Jerzy Ficowski - Esprits Nomades

Transcription

Jerzy Ficowski - Esprits Nomades
Jerzy Ficowski
Le défricheur des cendres
Depuis tant d’années je sème
des paroles que le vent porte
afin que repousse le livre
déchiré avant que je ne le sois
Et j’inscris ainsi dans ses pages
non retrouvées
tout ce que je ne sais pas
Jerzy Ficowski, poète polonais catholique, aura consacré sa vie et son
écriture à parler dans les marges du monde, aux exclus et marginaux du
monde, et non pour simplement louanger Dieu ou la vaillante Pologne
ressuscitée.
Héros de l’insurrection de Varsovie, fer de lance de la campagne des
droits de l'homme contre la domination communiste, il aurait pu se
draper dans cette position de conscience polonaise qui trouvait dans
l’oubli de certains massacres un remède à son histoire et sa passivité
alors de ces moments où de l’autre côté du mur, au cœur du centre de
Varsovie, s’élevait la fumée âcre de la mort. Mais s’il était catholique, il
n’était point orthodoxe dans sa pensée, et ne se laissa pas ainsi
momifier dans la respectabilité de héros de la résistance. Il se savait luimême survivant at alla à la rencontre des autres survivants, et de la
mémoire des morts assassinés. Ce qui le rendit suspect et marginal. Lui
osa parler du ghetto de Varsovie avec les habitants polonais indifférents,
des gitans rejetés et éliminés. Il dit ce que furent les camps
d’extermination, nouvelles usines de la mort industrielle où tout était
utilisé, récupéré sur chaque condamné.
Découvreur véritable de Bruno Schulz considéré comme le « Kafka
polonais », comme Max Brod le fut pour Franz Kafka, il aura aussi parlé
au nom du peuple tzigane et du peuple juif, et dans une moindre mesure
de son peuple polonais sorti anéanti de la guerre et vite étouffé sous le
joug soviétique.
Cette génération « fusillée », fauchée dans sa jeunesse, a été, même
survivante, même rescapée des balles, vidée d’elle-même. « Chassés
depuis des années loin de nous-mêmes, nous perdant nous-mêmes de
vue »
Et c’est ce désarroi qu’exprime la poésie de Jerzy Ficowski. Et il a eu
cette noblesse, ce courage, au milieu d’un entourage hostile, à
vouloir « déchiffrer les cendres » et parler des disparus dont on ne
voulait surtout pas prononcer les noms, car une culpabilité parfois, une
indifférence souvent, les avaient fait disparaître une deuxième fois par
effacement, et leurs biens avaient été récupérés avidement.
Le travail de sa vie fut de sauver et puis faite connaître toute l’œuvre
retrouvée de Bruno Schulz, mais il osa aussi parler du génocide tzigane
et du génocide juif, comme aucun écrivain non-juif ou gadjo (non gitan),
ne sut le faire. Ces génocides se passèrent principalement en terre
polonaise, au sein d’une population complice par son silence actif. Lui
était un dissident dans l’âme et un rebelle. De l’autre côté du mur du
ghetto de Varsovie, il se sentait complice des bourreaux par son
impuissance à agir. Lui entendait les cris, voyait la fumée du ghetto mis
en place en 1940 et rasé avec ses habitants en mai 1943, et il
pressentait que plus tard, ce serait sa ville qui sera détruite au lanceflammes.
