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AVANT-PROPOS
Des love stories entre acteurs, il n’y a que cela.
Quoi de plus logique : la plupart des histoires
d’amour naissent sur le lieu de travail. Le temps
d’un film, les comédiens sont comme des collègues de bureau. Mais les histoires mythiques
se comptent sur les doigts de la main. Et celle
qui a réuni Romy Schneider et Alain Delon est
sûrement l’une des plus belles.
Quand ils se rencontrent en 1958, sur le tournage de Christine, Romy a vingt ans et Delon
vingt-trois. Ils incarnent la jeunesse, alors qu’une
nouvelle génération ne demande qu’à s’affirmer
en inventant sa musique, son cinéma, sa mode
vestimentaire, sa manière de vivre, loin des années
de plomb de l’après-guerre où elle a grandi, étouffée par les contraintes.
Delon et Romy ont tout pour eux : la beauté insolente, le charme, le charisme, la réussite. Dans l’effervescence du Paris des années 1960 ou de la Rome
de la dolce vita, ils sont faits pour s’aimer. Mais ils
s’aiment pour de mauvaises raisons. Tous deux
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fuient quelque chose. Romy se libère de sa mère,
omniprésente, de son beau-père qui ponctionne
ses revenus, du cinéma germanique qui l’enferme
dans des films qu’elle méprise, de l’Allemagne
dont elle n’a pas digéré la soumission à l’idéologie
nazie. Delon, lui aussi, exorcise sa jeunesse : une
enfance grisâtre, des parents qui l’ont laissé s’engager dans une guerre qui n’était pas la sienne,
un retour en France erratique, de petits boulots en
fréquentations douteuses.
Quand on s’aime pour panser ses plaies et non
pour avancer, on part sur de mauvaises bases.
D’autant que tout les oppose. Delon et Romy,
ou l’attirance des contraires. Elle personnifie la
beauté classique, il a le charme trouble des bad
boys. Élevée sous cloche, flouée de son adolescence, elle a reçu une éducation bourgeoise ; issu
d’un milieu populaire, lui s’est construit seul, non
pas contre les crinolines des bals viennois, mais
en se frottant à la rudesse d’une vie qui ne lui a
rien offert. Delon, écrira Jean Cocteau, est « libre
de moralité et d’immoralité ».
Ils s’enrichissent mutuellement. Delon lui présente Luchino Visconti, qui lui donnera ses vrais
galons de comédienne. Elle l’initie à un autre
monde. Leur romance sera passionnée mais
tourmentée, avec son lot de disputes, d’infidélités et de réconciliations, jusqu’à la séparation
finale qui apparaîtra comme la trahison de Delon.
L’acteur s’est épris d’une autre femme, Nathalie,
à qui il offrira ce qu’il a toujours refusé à Romy :
le mariage et un enfant. Dès lors, Romy vivra sur
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un fil, équilibriste de sa propre existence, en quête
d’une paix qu’elle ne trouvera jamais.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là – d’où sa dimension mythologique. En 1968, alors que Romy s’est
presque retirée du cinéma faute de propositions,
Delon l’appelle pour lui demander d’être sa partenaire dans La Piscine de Jacques Deray. Un pur
chef-d’œuvre, doublé d’un immense succès populaire, qui fixe à jamais leur beauté conjuguée sur
celluloïd. Retrouvailles ? Pas au sens amoureux.
L’un comme l’autre savent qu’il n’y a pas de retour
possible, ils ne commettent pas l’erreur de croire
qu’ils peuvent repartir à zéro. Pour paraphraser
Alain Souchon, ils ne « passent pas leur amour à
la machine pour voir si les couleurs peuvent revenir ». Leur amour a laissé place à la complicité. Mais
par ce geste chevaleresque, Delon offre à Romy la
chance de sa vie : une nouvelle carrière. Ce n’est
plus une banale romance, mais une sorte de tragédie grecque avec, en point d’orgue, l’expiation
d’une faute dont Delon ne s’est jamais remis. Le
culte funèbre qu’il voue à sa passion de jeunesse
résonne comme un éternel remords.
L’aspect mythologique de cet amour impossible a même donné naissance à un téléfilm allemand, curieusement inédit en France. Alain y
est incarné par Guillaume Delorme, et Romy par
Jessica Schwarz. Mais n’oublions pas le contexte
historique. En 1958, lorsqu’ils s’éprennent l’un
de l’autre, l’Europe n’a pas fini de solder les
séquelles de la guerre. Un an plus tôt, le traité de
Rome a scellé la réconciliation franco-allemande
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en créant la Communauté européenne. Aux
yeux de la presse, Delon le Français et Romy l’Allemande sont les petits fiancés de l’Europe. Leur
romance symbolise la concorde de deux peuples
qui, après s’être longtemps déchirés, surmontent
enfin leurs différends pour aller de l’avant. Même
si, de l’autre côté du Rhin, il s’en trouvera pour
reprocher à Romy, parfois violemment, d’avoir
trahi sa patrie. La volonté politique ne fait pas
tout, les cicatrices demeurent dans la mémoire
collective.
