Bonnes pages - Le Croît Vif

Transcription

Bonnes pages - Le Croît Vif
Avant-propos
Reliée au continent par un pont inauguré le 21 juin 1966, l’île d’Oleron,
classée depuis le 01 avril 2011, a conservé son esprit insulaire. Île nature, riche
en espaces naturels, fragile et belle, à la lumière changeante, elle demeure très
attractive. C’est avec évidence que la communauté de communes de l’île
d’Oleron s’est engagée dans une démarche « Agenda 21 », reconnu « Agenda 21
France » en 2011 par le ministère de l’Environnement et du Développement
durable. De sa protection dépend son équilibre et son avenir. Dans son
histoire, l’île d’Oleron a été frappée à plusieurs reprises par des événements
climatiques dramatiques. Les tempêtes Martin du 27 décembre 1999 et
Xynthia dans la nuit du 27 au 28 février 2010 en sont des exemples récents.
Le trait de côte se modifie selon les marées.
Longtemps, Saint-Trojan, était sans véritable relation avec les autres communes de l’île, pour ainsi dire séparée du monde. En 1860, la famille Murat construit
le Grand Hôtel des Bains. Rapidement, la clientèle s’agrandit avec l’ouverture de
la ligne ferrée de Rochefort au Chapus. Des maisons se construisent, l’Hôtel
Moderne et le Soleil levant après le Grand Hôtel de la Forêt. Saint Trojan
acquiert enfin sa légitime notoriété en devenant Saint-Trojan-les Bains par décret
du 15 décembre 1898, signé du président de la République, Félix Faure.
L’essor de Saint-Trojan, nous le devons au docteur Emmanuel Pineau qui,
le premier, prend conscience du formidable potentiel du village. Situé entre
océan et forêt avec la pureté de son air vivifiant, l’implantation d’un sanatorium devient pour lui une évidence : inauguré en 1896, sa réputation dépasse
rapidement la région. C’est la période des bains de mer, l’architecture prend
son aspect balnéaire, toujours présent sur le front de plage. La forêt domaniale, vaste pinède de près de 1900 hectares, se développe.
11
À partir de 1892 le mimosa, importé de Cannes par Nicolas Martin, va
embaumer le village et devenir bientôt le véritable emblème de la commune.
Ce qu’il demeure aujourd’hui. Le 8 février 1959, une première journée du
mimosa avec sa première reine est organisée par le Syndicat d’initiative. Son
grand succès va grandissant chaque année, avec près de 30 000 carnavaliers
pour sa 56e édition de 2015.
Le « p’tit train de Saint Trojan », initiative privée de Pol et Marie Gala,
chemine à travers notre forêt domaniale depuis 1963 avec la pointe de Maumusson comme destination. C’est plus de 3 500 000 voyageurs qui l’ont
emprunté. Avec ses plages de sable parfaitement exposées, Saint-Trojan-lesBains est devenu une station prisée tant par les familles que par les amateurs
d’activités nautiques et de glisse. La beauté des paysages a permis de classer la
plage de Gatseau à la douzième place des plus belles plages de France. Depuis
1998 la « Grande Plage » et celle de Gatseau détiennent le fameux Pavillon
bleu.
Saint-Trojan-les-Bains, le « petit Maroc » pour certains, la « Côte d’Azur »
pour d’autres, jouit d’un véritable micro-climat reconnu par les touristes. Sa
seule voie d’accès, l’avenue des Bouillats, en fait une véritable destination,
comme une sorte de protection. Dénommée l’île lumineuse, Oleron est source
d’inspiration pour les peintres. C’est sur ce constat qu’en 2009 Saint-Trojanles-Bains devient le « Village d’inspiration des peintres ». En 2011, sous l’égide
du conseil général, la station balnéaire, classée depuis le 24 août 1983, intègre
le groupe des treize communes de Charente-Maritime qui forment le circuit
des « Villages de pierres et d’eau ». 2015 est l’année de l’ouverture d’un casino
sur la commune. Avec le projet d’aménagement du boulevard de la Plage,
Saint-Trojan-les-Bains possède maintenant sa promenade, véritable belvédère
sur le pertuis.
Cette chronologie des éléments marquants la vie de la station balnéaire est
le témoin d’une constante adaptation aux attentes des visiteurs.
L’histoire de Saint-Trojan-les-Bains, c’est celle des stations balnéaires du
littoral atlantique, toujours à la recherche d’allier patrimoine et événementiel.
Le tourisme a changé, il est devenu un produit de consommation, mais nous
ne devons pas y perdre notre identité. Il nous faut tenir compte de l’évolution
de l’information avec internet et ses nombreux sites, des nouveaux moyens de
voyager comme les camping-cars, des modes de résidence tendance tels les
chambres d’hôtes ou les mobile-homes... Le tourisme à thème se développe,
12
l’obtention en 2014 par l’île d’Oleron du label « Vignobles & Découvertes » va
dans ce sens...