Il se mit donc en marge, et par exemple restitua les contes tziganes,
leurs légendes, quelques-uns de leurs poèmes, car il avait appris leur
langue et leurs coutumes. Il écrivit aussi des poèmes bouleversants sur
les trois millions de juifs polonais partis en fumée dans les fours nazis. Il
était aussi un grand traducteur de la poésie espagnole (Lorca
principalement), russe (Boleslaw Lesmian), hongroise, et yiddish
(Mordecaï Gebirtig surtout). Lui Ficowski, défricheur des cendres, conte
les histoires dont on ne veut plus se souvenir.
je te conterai l'histoire
celle qui n'est pas écrite
qui vient rarement pour
l'exhumation des rêves j'ai pour
preuve le silence transpercé
de balles
c'est pourquoi je parle à voix basse je
conterai l'histoire
mais ne la répète pas
La vie d’un juste
Je dois prévenir
tout ce qui est déjà advenu
Seul l’avenir
est irrémédiable (Aujourd’hui naguère)
Jerzy Ficowski est né en 1924 à Varsovie, pendant cette période entre
les deux guerres, quand la Pologne était alors indépendante .Il a
commencé ses études à Varsovie. Mais les invasions allemande et
soviétique en 1939 ont brisé sa jeunesse comme celle de toute sa
génération. Très vite il s'est enrôlé dans le mouvement clandestin et
participe activement aux publications clandestines contre l’occupant. Il
est arrêté et 1943, il passe plusieurs semaines dans la prison de la
Gestapo à Pawiak, à Varsovie, dont il parvient à s’échapper. Puis vint le
soulèvement de Varsovie à partir d’août 1944, lorsque la résistance
polonaise a cru libérer la ville avant l'arrivée de l'armée Rouge qui
campait non loin de là, et qui attendit patiemment que les nazis purgent
sa future prise. Jerzy Ficowski a servi dans le célèbre régiment Tour,
(Baszta), de l’AK (Armia Krajowa). Il assure des fonctions de
commandement. Le soulèvement a duré 63 jours et plus de 200.000
Polonais sont morts, et Varsovie a été détruite en octobre 1944.
La prémonition de Jerzy Ficowski était bien exacte. Lui ne sera pas
exécuté et il est conduit comme prisonnier dans un camp en Allemagne
pendant presque un an et dont il dit s’être encore une fois échappé.
À la fin de la guerre, il revient à Varsovie, et étudie la philosophie et la
sociologie à l'université de Varsovie, reconstruite.
Son premier recueil de poésie, Les soldats de plomb paraît en
confidentiellement en 1948, au milieu de la chape de plomb stalinienne
qui s’abat sur une ville, qui lentement renaissait de ses cendres. Et sous
cette nouvelle occupation, les héros de l'insurrection seront traités avec
hostilité et suspicion, leurs dirigeants emprisonnés ou fusillés par le
nouveau régime. Ficowski – comme la plupart des anciens combattants
de la résistance – est obligé de se cacher.
Ficowski sublime alors ses rêves patriotiques polonais pour parler au
nom de ceux qui avaient souffert encore plus que les Polonais sous le
régime nazi - les Roms et les Juifs. Il va étudier et écrire sur de ces
cultures qui avaient presque été éradiquées pendant la guerre.
Il part vivre avec les Roms pendant deux ans de 1948 à 1950, pour
également échapper à la répression stalinienne. Il va apprendre leur
langue, leurs coutumes, leur mode de vie, leur errance en roulottes à
travers la Pologne. Il aura pénétré leur monde mystérieux et secret,
recueilli leurs traditions orales.
Il devient le savant le plus éminent, en Pologne, de la tradition gitane. En
1956, il traduit et publie les chansons d'une poétesse et chanteuse
tsigane presque illettrée, Bronisława Wajs, dite Papusza. Ce qui vaut à
cette dernière l’exclusion de sa communauté pour avoir livré à un gadjo
ses secrets. Hanté par son impuissance à aider les juifs du ghetto, et se
sentant coupable d’inertie et de n’avoir été que spectateur, il écrit, en
1957, sa fameuse Lettre à Marc Chagall que celui-ci voudra illustrer.
En 1965, il écrit Tsiganes sur les routes polonaises. Son étude
monumentale sur la vie des Roms: Tsiganes en Pologne : histoire et
coutumes, paraîtra plus tard.
Il a traduit des contes tziganes La sœur des oiseaux, et écrit des
poèmes de poésie inspirés par la culture rom, Amulettes et définitions
(1960), Le rameau de l'arbre du soleil, en 1976.
