Bābā Naudh Si Bābā Naudh Si gh de Bhāī Vīr Si La question

Transcription

Bābā Naudh Si Bābā Naudh Si gh de Bhāī Vīr Si La question
Réformisme
sikh,
retour
aux
sources
et
identité
exemplaire
Réformisme
sikh,
retour
aux
sources
et
identité
exemplaire
:
:
Bābā
Naudh
Si
de
Bhāī
Vīr
Sigh
gh
Bābā
Naudh
Si
gh
de
Bhāī
Vīr
Si
par
par
Denis
Matringe
Denis
Matringe
In
Jean-
Luc
Racine,
dir.
La
question
identitaire
en
Asie
du
sud.
Purusārtha
22.
Paris
:
École
des
Hautes
Études
en
Sciences
Sociales.
2001.
127-146
«
Par
la
suite,
Kālū
entendit
rapporter
que
Nānak
avait
construit
un
village
s’y
était
établi.
Emmenant
avec
lui
tous
les
membres
de
sa
famille,
il
se
rendit
sur
place.
Tout
le
monde
était
très
heureux.
On
se
consacrait
au
travail,
aux
dons
pieux
et
à
la
foi.
Le
Bābā
se
tenait
sous
un
pipal.
Un
long
temps
passa.
Un
vaste
communauté
se
rassembla1.
»
C’est
en
ces
termes
que
les
hagiographies
de
Nānak
(1469-1539)
colligées
aux
17e-18e
siècles,
les
Janam-sākhī,
évoquent
la
fondation
par
le
premier
gurū
des
Sikhs
de
Kartārpur
(«
la
ville
du
Créateur
»)
sur
la
rive
droite
de
la
Ravi2,
en
un
lieu
qui
se
trouve
aujourd’hui
dans
le
Panjab
pakistanais.
Selon
de
telles
sources,
c’est
là
que
Nānak
se
serait
établi
après
vingt
années
de
voyages
à
travers
le
monde
oriental,
qu’il
aurait
prêché
et
enseigné
au
milieu
de
la
communauté
idéale
de
se
premiers
disciples,
instituant
les
pratiques
toujours
en
vigueur
du
lever
avant
l’aube,
du
bain,
de
la
récitation
du
son
long
poème
intité
Japu-jī3,
du
travail
tout
le
jour
durant,
du
rassemblement
vespéral
pour
écouter
ses
sermons
et
du
chant,
avant
le
coucher,
de
deux
autres
de
ses
compositions,
Sodara4
et
Āratī5.
1
Janam-sākhī
Srī
Gurū
Nānak
Dev
Jī,
p.
74.
Sur
les
Janam-sākhī,
voir
McLeod
1980.
2
La
Rāvī
est
celui
des
grands
affluents
de
rive
gauche
de
l’Indus
qui
passe
près
de
Lahore.
3
Ādi
Granth
pp.
1-8.
4
Ādi
Granth
pp.
8-10.
5
Ādi
Granth
p.
13.
Cette
image
de
la
première
communauté
sikhe,
menant
une
vie
heureuse
à
Kartārpur
autour
de
Gurū
Nānak
a
marqué
l’imaginaire
religieux
des
Sikhs6.
Il
n’est
donc
pas
surprenant
qu’à
une
époque
de
vives
controverses
religieuses
dans
le
Panjab7,
elle
ait
été
diversement
utilisée
par
les
réformateurs
sikhs
les
plus
radicaux
de
la
fin
du
dix-neuvième
et
du
début
du
vingtième
siècle.
Ces
derniers,
rassemblés
dans
le
courant
dit
«
Tat
Khālsā
»
des
Sigh
Sabhā,
associations
réformatrices
sikhes
fondées
dans
les
années
1870
et
finalement
unifiées,
insistaient
sur
l’identité
radicalement
non
hindoue
des
Sikhs
et
sur
la
nécessité
d’observer
le
code
du
Khālsā
attribué
par
la
tradition
à
Gurū
Gobind
Sigh
(1666-1708,
gurū
:
1675),
dixième
et
dernier
gurū
humain
des
Sikhs8.
Il
s’agissait
pour
eux
de
faire
retrouver
au
sikhisme
ce
qu’ils
concevaient
comme
sa
pureté
originelle,
en
élaborant
une
doctrine
unifiée
et
en
construisant
une
identité
religieuse
clairement
établie9.
Les
principaux
moyens
mis
en
œuvre
à
cette
fin
furent
l’éducation
et
le
militantisme
pour
la
réforme
sociale,
ainsi
que
les
publications
:
si
l’histoire,
le
commentaire
des
Écritures
et
de
l’apologétique
furent
les
genres
les
plus
pratiqués,
l’activité
des
Sigh
Sabhā
généra
aussi
une
importante
production
d’œuvres
littéraires.
L’écrivain
le
plus
prolifique
et
le
plus
vénéré
fut
Bhāī
Vīr
Sigh
(1872-1957).
Il
édita
plusieurs
textes
de
la
tradition
sikhe
et
un
commentaire
de
l’Ādi
Granth,
et
il
écrivit
de
volumineuses
biographies
des
deux
Gurū,
Nānak
et
Gobind,
dont
la
personnalité,
l’enseignement
et
l’activité
sont
emblématiques
des
deux
pôles
idéologiques
du
sikhisme
du
Tat
Khālsā
:
la
dévotion
aimante
d’une
communauté
mystique
et
le
militantisme
d’une
fraternité
martiale.
Mais
il
est
aussi
l’auteur
de
pamphlets
polémiques
et
d’articles,
ainsi
que
de
pièces
de
théâtre,
de
poèmes
lyriques,
d’un
longue
épopée
spirituelle
(RāNā
Sūrat
Sigh),
de
romans
historiques
et
d’un
récit
réformiste
auquel
est
consacré
le
présent
travail.
Ce
récit
est
intitulé
Subhāg
jī
dā
sudhār
hatthī
Bābā
Naudh
Sigh
(litt.
«
la
réforme
de
Subhāg
aux
mains
de
Bābā
Naudh
Sigh
»)
;
mais
conformément
à
l’usage
panjabi,
nous
y
ferons
référence
sous
le
titre
de
Bābā
Naudh
Sigh.
Cette
œuvre,
imprimée
comme
livre
pour
la
première
fois
en
1921,
rassemble
des
épisodes
publiés
à
partir
de
1907
dans
les
Khālsā
Samācār
(«
Nouvelles
du
Khālsā
»),
hebdomadaire
fondé
par
Bhāī
Vīr
Sigh
en
1899
pour
répandre
l’
«
éducation
»
et
pour
contribuer
au
«
progrès
national
et
religieux
»
des
Sikhs10.
Elle
se
présente
comme
un
gros
volume
de
trois
cent
quatre
pages
à
l’écriture
serrée,
au
format
de
18,5
x
25
cm.
Depuis
sa
publication,
elle
a
connu
un
succès
considérable
–
la
réimpression
de
1979,
tirée
à
deux
mille
cents
exemplaires,
était
la
vingt-et-unième.
6
Voir
Matringe
1991.
7
Voir
Jones
1989
:
85-121.
J’ai
eu
l’occasion
de
traiter
ailleurs
des
conséquences
de
cette
situation
sur
les
conditions
de
la
production
littéraire
dans
le
Panjab
à
l’époque
(Matringe
1985
:
425-434,
1996a
:
35-38,
1996b
:
41-43).
8
Sur
la
genèse
historique
de
ce
code,
voir
McLeod
1989a
:
60-81.
9
Voir
Oberoi
1994.
10
Singh
(Harbans)
1972
:
38-41.
L’histoire,
située
dans
le
Panjab
colonisé,
est
celle
d’une
jeune
veuve
hindoue
qui,
après
avoir
été
trompée
par
divers
charlatans
religieux,
est
convertie
au
sikhisme
par
un
homme
exemplaire,
Bābā
Naudh
Sigh.
Ce
dernier
est
le
chef
d’un
village
idéal
rappelant
fortement
le
Kartārpur
des
Janam-
sākhī,
et
une
grande
partie
du
livre
est
consacrée
à
ses
confrontations
victorieuses
avec
des
représentants
de
l’hindouisme
ārya
samājī
et
brahmo
samājī11,
de
l’Islam,
du
christianisme
et
du
rationalisme
occidental.
