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FICHE DE LECTURE
Références de l'ouvrage :
Titre de l'ouvrage : Retour à Reims
Auteur : Didier Eribon
Editeur : Champs essais
Date d'édition : 2009
Nombre de pages : 248
Présentation de l'auteur :
Didier Eribon est un sociologue et philosophe français. Il est professeur à la faculté de
philosophie, sciences humaines et sociales de l'Université d'Amiens. Mais il a aussi enseigné à
l'Université de Berkeley aux Etats-Unis auparavant. Reconnu pour ses recherches sur la question du
genre, il publie en 1999 Réflexions sur la question gay ainsi qu'en 2001 Une morale de minoritaire,
ce qui lui permet en 2008 de recevoir le prestigieux Budner Prize, décerné par l'université Yale pour
l'ensemble de ses recherches. L'auteur est aussi reconnu pour son ouvrage sur Michel Foucault,
publié en 1994, Michel Foucault et ses contemporains.
Didier Eribon est issu d'un milieu ouvrier. Durant sa jeunesse il a essayé de fuir cette classe
sociale. S'il se penche sur la question du genre dans nombreux de ses ouvrages, Retour à Reims est
l'occasion pour l'auteur de confronter pour la première fois la question sociale à son expérience
personnelle.
Présentation de l'ouvrage :
Retour à Reims n'est pas un livre de sociologie comme un autre, si c'est réellement la
dénomination qu'on peut lui attribuer. Cet essai autobiographique est avant tout une auto-analyse,
une réflexion que l'auteur dévoile sur son parcours, sur sa vie. En usant de la théorie sociologique
pour comprendre son passé, Didier Eribon amène le lecteur à interroger sa vie selon plusieurs
aspects. C'est dans cette mesure que Retour à Reims est pluridisciplinaire ; le lecteur peut décider de
le lire en adoptant différents regards.
La vie de l'auteur est en effet à l'intersection de plusieurs identités, qu'il est amené parfois à
dépasser. Les identités sociales, politiques, sexuelles sont en effet évoquées ; elles feront l'objet de
cette fiche de lecture.
Le livre est divisé en cinq grandes parties. La première s'intéresse particulièrement à la
figure du père, puis la seconde évoque celle de la mère. La suivante s'attarde au monde politique qui
caractérise sa jeunesse, notamment via l'importance du communisme. La quatrième partie se penche
quant à elle sur les études de l'auteur, alors que la cinquième questionne l'homosexualité. L'épilogue
enfin amène à s'interroger sur le parcours global de l'auteur, c'est-à-dire celui de ce fils d'ouvriers
qui devient plus tard journaliste et professeur de philosophie.
Pour mieux comprendre cet ouvrage, il est important de préciser qu'il a été écrit en deux
étapes. La première se situe quelques jours après la rencontre avec sa mère, qu'il n'avait pas vue
depuis plus de 20 ans. La deuxième est quelques années après cette retrouvaille et le décès de son
père, lorsque Didier Eribon est amené à tenir une conférence à Yale suite au prix qu'on vient de lui
décerner. Ce livre est donc le fruit d'une profonde réflexion, dans la mesure où un laps de temps
s'est écoulé entre le moment où l'auteur commence à revenir vers ses origines, et la période où il
écrit sur son passé. Nous ne retrouvons pas nécessairement cette caractéristique dans certains
passages des ouvrages d'Annie Ernaux (auteure qui mêle aussi la sociologie à l'autobiographie).
Celle-ci écrit en effet parfois juste après les faits (comme dans Une femme, qui évoque sa mère
décédée quelques jours auparavant, ou « Je ne suis pas sortie de ma nuit »). Cependant cette fiche
de lecture fera à de nombreuses occasions la comparaison entre l'ouvrage d'Eribon et ceux d'Annie
Ernaux, tels que La Place ou Une femme, car leur parcours et leur approche (sociologique) sont
souvent similaires.
