Extraits du livre « Le Bleu des pierres » Pierre Meunier Les solitaires

Transcription

Extraits du livre « Le Bleu des pierres » Pierre Meunier Les solitaires
Extraits du livre
« Le Bleu des pierres »
Pierre Meunier
Les solitaires Intempestifs, Edition
les volets
à la nuit tombante
mouvement de la femme à la fenêtre
le haut du corps penché d'un côté puis de l'autre
bras tendu à la limite du basculement
rabattant sur elle pour plus d'obscur encore le bois dense des volets
dernier regard vers le dehors dont le désir la quitte
son mouvement le sien vieille femme à la blouse fleurie
à force de le voir
est devenu le mien
non que fleurisse sur moi la blouse de la vieille femme
ou que ma main se tende vers la poignée en fer
mais ce mouvement est devenu le mien
je suis ce pencher du corps au-dessus du vide
cette lenteur solitaire à l’approche de la nuit
venue s’assurer une dernière fois que le ciel existe
____________________________
ciel d’encre
dans le ciel d’encre
l’oiseau resplendit sous la lune
son vol argenté traverse la nuit d’un trait
heureuse blessure infligée à l’obscur
qui s’en réjouit ?
_____________________________________
le gouffre
le gouffre envahit de crainte celui qui le contemple
ses bras ses médailles ses vérités ne lui sont plus d’aucun secours
il n’est qu’un corps inapte que nargue la plaine
tout en bas avec son herbe tiède
sous lui une pierre cède à l’attrait de la chute
comme il envie sa dureté intacte
ses rebonds
ses longues courbes dans le vide
il est moins qu’une pierre
bien moins téméraire
il tremble
tourne son visage vers la paroi
un papillon aux ailes bleues vient se poser près de son oeil
______________________________________________
derrière la vitre
derrière la vitre
l’oiseau voit l’air libre inaccessible
le paradoxe envahit son œil rond
il frappe du bec
ses efforts vers le haut
l’entraînent toujours plus bas
il frappe du bec
et tombe entre la vitre et le meuble à saucisses
dans le café polonais
les buveurs ont arrêté de boire
ils regardent
les ailes battent le silence
aucun n’a jamais secouru un oiseau
coincé entre une vitre et un meuble à saucisses
l’oiseau lentement meurt d’incompréhension
mort naturelle
au fond
________________________________________
les bécasses
combien pèse l’oiseau ?
sur la balance il jette la dépouille tachée de sang
à tant du kilo ça vous fera tant
c’est affiché sur le cadran
une belle machine homologuée ça ne dit que la vérité
il est content le marchand d’oiseaux morts
dans sa main rougie tintent les pièces d’or
il caresse du regard le ventre des bécasses
pendues par les pattes aux crocs de sa boutique
elles plongent vers le sol
guidées par des gouttes noires qui roulent sur leur bec
pourvu qu’elles partent avant la fermeture
cette nuit elles vont pourrir et j’aurai tout perdu
je les ai eues elles étaient déjà mortes
il y en a tellement
il y en a trop
avec son sourire il implore le client
comprenez je suis marchand
une bécasse en l’air ça nourrit pas son homme
moi j’aime les gens
je vous les vide
je vous les plume
je vous les barde
je vous les farcis et vous les cuis pour le même prix
une femme arrive parfumée et splendide avec un panier vide
une bonne cliente à l’appétit modèle
comme il aime servir cette femme gourmande
dont la poitrine palpite à la vue de sa viande
mais elle passe sans l’entendre sans même le saluer
de dépit le marchand plante son couteau dans le cadran de sa belle balance
et fourrage dedans comme dans un ventre ennemi
il grogne il est hagard
des ressorts en acier jaillissent de la blessure
et viennent se ficher dans le gras de ses joues
il ruisselle de sang jusque dans la sciure
le métal supplicié se tord sous ses coups en crissant de stupeur
il arrache les chiffres du sein de la balance
les jettent à terre les piétinent
enragé il s’acharne sur ces messagers du malheur
pour les ôter de sa vue
les réduire à néant
personne pour l’arrêter
le voilà qui s’attaque à ses poids en laiton
belles pièces en taille décroissante contrôlées par la loi
il les pourfend sur le billot
avec des han formidables il en fait des rouelles
les dispose joliment sur une feuille de papier rose
va pour les peser
éclate d’un rire énorme devant les restes de sa balance
crie d’une voix aigüe : avec ça faudra aut’chose ?