Sylvine Pickel-Chevalier, Saint-Trojanaise de cœur, avec précision et passion, inscrit Saint-Trojan-les-Bains dans l’histoire du tourisme des côtes atlantiques. Elle s’appuie sur le passé pour construire l’avenir. Comme elle, nous
croyons au développement continu de cette station balnéaire classée qui a tous
les atouts pour réussir. Merci à elle d’être allée à la rencontre des professionnels et des touristes pour nous éclairer dans notre réflexion.
Et bienvenue en Oleron, bienvenue à Saint-Trojan-les-Bains, vous y êtes
attendu !
Pascal Massicot
Maire de Saint-Trojan-les-Bains
Président de la CDC de l’île d’Oleron
Président de l’office de tourisme inter-communal
de l’île d’Oleron et du bassin de Marennes
13
Pre´face
Avec cet ouvrage Sylvine Pickel-Chevalier récidive. Elle a déjà choisi avec
L’Occident face à la nature : à la confluence des sciences, de la philosophie et des arts
publié aux éditions Cavalier Bleu, de s’adresser à un autre public que celui des
universités.
C’est un pari, mais aussi une exigence, celle d’écrire autrement afin de
diffuser la connaissance, de la rendre accessible au plus grand nombre. Or
c’est une gageure de vouloir à la fois s’adresser aux citoyens tout en tentant de
conserver une pensée scientifique.
Car Sylvine Pickel-Chevalier n’a pas renoncé à aborder les enjeux de
connaissance et à aborder le tourisme comme une pratique sociale qui nous
informe sur notre société. Elle effectue cette démarche à travers le prisme d’un
lieu. Ce choix que nous appelons « méthode inductive » dans notre jargon, soit
partir d’un lieu ou d’un espace pour traiter des questions scientifiques, au lieu
de partir d’un corpus théorique, a été fondateur dans la géographie de la fin
du xixe siècle, puis remis en question dans les années 1960, quand il a été
accusé de subjectivité.
Certes, tout n’est pas à rejeter dans les critiques, mais outre que ce départ
était nécessaire à l’édification d’une approche plus scientifique, la démarche
ne se pratique plus aujourd’hui uniquement dans les pas de nos illustres
prédécesseurs. Le regard scientifique actuel est informé par le bagage théorique accumulé. Le plan choisi par Sylvine Pickel-Chevalier trahit cette imprégnation scientifique puisqu’il fait référence à une histoire générale du tourisme
et non à des phénomènes locaux ou convoqués sans cohérence, ni réflexion.
C’est ce va-et-vient entre l’histoire d’un lieu profondément transformé par
le tourisme et la dynamique de cette pratique sociale qui est au centre de son
15
ouvrage et en fait la richesse. Ce faisant, Sylvine Pickel-Chevalier montre aussi
que l’image n’est pas seulement une illustration mais renvoie à l’analyse et
permet de partager de manière concrète avec un large public, bref de produire
de la science pour tous, de diffuser et de donner, en particulier, aux citoyens
de Saint-Trojan-les-Bains, un outil pour penser l’avenir du lieu.
Au-delà, cette analyse informe les chercheurs en géographie mais aussi en
sciences sociales sur l’articulation nécessaire entre une tension vers l’abstraction et la généralisation théorique, et une approche pragmatique et de fait
concrète qui la nourrit et lui permet de progresser en tenant compte des
faits et du réel. C’est ainsi une démonstration d’une démarche scientifique à
la fois rigoureuse et informée qui est proposée au plus large public, aux
citoyens, comme aux étudiants et aux chercheurs.
Philippe Violier
Professeur des universités
Directeur de l’ESTHUA
Université d’Angers
16
Introduction
« À notre passage, les habitants se mettent sur leurs portes pour voir les nouveaux
baigneurs. Curiosité toujours renaissante, car elle ne trouve pas beaucoup à s’exercer.
Nous sommes à peine cinquante étrangers dans le bourg et il est peu probable que le
nombre augmente beaucoup. Nous ne nous en plaignons pas. Saint-Trojan avec la
cohue des plages à la mode, avec la réglementation des toilettes, des bains, des
distractions, ne serait plus Saint-Trojan.
Cependant, bien peu de lieux de rendez-vous ont plus d’attrait pour le touriste.
