducateur, Paris : PUF, 1995.
Fiard Jacques, Récopé Michel - L’apprentissage, Paris, Éditions EPS, 2001.
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Meirieu Philippe, Develay Michel, Mariani Yves (dir) - Le transfert de connaissances en formation
initiale et en formation continue, Lyon, CRDP, 1996.
Mendelsohn Patrick - Le transfert des connaissances ; la pierre philosophale de l’enseignant,
colloque international sur le transfert des connaissances en formation initiale et continue, Université
Lyon II, 29 septembre 1994.
Morin Edgar - La méthode (4) : les idées,, Paris : Ed. du Seuil, 1991.
Nicolescu Basarab, La transdisciplinarité, manifeste, Monaco, Editions du Rocher, Collection
"Transdisciplinarité", 1996.
Perrenoud Philippe - Construire des compétences dès l’école, Paris, ESF, 1997.
Rey André - Dictionnaire historique de la langue française, Éd. LE ROBERT, 1992.
Tardif Jacques - Le transfert des apprentissages, Montréal, Les Éditions Logiques, 1999.
Toupin Louis - De la formation au métier, Paris, ESF, 1995.
Articles
Astolfi Jean-Pierre et Laurent Sabine - ‘Le transfert, enjeu des apprentissages’, Cahiers
pédagogiques, n° 304-305 : 2 (1992), 78-83.
Higelé Pierre - ‘Le transfert en éducabilité’, Revue Française de Pédagogie, n° 122 (1998), 38-45.
Jonnaert Philippe, Laveault Daniel - ‘Évaluation de la familiarité de la tâche : quelle confiance
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Peyronnet Alain - ‘Vous avez dit « trans » ’, Les Cahiers Pédagogiques, n° 408 (2002), 15-17.
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Tressol Jean-François - ‘Dessine-moi le transfert’, Les Cahiers Pédagogiques, n° 408 (2002), 1719.
- 129 -
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ENSEIGNER LA CONTINGENCE ?
« Connaître (ou savoir), c’est exister dans
un monde inséparable de notre corps, de
notre langage, de notre histoire sociale. »
Husserl
Prologue
Paris, 9H00, il fait frais. Il a fallu se lever un peu plus tôt que d’habitude, ce samedi. Deux
enseignants-chercheurs (l’un est sociologue d’origine, l’autre physicien, aucun n’est parisien) se
sont donnés rendez- vous au métro Port Royal. Ils se saluent et optent pour un bistrot que celui des
deux, arrivé en avance, avait repéré en attendant. Apparemment, ils sont les premiers clients. Café
pour l’un, chocolat pour l’autre, et tranches de baguette beurrées pour les deux. Ils sont là afin de
confronter leurs expériences et convictions concernant la mise en œuvre de la transdisciplinarité
dans leurs enseignements. Ayant eu l’occasion, à plusieurs reprises, d’échanger, ils savent qu’ils ne
sont pas forcément d’accord sur les multiples débats que l’idée de transdisciplinarité suscite. Ils
vont devoir prendre une décision : peuvent- ils, veulent- ils, écrire un texte commun ?
Avant même que les deux protagonistes entament le dialogue, un observateur extérieur
pourrait faire remarquer que la rencontre, en elle- même, est déjà transdisciplinaire.
Près de trois heures plus tard, ils décident de tenter le coup. Ils choisissent une formule
modeste : chacun racontera, à sa manière, sa tentative pour pratiquer la transdisciplinarité dans l’un
de ses enseignements. Que produira cette démarche ? Ils ne peuvent pas le prévoir, ils se disent
qu’ils aviseront.
Monsieur, c’est un cours de physique ou de chimie que vous nous faites-là ?
Dans un cours intitulé Structures et propriétés de la matière que nous faisions à plusieurs
enseignants, je traitais du thème Atomes et molécules dans un style proche de la vulgarisation
scientifique. Ce cours s’adressait à des élèves-ingénieurs commençant leur deuxième année
d’études supérieures. Notre objectif était de leur donner une culture générale sur ce qu’est la matière
vue à différentes échelles. De façon plus utopique encore, nous espérions donner aux étudiants des
éléments utiles pour choisir, en fonction de leurs goûts personnels, leur future spécialisation.
Alors que je m’interrompais au bout d’une heure et quart pour al sacro-sainte pause de
quinze minutes, une étudiante, qui avait scrupuleusement noté tout ce que j’avais dit, vint me poser
la question suivante : Monsieur, c’est un cours de physique ou de chimie que vous nous faites-là ?
Je m’attendais à tout sauf à cette question. Je n’ai pu répondre autrement qu’en bredouillant à
nouveau le titre de la conférence : Atomes et molécules. Réponse sans doute insatisfaisante pour
- 131 -
cette étudiante. Le début de mon intervention, la partie traitée avant que la question ne me fut posée,
portait sur les atomes, composés d’un noyau et d’électrons. J’avais effectivement utilisé des
modèles de physique, mais j’avais prononcé le terme orbitale atomique. Ce terme est utilisé au
lycée et en classes préparatoires par les enseignants de chimie, alors que les programmes de
physique à ce stade de l’enseignement ont tendance à se réfugier dans des modélisations tellement
idéales et épurées qu’on a du mal à voir en quoi elles permettent d’appréhender les phénomènes
matériels qui nous entourent.
Les orbitales atomiques sont un type de solutions d’une équation (celle de Schrödinger) que
tous les physiciens et les chimistes connaissent et qui permettent de décrire admirablement bien les
propriétés physico-chimiques des atomes, des molécules, des matériaux en général. Cette équation,
et la mécanique quantique en général, ont révélé les bases microscopiques des phénomènes
chimiques. Elles ont rendu obsolètes les cloisons disciplinaires entre la physique et la chimie 1 , sans
pour autant entraîner une disparition de la chimie au profit de la physique comme le voulait le
réductionnisme. La seule physique quantique est en effet incapable de prédire la forme de la plus
petite molécule carbonée. Les orbitales atomiques du carbone sont extrêmement sensibles à leur
environnement, si bien que la chimie du carbone diffère de ce que prévoit la physique pour un
atome de carbone isolé.
Ce phénomène est connu sous le nom d’hybridation de l’orbitale 2s du carbone et justifie
l’organisation de la chimie en deux sous-disciplines : chimie minérale et chimie organique. La
diversité des modes d’organisation de la matière que permet la chimie du carbone parait infinie et se
prolonge par les phénomènes extrêmement complexes du vivant étudiés par la biologie. Là encore,
les frontières avec la chimie sont floues, à en croire le nombre de formations supérieures existantes
en bio-chimie et le nombre de chimistes travaillant pour des instituts de recherche en biologie.
Quant au physicien, il ne peut qu’être saisi d’impuissance en contemplant les conséquences d’un
accident de la nature en apparence aussi insignifiant et contingent que l’hybridation de l’orbitale 2s
du carbone au regard de la généralité des concepts dont il dispose pour comprendre la matière. Le
réductionnisme avait espéré que la chimie et d’autres disciplines encore se ramèneraient à la
physique des constituants élémentaires et au traitement des grands nombres. La physique quantique
fournit aujourd’hui, contre cette idée, des arguments qui paraissent très solides et définitifs.
Précisons cependant que le caractère définitif de ces arguments ne réside pas dans le remplacement
d’une affirmation par une autre, ou dans le remplacement du programme réductionniste par un autre
programme pour la connaissance de la matière. Il s’agit d’une impossibilité, d’un contre-exemple,
qui rend caduque le réductionnisme sans le remplacer. Mais il n’y a rien de mieux établi et durable
en science qu’un contre-exemple, qu’une réfutation. Avec la physique quantique, les sciences de la
matière se présentent comme un continuum sans frontières absolues, mais sans réduction d’une
science à une autre. La matière reste une notion au-delà des disciplines qui forment l’ensemble des
sciences de la matière.