Mais il aura consacré une part importante de sa vie, de 1946 à 1956 à
étudier, retrouver les écrits éparpillés, des souvenirs, des lettres, des
dessins, documents rares, l’œuvre de Bruno Schulz qui serait restée
inconnue sans lui. La parution du livre de Ficowski, Les Régions de la
Grande Hérésie en 1967, biographie de Bruno Schulz, fut une révélation
aussi importante que la publication des manuscrits de Kafka.
Il fera partie de l'avant-garde politique en Pologne en luttant contre le
régime en place. Il est le cosignataire en 1975 de lettres ouvertes au
gouvernement avec des écrivains, des musiciens, des acteurs et des
anciens combattants. Il va protester avec véhémence contre la censure
et la répression des travailleurs en faisant des lettres ouvertes à l’Union
des Écrivains, en 1976 : « Je ne crois pas profondément en l'efficacité
immédiate de lettres au gouvernement, mais encore moins puis-je croire
en l'efficacité du silence. » (1976 !).
Vers la fin des années 1970 toutes les œuvres de Ficowski ont été
interdites, surtout ses poèmes.
Avec Adam Michnik et Jacek Kuroń, il co-fonde en juin 1976 la véritable
opposition au régime.
Ses œuvres sont traduites à l’Ouest contournant l’état de siège.
Avec l’action du mouvement Solidarité (Solidarnosc), il est republié à
partir de1980.
Mais Ficowski ne s’est pas tu pour autant. En 1988 il publie en traduction
Le Chant du peuple juif assassiné d’Itshak Katzenelson Katzenelson sur
le génocide des juifs en Pologne, ainsi qu’une anthologie de la poésie
yiddish, Raisins secs et amandes, en 1964. Et son livre bouleversant
Déchiffrer les cendres, publié à l’étranger en 1979, en fait un des poètes
essentiels de la Shoah.
L’indépendance de la Pologne en 1990 ne lui suffisait pas il la voulait
aussi tolérante et capable de faire son travail de mémoire.
Entre 1981 et 1984, il conduit des recherches sur la littérature juive en
Israël et en Grande-Bretagne.
Avec son regard perçant et vif, son béret visse sur la tête, sa cigarette au
bec, il semble nargué tous les oppresseurs. Personnage exceptionnel
par son courage, sa ténacité, sa science, il est un des grands hommes
de la Pologne récente. Héros de la Résistance, opposant au régime de
la Pologne socialiste, interdit de publication pendant et après la période
stalinienne, il a survécu sans jamais cesser d’être le porte-parole de la
poésie tsigane et juive, dans une Pologne où l’antisémitisme est encore
vivace.
«Je suis arrivé ici avec ma vie chargée. J’ai émergé du chaos par les
visages et les noms différents des choses: des papillons, des frelons,
des libellules, des voix et des couleurs des oiseaux, Bruno Schulz hérésiarque des secrets, Leśmian - chantre de la toute-puissance
impuissante ... des mythes où l’on m’a guidé – des forêts bruissantes
d’histoires encore à venir ... Mes frères et sœurs: frères, les Juifs, frères ,
les Tsiganes ... et bien d'autres, et d'autres encore, et ma vie ne fut faite
de rien de plus. "
Il a publié plus de 20 recueils de poésie, dont l’un fut illustré par Marc
Chagall en personne, des nouvelles regroupées dans le livre « En
attendant que les chiens s’endorment ».
Il est décédé le 9 mai 2006 à Varsovie. En guise de cérémonie de deuil,
des anciens combattants de la résistance, des écrivains, le grand rabbin
de Pologne et de nombreux juifs, des représentants de la communauté
Rom, étaient tous réunis jeudi pour faire ses adieux à Ficowski. En
dernier hommage pour ce juste, un violoniste tzigane joua une mélodie
traditionnelle près du cercueil de l'écrivain.