« Le « retour à Reims » à propos duquel j'avais déjà commencé d'écrire ne serait pas un
parcours aisé et que c'était peut-être même un voyage mental et social impossible à faire », p. 151
L'auteur et sa famille
Cet aspect tient un rôle important dans cet essai, car l'écriture de ce livre part d'un
événement familial. L'auteur apprend en effet que son père est mort quelques jours avant qu'il ne
commence l'ouvrage. Il ne veut pas assister aux obsèques, car il ne veut pas être confronté à
l'entourage qu'il a décidé de ne plus revoir, au monde social qu'il a voulu fuir. La mort de son père
est donc l'élément déclencheur de l'écriture, accompagnée des retrouvailles avec sa mère après
l'enterrement. L'auteur avoue ne pas connaître grand chose de lui, car il l'a détesté toute sa vie. Lors
de sa mort, il n'éprouve par exemple aucun deuil pour la personne qui l'a toutefois élevé. Pour
appuyer cette réaction, l'auteur se réfère au cas de James Baldwin, romancier américain. Dans
certains de ses livres, cet auteur évoque la douleur qui peut remplacer lors du décès d'un père la
haine que l'on ressentait. Or chez Eribon, cette douleur n'existe pas, car son père ne lui semblait en
réalité qu'un élément étranger, qu'un simple géniteur. Que savait-il de lui ? Il est issu d'une famille
pauvre ; il est l'aîné d'une fratrie de 12. Lorsque la guerre éclate en 1939, c'est lui qui est chargé de
trouver la nourriture pour toute la famille. Il a 14 ans lorsqu'il commence à travailler à l'usine
« L'usine l'attendait. Elle était là pour lui. Il était là pour elle »1. Mais mis à part ces éléments
factuels, qui montrent par ailleurs la dureté de son enfance, que connaissait-il du regard que son
père portait sur lui, sur sa carrière ? Etait-il au courant des sentiments qu'il pouvait avoir à son
égard ? Dans le milieu ouvrier, on ne parlait quasimment jamais : alors l'auteur n'en sait rien.
L'image qu'il donne donc de lui à travers cet essai est parfois dégradante. Celle d'un père par
exemple qui rentrait saoul après des journées de travail fatiguantes, et qui cassait des piles d'assiette
en disputant (ou battant) ses proches. Ce livre est toutefois l'occasion pour l'auteur d'en apprendre
plus, en questionnant sa propre perception de la figure de son père, notamment grâce à la sociologie
« Dans les jours qui suivirent, je me mis à repenser à mon enfance, à mon adolescence, à toutes les
raisons qui m'avaient conduit à détester cet homme qui venait de s'éteindre et dont la disparition et
l'émotion inattendue qu'elle suscitait en moi réveillaient dans ma mémoire tant d'images que je
croyais avoir oubliées », p.17.
La figure de sa mère que l'auteur nous dévoile est cependant meilleure, bien que parfois
nuancée. Elle est en effet pour lui un modèle. Elle n'a pourtant pas reçu une forte éducation, mais
elle semble heureuse en se projettant dans la figure de ce fils qui réussit. Car si la guerre n'avait pas
eu lieu, sa mère aurait pu continuer ses études pour devenir institutrice, ceci était son rêve. Elle est
aussi un modèle dans la mesure où elle s'est battue pour que l'auteur poursuive ses études, en
travaillant parfois plus que prévu. À cette époque, elle n'hésitait pas à faire des heures
supplémentaires à l'usine où elle travaillait, alors que rien que le fait qu'une femme travaille dans
ces lieux était très mal perçu. Nous retrouvons cet aspect dans le livre Une femme, d'Annie Ernaux,
lorsque l'écrivaine parle de la sienne : « J'étais certaine de son amour et de cette injustice : elle
servait des pommes de terre du matin au soir pour que je sois assise dans un amphi à écouter parler
de Platon »2. Dans Retour à Reims, l'auteur éprouve même de la compassion à son égard, lorsqu'il
observe cette femme vieillisante qui est en face de lui, et dont les traits physiques témoignent la
dureté des tâches qu'elle a dû accomplir à travers ses multiples métiers.