Mais le physicien ne peut pas ne pas se dire que le spectre des orbitales de l’atome de
carbone aurait pu être normal ou moins sensible à l’environnement de l’atome. Le monde de la
matière aurait alors été tout autre. Il y a comme ceci une multitude de détails au regard du physicien
qui font que notre monde aurait pu être autrement. D’aucuns prétendent que dans ce cas nous ne
serions pas là pour en parler. Ils en tirent un argument téléologique, dit principe anthropique, selon
lequel le monde et ses caractéristiques physiques sont tels que la vie et l’homme devaient
nécessairement apparaître au fil du big-bang [1]. Pour sympathiques qu’elles sont, ces
considérations me semblent porteuses de l’illusion de la nécessité dont on connaît par ailleurs
certains ravages. Pour ma part, je ne sais pas ce que le monde serait devenu si les orbitales du
1
On compte en France plus de 20 Masters de Recherche (les anciens DEA) de physico-chimie. Le mixage des deux disciplines est
devenu indispensable pour la compréhension de toutes sortes de phénomènes, notamment l’étude des matériaux.
- 132 -
carbone étaient normales. Accidentelle ou nécessaire, l’histoire de la matière à travers le scénario
du big-bang est avant tout contingente. Impossible d’interpréter de façon scientifique un sens de
l’histoire ou la signification d’une totalité qui m’échappent. Je suis dans le big-bang, je le vois de
l’intérieur, ma connaissance est immanente au monde dont elle se dit connaissance. Ma
connaissance est in- vivo [2]. Il en résulte que si le monde avait été autrement, la connaissance ou la
vision que j’en ai auraient également été autrement. Même dans un monde donné, la vision que j’en
ai peut varier. Ce qui est mais aurait pu être autrement, je l’appelle contingent. L’aveu de la
contingence me paraît préférable à l’explication auto-référente et artificiellement rationnelle de la
chose par la chose.
La complexité de la chimie du carbone et la reconnaissance de l’autonomie relative de la
chimie pour étudier les molécules faisaient l’objet de la partie de mon intervention qui allait suivre
la pause pendant laquelle la question me fût posée. Mon étudiante n’était pas au bout de ses peines.
J’étais physicien et m’étais présenté comme tel au début de la conférence. Mais voilà que
j’enseignais de la chimie en montrant au passage les limites de ma propre science. Atomes et
molécules, tels étaient les objets dont je m’étais donné l’ambition de parler ce matin- là. Bêtement
focalisé sur ces objets, j’en oubliais qu’ils dépassaient les frontières disciplinaires à travers
lesquelles nous avons habitué nos jeunes à voir le monde.
Voir le monde ? Ne les habitue-t-on pas plutôt à bachoter et à recracher ce que l’on désire
entendre ? Je me souvenais alors que l’étudiante qui m’avait posé cette question ne m’était pas
inconnue. Après un effort de mémoire, je revoyais la scène. Six mois auparavant, je présidais un
jury de concours qui faisait passer, aux candidats à l’intégration de l’école, une épreuve dite
d’entretien avec un jury. Le but de cet exercice était de compléter les épreuves traditio nnelles et
quelque peu abrutissantes des concours d’admission dans les écoles d’ingénieurs par une épreuve
ayant pour but de tester chez les candidats d’autres aptitudes que strictement scolaires. Le jury que
je présidais devait chercher ce supplément d’âme, que je ne sais ni définir ni vraiment mesurer, sur
lequel nous sommes loin d’être d’accord entre enseignants ou responsables de formation, mais dont
on sait par expérience qu’il conditionne largement la réussite future des ingénieurs admis en
formation. En interrogeant des jeunes candidats de 19 ans, on cherche ce supplément d’âme à l’état
d’un potentiel que la formation aura pour mission d’actualiser, ce qui ne contribue pas à clarifier la
situation. Autant dire que nous sommes face à des possibles qui dépendent grandement de notre
façon de voir et de faire les choses.
Je me souviens de la prestation de la jeune fille. Intelligente. A l’aise. Mais avec le brun de
timidité et de tension qui montre l’enjeu que représente pour elle l’intégration dans l’école.
Répondant à nos questions avec sourire et application. Jolie de surcroît. La prestation était de fait
très au-dessus de celle des douze autres candidats entendus à la chaîne ce jour- là. Je ne pus
convaincre mes deux assesseurs de ne pas mettre une très bonne note. La jeune fille faisait entendre
ce que tout enseignant désire entendre. Pourtant, le je ne sais quoi de très scolaire que montrait
cette candidate me faisait douter de ses aptitudes à devenir un jour ingénieur. Je me rassurais en
considérant, qu’après tout, tous les ingénieurs ne sont pas des créatifs. Je mis donc la note voulue
par mes deux assesseurs en me disant : il restera du travail si jamais cette candidate intègre l’école.
Travail de formation d’autant plus délicat que le profil de cette étudiante est exactement
celui dont rêvent les enseignants. De tels étudiants traversent les systèmes éducatifs sans jamais
poser le moindre problème. Quel enseignant lui reprochera de prendre sa discipline au sérieux ?
Quel enseignant lui reprochera de faire ce qu’il attend dans une épreuve d’évaluation ? Quel
enseignant lui montrera le peu d’utilité d’un savoir cloisonné pour appréhender un monde qu’il ne
l’est pas ? Quel enseignant pourra reprocher à cette étudiante de reproduire leurs schémas ? La
formation devrait parfois être déformation.
Les autres thèmes du cours étaient intitulés Lumière et matière, Arômes et parfums, Liquides
et solutions, Solides et matériaux, Microscopique et macroscopique. L’équipe enseignante
- 133 -
mobilisée était pluridisciplinaire en conséquence et plusieurs d’entre nous s’aventuraient à
concevoir un enseignement aux frontières de leur spécialité. Nous avions conçu le cours à partir de
questions que nous pensions relativement naïves et tirées de réalités quotidiennes. Nous n’avions
pas raisonné en terme d’approches ou de modélisations propres à une discipline particulière et dont
la construction demande souvent de longs développements. Ces développements ne sont pas l’objet
d’une formation d’ingénieurs qui se veut pluridisciplinaire, mais celui des formations spécialisées
dont sont issus les enseignants. Nous avions conçu le cours à partir d’objets dont nous voulions
parler le plus directement possible et non pas à partir des formalisations particulières qu’en
proposent les différentes sciences de la matière. L’aspect collectif et pluridisciplinaire de cet
enseignement est suffisamment rare pour être signalé.
A terme, l’objectif était que chaque enseignant s’approprie les conférences conçues par les
autres et les donne à sa façon. L’ambition était transdisciplinaire. Plus de casquette sur la tête des
enseignants, chacun s’approprie les éléments des disciplines des autres utiles à un enseignement
partagé portant sur les structures et les propriétés de la matière, chaque sous-discipline apporte ses
points de vue sur les mêmes objets. Il se trouve que les enjeux de la répartition des heures
d’enseignement en première année, guerre fratricide que se livrent des disciplines en mal
d’étudiants, ont eu raison de nos (mes ?) belles idées. Il se trouve que l’ambition transdisciplinaire a
butté cette fois- là sur la frilosité d’enseignants qui, ni collectivement, ni individuellement, n’étaient
prêts à envisager vraiment un enseignement sans cloisons disciplinaires. Au-delà des raisons
extérieures invoquées par tous et par chacun pour sauver la face, la raison de fond de notre échec
était notre incapacité à nous former suffisamment aux disciplines des autres. Mon étudiante sera
diplômée et elle le méritera. Elle ne démérite pas davantage que les enseignants qui prétendent la
former. Il se trouve qu’une autre fois la transdisciplinarité pourra l’emporter, entraînant la formation
vers une recherche vertueuse mais exigeante d’unité. Une autre fois.