Cette
histoire
présente
des
analogies
frappantes
avec
RāNā
Sūrat
Sigh.
Dans
les
deux
cas,
l’héroïne
est
une
veuve
qui,
après
une
longue
errance,
trouve
la
béatitude
dans
la
pratique
de
la
vraie
religion,
et
les
deux
textes
ont
la
même
macrostructure
:
une
première
partie
essentiellement
narrative
et
un
interminable
appendice
de
prêchi-prêcha
«
néo-sikh
»12.
Mais
une
différence
majeure
les
sépare
:
tandis
qu’aucune
figure
charismatique,
hormis
l’époux
défunt,
n’intervient
dans
la
première
partie
de
RāNā
Sūrat
Sigh,
Bābā
Naudh
Sigh
est,
en
même
temps
qu’un
dirigeant
temporel,
un
guide
spirituel
au
charisme
irrésistible.
Comme
ce
personnage
disparaît
complètement
dans
la
deuxième
partie
du
livre,
nous
nous
intéresserons
ici
surtout
à
la
première.
Examinant
d’abord
le
contenu
de
surface
du
récit,
nous
chercherons
à
dégager
le
rapport
dans
l’œuvre
entre
charisme
et
identité.
Nous
verrons
ensuite
comment
le
Nānak
des
Janam-sākhī
a
pu
servir
de
modèle
pour
la
création
du
personnage
de
Bābā
Naudh
Sigh,
et
nous
étudierons
pour
finir
la
structure
interne
de
l’œuvre,
nous
attachant
à
montrer
comment
son
caractère
de
«
récit
exemplaire
»
vise
à
susciter
un
changement
d’identité
religieuse.
Contenu
de
surface,
charisme
et
identité
Contenu
de
surface,
charisme
et
identité
Le
contenu
de
surface
de
l’œuvre
La
première
partie
du
livre
consiste
en
vingt-deux
chapitres
(pp.
1-159),
mais
s’articule
en
fait
en
trois
sections
principales.
Dans
la
première,
Jamnā,
une
fois
devenue
veuve,
est
trompée
par
des
escrocs
religieux
avant
d’aller
s’établir
dans
la
maison
de
Bābā
Naudh
Sigh
à
la
suite
d’une
rencontre
avec
un
mystérieux
ermite
sikh
qui
la
renomme
Subhāg13.
La
deuxième
section
est
consacrée
aux
controverses
entre
Bābā
Naudh
Sigh
et
divers
prédicateurs
:
un
Ārya
Samājī14,
un
vénérable
musulman
(buzurg)15
et
un
pasteur
anglican
(pādrī)16.
La
dernière
section,
qui
est
aussi
la
plus
longue,
11
Sur
l’Ārya
Samāj
dans
le
Panjab,
voir
Jones
1976.
Sur
le
Brahmo
Samāj,
voir
Kopf
1979.
12
«
Neo-sikhism
»
était
l’un
des
termes
utilisés
par
les
officiels
britanniques
pour
désigner
le
mouvement
réformiste
sikh
qu’ils
regardaient
avec
soupçon.
Voir
Matringe
1996a
:
58
(note
66).
13
I.1-8,
pp.
1-24.
14
I.9,
pp.
24-28.
15
I.10,
pp.
28-35.
16
I.11,
pp.
35-45.
traite
du
séjour
au
village,
après
un
terrible
accident
de
voiture,
d’un
avocat
et
de
sa
femme.
Après
divers
événements
et
de
longues
conversations,
ces
deux
tenants
du
rationalisme
athée
de
l’occident
sont
finalement
convertis
à
l’humble
foi
sikhe
des
villageois17.
Le
récit
principal
continue
dans
les
trois
premières
sections
de
la
deuxième
partie
de
Bābā
Naudh
Sigh.
Dans
un
premier
temps,
Subhāg
revient
au
premier
plan.
Comme
Rāj
Kaur
dans
RāNā
Sūrat
Sigh,
elle
se
perd
dans
le
souvenir
de
son
défunt
mari
et
sombre
dans
le
désespoir,
d’où
elle
ramenée
à
la
sérénité
et
à
la
foi
par
la
prédication
du
Bābā18.
Après
cela,
Subhāg
quitte
définitivement
la
scène,
alors
qu’un
voyageur
arrive
au
village.
Ce
dernier
est
un
médecin
traditionnel
(hakīm)
brahmo-samājī,
qui
a
de
longues
discussions
avec
le
Bābā
sur
des
questions
de
religion,
de
morale
et
de
société19.
Pour
finir,
le
Bābā
lui
offre
un
livre,
dont
le
contenu
occupe
les
cent
neuf
dernières
pages
de
Bābā
Naudh
Sigh
20.
Ce
livre
est
consacré
à
un
saint
homme,
Sāīdās,
un
proche
et
un
disciple
du
sixième
Gurū
des
Sikhs,
Hargobind
(1595-1644,
Gurū
:
1606)21.
Racontant
à
loisir,
grâce
à
ce
procédé
littéraire
d’une
histoire
dans
l’histoire,
la
vie
du
Gurū,
de
sa
famille
et
de
ses
disciples,
Bhāī
Vīr
Sigh
montre
comment,
d’après
lui,
le
sikhisme
était
enseigné
par
Gurū
Hargobind
qui,
le
premier,
institutionnalisa
la
militarisation
du
Panth22.
Il
donne
aussi
à
voir
comment
un
vrai
croyant,
Sāīdās,
et
sa
femme
Rāmo
vivaient
leur
foi,
établissant
ainsi
un
parallèle
frappant
entre
ces
personnages
du
dixseptième
siècle
et
le
couple
formé
par
Bābā
Naudh
Sigh
et
son
épouse.
Le
charisme
du
Bābā
est
ainsi
au
cœur
du
livre,
et
nous
examinerons
maintenant
comment
le
saint
homme
met
en
œuvre
ce
don
divin.
Nous
verrons
comment
il
parvient
à
contrer
efficacement
des
prédicateurs
mal
inspirés,
comment
il
change
le
cœur
d’individus
mal
guidés
et
comment
il
gère
le
village
selon
les
valeurs
de
la
vraie
religion.
Les
prédicateurs
défaits
Malgré
sa
publication
initiale
en
épisodes
et
malgré
ses
longues
digressions
et
son
interminable
appendice,
Bābā
Naudh
Sigh
est
construit
de
façon
à
mettre
en
relief
le
charisme
du
Bābā,
son
aptitude
à
réformer
de
façon
définitive
l’identité
de
ceux
qu’il
entreprend
de
faire
entrer
dans
la
«
vraie
religion
».
Ainsi,
dans
la
première
partie,
les
deux
premiers
groupes
de
chapitres
sont
structurés
par
une
opposition
entre
les
mauvaises
actions
de
personnages
religieux
accomplies,
pour
17
I.12-22,
pp.
45-159.
18
II.1-2,
pp.
160-169.
–
Rāj
Kaur
fait
une
expérience
de
salut
analogue
en
rejoignant
à
une
congrégation
(satisagat)
dirigée
par
un
saint
guide
spirituel
(gurmukh).
19
II.3-4,
pp.
169-195.
20
Pp.
195-304.
21
Sur
Sāīdās,
voir
Nābhā
1930
:
175.
Sur
Gurū
Hargobind,
voir,
entre
autres,
Grewal
1990
:
64-67.
22
La
«
voie
»
sikhe,
à
la
fois
comme
communauté
et
comme
voie
d’accès
au
salut
(voir
McLeod
1989b
:
7-22).
les
premières,
en
l’absence
du
Bābā
et,
pour
les
secondes,
en
sa
présence,
son
intervention
ayant
sur
les
auteurs
de
ces
dernières
une
fonction
rédemptrice.
Dans
le
premier
groupe
de
chapitres,
avant
sa
rencontre
avec
Bābā
Naudh
Sigh,
Jamnā
est
cruellement
trompée
par
un
faiseur
de
miracles
hindou
qui,
prétendant
lui
permettre
d’avoir
une
vision
de
son
mari,
la
dépouille
de
ses
biens
et
cherche
à
la
faire
mourir23.