Quarante ans avant l’euro, Romy Schneider et
Alain Delon ont inventé une monnaie unique :
l’amour.
Ce qui, chacun le sait, n’évite pas les crises…
mars 2012
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LA RENCONTRE
… c’était une faute de se préoccuper des signes, de les rechercher
au lieu d’attendre que leur heure
arrive et qu’ils se révèlent…
Stefan Zweig
Un Constellation au fuselage ceint d’un ruban
bleu nuit, comme tous les avions d’Air France, se
pose sur l’aéroport d’Orly. L’appareil, en provenance d’Allemagne, roule sur le tarmac et se gare
devant les bâtiments de l’aérogare sud encore
encombrée de gravats et d’échafaudages – elle
ne sera officiellement inaugurée que trois ans
plus tard.
Nous sommes le 10 avril 1958. À l’époque, on
peut encore aller accueillir les passagers au pied
de la passerelle. Les quatre hélices tournent encore
quand quatre hommes se précipitent vers l’appareil : le producteur Michel Safra, le réalisateur Pierre
Gaspard-Huit, un jeune premier dont on commence
à parler, Alain Delon, et son inséparable copain,
Jean-Claude Brialy.
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— Tu parles allemand, accompagne-moi, lui
avait soufflé Delon.
Tous quatre viennent saluer l’une des stars les
plus en vue du cinéma européen, Romy Schneider.
La petite Autrichienne qui fait rêver toutes les
jeunes filles en quête d’idéal depuis Sissi doit jouer
le rôle principal du film qu’ils préparent depuis
plusieurs mois, Christine.
Flairant dans la venue en France de l’actrice
une manière de faire mousser son projet, le producteur a mis au parfum quelques photographes
de presse – Fellini ne les a pas encore rebaptisés
paparazzis. Demain, c’est sûr, la photo s’étalera
dans les pages « spectacles » de Paris-Presse et
France Soir. Romy Schneider dans un film français, c’est un beau coup.
Pour rendre la photo plus vivante, Safra a eu
l’idée que Delon offre un gigantesque bouquet de
roses à Romy Schneider. Delon, qui détestait déjà
porter quoi que ce soit, l’a aussitôt confié à Brialy.
Il ne le reprendra qu’au pied de la passerelle pour
l’offrir à Romy qui, après les clic-clac des photographes, s’empressera de le rendre à Delon, lequel
s’en débarrassa illico dans les mains de Brialy.
Il n’y avait pas d’attaché de presse avec eux. Ils
n’existaient pas encore. Cela se voit : personne n’a
pensé à enlever le papier transparent qui emballe
les fleurs. Du coup, avec les flashes, on les distingue à peine.
Mais qu’importe, au fond : pour l’éternité,
la romance entre Alain Delon et Romy Schneider
commence par un bouquet de roses rouges.
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*
Ce jour-là, Alain Delon porte un costume et
une cravate. Une tenue stricte qui lui donne un air
endimanché comme s’il allait à la messe – de toute
évidence, il n’a pas l’habitude de ce look et il se
sent plus encombré qu’autre chose.
— Il est trop beau, trop jeune, trop bien coiffé,
racontera Romy.
Même le bouquet de fleurs lui paraît « trop
rouge ».
De son côté, Romy Schneider arbore un tailleur
sans fantaisie.
— Une oie blanche, avait tranché Delon.
La légende veut qu’il ait ajouté :
— Elle est à vomir.
Pour l’heure, après une rapide conférence
de presse dans les salons de l’aéroport, la journée se poursuit à contretemps. Les deux acteurs
passent l’après-midi dans une école de danse du
XVIIIe arrondissement pour répéter la scène du
bal, qui doit marquer leur rencontre à l’écran.
Romy est dans son élément naturel : la valse. En
Autriche, on valse comme en France on guinche
au son de l’accordéon. Delon se révèle gauche,
maladroit, emprunté. Il est évident qu’il aura
besoin de cours…
Inconsciemment, il sent que Romy Schneider
est en train de prendre l’ascendant sur lui. Quand
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sa future partenaire lui demande, courtoisement,
s’il accepterait de lui faire visiter la capitale, le soir,
il saisit aussitôt l’occasion.