Ça surprend, il paraît
J’ai toujours besoin d’arriver en avance. Surtout lorsqu’il s’agit de la première séance d’un
cours. Je vérifie sur l’écran (situé dans le hall d’accueil du bâtiment) que mon cours est programmé,
que les horaires affichés sont corrects. Je découvre le numéro de la salle qui m’est attribué e. Pas de
chance, la salle est occupée par un autre cours. Je n’aurai qu’une poignée de minutes pour tenter de
prévenir les problèmes techniques – toujours possibles (ayant prévu d’utiliser plusieurs vidéos, il
faut absolument que je m’assure que le magnétoscope fonctionne correctement, que je règle le son,
la luminosité, les couleurs). Forcé d’attendre que la porte de la salle s’ouvre, je m’assieds sur un des
sièges du hall, essayant, comme l’on dit, de faire le vide. Je ne prête donc aucune oreille aux
conversations autour de moi – celles d’étudiants assis à côté ou en face de moi. Cela arrive
souvent : on décide de ne pas écouter, on finit par entendre. Soudainement, j’ai le sentiment que des
échanges concernent mon cours. Je m’efforce, d’autant plus, de ne pas écouter. J’entends : Ça
surprend, il paraît.
Quelques instants plus tard, dans un agréable petit amphithéâtre, j’ai en face de moi une
trentaine d’étudiants.
Two roads diverged in a wood, and I –
I took the oneless traveled by,
And that has made all the difference
Je lis ces trois dernières lignes du long poème de Robert Frost intitulé The road not taken. Je
précise que le cours est, dans une large mesure, une illustration de la pensée du poète, que la poésie
m’a considérablement aidé dans mes travaux de recherche. Silence, prolongé.
- 134 -
C’est ainsi que je débute mon cours – un enseignement de 18 heures (6 séances de 3 heures)
destiné à une population de trentenaires, des personnes d’un niveau d’études supérieur (diplôme
d’ingénieur, maîtrise, mastère). Venant de nombreux pays (France, Canada, Etats-Unis, Grande
Bretagne, Espagne, Belgique, Chine, Portugal …), ces étudiants ont intégré, il y a près d’un an, le
programme MBA (Master of Business Administration) de mon institution, HEC – Paris. Ayant en
moyenne cinq ans d’expérience professionnelle en entreprise, ils désirent, comme ils disent,
augmenter leurs chances de carrière (certains veulent créer leur entreprise, d’autres aspirent à des
postes de direction dans de grandes entreprises, d’autres encore aimeraient pouvoir entrer dans les
cabinets de consultants de renom). Le diplôme qu’ils visent est reconnu internationalement. Ce
cours n’est pas un enseignement obligatoire, il figure sur la liste des cours dits électifs proposés aux
étudiants.
Les décisions du dirigeant d’entreprise, tel est le titre de mon cours. Commencer avec un
bout de poème, insister d’emblée sur l’utilité de la poésie pour la compréhension des décisions des
dirigeants des entreprises peut surprendre, en particulier cette population.
Chacun a tout ce qu’il faut pour répondre à la première question : du papier, un stylo
et, apparemment, tous ses esprits. Quelle est votre dernière grande décision personnelle ? Je vous
demande de noter votre réponse. Je leur laisse cinq minutes. Certains étudiants semblent réfléchir,
d’autres se mettent immédiatement à écrire. Maintenant, je vous demande de bien regarder ce que
vous avez écrit et de répondre à la seconde question : est-ce une bonne décision ? Cette fois, la
surprise est palpable. Des étudiants sourient, d’autres paraissent décontenancés… Alors ? Ils
hésitent. Puis, chaque fois, c’est à peu près la même séquence : Oui ; Oui, je crois ; J’espère que
c’est une bonne décision, sourires, petits rires dans la salle. Il faut attendre, je ne peux pas savoir.
Partant de leurs réactions spontanées, j’entame un premier travail conceptuel. Je me réfère, plus
particulièrement, à H.A. Simon (Prix Nobel d’économie 1978) 1 et à Héraclite afin d’expliciter et de
préciser ce que les étudiants ont commencé à ressentir, à savoir qu’un humain ne peut pas prendre
une bonne décision. Je présente les travaux de Simon, soulignant deux de ses arguments : notre
information est toujours imparfaite, en outre jamais nous ne pouvons prévoir toutes les
conséquences d’une décision. En complément, j’insiste sur l’idée du philosophe grec selon laquelle,
avec le temps, tout a tendance à se retour ner (on parle d’énantiodromie) : les conséquences d’une
décision peuvent être d’abord positives, puis devenir négatives, ou l’inverse. Les étudiants
acceptent ces concepts, mais des réactions témoignent de vigoureuses résistances à l’égard de l’idée
qu’un humain ne peut pas prendre une bonne décision. Ils sont, intellectuellement, d’accord, mais
ils ont besoin de se rassurer.
En procédant de la sorte, je cherche – d’emblée – à empêcher les étudiants de projeter sur
mon enseignement ce que je suis tenté d’appeler leur désir de maîtrise du monde. Si vous acceptez
l’idée qu’un humain ne peut pas prendre de bonnes décisions – je sais que cette idée peut faire mal
– vous comprendrez pourquoi ce cours ne vous présentera pas de techniques, d’outils, de méthodes,
de recettes pour bien, ou même mieux décider. Chaque fois, j’ajoute, très sérieusement à l’adresse
de ces étudiants qui aiment se présenter comme des êtres pragmatiques : A présent, vous avez une
importante décision à prendre : il n’est pas encore trop tard pour changer de cours. Je vous
rappelle qu’il s’agit d’un cours électif. Jusqu’ici, ils sont toujours, tous, restés.
Je poursuis mon travail conceptuel qui porte sur les fondements de l’idée de décision.
Partant une nouvelle fois des étudiants (de leurs croyances, de leurs réflexes, de leurs expériences
personnelles) et m’appuyant sur mes recherches, j’expose une critique de ce que j’appelle la vision
informationnelle du monde. Me référant à des faits historiques marquants, j’essaie de montrer que
l’informa tion n’est jamais essentielle dans un processus de décision. Par exemple, je reviens sur les
1
En fait, le soi-disant prix Nobel est un prix décerné par la banque de Norvège.
- 135 -
événements du 11 septembre, je lis des passages du rapport de la commission d’enquête pour
relever que les services américains de renseignement possédaient les informations qui auraient dû
les alerter. Conclusion de ma démonstration : Ils avaient les informations nécessaires, ils n’ont rien
vu venir. Par ailleurs, utilisant mes propres enquêtes, je montre que disposant des mêmes
informations, des personnes peuvent prendre des décisions différentes, voire opposées. Cette
critique de la croyance selon laquelle la décision est déterminée par l’information débouche sur le
postulat que je formule ainsi : Décider, c’est exercer sa liberté. Je m’engage dans une exploration
historique des relations entre décision et liberté. Ma démarche me conduit à évoquer la Bible : la
désobéissance d’Adam n’est-elle pas une décision, n’illustre-t-elle pas la liberté de l’Homme ? Je
rappelle le débat entre Erasme et Luther, dans les années 1525 : au Du libre arbitre du premier,
répond le Du serf-arbitre du second. L’association décision – liberté n’est pas pour déplaire aux
étudiants. Mais, l’expérience m’a convaincu que leurs réactions ne sont pas sans ambiguïtés.