Elle
est
ensuite
trahie
par
un
prédicateur
chrétien
qui
la
convertit
au
christianisme
sous
le
nom
de
Miss
Yumelī
(Dumaily)
et
dans
l’établissement
duquel
elle
reçoit
des
propositions
de
mariage
«
de
la
part
de
balayeurs
et
de
corroyeurs
convertis
à
la
peau
sombre
»24.
Parvenue
à
s’enfuir
à
Lahore,
elle
devient
la
proie
d’un
maulvī
qui
fait
d’elle
une
musulmane
nommée
Ġulām
Fātmā
et
cherche
à
l’épouser25.
Dans
le
second
groupe
de
chapitres,
quand
apparaissent
à
nouveau
des
personnages
religieux,
Jamnā
a
été
arrachée
à
son
triste
sort
par
un
ermite
sikh
qui
l’a
appelée,
et
adoptée
par
Bābā
Naudh
Sigh
26.
Cette
fois,
l’Ārya
Samājī,
le
vénérable
musulman
et
le
révérend
chrétien
essaient
de
convertir
les
villageois
ou
de
susciter
la
discorde
communaliste.
Le
Bābā
convainc
les
deux
premiers
que
la
vraie
religion
ne
peut
s’accommoder
de
la
haine.
L’Ārya
Samājī
se
convertit
finalement
au
sikhisme
et
obtient
la
permission
de
s’établir
au
village.
Saif
Dīn,
le
vénérable
qui
cherchait
à
convaincre
les
Musulmans
de
rester
à
l’écart
des
Sikhs,
est
converti
par
le
Bābā
à
«
la
religion
de
l’amour
»27.
Lui
aussi
demande
à
pouvoir
rester
au
village
et
à
se
placer
sous
l’autorité
spirituelle
de
Bābā
Naudh
Sigh.
Quant
au
révérend
chrétien,
il
est
reconnu
coupable,
grâce
à
l’intervention
du
Bābā,
d’avoir
faussement
accusé
un
Musulman
d’agression
sur
la
personne
de
sa
femme.
Mais
quand
l’évêque
entreprend
de
le
traîner
en
justice,
le
Bābā
obtient
qu’il
soit
pardonné.
Ainsi,
le
contraste
avec
le
premier
groupe
de
chapitres,
où
les
personnages
religieux
restaient
enfoncés
dans
leur
vilenie,
est
évident
:
le
Bābā
charismatique
convertit
à
la
vraie
religion
trois
hommes
de
foi
potentiellement
dangereux
en
s’adressant
à
eux
comme
de
l’intérieur
de
leur
religion,
d’une
manière
analogue
à
celle
de
Gurū
Nānak28.
23
I.2-4,
pp.
2-6.
Le
narrateur
révèle
ensuite
que
le
faiseur
de
miracles
était
en
fait
un
^hagg
d’Inde
centrale,
descendant
de
Sajjan,
^hagg
arraché
par
Gurū
Nānak
à
une
vie
de
péché
(pp.
5-6).
–
Il
s’agit
là
d’une
allusion
à
un
épisode
des
Janam-
sākhī
intitulé
Sajjan
le
^hagg
dans
la
Purātan
Janam-sākhī
(n°
13,
pp.
51-53),
que
Bhāī
Vīr
Sigh
connaissait
très
bien
puisqu’il
devait
en
éditer
le
texte
en
1926
(sur
la
Purātan
Janam-sākhī,
voir
McLeod
1980
:
22-30).
Dans
cet
épisode,
un
certain
Šaix
Sajjan
a
construit
un
temple
et
une
mosquée
à
côté
de
sa
maison,
en
théorie
pour
la
convenance
des
voyageurs
hindous
et
musulmans,
mais
en
fait
pour
les
attirer
et
les
jeter
ensuite
au
fond
d’un
puit.
Quand
Nānak
et
son
barde
Mardānā
arrivent
près
de
chez
lui,
il
les
invite
à
se
reposer.
Avant
d’accepter,
Nānak
chante
un
hymne
qui
change
le
cœur
de
Sajjan
et
le
pousse
à
implorer
le
pardon
du
Gurū,
qui
lui
est
accordé
à
condition
qu’il
restitue
les
biens
qu’il
a
dérobés.
–
Kāhn
Sigh
Nābhā
dit,
sans
se
référer
à
aucune
source,
que
Sajjan
était
de
la
région
de
Multan.
(Nābhā
1930
:
145).
24
I.4,
pp.
6-8.
25
I.5,
pp.
8-9.
–
Ġulām
Fātmā
représente
le
persan
Ġulām-i
Fācima
(«
esclave
de
Fācima
»,
la
fille
de
Muhammad
et
épouse
de
‘Alī).
26
Subhāg
signifie
«
la
bienheureuse
»
(étymologiquement
«
[qui
a
reçu]
une
bonne
part
»).
27
Saif
Dīn
représente
l’ar.-pers.
Saif
al-Dīn
«
l’épée
de
la
religion
».
28
Voir
Matringe
1991
:
50-51.
Le
changement
des
cœurs
Alors
que
dans
tous
ces
chapitres
le
Bābā
transforme
l’identité
de
ses
interlocuteurs
dans
un
contexte
de
controverses
religieuses
typiquement
indien,
même
lorsqu’il
s’agit
du
christianisme,
il
s’attache,
dans
une
autre
section
du
livre,
à
changer
en
profondeur
le
cœur,
la
vision
du
monde
et
l’éthique
de
deux
personnages
occidentalisés.
Cette
partie
de
Bābā
Naudh
Sigh
consiste
surtout
en
conversations
entre
d’une
part
le
Bābā,
Subhāg
et
un
pieux
médecin
sikh,
et
d’autre
part
Mādho
Dās,
un
avocat
hindou
alcoolique
et
son
épouse.
Ces
derniers
sont
recueillis
par
le
Bābā
après
un
accident
de
voiture
dans
lequel
ils
pont
tué
un
enfant
du
village
et
ont
eux-mêmes
été
sérieusement
blessés.
L’avocat,
devenu
athée
pendant
son
long
séjour
en
Angleterre,
est
convaincu
que
«
l’intérêt
personnel
est
le
vrai
principe
»
(p.
70).
Mais
progressivement,
en
prêchant
les
fondements
du
sikhisme
et
en
récitant
des
passages
de
l’Ādi
Granth,
le
Bābā
provoque
chez
l’avocat
et
son
épouse
un
changement
de
cœur,
au
point
qu’ils
finissent
par
devenir
de
«
vrais
»
Sikhs,
croyant
à
la
vertu
salvatrice
du
désintéressement
et
de
l’amour,
convaincus
de
l’importance
primordiale
de
la
vie
intérieure
et
prêts
à
adopter
le
mode
de
vie
sikh
dans
toute
sa
simplicité.
L’avocat
renonce
aussi
à
la
boisson,
et
son
épouse
et
lui
ont
finalement
une
vision
extatique
en
écoutant
un
dernier
sermon
de
Bābā
Naudh
Sigh
29.
À
plusieurs
reprises,
l’avocat
exprime
son
étonnement
devant
le
savoir
du
Bābā,
devant
sa
sagesse
et
son
art
de
convaincre30.
Quand
il
demande
à
Bābā
Naudh
Sigh
comment
il
est
est
parvenu
à
une
telle
clarté
de
conscience,
son
interlocuteur
lui
répond
qu’il
a
profité
de
l’enseignement
d’une
personne
qu’il
appelle
un
«
maître
»
(pers.
ustād)
et
un
«
homme
éminent
»
(mahā
purakh,
skr.
mahāpurusa)31.
C’est
là
l’indication
que
le
Bābā,
tout
particulièrement
dans
son
éducation
de
Subhāg,
est
le
continuateur
d’une
tradition.
Et
sa
jeune
disciple
a
hérité
de
son
charisme.
En
témoigne
la
façon
dont
elle
aide
à
l’épouse
du
médecin
à
surmonter
sa
détresse
et
sa
souffrance
lors
de
la
mort
de
son
frère,
lui
même
sikh
et
médecin,
dans
une
bataille
de
la
première
guerre
mondiale32.
À
ce
point,
Bhāī
Vīr
Sigh
recourt
à
une
technique
littéraire
qui
lui
est
chère,
celle
de
l’histoire
dans
une
histoire.