Une poésie par-dessus les frontières
Ce sont surtout les écrits en prose de Ficowski qui sont connus dans les
pays anglo-saxons et en France. Il est parfois recouvert par la statue de
Bruno Schulz, assassiné en 1942, qu’il a édifié, et souvent on découvre
Ficowski en ayant lu celui-ci, aussi par ses nouvelles souvent très
courtes et amères, par ses livres sur la culture gitane, par ses belles
traductions. Mais il est avant tout un poète parmi les plus marquants de
la Pologne. Et sa poésie est celle d’une génération brisée, à qui on a
volé sa jeunesse, et qui a vu défiler les horreurs. Moins connu que ses
autres amis poètes, sauf quand il composa de nombreuses chansons qui
furent des succès, il demeura en marge de la vie culturelle polonaise, et
ses mauvaises relations avec « le pape » de la culture polonaise
Czeslaw Milosz l’ont mis sur une sorte de liste noire de l’histoire de la
poésie polonaise. Il était mieux connu à l’étranger qu’en Pologne jusqu’à
une époque récente.
Aussi sa poésie est souvent à la fois une poésie de l’absence et un
travail de mémoire contre l’oubli « en ramassant les mots oubliés dans
les décharges des non-mémoires ». Elle est écrite dans les marges pour
la mémoire des oubliés. Elle tourne autour de la période post-holocauste.
Il semble écrire parfois ce qu’aurait pu écrire Bruno Schulz s’il avait
survécu à cette période, mais sans le même sens du tragique.
Poésie à la fois du cri et du silence, les mots de Jerzy Ficowski, sont des
mots pesés et soupesés. Ils touchent justes, ils vont profonds. Tout ce
qui était en lui, tout ce qui s’était terré en lui, caché par honte du
comportement de ses contemporains, de son impuissance à sauver la
moindre vie, et du triomphe des assassins, il le fait passer dans sa
poésie « comme un sanglot non pleuré, un hurlement non hurlé ».
Et l’armure du silence se fend, les disparus reviennent vivants dans ses
mots. Et lui dit ceci :
Ne me demandez pas quoi et comment
je m’en suis sorti sain et sauf
disons presque sauf
et c’est tout
il n’y a plus rien à dire.
(Raconte comment c’était).
Il dira quand même.
Son écriture est à la fois sobre, directe comme ses contemporains
Rozewicz et Szymborska, mais lui est plus complexe. Créant des
« mots-valises », jouant sur les mots, introduisant toutes les
réminiscences des traditions qu’il connaissait aussi bien polonaise, que
gitane, roumaine ou juive, il fait parfois de ses poèmes un lieu qui pour
être compris et décrypté demande à son lecteur les mêmes
connaissances, surtout historiques. Aussi bien de ses poèmes sont
intraduisibles, irrigués en profondeur par des mots d’autres cultures ou
recomposés. Ils n’ont d’ailleurs pas été traduits à ce jour. Ce n’était pas
de l’intellectualisme ou de la sociologie pour Ficowski, mais le devoir de
ne pas trahir ces cultures en les affadissant en approximations
polonaises.
Son vocabulaire est immense, ses allusions permanentes à l’histoire
doivent être sues pour comprendre parfois. Jacques Burko donne
l’exemple du poème Pavement qui ne peut se saisir que si l’on se
rappelle que les allemands utilisaient les dalles des tombes juives pour
paver les routes. Et ses pierres crient encore.
En plus ses mots sont souvent à double sens, et ancrés dans l’oralité
des gens simples.
Si ces compatriotes ont pour la plupart n’effectuaient que des
pèlerinages soit vers la foi, soit vers le communisme, soit vers l’oubli, lui
avait pris rendez-vous avec le vent. Avec l’humble gitane qui mendiait,
avec les lamentations jamais éteintes des juifs massacrés.
Et lui revient encore parmi nous par sa nature de juste, par son infinie
tendresse pour les exclus de l’histoire. Il cherche une vérité existentielle
profonde, un sens à ce monde « de grande hérésie ». Aussi sa
fascination pour Bruno Schulz s’explique, car il avait découvert un frère
en pensée.