Il est temps de faire la pause. Chaque fois, le même scénario se produit. Des étudiants, au
lieu de se précipiter dans le hall pour prendre un café, pour se détendre et discuter, au lieu de sortir
du bâtiment pour fumer une cigarette, viennent m’interroger. Leurs questions ont, chaque fois, la
même tonalité. Ils se demandent : Dans quel train sommes-nous montés, où nous mène-t-il ? C’est
mon image. Cette fois, un premier étudiant me demande : S’il vous plaît, quelle est votre formation,
Monsieur ? Je me réfère à des poètes, à un prix Nobel d’économie, à des philosophes, à la Bible, à
des travaux en neurophysiologie, etc. Les étudiants cherchent à me situer, ils ont du mal, ils n’y
n’arrivent pas, cela en gêne plus d’un. Je vois bien que ma réponse Si on parle de mes diplômes, je
suis sociologue, avec une spécialisation en économie n’est pas suffisamment éclairante pour
l’étudiant. Deux autres étudiants (une étudiante et un étudiant) se sont joints à nous, ils ont entendu
ma réponse. Réaction de l’étudiante : Votre cours est très philosophique. Je souris : Cela vous
déçoit, vous agace ? L’étudiante, quelque peu gênée par une question aussi directe, mais étant tout
aussi directe : On verra la suite. Le troisième étudiant : Ça surprend !
Il existe quantité de travaux et de théories sur la décision : les approches sont économiques,
mathématiques, sociologiques, psychosociologiques, psychanalytiques, politiques, philosophiques.
Autre approche encore, plus récente, celle des sciences cognitives. Une décision humaine,
personnelle ou collective, quelle qu’elle soit, ne traverse-t-elle pas toutes ces disciplines et
approches ? Ces découpages ne contribuent- ils pas à dissoudre la décision et finalement la liberté
qu’elle implique ? J’emprunte l’image de la dissolution à Claude Lévi-Strauss qui écrit : Le but
dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre [3]. Dans ma
démarche d’enseignant-chercheur, j’ai été confronté à une double question. En tant que chercheur,
je me suis demandé : comment penser la décision à travers, et au-delà 1 des disciplines et des
territoires constitués et, finalement, comment retrouver notre liberté ? En tant qu’enseignant, la
question est : comment présenter, dans une salle de cours, une approche de la décision pouvant être
qualifiée de transdisciplinaire ? Comment construire un enseignement qui évite la juxtaposition des
approches économiques, sociologiques, psychologiques, de la décision ?
Je me suis rendu compte, pas seulement à l’occasion de ce cours, que le recours au mot
transdisciplinarité pour parler de son enseignement aux étudiants ne règle rien. Mes diverses
expériences (à HEC, à l’Université Paris I où j’enseigne également), m’ont convaincu que, pour la
plupart des étudiants, ce mot est un mot décoration. S’ajoutent les multiples confusions et
malentendus qui l’accompagnent (on confond transdisciplinarité, interdisciplinarité et
multidisciplinarité)2 . Cela dit, la difficulté majeure me paraît être d’un autre ordre. Une de mes
convictions de base concernant l’enseignement, est qu’une idée, un concept, une théorie qui n’est
1
Les expressions à travers et au-delà, je les emprunte à Basarab Nicolescu [4].
2
Se reporter, en particulier, au livre de Basarab Nicolescu [4].
- 136 -
pas ressenti – physiquement – par l’étudiant, est, pour lui, du bruit. Comment faire ressentir –
physiquement – l’idée de transdisciplinarité ?
Je consacre l’essentiel de la seconde partie de cette première séance à la présentation de la
théorie de la décision que j’ai bâtie à partir de mes travaux de recherche. Les décisions essentielles
des humains ne sont pas conscientes : ce sont les possibles et impossibles que – sans s’en rendre
compte – ils se créent et se transmettent, à l’intérieur desquels ils perçoivent la situation, étudient le
problème, prennent leurs décisions conscientes. Pour illustrer, et surtout tenter de faire ressentir
cette théorie aux étudiants, je me réfère à des décisions qu’ils ont déjà éprouvées (le choix de leur
métier, le choix de l’entreprise dans laquelle ils ont travaillé jusqu’ici, le choix de leur conjoint,
etc.). Je reviens sur les événements historiques déjà évoqués, en les considérant à travers les deux
concepts en question. Concernant le 11 septembre, je souligne que si les services américains de
renseignement n’ont rien vu venir, s’ils n’ont pas vu les informations qu’ils possédaient, c’est parce
que les événements qui se préparaient constituaient un impossible pour eux – étaient inimaginables.
Cela me permet d’introduire l’idée que l’essentiel dans un processus de décision est, non pas
l’information, mais l’imagination. Selon cette théorie, les humains sont d’abord et surtout des êtres
imagineurs (je tiens à préciser aux étudiants que ce qualificatif, je l’emprunte à un poète, Paul
Valéry). Décider, c’est d’abord et surtout imaginer. Notre liberté, c’est essentiellement notre
imagination. Notre imagination, ce sont les possibles et impossibles que nous nous créons, que nous
ne voyons pas. Je souligne que cela n’a aucun sens de distinguer des possibles (ou des impossibles)
économiques, politiques, sociologiques, psychologiques, etc. L’imagination est toujours globale ;
un possible, un impossible, est un rapport au monde. Je termine en synthétisant de la sorte. C’est à
ce moment- là, tout à la fin de la séance donc, que j’introduis le mot transdisciplinarité, le pari étant
que les étudiants aient ressenti – physiquement – l’idée avant.
Fin de la séance, cela recommence. Plusieurs étudiants viennent me voir. Exemple de
questions : Mais, vous êtes dans quel département ? Ils n’arrivent toujours pas à situer
l’enseignement et l’enseignant. Cela semble en gêner plus d’un.
Je commence la seconde séance en donnant l’occasion aux étudiants de revenir sur la théorie
présentée : questions, débats. Je poursuis le travail conceptuel.
Dans la seconde partie de la troisième séance, les étudiants travaillent sur une vidéo (dont je
suis l’auteur) qui présente l’histoire – surprenante – d’une entreprise. Selon l’analyse de la réalité
économique, elle est irrémédiablement condamnée. Surprise, le dirigeant refuse cette éventualité. Sa
réaction, sa démarche, son langage, son attitude envers les cadres, le personnel, les syndicats,
finissent par provoquer un élan collectif – imprévu, imprévisible – qui sauve l’entreprise. Je
demande aux étudiants de faire ressortir les possibles et impossibles des protagonistes, ceux du
dirigeant en particulier. Le point le plus intéressant est la relation des étudiants à l’idée de liberté.
Autre conviction de base, pour moi l’enseignement et la recherche servent à produire de la liberté.
J’établis une relation forte entre transdisciplinarité et liberté. Dans mon livre Créateurs de mondes
[5], j’ai écrit : Transdisciplinarité et liberté sont indissociables : plus nous traversons les œuvres
humaines, plus nous rencontrons de liberté chez l’humain. La transdisciplinarité est spectacles de
liberté. Comment, dans un cours, faire en sorte que les étudiants augmentent leur liberté ? J’utilise
cette vidéo, convaincu que l’histoire est de nature à stimuler cette démarche. Spontanément, la
plupart, voire la totalité, des étudiants, parlent plutôt avec admiration de l’attitude et des décisions
du dirigeant de l’entreprise. Mais, ils ont tendance à insister sur le caractère exceptionnel de la
situation, sur la spécificité du secteur économique ; certains vont même jusqu’à expliquer que les
décisions du dirigeant ont été déterminées par son éducation, sans doute chrétienne. Après leur
avoir fait remarquer qu’une situation est, par définition, exceptionnelle, qu’un secteur économique
est toujours spécifique, que des personnes peuvent avoir été éduquées dans la religion chrétienne et
se comporter de manière très différente, j’essaie de faire prendre conscience aux étudiants que –
sans s’en rendre compte – ils cherchent à réduire, à nier la liberté des humains (du dirigeant de
- 137 -
l’entreprise, dans le cas présent). Je reviens au point de départ de l’histoire de cette entreprise afin
d’interroger l’évidence de la notion de réalité économique. Me référant à mes travaux, je pose la
question : Quelle est la réalité de la réalité économique ? 1 . C’est l’occasion d’aborder une question
transdisciplinaire fondamentale : Qu’est-ce que la réalité ? Je me réfère à des travaux de
philosophes, de physiciens, de neurophysiologistes.
