Le métier de chercheur Quels sont les aspects du métier de
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Le métier de chercheur Quels sont les aspects du métier de
Entretien de Maurice Bonneau réalisé en 1995, revu par le témoin en 2007 Le métier de chercheur Quels sont les aspects du métier de chercheur auxquels tu es le plus attaché ? Qui te tiennent le plus à cœur ? La grande découverte que j’ai faite en faisant de la recherche, c’est de m’apercevoir qu’on était très ignorants sur des quantités de sujet. Il faut vraiment avoir tâté à l’enseignement et à la recherche pour vraiment se rendre compte que quand on sort d’une grande école, on a devant soi un domaine d’ignorance totale qu’on ne perçoit pas. On croit savoir beaucoup de choses parce qu’on a eu d’excellents professeurs qui sont des gens qui vous enseignent, et on s’aperçoit après qu’ils vous ont raconté plein de choses inexactes. Quand on se pose une question, on ne sait pas y répondre. Plus la question est simple, plus on a du mal à y répondre. Les questions auxquelles j’ai le plus de mal à répondre, ce n’est pas celles d’un Directeur de recherche de l’Inra, c’est celles d’un agent technique de l’ONF. Quelques fois, il pose la question : « Pourquoi c’est comme cela ? ». Je ne sais pas, c’est comme cela parce que c’est comme cela, mais je suis incapable de vous l’expliquer. Je crois que c’est une des choses qui m’a marqué dans la recherche. Les petits progrès de connaissance qu’on fait, sont quasiment insignifiants par rapport au domaine d’ignorance. Un autre aspect, c’est que j’ai toujours voulu faire de la recherche qui était en connexion avec les activités concrètes des gestionnaires de terrain. La recherche pour la connaissance pure m’intéresse dans une certaine mesure, mais cela ne me suffit pas. Je ne pourrais pas faire une carrière uniquement sur ces aspects. Avoir une carrière mixte avec les deux aspects, oui, mais pas uniquement sur un aspect acquisition de connaissance désintéressée. Le fait que l’Inra aille de plus en plus vers la recherche fondamentale, te pose-il problème ? Est-ce qu’une crise d’identité menace notre organisme ? L’Inra est très grand, je ne connais pas tout l’Inra. Par le fait que je fais partie des CSS depuis deux ans, trois ans cette année, je vois beaucoup de dossiers d’agronomie surtout et puis de recherches forestières. L’Inra est beaucoup plus près des réalités que je ne le pensais. Les secteurs que je vois, c’est vraiment de l’activité très finalisée et débouchant beaucoup sur la gestion agricole, les méthodes de culture etc. Cela m’a même surpris. Je m’attendais à trouver des dossiers beaucoup plus fondamentaux que cela, mais c’est resté des dossiers très connectés à la pratique. Ce qui est frappant, c’est plutôt le niveau de précision, de finesse avec lequel on aborde ces problèmes pratiques et frappants. La liaison avec la pratique reste absolument claire. Quand je vois les gens d’Avignon qui font des recherches pour savoir comment s’élabore la récolte du pêcher ou du pommier à partir des phénomènes hydriques, de température, etc., comment les gens s’intéressent à avoir un bon lit de semences pour la graine de betterave, ce sont des préoccupations très terre à terre, mais faites avec un degré de finesse et de connaissances théoriques importantes. On dit l’Inra vire à de la recherche fondamentale et devient un organisme fondamental, je pense que la réalité n’est pas à ce point-là. Il y a peut-être certains laboratoires qui font de la recherche très fondamentale, mais il y en a toujours eu. (…) Je crois que c’est bien qu’il y ait une part de recherche très fondamentale. Si on fait le total, il y en a peut-être moins qu’on pense. Le virage n’a pas été tellement marqué que ce que l’on dit. Il faut faire attention au discours qu’on tient. Il est souvent schématique. J’avais l’impression que parfois on ne faisait plus la recherche comme on la faisait au moment où tu as commencé. On fait moins d’expérimentations. La recherche se passe davantage sur des modèles ou à petite échelle ou avec des choses qu’on regarde de plus près. En ce qui concerne les objectifs, à mon avis, ils n’ont pas énormément dévié. Ils ont simplement un peu changé. On ne va plus apprendre aux agriculteurs combien il faut mettre de kilos de potasse sur les pommes de terres. Ils le savent. On va leur apprendre comment préparer un semi de betteraves ou comment irriguer les pêchers. Les choses que Gérard Huguet fait à Avignon avec son modèle de déclenchement d’irrigation du pêcher, c’est quand même bien tourné vers la culture des pêches. Cela marche et c’est utile. Il a fallu beaucoup de travaux théoriques de modélisation pour