Humble il ne concède que d’avoir créé un cycle de taches d’encre dans
toutes ses préfigurations. Pour lui le mot exact compte plus que sa
musique, son esthétique, sa force poétique. Il est plus témoin que poète
quand il le faut. Pour aller vers sa poésie, il faut savoir que Ficowski se
considérait lui-même comme un survivant, et que sa poésie pourrait être
les derniers mots, les graffitis laissés par tous les disparus. Tout ce que
les bourreaux croyaient avoir à jamais éradiqué continue à vivre dans la
patrie de son imagination, pays fertile et hors de portée des tueurs.
La poésie n’est pas un métier, quelques moments de joie parfois et le
poème s’en va.
Jerzy Ficowski est une apparition unique et mythique dans le ciel de la
culture polonaise. Libre de toutes attaches, fils du vent et des larmes,
hanté par un passé de désintégration et un présent hostile, Jerzy
Ficowski survit par l’onirisme et la compassion, l’amour des humbles et
des oubliés, en doutant souvent face à l’absurde du monde et sa faculté
de tout oublier.
Comme des cailloux dans l’eau, les ondes de ses poèmes vont
élargissant nos vies. Sans mots inutiles, berceuse des temps anciens
pour mes disparus, ses mots nous rencontrent. Jerzy Ficowski est hanté
par la douleur, du bruit des balles et de l’odeur des corps brulés, mais sa
poésie se tient haut au-dessus de l’effroi, par son amour de l’humanité,
sa générosité, sa passion pour la liberté. Pour lui se taire était mentir,
alors il parla haut et fort contre le silence de la terre.
Tous les exilés peuvent rentrer chez eux dans le pays de ses textes.
Demain ils reviendront encore en nous.
Nous nous levons, touchons notre visage
pour voir si nous existons encore
Et il n’y a aucun témoin de notre mémoire
les feuilles fidèles se taisent
et tout se fane sur elles
la fièvre peint
la ressemblance de notre inertie. (Cours de feuilles piétinées)
Choix de textes
Si Bruno Schulz nous est connu grâce à Jerzy Ficowski, celui-ci a été
révélé aux lecteurs français par les magnifiques traductions de Jacques
Burko, poète hélas disparu à Paris le 24 mars 2008. Ce choix de textes
est aussi un hommage à ce merveilleux passeur.
Je te conterai l’histoire
Je te conterai l'histoire
avant qu'elle n'émerge nettoyée de nous
et donc de sable
plutôt bien conservée
comme le squelette d'un plésiosaure
sous le désert de Gobi
Je te la conterai encore chaude des
fours d’Auschwitz je te la conterai
encore gelée des neiges de la
Kolyma une histoire de mains sales
une histoire de mains tranchées
On ne l'a pas mise dans les manuels
pour ne pas salir
les taches blanches
de la carte du temps et des temps
je te conterai l'histoire
celle qui n'est pas écrite
qui vient rarement pour
l'exhumation des rêves j'ai pour
preuve le silence transpercé
de balles
c'est pourquoi je parle à voix basse je
conterai l'histoire
mais ne la répète pas
Tout ce que je ne sais pas, traduction Jacques Burko
Sept mots
Maman, pourtant j'étais sage !
Noir ! Noir !
(paroles d'un enfant enfermé dans la chambre à gaz
de Belżec en 1942 – selon le témoignage du seul prisonnier survivant).
Rudolf Reder, "Belżec ", 1946.