Didier Eribon grandit dans un milieu très pauvre, avec des parents stricts. Cette pauvreté ne
les empêche toutefois pas d'être débrouillards pour sortir de la misère. Nous retrouvons cet aspect
dans le livre d'Annie Ernaux, dont les parents ont été ouvriers eux aussi. Elle évoque en effet dans
La place ce père menuisier à ses heures libres ; activité qui permettait d'arrondir les fins de mois.
1 Didier Eribon, Retour à Reims, Champs essais, 2009, p. 50
2 Annie Ernaux, Une femme, Gallimard, 1987, p.66
L'auteur est par ailleurs le deuxième d'une fratrie de 4 frères. Dans cet ouvrage, il ne porte
pas le même regard sur celui qui le précède que sur ceux qui le suivent. L'aîné de la fratrie constitue
pour lui un contre-modèle, dans la mesure où Eribon ne veut pas ressembler à ce frère manuel, peu
instruit, et qui devient à l'âge de 14 ans apprenti-boucher. L'auteur éprouve même plus tard une
honte vis-à-vis de lui. Lors de discussions avec des amis par exemple, il évite les conversations sur
cet être qui n'a pas su sortir du milieu social dans lequel il a grandi. C'est dans cette mesure que le
cas de Didier Eribon est différent de celui d'Annie Ernaux, car cette dernière est enfant unique : elle
n'a donc eu à aucun moment de sa jeunesse la possibilité de se construire, de se comparer à ses
frères et sœurs. De par son statut, elle n'entretient par ailleurs pas la même relation avec ses parents.
Les deux plus jeunes frères de l'auteur occupent quant à eux une place restreinte dans sa vie, car il
les a très peu côtoyés (à cause de la différence d'âge). A travers ce livre, on peut aussi sentir le
remord que l'écrivain peut avoir à leur égard : il s'en veut en effet de ne jamais les avoir aidés à
sortir eux aussi de ce milieu. Mais d'un autre côté il évoque cette nécessité de supprimer cette
famille de sa vie pour mieux vivre son destin. L'auteur en effet ne prendra jamais de leurs nouvelles
(il se justifie à cet effet en se demandant ce qu'il avait à leur raconter), sauf pour la rédaction de ce
livre où il sera amené à les contacter par mail pour savoir ce qu'ils deviennent.
L'auteur dresse donc un portrait plutôt négatif de cette famille qu'il a tentée de fuir, mais
qu'il est amené à retrouver après la mort de son père. Cet événement le reconduit en outre vers ce
monde social duquel il a voulu s'éloigner, et qui constituait la sphère familiale.
L'auteur et son milieu social
Il est important de discerner dans cette fiche de lecture la famille de la classe sociale. Tout
d'abord, la classe sociale englobe certes la famille d'Eribon, mais elle constitue aussi
l'environnement de cette dernière. Cet aspect est important car la classe sociale exerce, selon
l'auteur, une pression constante sur sa famille: « J'en vins à penser que tout ce qu'avait été mon père,
c'est-à-dire tout ce que j'avais à lui reprocher, tout ce pourquoi je l'avais détesté, avait été façonné
par la violence du monde social » p.34. De plus, évoquer ce milieu social dans lequel l'auteur a
grandi, c'est aussi montrer comment ce dernier a pu s'en éloigner, et quelles ont été les
conséquences par la suite.
Dans cet essai, l'auteur justifie justement ce refoulement de son milieu par l'importance de la
normalité, de la morale. Cela a pourtant été de nombreuses fois transgressé dans sa famille : on peut
penser à sa grand-mère maternelle, divorcée, puis tondue à la Libération pour avoir collaboré, puis à
ce grand-père illégitime. Mais ce refoulement se justifie aussi par la culture qui accompagne ce
milieu social ouvrier. Nous pouvons notamment cîter le recours fréquent à la violence, ou encore les
comportements inadéquats, tels que les chansons graveleuses lors des mariages que l'auteur déteste
par-dessus tout. Mais refouler ce milieu, c'est aussi ne pas subir ses difficultés, telles que la pauvreté
ou la dureté des emplois.