La quatrième séance, nous recevons le premier des trois dirigeants qui se succèdent dans les
trois dernières séances du cours. Je les ai invités à venir parler – de manière directe et simple – de
décisions majeures qu’ils ont prises ou qu’ils sont en train de prendre (création de l’entreprise,
lancement d’un produit nouveau, réorganisation, licenciement, embauche, etc.). Ils ont accepté ma
seule consigne : éviter la langue de bois qu’ ils utilisent lorsqu’ils présentent leurs décisions à la
presse, à leur banquier, au personnel de l’entreprise. Les étudiants apprécient ces témoignages, ces
rencontres au cours desquelles ils peuvent poser des questions très personnelles aux dirigeants face
à eux. Surtout, ils découvrent que, comme ils disent : Les dirigeants sont beaucoup plus libres
qu’on pense. Organisés en groupes, les étudiants doivent me remettre, après la rencontre, une fiche
d’étude des décisions du dirigeant invité.
En début de séance 5, je prends une demie heure pour faire part aux étudiants de mes
commentaires à propos de leurs fiches d’étude concernant le premier dirigeant invité. Vous avez
bien compris le travail demandé, vos études sont, dans l’ensemble, bien menées et même plutôt
intéressantes. Mais, vous voulez expliquer les décisions du dirigeant. Je demande : Que signifie
vouloir expliquer les décisions humaines ? J’essaye de montrer que c’est chercher à les justifier
rétrospectivement (qu’on en soit conscient ou pas) ; que, finalement, c’est désirer nier la liberté
humaine. Je tente de faire sentir en quoi les soi-disantes sciences humaines (économie, sociologie,
psychologie, histoire) sont, globalement, liberticides. Des étudiants sont surpris, quelques- uns
paraissent presque choqués. Mais, tous acceptent le débat. Je cite, avec plaisir, Tolstoï [6]: Tout
homme (…) sent de tout son être qu’il peut à chaque instant accomplir ou ne pas accomplir tel
acte ; mais une fois qu’il l’aura accompli, cet acte accompli à un moment précis du temps
deviendra irrévocable et appartiendra à l’histoire qui, de libre qu’il était, le rend nécessaire. Cette
pensée du grand romancier m’amène à insister sur l’idée de contingence. Afin d’expliciter la
relation contingence – liberté, je me réfère à Epicure2 . Je souligne que si l’idée de contingence est si
dérangeante, si inacceptable pour nous, c’est que celle de liberté est, finalement, inadmissible pour
l’esprit moderne : nous cherchons, constamment, à relier une décision à un événement passé, au
contexte, à l’environnement, à des contraintes extérieures.
Vous êtes destinés à être des responsables – de service, d’usine, de filiale, de projet,
d’entreprise. Comme vous le savez, le réflexe des dirigeants est d’expliquer leurs décisions par les
contraintes de la réalité économique (le marché, la concurrence, la mondialisation). Après ce que
nous avons vu dans ce cours, estimez-vous que c’est une attitude responsable ? Etre responsable,
n’est-ce pas assumer sa liberté ? C’est par cette double interrogation que je termine mon cours. Des
étudiants viennent me voir, leurs réactions sont plutôt des encouragements.
Epilogue
Chacun des deux enseignants-chercheurs a découvert l’histoire racontée par l’autre. Ils ont
échangé des commentaires, des critiques, des propositions. Finalement, ils se sont demandés : que
font ressortir nos expériences, au-delà des situations que nous venons d’évoquer ? Leur conviction
1
On peut se reporter à Créateurs de monde [5], pp. 132-140.
2
On peut se reporter à Créateurs de mondes [5], pp. 247-248.
- 138 -
est qu’il ne serait pas honnête de taire le fait que la transdisciplinarité est une difficulté, et même un
risque pour l’enseignant.
Le risque est notamment de juxtaposer des savoirs disciplinaires, de faire se succéder des
enseignements de spécialistes. Sans doute, la démarche est-elle plus facile pour l’enseignant, plus
rassurante pour les étudiants, mais peut-on parler de transdisciplinarité ? Construire, sur une
question, un thème, un débat, un enseignement proprement transversal à plusieurs disciplines est
chose difficile. Le travail de conception que requiert cette démarche suppose un goût prononcé pour
l’architecture pédagogique et l’expérimentation.
La transdisciplinarité oblige à sortir de la routinisation et des fausses sécurités dont se
parent les disciplines, remarque Isabelle Stengers [7]. Dans nos témoignages, nous avons insisté sur
un risque dont elle ne parle pas : l’inconfort, le malaise des étudiants. Etant donné la prégnance,
chez ces derniers tout autant que parmi leurs professeurs, de ce que nous sommes tentés d’appeler
la vision disciplinaire du monde, ils ont – spontanément – du mal à situer tout enseignement
transdisciplinaire, à se situer eux- mêmes par rapport à celui-ci, à situer l’enseignant qui se trouve en
face d’eux. Construire un enseignement transdisciplinaire signifie reconstruire, dans une large
mesure, les relations entre enseignants et étudiants et entre enseignants. Il faut inventer,
expérimenter. D’où la nécessité d’échanger et de débattre à partir des expériences des uns et des
autres.
Il existe un autre risque dont on parle encore moins, et que nous n’avons pas évoqué
jusqu’ici dans nos témoignages. Il s’agit de celui qui concerne la reconnaissance, l’évaluation, la
promotion, la carrière de l’enseignant. Les enseignements transdisciplinaires ne rentrent pas dans
les systèmes et les critères existants de gestion des carrières à l’université, dans les écoles
d’ingénieurs et de gestion. Par exemple, les enseignants-chercheurs sont de plus en plus soumis à
l’impératif de publication et évalués par leurs pairs sur leurs publications. Or les revues de référence
sont disciplinaires, et même de plus en plus spécialisées. L’expérience montre (toutes choses étant
égales par ailleurs) qu’un enseignement transdisciplinaire demande plus de travail, d’énergie, de
conviction, de temps. Pourquoi alors accepter le risque de ne pas être récompensé par son
institution, d’hypothéquer sa carrière ?
Plus précisément, nous voyons dans la transdisciplinarité une démarche d’ouverture, en ce
sens qu’elle appelle des questions ouvertes et transversales, telles que : qu’est-ce que l’homme ?
qu’est-ce que le monde ? qu’est-ce que la nature ? qu’est-ce que la matière ? qu’est-ce que la
réalité ? qu’est-ce que connaître ? Si un enseignant-chercheur accepte la difficulté et le risque que
représente une recherche ou un enseignement transdisciplinaire, c’est finalement parce qu’il est
intimement convaincu que de telles questions se posent et qu’elles doivent être posées dans les
cours.
Comme on a pu le noter, en tant qu’enseignants-chercheurs, nous croyons utile pour la
cohérence de notre démarche d’interroger la volonté (qui paraît si naturelle) d’expliquer, de
rechercher des nécessités, des causes. A l’idée de transdisciplinarité, nous associons en particulier
celles – selon nous indissociables – de contingence, d’imagination, de liberté. Si nous acceptons la
difficulté et le risque de mener des recherches transdisciplinaires, de construire des enseignements
transdisciplinaires, c’est parce que nous concevons la recherche et l’enseignement comme un travail
d’émancipation, que nous croyons que ce travail exige une démarche rigoureusement
transdisciplinaire. Le besoin d’expliquer est devenu si fort dans notre monde qu’il nous pousse à
renier la contingence. Nous ne parvenons plus à imaginer que notre monde aurait pu être autrement.
Nous renions du même coup notre liberté. A force de nous y référer, nous faisons une utilisation
irrationnelle de la rationalité.