Subhāg
lit
à
l’épouse
du
médecin
une
histoire
sikh
édifiante
parue
comme
feuilleton
dans
un
journal.
Le
récit,
intitulé
Satt
aukhīā
rātā
(«
Sept
nuits
terribles
»)
raconte
comment
la
belle-mère
de
Gurū
Gobind
est
successivement
endeuillée
par
la
perte
de
son
mari,
par
celle
de
sa
fille,
par
la
destruction
d’Anandpur
et
le
massacre
des
combattants
sikhs
héroïques,
par
le
meurtre
des
deux
fils
aînés
du
Gurū,
par
celui
de
ses
deux
fils
cadets
et,
finalement,
par
celui
de
Gobind
Sigh
lui-même.
Chaque
fois,
ce
sont
la
méditation
et,
plus
encore,
la
participation
à
une
congrégation
religieuse
(satisagat)
et
le
chant
d’hymnes
collectif
(kīrtan)
qui
l’aident
à
surmonter
sa
peine
et
lui
permettent
d’accéder
à
la
29
I.22,
pp.
156-159.
30
Ainsi
en
I.22,
p.
152
:
«
Dans
quel
faculté
as-tu
étudié
?
Je
reste
étonné
par
tes
propos.
»
31
I.22,
p.
153.
32
I.19,
pp.
99-129
béatitude33.
Par
cette
lecture
et
ses
commentaires
inspirés,
Subhāg
parvient
à
illuminer
le
cœur
de
l’épouse
du
médecin,
qui
la
remercie,
m’embrasse
et
lui
déclare
:
«
J’étais
morte
et
tu
m’as
ressuscitée
»
(p.
128).
La
gestion
du
village
L’identité
des
individus
étant
aussi
sociale
et
liée
à
leur
lieu
de
vie34,
l’activité
réformatrice
du
Bābā
s’étend
aux
problèmes
sociaux
et
matériels
du
village.
Concernant
la
vie
sociale,
le
premier
souci
du
Bābā
est
celui
de
la
concorde
intercommunautaire,
dont
il
a
fait
en
quelque
sorte
la
loi
fondamentale
du
lieu.
Mais
en
tant
que
chef
temporel35,
Bābā
Naudh
Sigh
a
pris
aussi
des
mesures
pour
favoriser
les
bonnes
relations
entre
les
habitants
et
pour
les
inciter
à
mener
une
vie
plus
saine
:
ainsi,
la
corruption
est
farouchement
combattue36
et
personne
ne
boit
d’alcool
au
village.
Vie
saine,
hygiène
et
pureté
de
la
nourriture
sont
en
fait
des
préoccupations
constantes
du
Bābā,
comme
le
montrent
bien
ses
conversations
avec
l’avocat,
une
fois
que
ce
dernier,
remis
de
ses
blessures,
peut
se
promener
aux
alentours
du
village37.
Bābā
Naudh
Sigh
oppose
la
simplicité
et
la
salubrité
de
la
vie
rurale
à
la
pollution
et
au
manque
d’hygiène
qui
règnent
dans
les
villes.
Il
s’en
prend
durement
aux
malversations
telles
que
l’altération
des
aliments
et
que
les
habitudes
occidentales,
comme
celle
de
boire
du
thé,
introduite
dans
les
villages
du
Panjab
par
d’anciens
soldats38,
ou
du
soda.
À
propos
de
ce
dernier,
le
Bābā
raconte
à
l’avocat
comment
une
fois,
son
épouse
et
lui
avaient
si
soif
pendant
un
voyage
en
train
qu’ils
songèrent
à
boire
du
soda.
Mais
ils
y
renoncèrent
en
observant,
avec
un
profond
dégoût,
que
le
vendeur
de
soda
portait
des
habit
maculés
et
avait
les
mains
sales,
et
qu’il
servait
le
soda
dans
le
même
verre
à
un
homme
bien
né
(sāhib-jī)
et
un
l’homme
de
peu
(lālā-jī),
aux
personnes
éduquées
(bābū)
et
aux
malades39.
Selon
le
Bābā,
parce
que
les
Panjabis
ont
déviés
de
leur
saine
alimentation
à
base
de
blé
et
de
produits
laitiers,
il
se
sont
affaiblis
physiquement
:
«
Comme
ça,
j’ai
l’air
costaud,
dit-il,
mais
je
suis
plus
petit
que
mon
père40.
»
C’est
pourquoi
le
Bābā
loue
avec
33
I.9,
pp.
101-128.
34
Voir
à
ce
sujet
Sax
1991
:
71-77
et
passim,
même
s’il
y
est
question
d’une
région
(le
Garhwal)
et
d’une
époque
(les
années
1980)
tout
autres.
35
La
direction
temporelle
(pers.
mīrī)
exercée
par
le
Gurū
a
été
institutionnalisée
en
parallèle
avec
sa
fonction
spirituelle
(pers.
pīrī)
par
Hargobind,
sixième
Gurū
des
Sikhs
(1595-1644,
Gurū
:
1604),
qui
siégeait
en
armes
sur
son
trône
et
fit
construire
à
Amritsar,
en
face
du
Temple
d’Or
(Hari-mandir),
l’Akāl
Takht,
siège
du
pouvoir
temporel.
36
Le
chapitre
I.7
(pp.
89-95)
raconte
comment,
grâce
à
l’intervention
du
Bābā
et
du
médecin,
une
famille
de
cultivateurs
musulmans
retrouve
l’accès
à
l’eau
d’irrigation
dont
elle
avait
été
privée
après
que
des
voisins
rapaces
eurent
soudoyés
les
responsables
de
l’irrigation.
37
I.20-21,
pp.
129-151.
38
Cāh
dī
bīmārī
«
la
maladie
du
thé
»
(I.21,
p.
149).
39
I.20,
p.
135.
40
I.20,
p.
140.
nostalgie
le
bon
vieux
temps.
Il
propose
aussi
des
solutions
pour
parvenir
à
une
vie
plus
simple
et
plus
sincèrement
religieuse
:
Le
divin
Gurū
Nānak,
quand
il
prêchait
la
vraie
religion,
enseignait
aux
gens
ces
principes
:
«
Faites
votre
travail,
Partagez-en
le
fruit
Et
méditez
sur
le
nom
»41.
Bābā
Naudh
Sigh
lui-même
n’agit
pas
différemment,
offrant
à
ses
coreligionnaires
le
modèle
d’une
identité
renouvelée,
«
purifiée
»
:
il
peine
à
la
tâche,
aide
les
autres
de
toutes
sortes
de
façons
et
médite
régulièrement
sur
le
nom,
répétant
:
«
Vāhigurū
»
(«
Gloire
au
Gurū
!
»),
nom
par
lequel
les
Sikhs
invoquent
Dieu42.
Le
retour
aux
sources
Le
retour
aux
sources
:
Bābā
Naudh
Si
:
Bābā
Naudh
Sigh
et
les
Janam
gh
et
les
Janamt
les
Janam-sākhī
Par
ce
choix
de
la
vie
dans
le
monde,
du
travail
et
du
service,
par
cette
pratique
personnelle
et
intérieure
de
la
religion
tout
comme
par
ses
prêches
et
ses
triomphes
dans
les
controverses
religieuses,
Bābā
Naudh
Sigh
évoque
fortement
le
Nānak
des
Janam-sākhī,
lui-même
régulièrement
appelé
Bābā
dans
ces
textes,
avec
lesquels
la
fiction
de
Bhāī
Vīr
Sigh
entretient
de
frappants
parallèles
en
termes
de
visée
et
de
fonction.
Visée
et
fonction
Comme
les
hagiographies
des
traditions
soufies
et
bhaktiques,
les
Janam-sākhī
se
proposent,
comme
l’a
montré
McLeod
en
distinguant
visée
et
fonction,
de
mettre
auditeurs
et
lecteurs
sur
le
41
Kirat
karnī,
vaNm
chakNā
te
nām
japNā
(I.20,
p.
139).
La
formule,
considérée
par
les
Sikhs
comme
leur
devise,
apparaît
à
plusieurs
reprises
dans
les
discours
de
Bābā
Naudh
Sigh.