arriver là, mais cela reste en connexion avec la pratique. Je crois que pour une grosse majorité de l’Inra, c’est encore cela. Tu parlais des modifications qui existent maintenant pour les publications qui tendent à se réduire de volume et à être de plus en plus abstraites avec de moins en moins de données chiffrées, ce qui fait qu’il y a souvent des pertes d’informations… Oui, c’est vrai. Il y a longtemps qu’on le dit, je me souviens que Bouvarel quand il était Chef de département, nous le disait. Il disait : « A chaque fois que vous soumettez une publication à une revue internationale ou aux Annales des Sciences Forestières, on va vous brider sur le volume. Il faut que vous ayez dans vos laboratoires, une publication-bis où vous mettez toutes vos données, où vous expliquez plus dans le détail, votre démarche etc. Les gens vous demanderont, éventuellement, de leur communiquer ces choses-là ». C’est effectivement un grand changement par rapport aux premières années, mais cela remonte à loin déjà. Les publications massives, volumineuses avec toutes les données, c’est terminé depuis la fin ou même le milieu des années 60. Il faut faire attention de ne pas perdre les données de base. Malheureusement, je pense que beaucoup de chercheurs les ont perdues. Sans compter ceux qui trouvent et qui ne publient jamais, ni dans une revue ni dans ce qu’on appelle la littérature grise. C’est un problème. Maintenant, c’est vrai que la littérature est tellement abondante que si chaque chercheur faisait des publications de 30 pages… déjà comme cela, on n’arrive pas à tout connaître et à tout lire, ce serait impossible. Dans les articles courts, condensés, on trouve des données chiffrées qui sont intéressantes. Tout n’est pas supprimé. Ils ont beaucoup pour fonction de donner des idées et donner des résultats. Les données qui font passer des idées aux résultats, il faut les archiver autrement. C’est toujours un problème d’archives. Il n’est pas pour autant très bien résolu. Si on faisait le rapport du nombre de publications données et acceptées par des revues d’articles et le nombre de volumes de littérature grise qui sont associés à chaque publication, le rapport serait certainement inférieur à quelques pourcents. C’est un peu dommage, mais c’est sûr qu’on peut. Il faudrait des tableaux énormes. Maintenant, tout cela est dans les ordinateurs. J’ai l’impression que les transformations de tes recherches doivent beaucoup à des perfectionnements dans le matériel. C’est vrai pour le traitement des données ; ce n’est pas aussi vrai pour le recueil des données. Par exemple, les données de terrain, je sais que j’ai des collègues à l’Amélioration par exemple, qui vont sur le terrain, qui mesurent et qui rentrent cela tout de suite dans une base informatique, après transférée aux ordinateurs. C’est vrai que c’est rapide. On est sûr de ne pas faire d’erreur de transcription. C’est vrai à condition qu’on ait un personnel nombreux. Je ne me vois pas débarquer dans un centre de l’Office, créer une équipe avec un technicien de l’Inra et deux autres équipes avec un agent technique, un ouvrier chacune, et donner à ces gens qui n’en ont pas l’habitude, des machins comme cela. A la fin de ma journée, je me retrouverais avec un tas de bêtises enregistrées ou irrécupérables et je ne serais pas beaucoup plus avancé. Le fait d’être entièrement dépendant du personnel de l’Office est une limitation ? C’est une limitation dans l’équipement pour les mesures de terrain, c’est clair. On est obligés de rester à des mesures extrêmement traditionnelles et matérielles avec le double mètre, le crayon et le papier. De ce côté, on n’a pas progressé pour des raisons de personnels. D’autres équipes qui sont plus étoffées en personnels ont progressé. Par contre, le traitement des données, je ne fais pratiquement plus jamais d’interprétation des essais de fertilisation. J’ai un technicien, il a un bon programme qui vient de l’ITCF. Il met cela dans son ordinateur, il me sort les résultats. Il le fait beaucoup mieux que je le ferais moi-même. Il s’y est mis davantage. Il ne me sort pas toujours les résultats que je souhaite. Je suis obligé souvent de lui faire refaire et traiter par des méthodes plus simples pour avoir des résultats plus schématiques. Il est très capable de mesurer. De ce côté, c’est énormément simplifié. Il y a le domaine de toutes les acquisitions de données analytiques de laboratoire. Là, on a fait des progrès énormes. Quand je repense à ce qui se passait dans le laboratoire de l’Ecole forestière en 1964 - on y était encore même si on était l’Inra - et ce qui se passe maintenant dans nos laboratoires, c’est le jour et la nuit. Qu’est-ce