Un petit bistrot à Montmartre avec vue sur les
peintres de la place du Tertre ? Un bon resto dans
l’île Saint-Louis ou à Saint-Germain-des-Prés ?
Pas question. Il veut l’épater.
— Allons tous les trois au Lido, lance Delon,
avec panache.
Sans doute a-t-il ajouté : « Le Lido, c’est bath » –
c’était l’expression du moment, comme plus tard
on dira « gé-ni-al ».
— Mais tu es fou ! La note va être très au-dessus de nos moyens, rétorque Jean-Claude Brialy,
qui continue de jouer les interprètes et les témoins
pour la postérité.
Qu’importe, « le prince avait parlé », comme
dira Brialy1. Il lui faut reprendre la main. Direction le 78 des Champs-Élysées où le patron du
Lido, qui connaît Delon, trouve au trio une table
de choix.
Sur la scène, les danseuses tournoient dans
leurs tenues affriolantes de strass et de plumes. Les
Bluebell Girls incarnent la quintessence du musichall à la française, une adresse qui fait parler d’elle
dans le monde entier – le Lido a même ouvert une
succursale au Stardust, à Las Vegas.
Delon est bien décidé à jouer le grand jeu.
Champagne millésimé, médaillons de foie gras,
homard et vins fins. Le nec plus ultra.
1. Jean-Claude Brialy, Le Ruisseau des singes, Robert Laffont, 2000.
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Sitôt le spectacle achevé, Delon invite Romy
à danser. Loin des contraintes des valses viennoises,
dans ce cadre qu’il connaît déjà, il retrouve sa
superbe et se laisse aller à susurrer « Ich liebe dich »,
les seuls mots d’allemand qu’il connaisse, dans le
creux de l’oreille de Romy.
La soirée tire à sa fin quand Delon lance à JeanClaude Brialy :
— Demande l’addition.
Quelques instants plus tard, le serveur dépose
la note en toute logique devant Brialy qui pressent
le pire. Le plus discrètement possible, il la soulève
à moitié pour distinguer le montant.
La douche froide.
Brialy se fige sur place.
— Ne fais pas cette tête ! Tu n’es pas bien ici ? Tu
ne passes pas une bonne soirée ? le tance Delon.
Brialy se rapetisse sur son siège pour montrer à
son copain l’étendue des dégâts. Delon s’empare
alors de l’addition avec prestance :
— Et alors ?
Romy, fine mouche, comprend aussitôt le grotesque de la situation : elle règle elle-même la facture
et sauve in extremis les deux larrons de l’humiliation.
Sur les Champs-Élysées, une station de taxi
sépare alors les deux voies de circulation. Le trio
s’engouffre dans un véhicule noir à toit rouge –
les taxis parisiens, les G7, ont encore leurs propres
couleurs, comme à New York ou Londres.
— À la Madeleine, au Regency !
Arrivé sur place, Brialy garde la voiture et laisse
Delon en tête à tête avec Romy.
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Le lendemain, elle doit reprendre un avion pour
Ibiza, où elle possède une maison.
— Tout cela avait été horriblement banal, résumera-t-elle quand elle racontera sa première journée avec Delon.
Dans les jours qui suivront, l’acteur français lui
enverra une lettre.
— Ennuyeuse à mourir, tranchera Romy qui lui
répondra « avec fadeur ».
Décidément, entre ces deux-là, tout commence
mal…
*
À l’origine de la rencontre de Romy Schneider et
d’Alain Delon, il y a le rêve du producteur Michel
Safra, patron de Speva films, rue La Boétie.
Né à Kiev la dernière année du XIXe siècle, il avait
fui la Russie au moment de la révolution et s’était
imposé comme l’un des grands de sa profession,
en France. Après avoir financé les films de Jacques
Becker (Casque d’or), René Clément (Les Maudits)
et André Cayatte (Le Dossier noir), il s’était mis en
tête de conquérir le marché européen. Séduit par
le talent de Romy Schneider, il lui avait proposé
un remake de Liebelei, que Max Ophuls avait réalisé en Allemagne, en 1933, juste avant son départ
pour la France.
L’histoire était adaptée d’un roman d’Arthur
Schnitzler, qui se passait dans la Vienne du début
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du XXe siècle. Franz, jeune et séduisant officier
de dragon, est fatigué de sa liaison clandestine
avec une femme mariée, la baronne Eggersdorff.
