Paris 6 rue de Fürstemberg - 3 Août 1914 JULIE à SALEM (à

Transcription

Paris 6 rue de Fürstemberg - 3 Août 1914 JULIE à SALEM (à
Paris 6 rue de Fürstemberg - 3 Août 1914
JULIE à SALEM (à Bordeaux)
Je ne sais si vous avez reçu nos lettres précédentes, mais celle-ci te parviendra
avant ton départ. Ce matin, le gouvernement fait savoir par les journaux que
toutes les lettres envoyées aux soldats seront expédiées et distribuées le 5 Août
au plus tard. Donc, voici les nouvelles d’ici :
Younès est arrivé à la Ferté vendredi matin, samedi à 4h, nous apprenions la
mobilisation, nous avons préparé ses affaires et il est parti à 8h pour se mettre à
la disposition de son général *. Dimanche à 7h, il est venu dire à Jean et Juliette
qu’il était envoyé à Orange et qu’il prenait le train à 8h. Depuis nous n’avons
plus de nouvelles. Tu verras encore ton Papa, j’espère, je ne sais si mes lettres
lui sont parvenues. Dis-lui que Younès a préféré à la ceinture dont il me parlait,
et qu’on ne trouvait plus, du reste, que je lui fasse un fourreau cousu sur sa
ceinture de flanelle, à bretelle type du régiment, qu’il ne quittera pas, dans lequel
j’ai introduit un fourreau de parapluie avec 300F de pièces d’or que nous avons
séparées ensuite par des épingles doubles afin qu’il puisse les prendre une à une
sans difficulté. Je te dis ceci afin que tu fasses faire la même chose si possible.
Dis à ton Papa de te donner en plus 140F, je crois, que j’ai dans une enveloppe
dans un petit tiroir de gauche, le plus bas, de mon secrétaire. Et prends une
flanelle à cause de tes douleurs, achètes-en une rouge même, si tu en as le temps.
Dès Younès parti, j’ai pensé à chercher la possibilité d’aller retrouver ton Papa
et t’embrasser avant ton départ. J’ai su que quelques trains partaient encore de
Paris. Je suis partie dimanche avec le chauffeur de Moity qui était rappelé. Nous
étions ici à 4h après avoir été arrêtés dans trois communes où la route était
barrée par des charrettes afin que chaque chauffeur montre ses papiers. (tu ne
peux te figurer comme tout est admirablement organisé !).
Ici j’ai trouvé Jean et Juliette. Nous sommes allés immédiatement à Austerlitz,
mais une foule invraisemblable, toutes les grilles fermées, on ne prenait plus que
les militaires devant le flot des voyageurs. On a dû renoncer à les faire partir.
Depuis, je suis ici, ne pouvant retourner à la Ferté, ce que j’essaierai cependant
si possible, quitte à retourner à Bordeaux sitôt après la mobilisation, pour
retrouver ton Papa prés de qui je voudrais être ! Ton oncle et ta tante sont on ne
peut plus gentils pour moi ; j’ai vu hier ma tante Cécile et Lucien revenus de
Paramé et les Jozon-Brisson. J’ai téléphoné à Georges Maringer, seul ici, il est
toute la journée au Conseil d’Etat qui siège en permanence. Mon oncle Jules,
Lucie et Jean-Marcel sont à Rioz qu’ils ne quitteront pas pendant tout le temps
de la guerre, sauf Jules qui viendra pour siéger au Sénat quand il y sera appelé.
A la Ferté, sauf Jeanne qui est effondrée, tout le monde est confiant, décidé et
avec un moral excellent, ton Bon Papa le premier, il remonterait toute la ville.
Jean un peu démonté par Jeanne, a été tout requinqué samedi ; les gendarmes ont
réquisitionné son auto et lui pour aller poser les affiches de mobilisation dans les
communes, et à chaque endroit tout le monde arrivait, lisait silencieusement,
quelques femmes pleuraient sans bruit, et tout le monde disait : « nous nous y
attendions, il faut en finir ! ». Et, bien que la mobilisation n’ait eu lieu que le
lendemain, plusieurs hommes leur ont demandé de les emmener en auto pour
partir tout de suite en disant : « nous voulons arriver des premiers ! ». A Paris,
un calme admirable. Les journaux paraissent à tous moments dès qu’une
nouvelle intéressante peut être communiquée au public et que le gouvernement
donne lui-même afin qu’on ne fasse pas courir de faux bruits. S’il n’y a pas
assez de journaux, comme ce matin, ceux qui les ont les lisent tout haut à ceux
qui les entourent.