Enfin, en nous relisant, nous nous rendons compte que nous avons choisi de ne pas insister
sur les encouragements des étudiants qui nous aident à persister dans cette difficulté et ce risque.
- 139 -
Nous avons décrit l’inconfort que produisent sur eux des enseignements transdisciplinaires. Ils ne
situent plus l’enseignant qu’ils ont en face d’eux, ils ne situent plus l’enseignement dispensé. C’est
effectivement ce que nous constatons pendant l’enseignement, et plus précisément à son début. La
formation transdisciplinaire qui aborde les questions posées ci-dessus suppose une phase de
déformation. Mais viennent ensuite des moments, souvent après l’enseignement, parfois pendant,
lors desquels les étudiants réalisent qu’une sorte de masque est tombé entre eux et l’enseignant. Ils
réalisent que d’autres questions fondamentales se posent, des questions que peut-être ils avaient
plus ou moins implicitement à l’esprit sans avoir jamais trouvé ni le lieu ni les mots pour les
formuler.
Nous constatons que in fine la rencontre a lieu. C’est sans doute là la seule récompense dont
le chercheur a besoin pour poursuivre son travail.
Ludovic BOT
ENSIETA, Brest, France
Andreu SOLE
HEC-Paris, Jouy-en-Josas, France
Références
[1] Trinh Xuan Thuan, 1988, La mélodie secrète, Fayard.
[2] Nicolescu (B.), Nous, la particule et le monde, Monaco, Editions du Rocher, Collection
"Transdisciplinarité", 2002.
[3] Lévi-Strauss (C.), 1962, La pensée sauvage, Plon (« Pocket »), p. 294.
[4] Nicolescu (B.), La transdisciplinarité, manifeste, Monaco, Editions du Rocher, Collection
"Transdisciplinarité", 1996.
[5] Solé (A.), 2000, Créateurs de mondes, nos possibles, nos impossibles, Editions du Rocher,
Collection Transdisciplinarité.
[6] Tolstoï (L.), 1972, La Guerre et la paix, tome 2, Gallimard (« Folio classique »), p. 10.
[7] Remarque citée par François Dosse dans son livre L’empire du sens. L’humanisation des
sciences sociales. La Découverte, 1997, p. 387.
- 140 -
VALEUR PEDAGOGIQUE D’UNE EXPERIENCE
TRANSDISCIPLINAIRE DE TERRAIN
En dehors de tentatives interdisciplinaires comme la création de groupes d’intérêts
scientifiques (GIS), les organismes de recherche publics français ne proposent pas aujourd’hui de
champ de recherche et d’enseignement de nature véritablement transdisciplinaire, c’est-à-dire, en
référence à Basarab Nicolescu [1], permettant véritablement de traverser les disciplines, de saisir ce
qui se situe entre et au-delà d’elles. En effet, malgré l’intérêt que suscite cette nouvelle perspective
auprès d’un nombre croissant de chercheurs, et de certains responsables universitaires, les rouages
ou volontés socio-politiques paraissent lentes à s’animer. La situation a toutefois récemment évolué
à l’initiative du CNRS, qui a lancé un programme visant à reconnaître, sinon à tenter
d’institutionnaliser, la transdisciplinarité en France et au niveau international. Cela constitue un pas
important si il est suivi d’effets sur le terrain. Ce projet publié en 2002, intègre notamment la
dimension nucléaire du préfixe trans qui est à la fois capable de capter le message global de
différents champs du savoir tout en conservant l’identité de chacun des domaines disciplinaires qui
l’ont transmis. Il reconnaît aussi la nécessité impérieuse de développer les approches situées aux
frontières ou à l’interface entre les disciplines plutôt que de les marginaliser. Enfin, il veut instiller
une nouvelle pédagogie de recherche non exclusive et s’enrichissant des croisements féconds entre
les différents champs de la connaissance.
Il est trop tôt pour juger de la mise en œuvre d’un tel plan. Toutefois, si il se concrétise, ce
sera en grande partie grâce aux actions incitatives et de diffusion du CIRET et au travail de fo urmi
des différents réseaux universitaires et associatifs qui ont rapidement fait le constat de l’absence
cruciale de telles structures pontonnières, notamment en France. Ainsi, le CETSAH, le centre K.
Bösch, l’Observatoire pour le futur, le réseau MCX-APC ou le GRT1 ont clairement saisi les enjeux
épistémologiques et éducatifs liés à l’essor de la transdisciplinarité. A une échelle plus modeste, le
groupe des plasticiens (GDP) 2 dont on relate ici l’expérience, en a pris aussi la mesure. Association
loi 1901 née en 1994, il avait une optique avant tout pragmatique : réaliser des protocoles
transdisciplinaires expérimentaux sur le terrain. Son objectif n°1 a été de tenter de décloisonner les
disciplines en fédérant des chercheurs dans le but de répondre à des interrogations communes sur
des thèmes majeurs comme ceux de la dynamique interne des processus évolutifs - à tous les
niveaux d’organisation -, du principe de complexité, des rapports science et art ou de la nature de la
conscience.
Le GDP a eu pour che val de bataille la prise en compte du concept de plasticité [2] en tant
que propriété fondatrice - et non systémique - de la matière comme de l’événementiel. Ce concept,
basé sur l’observation claire d’une interactivité dynamique des systèmes de codes, en opposition à
1
Cette énumération est bien entendu loin d’être exhaustive.
2
Parmi les membres du GDP, le bureau constitué d’Anne Dambricourt, Eric Bois, Gilles-Eric Séralini et Marc-Williams Debono, et
les membres d’honneur dont Pierre Bergé, Basarab Nicolescu, Olivier Costa de Beauregard, Gilbert Durand, Pierre Karli, Edgar
Morin, René Thom et Rémy Chauvin.
- 141 -
la linéarisation et à l’isolement des fonctions (ou code plastique de la vie) a été élaboré dans les
années 80, est devenu mature, puis s’est trouvé d’emblée inscrit dans le mouvement
transdisciplinaire dont l’essor devenait grandissant en France dans les années 90, essentiellement,
comme on l’a souligné, grâce à l’action inductrice du CIRET. La spécificité de notre action a reposé
sur trois principes : l’établissement d’un carrefour ontologique entre les disciplines, la mise en
rapport des architectures et la non fragmentation de la réalité. Elle a donc naturellement conflué ou
co-évolué avec celle de la transdisciplinarité. Et au-delà, nous répondions probablement à un
mouvement plus global de refonte socio- historique des perspectives (fin du mécanicisme,
renaissance de la plastique en Occident, changement de paradigme). Ainsi, le préfixe trans- signifiet-il implicitement pour les plasticiens adopter une perspective transversale (se saisir de ce qui se
situe entre et au-delà de), ne pas quitter le lien générique qui permet d’édifier des ponts naturels
entre les disciplines et aller vers une transposition des grilles de lecture de la réalité. Nous relatons
donc dans le cadre de ce bulletin consacré à l’éducation, les aspects méthodologiques, pédagogiques
et éducatifs liés à la mise en place de ce petit réseau transdisciplinaire.
Aspects méthodologiques
Pour concrétiser notre action, nous avons donc mis en place un réseau nucléaire de
chercheurs dont l’objectif a été de situer dans une perspective cohérente les principales voies de
recherche prenant en compte le contenu générique des processus évolutifs. Il s’agissait de répondre
de façon pragmatique à la demande croissante de chercheurs isolés et de proposer des méthodes
expérimentales originales. Nous l’avons fait en fédérant des chercheurs de disciplines aussi
éloignées que la paléo-anthropologie, l’astrophysique, les mathématiques, la sémantique, l’art, les
neurosciences, la physique et la psychologie expérimentale. Concrètement, notre fonctionnement a
reposé sur le principe de la formation de binômes par affinité de sujet dont la tâche était
l’établissement et la réalisation de protocoles expérimentaux transdisciplinaires. La tâche était
difficile, et pour la mener à bien, en aval d’une réflexion épistémologique préalable et relevante du
groupe, notre approche a été la suivante :
-
Rendre compte sur le terrain des schémas auto-cohérents observés dans nos disciplines
respectives ;
-
Les articuler à des modèles communs, puis valider ces prédictions par une série
d’expériences interactives dans les binômes et entre les binômes ;
-
Ouvrir, par la superposition de champs expérimentaux concrets, des voies de recherche
nouvelles ;
-
Une fois les niveaux imbriqués détectés, établir des modèles expérimentaux interactifs
permettant d’appréhender les phénomènes dans leur globalité, sans pour autant renier la
spécialisation de chacun.