et jette les tranches dorées à la tête de l’homme qui vient d’entrer
il l’a reconnu trop tard
c’est l’inspecteur des Poids et Mesures avec son nécessaire
à la vue du boucher à la face vermeille hérissée de ressorts
le fonctionnaire s’enfuit épouvanté
bien fait
j’espère qu’il a compris
je ne pèserai plus rien c’est terminé
je ne sais même plus quand je suis né
je vais en Afrique chanter des mélopées au bord d’un fleuve à crocodiles
bon sang je l’ai bien mérité
pauvres bécasses mortes pour rien
ce serait indigne de vous laisser pourrir
je vous ramène là-haut maintenant que je ne pèse plus rien
il les décroche les attache à sa ceinture et sort dans la rue
d’un vigoureux coup de talon il s’élance vers le ciel
et disparaît bientôt derrière un gros nuage
avec les oiseaux morts qui lui battent les cuisses
________________________________________
l'idiot qui regarde
dans les spires du ressort siégerait la grâce
sans réserve l'abandon de l’une au mouvement de l’autre
pas de spire songeuse
pas de rêve d'ailleurs
l'effort est partagé
conspiration
un geste unique visite les contraires
occupés à réduire ce qui les fonde et les sépare
ils vont se rapprochant du lieu de leur commune mort
qu'un doux va-et-vient n'en finit pas d'annoncer
déja nous avons tourné le dos énervés par l'issue prévisible
elle ne surprendra que l'idiot resté devant l'énigme
cette pulsation l'apaise
il a oublié le début ne croit plus à la fin
pour lui seul la danse
le tas
pas un souffle
pas un cri
pas un frisson
le silence du tas
le tas fait-il silence parce qu'il aurait déja tout dit ou parce qu'il n'a rien à dire
peut-être qu'en approchant du tas j'approche du secret
d'un secret qui forcément se tait le secret des tas qui m'arrête
moi passant qui allait d'un bon pas entreprendre quelque chose d’autrement plus
important
énigme à ciel ouvert
le tas a peut-être tout dit lors de son entassement
qu'avons-nous entendu: un fracas
l'immense fracas de la confusion des chutes
en rejoignant la terre tout ce qui constitue le tas fait entendre sa voix
chocs et cognements, propos indistincts
ça parle d'avenir terreux d'écrasement de la fin du voyage
de l'espoir de trouver du moelleux sous soi de la dureté des pierres
de l'étonnement d'en être
des vertus rassurantes de l'enchevêtrement
de finir concassé
de la nuit
du grincement des bennes
des chiens qui pissent
d'écroulements inespérés
du silence qui viendra quand tout sera tombé
de la violence des retrouvailles
du bonheur d'être tas en ce tas au coeur du tas de ce tas-là
du malheur d'être tas en ce tas au coeur du tas de ce tas-là
puis grand calme au sommet du tas
plus rien ne bouge
le fracas s'est tu
un autre temps commence
ce qui était dispersé est rassemblé
par qui par quoi la question n'a plus lieu d'être
la présence du tas éclipse la question même de son origine
le tas ne veut rien me faire croire
surtout pas qu'il est tas
cette économie d'effort vers l'extérieur lui donne autorité sur tout ce qui fait mine
ce tas plus haut que moi haut comme cent moi
sa puissance immobile m'effraye
serais-je de taille à
non je ne suis pas de taille, je...
à quoi es-tu de taille
je suis de taille à passer mon chemin
j'allais justement... je dois... on m'attend...
l'homme qui s'attaque au tas n'a d'autre issue que d'en finir avec lui
mais il saura toujours se fabriquer des raisons consolantes s'il n'en vient
pas à bout, une tâche plus urgente, un dos qui faiblit , l'approche de la nuit
le tas est lent
décharger des camions fait découvrir la vitesse du tas
une fréquence à trouver, une adéquation entre le poids et le geste avec l’heureux
claquement des mains vides qui parfois le ponctue
pour accéder à cette fluidité, l'esprit doit s’affranchir de toute tyrannie comptable,
de tout sentiment de contrariété liée à la besogne
on en voit donner des coups de pied dans le tas
par dépit, par lassitude, par aversion de la quantité
la rencontre n'a pas eu lieu
leur propre urgence seule importe
lorsque l'accord s'établit entre le tas et l’homme
la danse alors peut naître
la danse du tas
invisible pour le profane
penchers rythmés, balancements des hanches, rotations du buste, souples
agenouillements, heureux déséquilibres, calme sudation , où tout s'enchaîne sans
heurt ni saccade
le ballet achevé
le vide a succédé au tout
un peu de poussière marque seul l'emplacement où le tas fut
il y a du regret à interrompre le geste
à se tenir bras ballants devant cette fin que personne ne désirait plus
le mouvement propre
rêvé d'une dune du haut de laquelle je renversais des centaines de bouteilles de verre
transparent en un débarouler sonore magistral.
au coeur de cette chute de bouteilles, dans un interminable emmêlement se hâtant
vers un ailleurs, désordre incessant, mouvement sans fin poursuivi sur la plage sans
qu'aucune bouteille ne se brise malgré la violence du chaos.
moi au coeur de ce charivari pensais en rêvant ou rêvais cette pensée: ce mouvement
peut-il être mien, puisque j'ai moi-même renversé les bouteilles du haut de la dune,
est-ce là mon mouvement ?
il semblait alors que cette question avait son importance, mais ce que je pouvais
ressentir au coeur du désordre m'importait davantage.
néanmoins revenait, ensuite ou avant, la question des blés, hautes tiges vertes et
bleues dans le vent, bercées, caressées, violentées, ondoyant toujours.
j'observais cette mer bruissante et me vint cette pensée: ce mouvement des blés est-il
le mien puisque je l'observe et qu'à cet instant rien d'autre n'existe, rien ne compte
plus que cette vague que le vent fait naître dans les hautes tiges.
peut-on dire que c'est mon mouvement, qu'il m'appartient en propre, que le voilà
enfin ?
à cet instant le bleu étincelant du ciel noyait épis et hautes tiges.
déja je revenais au coeur de l'ondoiement vert, bleu, palpitation, vie, brise.