qu’il y avait sur les paillasses de vos laboratoires ? Sur la paillasse, il n’y avait pas grand-chose. Il y avait des allonges pour faire des granulométries. Il y avait dans une petite pièce dans un coin, un vieux photomètre à flamme Jouan qui marchait avec des filtres et qui savait doser à peu près bien le potassium et à la rigueur, le calcium, le sodium aussi. Le magnésium, on ne savait pas faire. Le magnésium, on ne le faisait que par colorimétrie, avec une grande imprécision. Les oligo-éléments, à part le manganèse, on n’y touchait, pour ainsi dire, pas du tout. Je me souviens, j’avais dit à Clément qu’il faudrait qu’on sache analyser les oligo-éléments. Il avait potassé la littérature et puis il avait sorti un petit dispositif pour doser dans les aiguilles, dans les analyses foliaires, le zinc, le manganèse et tous les oligo-éléments usuels, le fer, le cuivre etc. C’étaient des petits tubes de résines dans lesquels on enfilait la solution. Il prélevait cela à des temps différents, puis des réactions colorées. Il faisait quelque chose de très précis qui marchait très bien. Malheureusement, on peut peut-être faire dix échantillons par jour en se dépêchant beaucoup, alors que maintenant, tous ces éléments, on les fait dans nos appareils sans aucune difficulté. Le phosphore, on le faisait manuellement, dans un vieux colorimètre, échantillon par échantillon. Maintenant, on a des chaînes de traitement automatique pour l’azote aussi. On sort dans le même temps, avec le même personnel, cent fois plus de données qu’on en sortait avant. C’est une évolution importante… C’est une grosse révolution qui a été permise. Je ne sais pas ce qui se serait passé si la recherche forestière n’était pas allée à l’Inra. L’Inra a permis un niveau d’équipement qui a été bien supérieur à ce qu’on avait. La collaboration Inra/Région permet de faire ce que l’Inra ne peut plus faire seul. On a des laboratoires qui regorgent de matériels. Je ne dis pas que c’est du matériel inutile, il sert. On a à peu près tout ce qu’il nous faut. Ce n’était pas le cas, il y a un certain nombre d’années. De ce côté, le progrès a été fulgurant. Ne parlons pas de l’informatique et des ordinateurs. On a perdu des secrétaires, on a gagné beaucoup d’ordinateurs. Cela ne rend pas les mêmes services. C’est hors du sujet, mais il y a eu une redéfinition de la fonction d’administrative à l’Inra, en même temps que l’évolution de la recherche qui a été considérable, et qui s’est faite un peu au détriment des chercheurs. Le chercheur maintenant, il fait tout. Il est obligé d’écrire ses articles, il ne tient pas sa comptabilité, enfin pas encore chez nous. Il fait ses dessins, il écrit ses articles, il est un peu mis à toutes les sauces. Malheureusement, je l’ai dit souvent et je le répète et cela reste encore vrai, c’est au détriment de la fonction de documentaliste des secrétaires. On ne s’est pas étoffé en documentalistes en même temps que les fonctions des secrétaires évoluaient. On n’a pas gagné ou pas assez – nous, on a eu la chance d’embaucher une documentaliste, il y a deux ans - un nombre suffisant de vrais documentalistes qui pourraient vous aider à faire la bibliographie. Qu’un chercheur lise un article, c’est bien, il faut qu’il le lise. Il pourra avoir une documentaliste qui lui détecte vraiment les articles importants sur un certain profil. On peut le faire un peu avec l’unité documentaire régionale qui ne fonctionne pas mal. Une fois qu’on en est là, quand on est obligé de faire son résumé, de l’écrire sur des fiches et le rentrer dans son ordinateur, c’est vraiment beaucoup de temps passé. Je ne dis qu’il est perdu, mais il est passé, qu’on pourrait passer plus utilement. Si on avait une secrétaire à qui on puisse dicter un résumé d’article, qui vous le tape, qui vous l’archive, pendant ce temps-là, on aurait le temps d’en lire un autre. Sans compter que cela rend difficile la recherche, alors on retombe sur le problème d’archivage dont on a dû parler. On a un fichier bibliographique relativement étoffé. Autrefois, on arrivait à faire multiplier les fiches de façon à ce qu’elles soient classées dans plusieurs rubriques. Si les fiches restent manuscrites, elles sont classées dans une seule rubrique. Le seul endroit où on peut faire des recoupements, c’est avec les gens qui se sont fait des bases de données dans leur ordinateur personnel. Pour tout ce qu’il y avait avant, on a une difficulté d’accès. Sans compter une difficulté supplémentaire : avant, l’archivage des articles lus était communautaire. Maintenant, il est individuel. On a accès à ses propres archives, mais pas aux archives du voisin. C’est une évolution notable.