Tout a été utilisé
tous ont péri mais rien ne se perd
la montagne de cheveux tombés des têtes
pour la fabrique de matelas de Hambourg
arrachées les dents en or
sous l'anesthésie de la mort
Tout a été utilisé
et même cette voix est utile
passée en contrebande jusqu'au fond d'une autre mémoire
comme une chaux que les larmes n'éteignent pas
parfois Belżec s'ouvre jusqu'aux os
et d'éternelles ténèbres en jaillissent
comment arrêter cette hémorragie
et la plainte de l'enfant qui avait été qui avait été
la mémoire pâlit
mais ce n'est pas d'effroi
et ainsi depuis trente ans elle pâlit
et des millions de silences se taisent
mués en un nombre à sept chiffres
et hurle hurle une place vide
vous qui n'avez pas peur de moi
parce que je suis petit parce que je ne suis plus
ne me reniez pas
rendez-moi la mémoire de moi
ces paroles post-juives
ces paroles post-humaines
rien que ces sept mots.
Déchiffrer les cendres, poèmes, traduits du polonais par Jacques Burko,
Postface Anne Kamienska, suivi de Photographies des lieux, par Marc
Sagnol. Éditions Est Ouest internationales, 2005,
Le mur des lamentations
depuis mille neuf cents ans
ils lançaient leurs lamentations
contre le mur
alors on leur érigea quatre murs
de lamentation
et entre les quatre murs
fut méticuleusement anéantie
toute lamentation
et la lamentation de cette lamentation
et la larme dixième pour yankel
jusqu'à la dernière génération
des larmes
la taupe seule encore
porte le deuil et éveille
les taupinières remords
de la terre
Tout ce que je ne sais pas, traduction Jacques Burko
5. 8. 1942
À la mémoire de Janusz Korczak
que faisait le Vieux Docteur
dans le wagon à bestiaux
roulant vers
treblinka le cinq août
par quelques heures de sang
par le fleuve sale du temps
je ne sais pas
que faisait le Charon bénévole
passeur sans rame
a-t-il distribué aux enfants
le reste de sa respiration essoufflée
ne laissant pour lui-même
qu'un frisson dans le dos
je ne sais pas
leur mentait-il peut-être
par petites doses
anesthésiantes
cherchant dans les têtes en sueur
les poux craintifs de la peur
je ne sais pas
mais ensuite mais là-bas
à treblinka
tout leur effroi toutes les larmes
se tournèrent contre lui
bah ce n'était plus alors que l'affaire
de quelques instants donc de la vie entière
est-ce peu est-ce beaucoup
je n'y étais pas je ne sais pas
le Vieux Docteur vit soudain
que les petits enfants étaient devenus
vieux comme lui
encore plus vieux
il leur fallait rattraper le gris des cendres
alors quand il fut frappé
par l'askar ou par le SS
ils ont vu que le Docteur
devenait un enfant tout comme eux
de plus en plus petit
jusqu'à la non-naissance
depuis avec le Vieux Docteur
ils sont multitude
nulle part
je sais
Tout ce que je ne sais pas, traduction Jacques Burko
Une fillette de six ans du ghetto
Mendiant dans la rue Smolna en 1942
Elle n'avait rien du tout
mais des yeux capables de faire pousser
en eux tout à fait par hasard
deux étoiles de David
peut-être une larme les mettra, dehors
alors elle a pleuré
son discours
n'était pas d'argent
à peine digne
d’un crachat ou d’une tête qui se détourne
son discours plein de larmes
plein de mots cabossés
alors elle se tut
Son silence
n'était pas d'or
sans plus de valeur que
5 centimes peut-être une carotte
un silence très bien éduqué
avec un accent juif
affamé
alors elle est morte
adaptation personnelle
LES BIENS POST-JUIFS
elle a une armoire dont les robes
avaient eu encore le temps de partir
de toute façon elles n'auraient plus été à la mode
un fauteuil d'où un jour quelqu'un s'était levé
juste un instant
qui fut le reste de sa vie
des plats des casseroles pleines de faim
mais qui pourront encore servir à satiété
le portrait d'une fillette tuée
en couleurs naturelles
elle aurait pu prendre aussi une espèce de table noire
en bon état mais qui ne lui avait pas plu
elle avait un air triste
Tout ce que je ne sais pas, traduction Jacques Burko
LE PAVEMENT
Tout se passe au-dessus. Je suis le dallage
Mon dos porte les runes des cimetières,
C'est pourquoi je suis couché sur le dos.