Le
passage
de
l’Ādi
Granth
auquel
elle
renvoie
est
un
couplet
isolé
(salok)
de
Gurū
Nānak
inséré
dans
un
hymne
en
rāg
Sarag
de
Gurū
Rām
Dās
(1534-1581,
Gurū
:
1574)
:
«
Celui
qui
mange
grâce
à
ce
que
lui
a
rapporté
un
dur
labeur
et
donne
en
partage
une
partie
de
sa
nourriture,
ô
Nānak,
celui-là
connaît
la
voie
»
(Ādi
Granth,
p.
1245).
Ce
salok
sert
d’épigraphe
au
huitième
chapitre
de
Bābā
Naudh
Sigh
(pp.
20-24),
celui
où
Subhāg,
adoptée
par
Bābā
Naudh
Sigh
et
son
épouse,
découvre
le
bonheur
qu’apportent
travail
et
la
méditation
sur
le
nom
divin,
pratique
religieuse
fondamentale
des
Sikhs
(voir
McLeod
1976
:
214-219).
42
L’expression
se
trouve
déjà
dans
l’Ādi
Granth,
mais
seulement
dans
les
panégyriques
écrits
par
les
bardes
en
louange
aux
cinq
premiers
Gurū
(voir
par
exemple
Savāīe
Mahale
Cauthe
ke
4,
Jholanā
1.6,
p.
1402).
Elle
est
commune
dans
les
Janam-
sākhī,
où
on
la
voit
utilisée,
comme
aujourd’hui
encore,
pour
la
méditation
sur
le
Nom.
chemin
du
salut43.
Dans
le
contexte
du
«
néo-sikhisme
»
de
la
fin
du
19e
et
du
début
du
20e
siècle,
Bābā
Naudh
Sigh
vise
un
objectif
similaire,
présentant
certains
des
traits
distinctifs
qui
caractérisent
la
voie
du
salut
dans
les
Janam-sākhī.
Ainsi
les
discours
du
Bābā
et
de
ses
disciples
–
son
épouse,
le
médecin
et
Subhāg
–
insistent-ils
fortement
sur
les
principes
fondamentaux
du
sikhisme
que
sont
la
soumission
à
l’ordre
divin,
la
méditation
sur
le
nom,
la
participation
aux
congrégations
de
fidèles
(satisagat)
et
le
chant
d’hymnes
en
commun
(kīrtan).
Ces
deux
dernières
pratiques,
sur
lesquelles
insistent
tant
les
Janam-sākhī,
sont
présentes
à
trois
niveaux
dans
Bābā
Naudh
Sigh
44
d’une
part,
le
personnage
principal
et
ses
proches
s’y
adonnent
régulièrement
;
d’autre
part,
il
en
va
de
même
pour
un
eprsonage
appartenant
à
une
histoire
dans
l’histoire
comme
la
belle-mère
de
Gurū
Gobind
dans
«
Les
Sept
terribles
nuits
»
;
enfin,
le
narrateur
lui-même,
à
sa
façon,
récite
la
gurbāNī45
en
la
citant
dans
l’épigraphe
de
plusieurs
chapitres
de
son
ouvrage.
Deux
autres
caractéristiques
de
la
voie
du
salut
dans
les
Janam-sākhī
ont
une
grande
importance
dans
Bābā
Naudh
Sigh
:
l’enseignement
et
le
darśan
au
sens
de
«
vision
»
salutaire
du
Gurū46.
Cette
vision,
dans
le
livre
de
Bhāī
Vīr
Sigh,
est
de
trois
sortes.
Au
niveau
le
plus
évident,
la
seule
vue
du
Bābā
a
par
elle-même
un
effet
puissant.
Tel
est
par
exemple
le
cas
lorsque
Bābā
Naudh
Sigh
rejoint
les
Musulmans
du
village
rassemblés
autour
du
«
vénérable
»
Saif
Dīn
qui
incite
à
la
division
communaliste.
Voyant
le
Bābā
tout
rayonnant
d’amour,
les
présents
s’exclament
:
«
Le
Bābā
est
venu,
le
Bābā
est
venu
!
»,
leurs
visages
s’illuminent
et
ils
invitent
l’arrivant
à
s’asseoir
parmi
eux.
Le
prédicateur
lui-même
est
ébranlé
et
change
aussitôt
de
sujet47.
Une
vision
plus
mystérieuse
a
lieu
quand
le
beau
jeune
ermite
sikh
sauve
Jamnā
de
la
noyade
dans
la
Ravi,
la
convainc
de
garder
foi
en
l’humanité
et
de
rejeter
doute
et
égocentrisme,
lui
offre
un
livre
de
prière
et
la
rebaptise
Subhāg.
La
jeune
veuve,
en
l’écoutant,
connaît
une
douce
et
paisible
extase.
Quand
elle
revient
à
elle,
l’ermite
a
disparu,
remplacé
par
une
vieille
femme
qui
l’emmène
chez
Bābā
Naudh
Sigh
48.
Enfin,
Bābā
Naudh
Sigh
lui-même
offre
à
ses
lecteurs
une
vision
de
l’éminent
Bābā,
sur
l’identité
duquel
il
sont
implicitement
invités
à
modeler
la
leur.
On
est
là
très
proche
du
but
principal
des
narrateurs
des
Janam-sākhī
:
construire
une
interprétation
sotériologique
de
la
vie
de
Gurū
Nānak
et
un
mythe
autour
de
sa
personne49.
Le
récit
de
Bhāī
Vīr
Sigh
propose
en
effet
une
interprétation
analogue
de
la
vie
du
Bābā.
Ce
personnage
peut
43
Sur
cette
distinction
à
propos
des
Janam-sākhī,
voir
McLeod
1980
:
137-147,
qui
renvoie
à
Merton
1957
pour
une
définition
et
une
discussion
du
concept
de
fonction
(«
function
»,
rôle
réellement
joué)
en
opposition
à
celui
de
visée
(«
purpose
»,
intention
consciente
d’un
auteur).
44
On
retrouve
la
même
insistance
dans
Rāā
Sūrat
Sigh
(voir
Matringe
1996b).
45
GurbāNī,
litt.
«
la
parole
des
Gurū
»,
renvoie
stricto
sensu
aux
compositions
des
Gurū
sikhs.
Toutefois
le
terme
est
couramment
utilisé
pour
désigner
tout
texte
de
l’Ādi
Granth.
46
Pour
les
Janam-sākhī,
voir
McLeod
1980
:
241.
47
I.10,
p.
29.
48
I.7,
pp.
11-20.
49
Voir
McLeod
1980
:
243.
être
lu
comme
une
tentative
pour
créer
un
mythe
nouveau
pour
un
nouvel
âge
:
celui
d’un
guide
charismatique,
capable
d’une
part
de
tirer
d’un
sikhisme
prétendument
pur
et
originel
des
solutions
à
tous
les
problèmes
de
la
vie
contemporaine,
et
d’autre
part
d’offrir
un
modèle
d’engagement
social
dévoué,
de
profonde
religiosité
et
de
mode
de
vie
sikh
idéal
(travail,
partage,
méditation).
En
termes
de
fonction,
des
textes
comme
Bābā
Naudh
Sigh
jouèrent
au
sein
de
l’élite
sikhe
sensible
aux
idées
du
Tat
Khālsā
le
rôle
d’un
facteur
de
cohésion,
comme
en
leur
temps
les
Janam-
sākhī
en
offrant
aux
Sikhs
comme
point
d’ancrage
de
leur
loyauté
le
mythe
du
premier
maître
de
leur
«
communauté
».
Dans
le
contexte
du
mouvement
réformiste
de
la
Sigh
Sabhā,
Bābā
Naudh
Sigh
et
RāNā
Sūrat
Sigh
comptèrent
parmi
les
ouvrages
les
plus
diffusés
et
qui,
à
la
différence
de
brûlots
négatifs
comme
le
fameux
Ham
hindū
nahīo
«
Nous
ne
sommes
pas
hindous
»
de
Kāhn
Sigh
Nabhā50,
contribuèrent
efficacement
à
imposer
le
modèle
positif
d’une
nouvelle
identité
sikhe51.
Structure
Présentant
de
fortes
analogies
en
termes
de
visée
et
de
fonction,
Bābā
Naudh
Sigh
et
les
Janam-sākhī
partagent
aussi
des
caractéristiques
structurelles,
qu’il
s’agisse
de
tout
le
texte
ou
de
ses
épisodes.