La première conséquence de cette fuite est évidemment l'éloignement, comme nous l'avons
évoqué, mais qui se manifeste ici différement dans la mesure où c'est aussi l'éloignement de repères,
de quotidiens. Cet éloignement de classe ne se manifeste toutefois pas de la même manière chez
Eribon et chez Annie Ernaux. En effet, en se coupant de sa famille, l'auteur ici n'est plus amené à les
revoir, donc à être confronté à ce qui le constituait auparavant. Or, ce passé, ce milieu ouvrier est
toujours présent chez Annie Ernaux par la suite, notamment à travers la figure de sa mère qu'elle
vient à recueillir chez elle à Annecy suite à la mort de son père.
S'éloigner de ce milieu demande aussi à l'auteur de dépasser sa classe sociale. Les
conséquences se remarquent dans le langage devenu syntaxiquement correct, mais aussi dans
l'élocution (sa famille est souvent amenée à lui dire qu'il « parle comme un livre »). Mais cela
suppose aussi d'autres repères culturels. En effet, si son frère aîné admire plutôt Johnny Halliday,
comme tous les autres garçons de son âge, l'adolescent écoute Joan Baez, ou Françoise Hardy. Cette
différenciation par la culture, qui a selon l'auteur été nécessaire pour s'émanciper de son milieu, a
donc conduit Didier Eribon à adopter une autre culture, d'autres repères. L'auteur avoue cependant
que cela n'a pas été facile. Il prend pour exemple celui de la musique classique, qu'il a mis très
longtemps à comprendre et à apprécier. La conséquence de cette émancipation est que l'auteur est
pris entre deux cultures, entre deux milieux. Nous retrouvons cet aspect chez Annie Ernaux, qui ne
parvient pas réellement à se détacher de ce milieu ouvrier, et qui à travers ses romans essaie de le
décrire grâce aux figures de ses proches: « Ceci n'est pas une biographie, ni un roman
naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l'histoire. Il fallait que ma
mère, née dans un milieu dominé, dont elle a voulu sortir, devienne histoire, pour que je me sente
moins seule et factice dans le monde dominant des mots et des idées où, selon son désir, je suis
passée »3.
Didier Eribon croit toutefois en un certain déterminisme, dans la mesure où le milieu dans
lequel on a grandi nous suit toute la vie « Notre passé est encore notre présent. Par conséquent, on
se reformule, on se recrée, mais on ne se formule pas, on ne se crée pas », p.229. Toutefois, l'autre
conséquence que ce choix peut amener est la honte que l'on éprouve envers le milieu d'où l'on vient,
et que l'écrivain dans son essai assume. Il évoque à ce sujet l'exemple de son grand-père, laveur de
vitres à Paris, qu'il vient à rencontrer par hasard un matin. L'écrivain, suite à cette rencontre
imprévue, se demande ce qu'il aurait répondu à un ami qui l'aurait vu parler à ce vieillard. Il aurait
eu tout simplement honte de lui avouer que cette personne était son grand-père.
L'auteur et la politique
Retour à Reims est aussi l'occasion pour l'auteur d'évoquer le monde politique qui constituait
sa classe sociale, et qui l'a poursuivi par la suite dans ses études. C'est évidemment du communisme
que l'auteur parle en évoquant cette atmosphère familiale que le « Parti » parvenait à recréer. Même
s'il est la somme de courant différents, le Parti parvient à créer une unité dans laquelle les ouvriers
se sentent représentés et écoutés. Toutefois, Didier Eribon constate comme tant d'autres l'effritement
de ce Parti à partir des années 70, et l'évolution du vote de la classe ouvrière du P.C. vers le Front
National. Une distanciation va en effet s'effectuer au cours des décennies entre les représentants et
les représentés du Parti Communiste, dont la conséquence est évidemment le vote d'extrême-droite ;
résultat aussi d'un racisme latent que l'auteur constate même au sein de sa famille. Ses parents
choisissent en effet de déménager vers une cîté lotissement à Reims, car ils ne se sentent plus
maîtres chez eux, depuis l'arrivée des « étrangers ».