Je suis pierre. Ne pas être reconnu.
Mon pouls c'est le bruit de vos pas.
Les sabots des chevaux disent :
- Tu es pavé, quoi qu'il advienne.
Et je me tais. N'être pas reconnu.
Tout est devant moi. Je suis pavement.
À vos pieds je suis indifférent.
Tout ce que je ne sais pas, traduction Jacques Burko
De l'histoire du journalisme
Les morts anonymes
assassinés méticuleusement
sur les trottoirs des ghettos
ont été recouverts de journaux
jusqu'à ce qu'ils furent transportés dehors
Les journaux depuis
avec une audience croissante
ont servi avec diligence
pour recouvrir la vérité
celle qui traîne écartelée sur le dos
aussi longtemps que ça ne respire pas
surtout ne pas relever la tête
sinon les lettres fourmillent de
mouches à viande, les mouches à viande des mots
qui se lèveront surprises en bourdonnement des feuilles
à la recherche d'autres proies
adaptation personnelle
Une prière au saint pou (1)
C'était au printemps de 1944
pendant l'épouillage du bloc gitan
au camp d'Auschwitz Birkenau
les jupes les châles
se fanaient à l'épouillage
dans le camouflage de leurs couleurs
coquelicots iris bleuets
au cas où un champ
qui n'adviendra jamais
La Gitane dans les douches de birkenau
dépouillée de ses couleurs
tient son poing serré
vêtue
de longs plis d'eau
elle cache dans sa main
un grain de vie
une semence de secours
entre la ligne de vie
et la ligne de cœur
au croisement des chemins
de la chiromancie
elle cache dans son poing
le dernier pou
un pou s'en va toujours
quand arrive la mort
la Gitane chante
aux douches de birkenau
svanta djouv
na dja mandyr
saint pou
ne m'abandonne pas
je ne te laisserai pas partir
toi seul m'es resté
il n'y a pas de dieu en enfer
tes frères abandonnent
nos morts
reste avec moi
sauve-moi
saint pou
le kapo accourut avec sa cravache
tord les doigts
qu'est-ce que tu tiens là voleuse montre
ce brillant
cette pièce cet or
le pou est tombé
l'étoile est tombée
reste une paume vide
un ciel vide
où monte
fumée après fumée
fumée après fumée.
Tout ce que je ne sais pas " traduit du polonais par Jacques Burko /
Buchet-Chastel / collection Poésie, 2005
(1)Les Gitans croient que, mus par l'instinct, les poux abandonnent celui
qui va mourir, un peu comme les rats quittent un navire condamné (Note
de Burko)
Je n'ai pas réussi à sauver
une seule vie
Je ne savais pas comment arrêter
une seule balle
et j'erre autour des cimetières
qui ne sont pas là
Je cherche les mots
qui ne sont pas là
je cours
pour d'aider là où personne ne m’a appelé
pour sauver après l'événement
Je veux être à l'heure
même si je suis trop en retard
adaptation personnelle
Berceuse pour l’insomnie
Ferme les yeux - ne dors pas - tu ne dormiras point
-la nuit te berce jusqu'à l'insomnie
-ferme les yeux - le souffle de la nuit transperce la nuit fait sortir nos animaux des terriers ils te réchauffent, hument, étrangers ferme la bouche - ne te reconnais pas toi-même ferme la bouche - ne dis rien - tu ne diras
pas les ténèbres transmuées –
transmuées en tes cheveux dans tes cheveux enferme la nuit - empoisonne
le sommeil de lumière et ainsi durera près de toi mon obsédante absence
Tout ce que je ne sais pas, traduction Jacques Burko
Mon cri et ton silence
À Bieta – à mon âme à part
De mon sommeil
du fond profond de mon sommeil
la nuit éclate
tout ce qui en moi
s'est caché de moi
le gémissement qui n'a pas pu gémir
le sanglot non pleuré
le hurlement non hurlé
Alors toi
mon âme à part
tu refermes mon abîme
tu me recouvres d'un silence
grand comme l'amour
fugace comme nous-mêmes.