Quatre stades ont été définis afin de mettre en place cette stratégie :
-
Stade 1 - élection de disciplines ayant un champ expérimental concret, et la possibilité de
travailler en synergie avec une ou deux disciplines connexes ;
-
Stade 2 - formation effective du groupe de travail adhérant au protocole commun établi par
le biais de la création de bi- ou trinômes opérationnels en fonction des modèles choisis ;
-
Stade 3 - interconnexion et/ou recomposition des binômes en fonction des études de
faisabilité sur le terrain et de l’évolution globale du projet ;
- 142 -
-
Stade 4 - Mesure du potentiel de créativité du groupe, dont la taille critique respectera un
quota restreint, et décision concertée des futures directions à prendre.
Le respect de cette chronologie, et en particulier la formation de binômes expérimentaux, a
permis d’éviter la dispersion et de mettre en relation étroite des acteurs de disciplines éloignées qui
n’auraient pas eu le loisir ou l’idée d’aller plus loin hors du contexte du groupe. Cela a formé un
ciment ayant valeur éducative, car il s’est avéré souvent opérationnel. Cette attitude a du passer par
une rééducation des us, du langage, des rapports sujet-objet et des modalités d’approches
phénoménologiques du groupe. L’analyse globale des travaux a ensuite été comparée aux résultats
d’autres binômes, et cette comparaison par petites unités a à son tour été corrélée à la philosophie
d’ensemble du groupe. D’où un ensemble de projets établis et la tenue de réunions mêlant
conférenciers émérites et jeunes talents pendant quatre années. Ici, plutôt qu’un enseignement, ce
sont le ressenti, la pratique et l’interaction qui ont été de mise. Ce foyer d’idée a permis
l’élaboration d’une ligne de conduite commune visant à intégrer et à démultiplier le concept prôné.
La démarche du groupe s’est alors inscrite dans une approche globale de la science des
processus, à quelque niveau qu’elle se situe. L’identification de ces niveaux s’est faite
essentiellement à deux stades :
1- Recherche de fonctions harmoniques fondamentales susceptibles de remettre en cause les
édifices disciplinaires ou les systèmes de pensée monolithiques : Cela a été ébauché par
la définition d’un champ d’investigation modulaire de la plasticité (qu’on ne peut
détailler ici) : i) du particulaire au cognitif ; ii) du morphogénique au cosmogonique ; iii)
du systémogénique à l’ontologique.
2- Identification des différents types d’interactions dans la réalisation de chaque protocole
expérimental proposé.
Ces interactions ont été définies comme suit :
-
Interactions de premier degré : distinction des niveaux d’organisation ;
-
Interactions de second degré : mise en place de modèles expérimentaux couvrant plusieurs
niveaux d’organisation.
Exemple 1: Interface Psychophysique : théorie de l’information / modélisation
neuronale / physique et psychologie expérimentale / sciences cognitives / états de
conscience.
Exemple 2 : Théorie de l’évolution : paléoanthropologie / morphogenèse / embryologie
/ théorie du chaos / modélisation mathématique et biologique / ontogenèse.
-
Interactions de troisième degré : Emergence ou distinction de méta-niveaux indiqués par des
marqueurs topologiques des domaines abordés. Déclinaison en niveaux de réalité.
Démarche pédagogique & bilan des actions constituées
Pour répondre à ces objectifs, le GDP a eu une démarche singulière dans le sens où elle a été
historiquement axée sur le concept de la plasticité ; approche qui, comme on l’a déjà mentionné,
vise à récapituler autant le code plastique de la vie que cet esprit de conquête des plasticiens face à
l’enveloppe globale de la réalité pré- mâchée qui nous est donnée en pâture. Cela l’a probablement
aidé à donner d’emblée un cap transdisciplinaire à son action. Sa position, comme celle de PSA
- 143 -
aujourd’hui 1 , est en effet de ne pas fragmenter la réalité, mais de la saisir sous toutes ses formes,
sans a priori disciplinaire, éthique ou psychologique. Cette pédagogie a été continuellement
dispensée afin d’articuler les découvertes fondamentales du chercheur à des applications sur le
terrain et à une réalité la moins déformée possible. Elle a aussi permis d’éviter de disjoindre le
savoir du vécu de l’homme, ce qui représente une tendance actuelle marquée (mode de vie
stéréotypé, impact de la surinformation et de l’acquisition en temps réel), qui peut à long terme
totalement scléroser la société.
Comment avons-nous procédé ? En établissant des axes et l’identification de cibles autour
de ces binômes. Cela a répondu à une double exigence: 1/ Pallier à la carence logistique ou
politique gelant fréquemment des idées ou des découvertes scientifiques importantes ; 2/ Avoir sans
cesse une vue holistique des évènements, c’est-à-dire resituer les théories avancées dans un contexte
global, où, ni la discipline, ni le chercheur en tant qu’individu, ne sont isolés. Cette liberté de
pensée, qui n’exempt nullement de la rigueur d’analyse disciplinaire (l’expertise), nous a, dans un
certain nombre de cas, permis de dépasser les contradictions et de générer une recherche de qualité
dans des domaines innovants dont certaines retombées - y compris individuelles - ont pu être
mesurées.
En effet, un des préceptes du GDP fut de se situer, de par sa nature même, en dehors du
formalisme, sans être exempt de rigueur - de rigueur plastique s’entend - dans le sens où la plasticité
porte en elle- même la potentialité de dépasser sa propre contradiction. C’est ce principe qui a été
déployé aussi bien au niveau de la philosophie du groupe que dans la réalisation des projets sur le
terrain. Ainsi, nous avons misé principalement sur les hommes et les femmes qui composaient le
groupe. Cette synergie ou démultiplication concertée a été le point d’orgue de notre action, la
plupart de nos membres ayant compris que l’ère du binaire et de la schizophrénie était caduque et
que le tiers exclu ne pouvait en aucun cas expliquer l’ontologie humaine.
Notre approche a ainsi nécessité une intégration de l’apport complémentaire de disciplines
connexes qui se sont satellisées et se sont positionnées de façon nouvelle les unes par rapport aux
autres. Elle a aussi bénéficié du fait que nous avions une approche conceptuelle commune
pressentie plutôt que discutée, avant d’être le fruit d’un échange et d’un approfondissement mutuel
lors de nos rencontres. Ce sont là des éléments positifs de notre expérience qui peuvent avoir une
valeur éducative. En revanche, les problèmes que nous avons identifiés ont été la nécessité d’un
langage commun, la concrétis ation des projets expérimentaux, les risques de dérive et enfin
l’incontournable problème du temps et de l’investissement lourd dans certaines entreprises.