Dans cet ouvrage, Eribon émet plusieurs critiques à propos de la sphère politique. Tout
d'abord à l'égard des convictions des membres de sa famille. Il redoute même les décisions qu'
auraient eu à prendre ces derniers s'ils avaient eu la possibilité de gouverner, comme dans la
démocratie athénienne. Il explique cette évolution vers le vote F.N. par un changement de la
définition du travail : l'esprit d'équipe disparaît en effet en même temps que le Parti s'effrite, les
liens entre les individus changent. Le vote F.N. ne représente d'ailleurs pas la même chose : ce n'est
pas le vote d'un groupe conscient de lui-même comme pouvait l'être le P.C., mais c'est ici le vote
protestataire d'une personne ; il y a dans cette mesure une individualisation du vote, comme Sartre
l'avançait. C'est par ailleurs selon Eribon un vote dissimulé, non assumé. C'est en outre une façon de
montrer sa présence face aux autres classes, « dans le but d'instaurer un rapport de forces ». Enfin,
l'auteur critique la génération de soixante-huitards à laquelle il appartenait. Lors des événements de
68 si certains étaient des communistes radicaux, ils sont devenus selon lui, au fil du temps, des
« bobos parisiens ».
L'auteur et l'école
Dans la jeunesse de l'auteur, l'école a été un moyen de fuir son milieu social, puis plus tard
de le dépasser.
Contrairement à ses frères, Didier Eribon éprouve un certain intérêt très tôt pour l'école. Il
est par ailleurs encouragé par sa mère, comme nous l'avons évoqué, qui n'avait pas eu la chance de
3 Annie Ernaux, Une femme, Gallimard, p.104
poursuivre sa propre instruction. Dans son essai, il situe son changement de vision de l'école à une
rencontre. Vers l'âge de 12 ans environ, il tombe en effet amoureux d'un garçon qu'il admire pour sa
culture, ses manières, ses références. L'envie d'en savoir toujours plus, d'être au courant de
l'actualité culturelle, d'épater les autres grâce à ses références constituent les motivations de la vie
scolaire de l'écrivain. Retour à Reims est à cet effet l'occasion d'évoquer un moment où l'auteur est
impressionné par la culture de son camarade. Ce dernier, à l'âge de 13 ans est en effet capable de
reconnaître en classe un morceau de Moussorgski, compositeur russe, qui s'intitule Une nuit sur le
Mont Chauve. Or, dans la classe, personne ne connaissait ce morceau, personne ne l'avait déjà
entendu auparavant.
Pourtant, l'auteur admet ne pas avoir le parcours du premier de classe. Dès la sixième,
certains de ses professeurs lui avaient promis qu'il n'irait pas au-delà de la seconde ; c'est dans cette
mesure qu'il reconnaît dans son essai avoir quasimment la même trajectoire scolaire que Bourdieu.
Mais au fur et à mesure il perçoit l'école comme un outil qui peut l'aider à s'échapper du milieu qu'il
tente de fuir. A travers la culture qu'elle lui inculque, accompagnée de ses lectures personnelles endehors des cours (il évoque à ce propos le fait qu'il ait lu dès 18 ans Guerre et Paix de Tolstoï ; or il
concède qu'il est plutôt rare d'avoir lu cet ouvrage à cet âge), l'école est un outil qui le permet de se
différencier des autres, un moyen de donner un sens à sa différence. Elle lui permet en outre de ne
pas poursuivre cette résistance qui l'attachait à son milieu. Ainsi, en l'acceptant et en s'y conformant,
l'auteur espère que l'école va le sauver : « Résister c'était me perdre. Me soumettre, me sauver »,
p.172. Toutefois, son milieu social reste présent, en particulier dans l'engagement politique qu'il
donne à son instruction universitaire. Lorsqu'il décide d'étudier la philosophie à la faculté, l'auteur
reconnaît que cet attrait pour cette discipline, ainsi que ce bagage littéraire dont il disposait dès
l'entrée, étaient dûs à la conviction politique de son entourage. En lisant des auteurs comme Marx
ou Engels, l'enfant, puis l'adolescent qu'est Didier Eribon veut comprendre ce qu'est la lutte des
classes, ce que sont les bases du communisme. Cette recherche constante est aussi un moyen de
s'émanciper des autres de sa classe sociale, en essayant de comprendre par lui-même l'idéologie que
prône le P.C. Ainsi, bien que l'auteur cherchait dans les études un moyen de s'échapper de la classe
ouvrière, sa conviction et sa curiosité sur lesquelles il avait basé ses connaissances le ramenaient
continuellement au monde qu'il avait tenté de fuir.