Tout ce que je ne sais pas, traduction Jacques Burko
Écrit clandestin
Il fait sombre
entre toi en moi
le noir des ténèbres
et pourtant le jour clair
comme la canne d'un aveugle
frappe les pierres
je porte donc ton cri plus loin
quoique barré
par la croix multiple des grilles
je jette à tes faims
le pain
que des oiseaux mangeront
Je te défends à tâtons
je te porte secours dans le noir
je te trouverai par hasard
je te raterai sans vouloir
où veilles-tu
tu luis encore
où dors-tu
où es-tu mort
Tout ce que je ne sais pas, traduction Jacques Burko
L’heure est mûre
C'est la nuit l'heure est mûre
nous allons tuer les morts
S'il en reste quelque chose
nous en ferons un rien de rien
S'il en reste un ossement
nous le renierons
S'ils sont montés au ciel
nous enverrons des oiseaux de haut vol
pour qu'ils les tuent à coups de bec
Si leur parole est un geste
qui habite au milieu de nous
nous installerons
de mauvais conducteurs de mémoire
S'ils ont laissé une marque
nous en ferons une marque de fabrique
par exemple pour la mort-aux-rats
S'ils ont laissé l'orphelinage nous allons
conjurer la séparation dans le cadre de
l'action de réunification des familles
Car les morts sont contagieux
car les morts sont trop éloquents
car les morts n'ont rien qui pourrait nous justifier
La nuit l'heure est mûre
nous allons tuer les morts
nous ne pouvons
les laisser à la merci de
l'éternité
Tout ce que je ne sais pas, traduction Jacques Burko
PAR EX. MOI
Ma génération a été fusillée
dès sa jeunesse parfois
on rencontre quelques rares échantillons
par ex. moi-même
On peut nous reconnaître
au fait que nous guettons la salve
qui nous abattra
avec un certain retard
Cependant
grâce à l'atténuation de notre ouïe
l'exécution n'a pas lieu
et nous franchissons impunément
la limite du XXIe siècle
par ex. moi
étonné
de n'avoir personne
à mes côtés
Tout ce que je ne sais pas, traduction Jacques Burko
JE M'EN VAIS
Après les honneurs de pendu
payables en herbes folles des tombes
après les gloires des trahisons
ayant désappris l'espoir
rassasié de déroutes
j'en ai assez
reste mon humanité
pourvu que tu
n'attrapes pas froid
ne te passes pas par pertes et profits
ne t'extermines pas
entre-temps je m'en vais
Je reviendrai un jour ici s'il m'advient de revenir
je tenterai d'être là à temps
pour la fin du monde
à tout hasard
laissez-moi donc
la place qui fut mienne
Tout ce que je ne sais pas, traduction Jacques Burko
Bibliographie
En français
Tout ce que je ne sais pas, Buchet-Chastel, 2005.
Déchiffrer les cendres, Est-Ouest, 2005 (épuisé)
Bruno Schulz, les régions de la grande hérésie, Noir sur Blanc, 2004
Le rameau de l'arbre du soleil ; contes tziganes, 2000
En anglais
A Reading of Ashes, The Menard Press; 1981
Waiting for the Dog to Sleep, Twisted Spoon Press; Tra édition (Dec
2006)
Regions of the Great Heresy: Bruno Schulz - A Biographical Portrait by
Jerzy Ficowski, W. W. Norton & Co. 2004)
Sister of the Birds, and Other Gypsy Tales, Abingdon, (1976)
The Gypsies in Poland: History and customs, Interpress Publishers
(1989)
Letters and Drawings of Bruno Schulz: With Selected Prose,Harper &
Row; 1988.
The Collected Works of Bruno Schulz, Jerzy Ficowski, Picador, 1998.

Documents pareils