« Les six premiers mois ont passé comme une
semaine et maintenant chaque semaine dure six
mois », dit-il. Un soir, son meilleur ami l’emmène
au bal de Grinzing où il rencontre la fille d’un
musicien de l’opéra. Coup de foudre. Franz et
Christine se jurent fidélité jusqu’à la mort. Mais le
mari bafoué découvre la tromperie de sa femme
et confond Franz. Dans cette époque où l’honneur se lave dans le sang, il provoque en duel le
jeune lieutenant.
Magda Schneider, la mère de Romy, qui veillait
aux affaires de sa fille alors âgée de dix-neuf ans,
avait d’abord renâclé. Christine, c’était son rôle :
Liebelei était en effet le film qui avait lancé sa carrière d’actrice vingt-cinq ans plus tôt. Voir sa fille
en tourner une nouvelle version, c’était comme si
on la rayait de l’histoire du cinéma.
Mais Michel Safra avait un argument de poids :
un cachet sans précédent pour la jeune Romy.
400 000 francs. Difficile de refuser pareille somme,
surtout que le projet s’annonçait d’envergure : la
carrière de Romy ne pourrait qu’en bénéficier.
Ravalant son orgueil, Magda avait donc paraphé le contrat.
Elle avait demandé à Max Ophuls s’il voulait
réaliser le remake, comme pour jeter une passerelle entre les générations.
— Jamais, avait-il répondu, car je ne pourrai
pas faire mieux aujourd’hui que la première fois.
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Michel Safra s’était donc mis en quête d’un réalisateur. Robert Siodmak et Anatole Litvak s’étaient
défilés, par crainte de se mesurer à un chef-d’œuvre
unanimement reconnu. Le producteur s’était donc
rabattu sur Pierre Gaspard-Huit. Un bon pro qui
connaissait bien la technique et avait la réputation
de boucler ses films dans le temps imparti – un de
ces réalisateurs classiques que la nouvelle vague
n’aura de cesse de torpiller, François Truffaut allant
jusqu’à le surnommer Pierre Gaspard-Zéro.
Pour le premier rôle masculin, catalyseur de l’histoire, Michel Safra souhaite dans un premier temps
un acteur de renommée internationale. Le Britannique Roger Moore est contacté, mais Pierre Gaspard-Huit le trouve trop âgé. Il fait passer des tests
aux jeunes premiers dont on commence à murmurer le nom : Paul Guers, Bernard Dhéran, Jacques
Toja. Et puis, il repense à un jeune homme qu’il
a croisé quelques mois plus tôt dans la faune de
Saint-Germain-des-Prés alors qu’il préparait un film
qui se serait intitulé Les Blousons noirs – un projet
déjà financé par Safra qui avait finalement échoué
car les distributeurs trouvaient qu’il donnait « une
mauvaise image de la France ». Il s’appelait Alain
Delon et avait une présence incontestable même
s’il n’avait aucune technique d’acteur.
Pierre Gaspard-Huit retrouve ses coordonnées
et lui fait passer un bout d’essai – pour l’occasion,
le jeune homme porte l’uniforme de Gérard Philipe dans Les Grandes Manœuvres.
En fait, ni Safra ni Gaspard-Huit n’ont le pouvoir
de décider. Magda Schneider a exigé par contrat
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de pouvoir choisir l’acteur qui succéderait à son
ancien partenaire, Wolfgang Liebeneiner.
Dûment étiquetées, les bobines des comédiens
pressentis sont donc envoyées à Cologne, où
habite la famille Schneider, et quelques jours plus
tard, Magda fait connaître sa réponse : elle opte
pour le numéro 4.
Alain Delon.
Va donc pour Delon.
Si Pierre Gaspard-Huit est ravi, ce n’est pas
le cas de Michel Safra. Il ne croit pas en l’avenir de
Delon – il ne prend même pas une option pour ses
prochains films. Tout juste se consolera-t-il en lui
concédant un salaire symbolique : 75 000 francs.
Delon se prépare studieusement. Cours de danse.
Cours d’équitation – en deux jours, il chevauche
comme un écuyer. Cours de tir – chaque fois, il met
dans le mille.
Jamais Delon n’avait été aussi appliqué, comme
s’il pressentait que ce film serait un tournant
pour lui.
De son côté, Romy repassera plusieurs fois par
Paris, histoire de procéder aux derniers essayages.
Chaque fois, Delon est là, suivi comme son ombre
par un Brialy idéal dans le rôle du bon copain.
Delon n’a qu’une envie : que Brialy rejoigne la distribution. Malin, il se débrouillera pour que Romy
réclame sa présence au cours d’un déjeuner.
Quel producteur aurait pu résister ?
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