Concernant
leur
architecture
globale,
les
Janam-sākhī
peuvent
donner
à
première
vue
l’impression
d’un
corpus
étonnamment
foisonnant.
Mais
à
y
regarder
de
plus
près,
il
apparaît
que
les
diverses
traditions
dites
Bālā,
Purātan,
Ādi-sākhī,
Mihrbān,
Gyān-ratnāvalī
et
Mahimā
Prakāś
puisent
à
un
même
répertoire
d’épisodes
dans
lesquels
se
mêlent
anecdotes
et
discours52.
Concernant
la
composition,
une
tradition
de
Janam-sākhī
est
fondamentalement
une
façon
particulière
d’assembler
entre
eux
les
épisodes
ou
les
groupes
d’épisodes.
Dans
tous
les
cas,
la
structure
d’ensemble
est
très
lâche
:
on
passe
d’un
épisode
à
l’autre
sans
transition,
ou
avec
des
formules
comme
:
Sākhī
sampūran
hoī.
Sākhī
hor
calī
«
une
histoire
est
finie.
Voici
une
autre
histoire.
»
Initialement
publié
en
feuilleton
dans
un
magazine,
Bābā
Naudh
Sigh
présente
les
même
caractéristiques.
D’une
part,
on
l’a
vu,
le
récit
consiste
en
une
succession
d’épisodes
et
de
groupes
d’épisodes
reliés
les
uns
aux
autres
de
façon
plutôt
lâche.
D’autre
part,
et
conséquemment,
il
n’y
a
guère
dans
l’œuvre
d’intrigue
à
proprement
parler,
mais
bien
plutôt,
comme
dans
les
Janam-sākhī,
une
succession
d’anecdotes
et
de
discours.
L’analogie
strucutrelle
est
la
même
pour
les
plus
petites
unités
du
récit,
qu’il
s’agisse
du
schème
narratif
typique
de
chaque
épisode
ou
de
la
création
de
contextes
pour
de
la
gurbānī.
Dans
un
épisode
standard
des
Janam-sākhī,
Gurū
Nānak
arrive
quelque
part,
se
trouve
confronté
aux
fidèles
d’une
autre
religion
et,
par
ses
discours
et
sa
poésie,
les
convainc
de
la
50
Nabhā
1899.
Sur
le
rôle
de
ce
texte,
voir
Jones
1973.
51
Voir
Matringe
1996b
:
60.
52
La
synopsis
donnée
par
McLeod
1976
:
73-76
donne
une
bonne
idée
des
relations
qu’entretiennent
entre
elles
ces
diverses
traditions.
supériorité
de
voie
sikhe
d’accès
au
salut
et
de
la
nécessité
de
s’en
faire
les
apôtres.
Or
comme
on
l’a
vu,
la
séquence
qui
fait
se
succéder
confrontation,
prédication
et
conversion
est
caractéristique
aussi
de
Bābā
Naudh
Sigh.
Semblablement,
la
perfection
du
Bābā
et
son
charisme
jouent
dans
le
récit
de
Bhāī
Vīr
Sigh
le
même
rôle
structurel
que
les
miracles
par
lesquels
sont
assez
souvent
opérées
les
conversions
dans
les
Janam-sākhī.
Mais
alors
que
dans
le
Janam-sākhī,
Nānak
voyage
pour
propager
ce
qui
à
l’époque
de
ces
hagiographies
était
devenu,
d’une
forme
de
la
bhakti
dite
nirguNa
des
Sant,
une
nouvelle
religion,
dans
Bābā
Naudh
Sigh
on
vient
au
village
du
Bābā.
Il
en
résulte
un
fort
contraste
entre
d’une
part
une
jeune
religion
conquérante,
et
d’autre
part,
un
îlot
de
vie
personnelle,
sociale
et
religieuse
idéale,
résistant
avec
succès
aux
agressions,
et
où
les
ennemis
deviennent
des
alliés
grâce
au
charisme
du
Bābā.
On
peut
être
tenté
de
rapporter
cette
différence
au
fait
que,
d’une
part,
pour
les
intellectuels
de
la
Sigh
Sabhā,
le
traitement
de
faveur
dont
jouissaient
les
Sikhs
dans
la
pax
britannica
avant
la
première
guerre
mondiale
leur
offrait
de
bonnes
conditions
pour
purifier
et
revivifier
leur
religion,
tandis
que,
d’autre
part,
ils
étaient
conscients
de
la
menace
que
faisait
peser
les
progrès
de
la
modernité
occidentale.
Outre
ces
analogies
de
composition
et
de
structure
des
épisodes,
Bābā
Naudh
Sigh
présente
un
autre
trait
commun
avec
les
Janam-sākhī.
Ces
dernières
se
caractérisent
en
effet
par
l’invention
de
contextes
de
création
pour
les
hymnes
de
Nānak
et
parfois
même,
de
manière
anachronique,
pour
des
poèmes
de
ses
successeurs.
La
rencontre
avec
Kaliyug
est
un
exemple
commun
à
toutes
les
traditions
de
Janam-sākhī.53
Dans
la
Purātan
Janam-sākhī
éditée
par
Bhāī
Vīr
Sigh
54,
après
avoir
soumis
les
magiciennes
et
leur
reine
Nūr
Śāh
qui
régnaient
sur
le
pays
de
Kāvarū,
Gurū
Nānak
et
son
fidèle
barde
Mardānā
se
reposent
dans
la
jungle.
Sur
ordre
de
Dieu,
au
milieu
de
phénomènes
naturels
qui
terrifient
Mardānā,
apparaît
Kaliyug,
sous
la
forme
d’un
démon
géant.
Mais
au
fur
et
à
mesure
qu’il
s’approche
de
Nānak,
il
se
trouve
réduit
à
la
taille
d’un
humain.
Saluant
respectueusement
le
Gurū,
il
lui
dit
:
–
Accepte
quelque
chose
de
moi
(…).
–
Qu’as-tu
à
m’offrir,
demanda
alors
Gurū
Bābā.
–
Ce
que
tu
voudras,
répondit
Kaliyug.
Si
tu
le
demandes,
je
te
construirai
un
palais
fait
de
perles
et
constellé
de
rubis
(…).
«
Le
Gurū
chanta
alors
un
hymne
en
rāg
Srī
:
53
Si
un
palais
se
dressait
fait
de
perles
et
constellé
de
joyaux,
Délicieusement
oint
de
musc,
de
safran,
d’aloès
et
de
santal,
Puissé-je,
en
le
voyant,
ne
pas
sombrer
dans
l’oubli
de
tout
et
ne
pas
faillir
à
me
remémorer
Ton
Nom
!
Dans
les
Janam-sākhī,
Kaliyug
incarne
la
dégénérescence
complète
propre
à
l’ère
ultime
d’un
cycle
cosmique.
Il
y
est
représenté
comme
un
être
malfaisant
vivant
à
Jagannāth-purī,
finalement
converti
par
Nānak
au
sikhisme.
54
Sākhī
24,
pp.
79-82.
Sans
Dieu,
que
mon
âme
soit
brûlée
et
consumée
!
»
Me
tournant
vers
mon
Gurū55,
je
vis
qu’il
n’était
pas
d’autre
séjour
pour
moi
56.
Entendant
cela,
Kaliya
surenchérit,
jusqu’à
proposer
tout
son
royaume
;
mais
chaque
fois,
Nānak
refuse.
Kaliyug
demande
finalement
au
Gurū
ce
qu’il
veut,
et
Nānak
lui
répond
qu’il
souhaite
seulement
obtenir
la
sécurité
pour
ses
Sikhs,
en
récompense
de
quoi
le
démon
obtiendrait
le
salut.
Kaliyug
acquiesce
au
vœu
du
Gurū
et
tombe
à
ses
pieds.
Un
processus
analogue
s’observe
dans
Bābā
Naudh
Sigh,
et
il
y
est
même
un
passage
où
un
autre
contexte
est
inventé
pour
citer
l’hymne
de
Nānak
cité
ci-dessus.
L’épisode
en
question,
déjà
mentionné
plus
haut,
est
celui
du
Musulman
arrêté
pour
avoir
été
mensongèrement
accusé
par
un
pasteur
d’agression
sur
la
personne
de
son
épouse.