Tout est si bien organisé, avec tant de méthode et de prévoyance que cela donne
une confiance sans borne et que personne ne pense à discuter aucun ordre, on se
dit, si c’est ainsi, c’est que c’est utile.
Tu sais que l’Italie a proclamé sa neutralité. Les Belges, à l’ultimatum de
l’Allemagne, répondent par la mobilisation, soient deux cent mille hommes.
L’Angleterre, voyant que l’Allemagne ne respecte pas la neutralité de la
Belgique, a mobilisé sa flotte, s’empare des bateaux allemands et ferme la mer
du Nord aux Allemands qui sont embouteillés. Les Japonais, en Orient, par suite
d’un traité avec l’Angleterre, arrêtent les bateaux allemands. Mais ce que nous
avons appris hier soir par James Chappuis, qui le tenait d’un directeur du
Ministère de l’Intérieur, c’est que les Anglais, qui ne veulent à aucun prix que
l’Allemagne s’empare d’Anvers, envoient cent mille hommes de Douvres qui
est fermé depuis quelque temps car on y préparait cette mobilisation, avec un de
leurs meilleurs généraux, French, et expédient en or à Calais et Boulogne, la
somme nécessaire pour entretenir cette armée pendant la campagne. Ce n’est pas
officiel, mais leur intérêt est tellement en cause que ce doit être vrai. Tu ne peux
te figurer ce que cela nous a produit d’apprendre cela, nous en étions tous émus.
Ma tante Langlois, que nous avons vue dimanche soir, pensait voir Jacques
avant son départ, mais il a été nommé à Petersbourg professeur de tactique
générale. Il y était allé et n’a pu revenir. Nous pensons qu’il va faire
l’impossible là-bas pour activer la mobilisation et tomber au plus vite sur
l’Allemagne. Nous apprenons ce matin que les Allemands ont fusillé
le........... ?.....nous en sommes révoltés et on a l’impression maintenant qu’on ne
peut plus les laisser plus longtemps dominer les pauvres Alsaciens-Lorrains.
T’ai-je dit que sur les Cies de chemin de fer, particulièrement sur l’Est, nous
avons pu le constater, tout se fait avec tant de méthode, de précision et de sûreté
qu’on est dans l’admiration. Toutes les personnes qui se rappellent 1870 sont
stupéfaites et cela leur donne une confiance qu’ils communiquent aux autres.
Je vais déjeuner chez ma tante Cécile où se trouve Julien. Hier, lui d’ordinaire
peu expansif, m’a embrassée en arrivant et en partant et comme il me parlait de
vous, me demandait votre état d’esprit. Et après lui avoir parlé de toi, de Younès
et de Paul qui s’engagera, il m’a dit : « tu as des fils qui sont des hommes de
devoir, courageux, tu peux en être fière ! ». Et il n’est pas le seul à me l’avoir dit
et malgré l’émotion qu’on a au fond du cœur, tu peux te figurer du sentiment,
comment dirai-je, de bonheur, que je ressens en pensant que je donnerai trois
soldats et qu’un quatrième serait tout prêt à partir s’il le fallait. Tes soeurs
restent à La Ferté comme garde-malade, elles pensent pouvoir servir dans les
hôpitaux qu’on organisera à La Ferté et Luzancy.
Je ne sais pas si mes lettres sont parvenues à ton Papa, dis-lui si tu le vois que
j’irai le retrouver dès que possible et embrasse-le bien pour moi. Ton oncle et ta
tante me chargent de bien t’embrasser aussi.
J’ai été bien heureuse de lire ta dernière lettre à tes frères. Quant à ton bateau, je
n’ai pas besoin de te dire qu’il n’est pas arrivé à La Ferté, mais rien ne dit qu’il
n’y parviendra pas un jour et que vous referez de la navigation, tous quatre sur la
Marne.
Si cette lettre est la dernière qui te parvient avant que tu partes, dis-toi bien, quoi
qu’il t’arrive, qu’il y a toujours quelqu’un qui ne cesse de penser à toi, c’est ta
Maman qui t’aime comme tu sais
Garde ton bon moral et ne désespère jamais malgré les situations.
* Younès venait de terminer l’Ecole Polytechnique, en Juillet