L'auteur et l'homosexualité
Cet aspect de l'auteur est évoqué tout au long du livre, mais il s'y attarde plus longuement
dans la 5ème partie. Didier Eribon établit tout d'abord un parallèle entre son changement de
sexualité, qu'il a assumé, et sur lequel il a beaucoup écrit, et le changement de milieu social, qu'il a
au contraire longtemps dénigré. C'est ce qu'il appelle le « placard social », en référence aux « closet
queen » qui se cachaient pour vivre librement leur sexualité. Eribon reprend par ailleurs des
éléments de la théorie de Bourdieu pour évoquer ce parallèle, en parlant notamment d' « habitus
social » et d' « habitus sexuel ».
Mais l'essai donne à voir l'homosexualité de l'écrivain comme une des principales
motivations de fuir ce milieu social ouvrier. Il évoque à plusieurs moments cette atmosphère
étouffante qu'il ressent à Reims, et qui l'empêche de vivre comme bon lui semble sa sexualité. Il
parle aussi des nombreuses moqueries dont il est victime ; ces agressions verbales s'accompagnent
d'autres agressions, aussi bien physiques, psychiques que culturelles. Pour illustrer son parcours et
son départ de Reims, l'auteur se réfère une fois de plus à celui de Baldwin, dont il constate les
similitudes : l'auteur américain avait en effet dû quitter Harlem et sa famille pour vivre sa vie
d'écrivain gay dans les quartiers de Greenwich.
L'homosexualité est aussi perçue à travers cet essai sociologique comme un monde à part,
qui a ses propres repères et sa propre culture, ce qui était le cas du monde ouvrier finalement. On le
remarque à travers la culture musicale, les repères géographiques, ou tout simplement le fait qu'on
ne dise pas « il » mais « elle ». Toutefois, c'est un monde qui est stigmatisé, en particulier par les
insultes et la violence, mais aussi par la lâcheté de la police qui n'hésite pas à se dérober lorsqu'un
gay est agressé dans des lieux de rencontre publics. Enfin, l'auteur insiste dans cet essai sur le rôle
de la littérature, qui a contribué à façonner son parcours et à comprendre son homosexualité. Il
évoque tout d'abord l'anecdote de cet ami littéraire, que nous avons pu observer, mais il parle aussi
de livres « qui nous font des signes » p.226, comme celui de Foucault, Histoire de la folie. Mais la
littérature chez Eribon ne s'arrête pas au rôle de lecteur, puisqu'il est aussi écrivain. Il admet que
rien ne le prédestinait à cela, contrairement à Jean-Paul Sartre qu'il évoque à travers son roman
autobiographique Les mots.
Critiques à l'égard du livre
Pour bien comprendre ce livre, j'ai dû le lire deux fois. La première lecture a plus été une
lecture de découverte, alors que la deuxième a essayé de comprendre, d'analyser, d'interpréter le
texte, de noter quelles étaient les thématiques récurrentes.
Dans un premier temps, j'ai trouvé la manière d'écrire de l'auteur agréable à lire. Il écrit avec
des mots simples, avec aussi une certaine sincérité que l'on remarque dès les premières pages. En
effet, il n'hésite pas à évoquer des passages honteux de la vie de sa famille, comme sa grand-mère
qui a été tondue à la Libération, mais à chaque fois avec un certain recul, une analyse précise qu'il
appuie par la sociologie. Dans cet essai, des aveux peuvent effectivement côtoyer une analyse de
l'insulte que nous dévoile l'écrivain, en s'appuyant sur des auteurs comme Michel Foucault, Gilles
Deleuze ou Pierre Bourdieu. Il se sert donc de la théorie pour comprendre sa trajectoire, et je trouve
cela intéressant, dans la mesure où cet essai permet de comprendre son parcours, l'environnement
dans lequel il a vécu, grandi, mais aussi de comprendre sa réflexion et sa manière de penser. De
plus, j'ai pu à travers cet essai non seulement comprendre la vie et particulièrement la jeunesse de
l'auteur, mais j'ai aussi eu l'opportunité de comprendre la vie d'une classe sociale, de comprendre
une actualité sous le prisme d'un quotidien évoqué. Beaucoup d'événements factuels en effet sont
raocntés, comme la candidature de Jean-Louis Tixier-Vignancourt en 1965, mais dans cet essai ils
sont replacés dans leur contexte. Or pour une personne qui n'a pas connu ces événements,
recontextualiser donne parfois une vision différente de celle que l'Histoire a retenue.