Le
Bābā
se
rend
chez
l’évêque57
pour
obtenir
son
intervention.
Le
dignitaire
accepte
et,
après
avoir
écrit
une
lettre
à
la
police,
entraîne
le
Bābā
dans
son
salon.
En
y
pénétrant,
le
Bābā
oublia
sa
fatigue.
La
pièce
était
fraîche,
les
murs
d’un
doux
bleu
satiné,
il
y
avait
là
de
belles
statues,
d’étonnants
rideaux
aux
portes,
des
chaises
européennes,
des
tapis
iraniens
sur
le
sol
:
c’était
une
image
du
paradis.
À
voir
ce
lieu,
on
ne
pouvait
s’empêcher
de
penser
qu’il
y
avait
un
paradis
sur
terre.
Combien
d’actes
méritoires
avaient
valu
tout
cela
à
cet
homme
?
Mais
le
Bābā
changea
bientôt
de
disposition
et
entreprit
une
récitation
intérieure
:
«
Si
un
palais
se
dressait
fait
de
perles
et
constellé
de
joyaux,
(…)58.
»
Grâce
à
l’intervention
de
l’évêque,
Rājhā
le
Musulman
est
relâché.
Enfin,
l’évêque
se
rend
au
village
et
le
mensonge
du
pasteur
est
découvert.
Mais
le
Bābā
obtient
qu’il
soit
pardonné.
Ainsi,
un
contexte
typiquement
moderne
a
été
imaginé
pour
citer
l’hymne
même
auquel
l’épisode
de
Kaliyug
dans
les
Janam-sākhī
invente
une
contexte
de
création.
Mais
tandis
que
lorsqu’il
est
chanté
par
le
Gurū
poète
l’hymne
en
question
a
un
effet
immédiat
sur
son
interlocuteur,
quand
il
est
remémoré
par
un
personnage
du
vingtième
siècle,
il
l’aide
à
rester
fidèle
à
sa
religion.
Comparer
ainsi
un
épisode
de
Bābā
Naudh
Sigh
avec
une
sākhī
traditionnelle
contribue
à
révéler
une
autre
visée
du
récit
de
Bhāī
Vīr
Sigh.
De
même
que
les
Janam-sākhī
recouraient
à
l’invention
de
contextes
pour
contribuer
à
l’explication
du
contenu
des
hymnes
de
Nānak,
créer
pour
eux
de
nouveaux
contextes
et
les
mettre
dans
la
bouche
ou
l’esprit
d’un
porte-parole
engagé
dans
la
réforme
sociale
et
religieuse
contribue
à
affirmer
en
même
temps
leur
pertinence
présente
et
leur
valeur
éternelle.
55
C’est-à-dire
vers
Dieu.
56
Rāgu
sirīrāgu
Mahalā
pahilā
1
gharu
1,
Ādi
Granth,
p.
14.
57
Agrez
pādrī
sāhab,
seul
personnage
britannique
du
récit
!
58
I.11,
pp.
40-41.
Identité
sikhe
et
Histoire
De
telles
analogies
posent
la
question
des
situation
historiques
respectives
des
Janam-sākhī
et
de
Bābā
Naudh
Sigh.
La
grande
époque
des
Janam-sākhī,
entre
la
fin
du
16e
et
la
fin
du
18e
siècle,
est
celle
où
des
changements,
liés
notamment
à
la
diffusion
du
sikhisme,
transformèrent
son
état
premier
de
communauté
mystique
assez
peu
organisée.
La
nécessité
d’une
organisation
temporelle
plus
forte
et
l’absorption
dans
la
communauté
de
plus
en
plus
de
fidèles
d’origine
sociale
diverse
engendrèrent
le
besoin
de
nouveaux
facteurs
de
cohésion,
au
nombre
desquels
figurent,
on
l’a
vu,
les
Janam-sākhī.
Mais
la
prééminence
accordée
au
mythe
de
Gurū
Nānak,
dans
des
circonstances
historiques
de
plus
en
plus
marquées
par
les
conflits
armés,
céda
graduellement
le
pas
à
l’autre
pôle
charismatique
du
sikhisme
:
la
figure
militante
de
Gurū
Gobind.
C’est
ainsi
qu’au
temps
de
la
conquête
du
Panjab
par
les
Sikhs
dans
la
seconde
moitié
du
18e
siècle,
comme
le
besoin
se
faisait
sentir
dans
la
communauté
d’un
code
de
conduite
plus
adapté,
se
développèrent
au
dépens
de
la
popularité
des
Janam-sākhī
deux
nouvelles
branches
de
la
littérature
religieuse
des
Sikhs
:
les
Rahit-
nāmā,
«
manuels
de
code
»,
qui
codifiaient
les
nouvelles
normes
de
comportement,
et
les
Gur-bilās,
«
plaisir
du
Gurū
»,
qui
chantent
les
hauts
faits
guerriers
de
Gurū
Hargobind
et
Gurū
Gobind59.
Toutes
deux
manifestent
un
tournant
radical
vers
une
forme
de
prédominance
de
la
mythologie
de
Gurū
Gobind
dans
le
sikhisme.
En
un
sens,
l’histoire
du
Panth
peut
être
vue
comme
une
oscillation
entre
ces
pôles.
Et
après
la
chute
du
royaume
sikh
du
Panjab,
dans
le
contexte
de
la
pax
britannica
et
de
la
présence
chrétienne,
quand
des
œuvres
missionnaires
comme
les
Bāibal
dīā
kahāNīā,
«
histoires
de
la
Bible
»,
proposaient
une
image
forte
et
attirante
de
Jésus60,
le
besoin
se
fit
sentir
dans
les
cercles
intellectuels
sikhs
de
revivifier
l’image
charismatique
de
Gurū
Nānak.
Ce
fut
l’un
des
objectifs
que
s’assignèrent
les
membres
du
Tat
Khālsā
et,
à
travers
eux,
les
Sigh
Sabhā.
Bābā
Naudh
Sigh
fut,
malgré
ce
qui
peut
apparaître
comme
des
défauts
rédhibitoires
à
un
lecteur
européen
d’aujourd’hui,
la
contribution
littéraire
majeure
à
cette
fin.
Quant
à
l’image
de
Gurū
Gobind,
elle
resta
bien
sûr
présente,
mais
désormais
plus
à
l’arrière-plan
et
liée
à
la
reconstruction
de
l’histoire
sikhe
par
les
Sabhāites
et
à
leurs
efforts
pour
codifier
une
nouvelle
identité
sikhe61.
Semblablement,
dans
Bābā
Naudh
Sigh,
il
est
parfois
fait
allusion
à
Gurū
Gobind,
mais
comme
à
distance
–
dans
l’histoire
des
«
Sept
terribles
nuits
»
par
exemple
–
ou
en
passant.
Ainsi,
quand
le
Bābā,
se
remémorant
avec
nostalgie
le
bon
vieux
temps,
se
réfère
à
la
parole
fameuse
de
Nānak
:
«
Faites
votre
travail…
»,
il
ajoute
que
Gurū
Gobind
59
Sur
cette
évolution,
voir
McLeod
1989a
:
98-101,
et
1989b
:
23-61.
60
Voir
Matringe
1985
:
428.
61
Voir
McLeod
1984
:
11-13
et
1989b
:
62-81.
institua
le
Khālsā
«
de
façon
à
ce
que
chacun
pût
prêter
attention
d’une
part
à
la
création
divine
et
d’autre
part
à
l’action
juste62.
Un
récit
exemplaire
Un
récit
exemplaire
Replacer
Bābā
Naudh
Sigh
dans
le
contexte
idéologique
où
il
fut
écrit
permet
ainsi
de
mieux
comprendre
sa
proximité
sémantique
et
structurelle
avec
les
Janam-sākhī
ainsi
que
la
signification
historique
de
la
reviviscence
du
mythe
de
Gurū
Nānak.
Il
reste
toutefois
à
explorer
la
relation
entre
la
visée
du
livre
et
sa
forme.