En effet, malgré la difficulté de réaliser des expériences transdisplinaires sur le terrain avec
des moyens associatifs, nous avons sur une période de quatre années réussi à mettre sur pied une
douzaine de projets. Toutefois, on peut estimer que seulement cinq de ces projets ont eu des
avancées concrètes. Le premier (Dynamique évolutive / disciplines concernées :
paléoanthropologie, physique, modélisation, biologie) avec le recrutement d’un thésard et une
collaboration de plusieurs laboratoires nationaux (IPH, INSERM - faculté de médecine de Marseille et Université de Caen) a pu réaliser les premières étapes prévues dans le protocole, mais a cependant
du s’arrêter, faute de moyens et de temps. Le second (Principe de complexité / disciplines :
mathématique, astrophysique, paléontologie) a connu un développement théorique qui a fait
avancer ses protagonistes et pourrait se prolonger. Le troisième (Pensée comme matière /
disciplines: arts plastiques, écologie, transculture, cognition) a conduit à un projet soumis à la
DRAC et à une présentation au palais de la découverte à Paris. Le quatrième (Le Moment chaotique
1
Plasticités Sciences Arts est une association créée en 2000 après la dissolution du GDP, dont l’objectif est non plus de mettre au
point des protocoles expérimentaux, mais d’ouvrir un champ de réflexion et d’action plus large sur les rapports entre les sciences, les
arts et les humanités [3].
- 144 -
en psychothérapie) a amené un groupe hospitalier collaborant avec un physicien de l’ONERA à
mieux cerner sa problématique. Le cinquième (Les Morphotypes posturaux) a enfin permis à un
groupe de médecine expérimentale et d’ostéopathes de former des binômes avec des chercheurs
fondamentaux de disciplines éloignées, d’approfondir notablement le domaine, avec soutenance de
thèse d’un des protagonistes, et de modéliser tout ou partie de ses données expérimentales. Cette
interaction née au GDP connaît aujourd’hui encore des prolongements sous forme de parrainage,
d’approfondissement de la fonction posturale, de collaborations directes entre chercheurs et
praticiens et de congrès.
Ces résultats sont insuffisants mais demeurent encourageants pour des structures
transdisciplinaires plus établies, qui auraient le temps de dispenser un enseignement de qualité
accompagné de groupes de travail suivi. En effet, le recul nous fait dire que l’ambition de départ
était trop grande par rapport à la taille du groupe, et qu’un choix plus restreint de projets focalisés
aurait probablement été plus judicieux. Les critères d’évaluation de la réussite d’une expérience
transdisciplinaire de groupe doivent donc tenir compte du facteur taille et ajuster les variables en
fonction des paramètres locaux. Les autres aspects liés à ces projets en système ouvert furent la
recherche systématique de solutions pragmatiques à nos besoins et interrogations et avant tout d’une
certaine efficacité de terrain. Et c’était là la difficulté du pari lancé.
Valeur éducative liée à cette expérience de terrain
Le pari n’a été gagné qu’en partie. Cependant, cette pédagogie a permis, par une saine
émulation, la rencontre opportune de beaucoup de chercheurs, un gros travail binomial et de
synthèse, la réalisation de réunions trimestrielles très riches et agrémentées de conférences
mémorables dont celles de René Thom, Jacques Ninio, Rémy Chauvin, Michel de Heaulme, Khaled
Aït Hamou ou Dominique Laplane, pour ne citer qu’eux1 . Elle a également marqué la naissance
d’une attitude plastique, créative et transdisciplinaire qui se poursuit aujourd’hui dans une structure
ayant les mêmes valeurs, mais plus centrée sur les rapports art, science et humanité et sans ambition
expérimentale directe (PSA).
Qu’en tirer sur le plan purement éducatif ? Le fait de déployer un potentiel en herbe et de
développer le foyer d’idées sous-jacent à une thématique annoncée est déjà une piste. Suit la bonne
volonté des chercheurs et intervenants du groupe qui a su instiller à chaque réunion des valeurs
d’ordre pédagogique comme la forte valeur ajoutée que représentait la fédération des chercheurs du
groupe, les carrefours disciplinaires, l’aspect avant-gardiste de notre action et l’intérêt de travailler
sur des projets en système ouvert. Un label GDP a même été décidé en fin de parcours afin
d’encourager le travail des petits groupuscules. En effet, la concentration de matière grise n’est pas
forcément synonyme d’action concrète et de terrain. Ainsi, certains projets se heurtent souvent à des
murs d’incompréhension et n’aboutissent jamais, faute d’action incitative commune. C’est
pourquoi, nous avons opté pour un système souple alternant réunions de travail et présentations
orientées dans le but de faire avancer les binômes. Cette attitude didactique a permis de créer une
dynamique dans et entre les binômes. D’où une leçon à retenir pour de petites structures éducatives
ou associatives : conduire quelques projets phares et conserver le cap, c’est-à-dire les options
réellement fédératrices et particulières établies par l’entité.
En effet, parmi la diversité des projets présentés, certains, très intéressants mais ambitieux,
auraient demandé des financements et une plus grande mobilisation. D’autres, au contraire, se sont
nourris d’eux-mêmes et de l’émulation du groupe pour s’émanciper. De même, l’orientation du
1 Des résumés de ces conférences sont accessibles sur le site Web de PSA donné dans la référence [3].
- 145 -
groupe a du à maintes reprises être réajustée et affinée. La langue disciplinaire employée par chacun
a aussi du se conformer à la plasticité d’un langage commun, gage d’une amorce transdisciplinaire
réelle. Enfin, les viviers les plus dynamiques se sont probablement créés alors qu’ils admettaient le
plus de degrés de liberté, c’est-à-dire qu’ils étaient le moins institués. Là, la spontanéité et le
sentiment d’appartenance à un groupe ont été les plus vifs. Les résultats également. C’est une autre
leçon éducative à tirer, dans la mesure où la reconnaissance intégrale de la transdisciplinarité ne
serait pas forcément un bienfait : elle pourrait tomber dans le piège institutionnel. L’idéal : une
transdisciplinarité reconnue et pratiquée, mais que ces partisans tentent de garder cet abord naïf et
libre de la découverte.
En résumé, la valeur pédagogique et éducative que l’on peut donner à cette tentative de
pratiquer la transdisciplinarité au sein d’un groupe de petite taille tient surtout dans l’effort de mise
en place du réseau autour d’un noyau commun (ici la plasticité, mais ce peut-être un autre axe) et de
binômes de travail ayant de part leur structure, une ouverture transdisciplinaire quasi- naturelle.
Notre travail a été essentiellement explicatif au départ, visant à partager le concept de plasticité,
puis a consisté à faire valoir cette transdisciplinarité latente et parfois non identifiée par les binômes
eux- mêmes. Ensuite, il a suffit de canaliser ou d’orienter cette tendance. Cette stratégie s’est
adressée à des adultes spécialisés, donc handicapés quelque part, mais sensibles aux notions
transculturelles. Ce n’est bien entendu pas le cas de tous les publics, en particulier des jeunes
étudiants, au mieux formatés à l’interdisciplinarité, mais il est tout à fait possible de la transposer
dans le monde de l’éducation.
En effet, il est hautement probable que la jeunesse soit saturée des méthodes d’enseignement
magistrales et monolithiques et s’ouvrirait volontiers à une approche nouvelle des différents champs
disciplinaires. Une méthode pédagogique non unilatérale qui leur proposerait d’avancer par
binômes tout en ayant une perspective ou une cible transdisciplinaire commune pourrait être une
piste. De même, le choix de marqueurs ou l’intervention de tuteurs chargés de consolider le cap
transdisciplinaire choisi serait très utile pour alimenter la pérennité de tout projet éducatif. Pour
conclure, le monde de l’éducation du troisième millénaire a besoin de nouvelles recettes pour pallier
à la morosité enseignante ambiante et au manque de perspective des structures pluri- et
interdisciplinaires. Toute approche lui laissant entrevoir une voie réellement transversale ne peut
que faire avancer la recherche de demain.
Marc-Williams DEBONO
et les membres du Groupe des Plasticiens
Références
[1] Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité, manifeste, Monaco, Editions du Rocher, Collection
"Transdisciplinarité", 1996.
[2] Marc-Williams Debono, L’Ere des Plasticiens, Aubin, 1996.
[3] Site Web de l’association PSA: http://plasticites-sciences-arts.org
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