Si j'ai pu comprendre l'actualité, le quotidien d'une classe sociale et d'une époque plus
généralement, ce livre m'a aussi amené à considérer des questions contemporaines, comme le
mariage pour tous. Cet essai a en effet la particularité d'évoquer un passé qui sous certains aspects
est révolu, mais en même temps il le rattache à une actualité, que l'on peut remarquer pour les
questions identitaires (la question de l'homosexualité ou le problème des banlieues), ou sociales
(l'ascension sociale, que l'on remarque à travers la figure de l'auteur). De plus, j'ai trouvé judicieux
que Didier Eribon parvienne à avoir un regard critique même sur ses proches, bien qu'il s'en soit
éloigné à un moment. Je pense par exemple à sa mère, qu'il définit dans certains passages du livre
comme un modèle, mais qu'il discrédite volontairement quelques lignes plus loin. Cette
caractéristique est aussi visible dans les ouvrages d'Annie Ernaux, qui n'hésite pas à décrire elle
aussi sa mère comme exemple, mais qu'elle dépeint quelques chapitres plus loin avec une haine
significative.
D'un autre côté, la structure de l'essai m'a parfois déplu. J'ai trouvé qu'il n'y avait pas
réellement de continuité dans l'ouvrage, que l'auteur voulait nous donner une vision panoramique de
ce qu'avait été sa jeunesse (et ses difficultés). Le livre n'avait pas réellement de continuité,
d'objectif. L'auteur part certes du moment où son père décède, mais si je devais résumer de manière
linéaire l'ouvrage, je n'en serais pas capable. Cette absence de continuité m'a quelquefois dérouté,
dans la mesure où certains chapitres n'avaient pas de lien les uns avec les autres. De plus, j'ai
ressenti à certains passages une condescendance de l'auteur à l'égard de ses proches, qui m'a
particulièrement gêné. L'aspect critique que l'on peut attendre de l'autoanalyse était selon moi
dépassé, dans la mesure où elle n'était pas réellement fondée. Dans un passage de son essai, l'auteur
évoque par exemple le fait que ce livre ne sera sans doute jamais lu par des lecteurs de la classe
ouvrière, qui n'ont pas l'habitude de lire ce genre de bouquins. Je trouve que cette vision est
méprisante. En effet, si ces personnes ne sont pas amenées à lire de tels ouvrages, cela ne signifie
pas pour autant qu'elle ne s'intéresse pas à comprendre les gens, à interpréter leur comportement. A
certains passages du livre, j'attendais de l'auteur une certaine compassion, mais que je n'ai à aucun
moment remarqué, car cette dernière était le plus souvent remplacée par la haine qu'il éprouvait
envers les siens et le milieu d'où il venait.
Que m'a apporté ce livre ?
Je pense que ce livre m'a permis aussi de questionner mon propre parcours. Je n'ai toutefois
pas la même trajectoire que l'auteur, mais grâce aux références sociologiques qu'il dissémine dans
son essai, l'auteur m'a donné la possibilité de comparer sa situation et celles d'autres écrivains, à la
mienne. Ce livre m'a donné aussi des clés de compréhension, notamment en m'aidant à faire le lien
entre un bagage social et culturel que l'on m'a transmis et que je veux dépasser, et un avenir que
j'idéalise mais que je n'envisage pas hermétique à mes origines sociales. Ce qui est le contraire de ce
que Didier Eribon a, dans son propre cas, longtemps voulu faire.