Il
est
impossible
d’appeler
Bābā
Naudh
Sigh
un
roman
au
sens
que
l’on
a
donné
à
ce
mot
du
e
19 au
milieu
du
20e
siècle
:
il
n’est
pas
fondé
sur
une
esthétique
de
la
plausibilité
et
ne
raconte
pas
l’histoire
de
personnages
donnés
comme
«
réels
»
et
«
vivant
»
dans
un
monde
correspondant,
au
moins
virtuellement,
à
celui
de
l’expérience
quotidienne
du
lecteur63.
Sa
structure
est
si
lâche,
ses
personnages
si
stéréotypés
et
son
intrigue
si
mince
que
le
livre
ne
peut
être
qualifié
non
plus
de
roman
à
thèse,
au
sens
d’une
fiction
combinant
une
histoire
narration
captivante
et
démonstration,
art
du
récit
et
doctrine,
et
recourant
à
la
fiction
pour
chercher
à
imposer
une
«
vérité
»
particulière
et
peutêtre
aussi
une
façon
de
vivre
spécifique64
En
fait,
avec
Bābā
Naudh
Sigh,
on
est
structurellement
et
fonctionnellement
bien
plus
proches
de
récits
exemplaires
comme
les
Janam-sākhī
ou
même
les
exempla
de
l’Europe
médiévale,
qui
les
unes
et
les
autres
utilisaient
des
histoires
préexistantes
en
vue
de
leur
seule
interprétation65.
Ainsi,
dans
plusieurs
épisodes
de
Bābā
Naudh
Sigh,
une
histoire
est
racontée
et
interprétée,
et
il
s’ensuit,
de
façon
explicite
ou
implicite,
une
injonction.
À
ces
niveaux
narratif,
interprétatif
et
pragmatique
correspondent
des
formes
discursives
appropriées
:
narrative
pour
la
fable
(ex.
:
l’Ārya
Samājī
insulte
les
Gurū
sikhs,
blessant
ses
auditeurs
sans
pour
autant
les
convaincre),
interprétative
quand
un
commentaire
donne
le
sens
de
l’histoire
(l’Ārya
Samājī
a
échoué
parce
que
la
haine
était
au
fondement
de
son
sermon)
et
pragmatique
quand
une
règle
d’action
s’impose
à
partir
de
cette
interprétation
(«
prêchez
une
religion
d’amour,
et
faites-le
avant
tout
par
votre
comportement
»).
Parfois,
l’interprétation
et
l’injonction
peuvent
manquer,
comme
au
chapitre
trois
quand
Jamnā
suit
le
faiseur
de
miracles
ou
au
chapitre
cinq
quand
elle
est
de
force
convertie
à
l’islam
et
sur
le
point
d’être
mariée
au
maulvī.
Mais
l’histoire
est
chaque
fois
si
«
exemplaire
»
qu’elles
vont
sans
dire.
62
I.20
:
139.
63
La
production
critique
concernant
le
roman
«
réaliste
»
est
très
abondante.
Voir
par
exemple
Communications
11
(1968)
[«
Le
Vraisemblable
»],
Poétique
16
(1973)
[«
Le
Discours
réaliste
»],
Barthes
1970a,
et
aussi
Auerbach
1969,
Decottignies
1969
et
Mitterrand
1980.
64
Sur
le
roman
à
thèse,
voir
Rubin-Suleiman
1983.
65
Pour
une
présentation
historique
concise
de
l’exemplum
médiéval,
voir
Mosher
1911
;
pour
une
étude
de
détail
du
genre,
voir
Welter
1927
;
pour
des
approches
modernes,
voir
Barthes
1970b,
Zumthor
1972
et,
sur
un
sujet
voisin,
Chabrol
et
Marin
1974.
Une
fois
que
Jamnā
est
devenue
Subhāg
et
vit
au
village,
la
plupart
des
injonctions
sont
effectivement
énoncées
par
le
Bābā
et
tirent
leur
efficace
de
son
charisme
:
«
gardez
le
village
propre
»,
«
ne
soyez
pas
égocentriques
»,
«
travaillez,
partagez
et
méditez
sur
le
nom
»,
«
participez
aux
satisagat
»,
etc.
Mais
derrière
le
dialogue
entre
le
personnage
principal
et
ses
interlocuteurs
s’en
cache
un
autre,
entre
le
narrateur
(qui
ne
fait
qu’un,
ici,
avec
l’auteur)
et
le
lecteur
(le
narrataire
extradiégétique)
qui,
comme
toujours
dans
un
récit
exemplaire,
est
censé
bien
au
fait
de
la
doctrine
prêchée.
Ainsi,
en
mettant
en
scène
le
Bābā,
le
narrateur
manifeste
son
projet
de
changer
le
cœur
du
lecteur
et
ses
actions.
Écrivant
un
récit
exemplaire
à
propos
d’un
personnage
charismatique,
il
exerce
son
propre
charisme,
se
servant
comme
d’outils
de
sa
compétence
doctrinale,
de
son
talent
littéraire
et
de
son
prodigieux
sens
de
la
langue.
Ce
dernier
aspect
mériterait
une
étude
particulière,
qui
n’est
pas
de
mise
ici.
On
se
contentera
de
dire
que
Bābā
Naudh
Sigh
est
le
premier
récit
panjabi
moderne
en
prose
de
cette
ampleur.
Avec
ce
récit,
Bhāī
Vīr
Sigh,
après
de
premières
tentatives
dans
sa
trilogie
«
historique
»66,
a
apporté
une
contribution
majeure
à
la
création
d’un
idiome
littéraire
fondé
sur
le
parler
dit
mājhī,
«
central
»,
de
Lahore
et
Amritsar,
proche
de
la
langue
parlée67,
avec
son
lot
de
vocables
arabo-persans,
d’une
remarquable
souplesse
syntaxique
et
d’une
grande
richesse
lexicale.
C’est
cet
idiome
qui,
grâce
aux
efforts
de
Bhāī
Vīr
Sigh
et
de
ses
émules,
a
donné
naissance
au
panjabi
contemporain
standard,
langue
de
l’école,
des
media,
de
la
littérature
et
du
cinéma
au
Panjab
indien.
Dans
ce
type
de
relations
avec
son
lecteur,
Bhāī
Vīr
Sigh
suivait
l’exemple
des
narrateurs
des
Janam-sākhī,
produisant
avec
Bābā
Naudh
Sigh
le
dernier
chef-d’œuvre
panjabi
de
la
traditions
des
anecdotes
religieuses
didactiques
qui
connut
une
durable
fortune
au
Panjab
comme
en
d’autres
régions
de
l’Inde.
Mais
dans
le
contexte
de
la
présence
coloniale,
des
controverses
religieuses
qui
faisaient
rage
à
l’époque
et
de
l’impact
grandissant
de
la
littérature
européenne
sur
les
attentes
de
l’élite
panjabie
éduquée,
il
opéra
aussi
une
transformation
radicale
de
ce
genre
traditionnel,
inventant
une
nouvelle
langue
littéraire
et
imaginant
des
situations
contemporaines
et
un
héros
moderne,
doué
d’un
charisme
analogue
à
celui
de
Gurū
Nānak,
mais
l’utilisant
pour
affronter
des
problèmes
sociaux
et
religieux
typique
de
son
temps.
Comme
RāNā
Sūrat
Sigh
dans
le
domaine
de
la
poésie,
Bābā
Naudh
Sigh
est
un
phénomène
à
part
dans
l’histoire
de
la
littérature
panjabie,
une
sorte
de
classique
à
la
fois
post-traditionnel
et
pré-moderne,
un
tardif
et
complexe
exemplum,
qui
apporta
une
contribution
littéraire
unique
à
l’effort
durable
et
finalement
réussi
de
la
Sigh
Sabhā
pour
faire
prévaloir
une
nouvelle
identité
sikhe.
66
Voir
Matringe
1985
:
429.
67
Concernant
les
narrateurs
des
Janam-sākhī,
ils
avaient
adopté
une
langue
littéraire
populaire
consistant
en
une
khatī
bolī
mêlée
de
panjabi.
La
khatī
bolī
était
depuis
longetmps
déjà
courante
dans
le
Panjab
et
plus
proche
du
panjabi
que
la
sant-
bhāsā
utilisée,
par
exemple,
dans
de
le
Dasam
Granth,
second
livre
sacré
des
Sikhs
dont
la
tradition
attribue
la
compilation
à
Gurū
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