Deux plages, l’une calme sans vague, sans bruit, fait face à la petite mer saintongeaise et au continent. L’autre, reliée à Saint-Trojan par une route forestière de deux
kilomètres, est sur l’Océan ; là, des lames bruyantes s’agitent sans cesse, depuis
l’entrée de Maumusson jusqu’au l’extrémité de l’île. C’est la Côte Sauvage. Ce qui
fait le charme de Saint-Trojan, c’est sa forêt. À l’abri des pins qui couvrent les dunes,
les fuchsias et les lauriers roses croissent en pleine terre ; les jardins, bien que plantés
dans le sable presque pur, sont d’une vigueur étonnante. »
Victor-Eugène Ardouin-Dumazet,
Quinze jours dans l’île d’Oleron1
Ainsi, le journaliste et voyageur Victor-Eugène Ardouin-Dumazet dépeint-il
Saint-Trojan, à l’aube de sa mise en tourisme, en 1886. Le village ne possédait
encore qu’un seul hôtel : L’Hôtel des Bains, abrité des colères océanes dans
les rues du centre-bourg, jalonnées de maisons paysannes drapées du blanc
étincelant de la chaux. L’auteur promettait un avenir sans éclat à la petite
bourgade, dont il avait pressenti pourtant d’ores et déjà tous les atouts, qui
17
marqueraient au fer rouge son développement balnéaire. Mais il prédisait que
l’accueil des visiteurs, s’il devait avoir lieu, détruirait son identité...
Faut-il croire pareil augure ? Peut-on considérer que Saint-Trojan, déployée
dans ses élégantes villas disséminées dans le village maritime, ou ourlant la
plage du soleil levant et les lisières de forêt, est une disgrâce ? Ne doit-on voir
au contraire, dans le processus de sa balnéarisation, sa naissance au monde
contemporain, par syncrétisme entre cultures oleronaise et touristique ? La
station n’a-t-elle pas permis, plus qu’une autre activité, la préservation
d’un environnement chatoyant, de pinèdes aux verts tendres et ocres, de
grèves de sables dorés, de marais cristallisant les reflets mauves et d’azur des
ciels océaniques ?
Afin de comprendre davantage la notion même « d’identité » de SaintTrojan, valeur éminemment construite par ses acteurs locaux mais aussi par
ses vacanciers, sur le socle d’un siècle et demi d’histoire, ce livre est consacré
aux étapes de sa balnéarisation. Le dessein en est de découvrir comment le
petit bourg est parvenu à traverser les trois révolutions touristiques qui ont
marqué l’Occident des débuts du xixe siècle à nos jours. Cette approche
historique et contemporaine – croisant analyses de documents et enquêtes
auprès des vacanciers et des Saint-Trojanais – permet de cerner sa réalité
d’aujourd’hui et de projeter son avenir, en questionnant ses équilibres et ses
défis, au sein d’une société refaçonnée par la mondialisation et les enjeux du
développement durable. Elle interroge l’archétype d’un village-station évoluant
progressivement en une station-village définie par la dualité de ses composantes
rurales et balnéaires.
18
chapitre premier
D’un village de pêcheurs
à une petite station bourgeoise
Saint-Trojan, village enchâssé dans un environnement hostile
Un village attirant les romantiques
Le village de Saint-Trojan porte le nom d’un évêque de Saintes décédé en
532. Son aura était grande car il avait à cœur de guérir les malades. Cette
appellation fut-elle d’ores et déjà donnée à la commune en raison d’une
relation singulière du territoire à la santé, émanant des effluves de son environnement littoral et forestier ? Ou n’est-elle que le fruit d’un hasard, égaré
dans les méandres de l’histoire ? Quoi qu’il en soit, jusqu’à l’aube du
xixe siècle, Saint-Trojan n’est qu’un modeste hameau, composé d’une poignée de maisons basses, pressées les unes contre les autres dans des rues
sinueuses et étroites, pour se protéger du harcèlement des vents. Enchâssé à
l’extrémité sud de l’île d’Oleron*, le village s’étend à la frontière de trois
* Les origines du nom d’Oleron sont toujours sujettes à controverse. Pierre Loti aimait lui
attribuer l’origine de « Insula Olerum », signifiant « l’île aux parfums », provenant du latin olere,
qui veut dire « sentir ». Quoi qu’il en soit, comme le souligne François Julien-Labruyère, dès
que ce nom s’affirme en langue romane, notamment dans les cartes du xie siècle, il prend une
graphie sans accent, Olleron ou Oleron, l’un et l’autre prononcés Ol’ron, comme Quiberon et
avec la tonique d’oc, comme Sisteron. L’adoption d’un accent est intrinsèquement liée à la
mise en tourisme de l’île, dans les premières brochures touristiques du début du xxe siècle,
19
milieux hostiles, à savoir l’océan, la dune et les marais. Ces derniers lui
interdisent un développement radioconcentrique traditionnel, autour d’une
place centrale érigée d’un clocher. Il doit, dès sa genèse, épouser une configuration originale rectiligne, bordant l’étroit littoral à l’est de son territoire.
Longtemps, Saint-Trojan souffre donc d’enclavement. Les sables mobiles
des dunes et les milieux humides des marais constituent autant de terres peu
fertiles et difficilement maîtrisables qui nuisent à la circulation des SaintTrojanais vers le nord. De même, au sud de l’île, le dangereux pertuis
de Maumusson, jadis surnommé le Passage des Trépassés, ne favorise pas la
relation avec le continent. Cette situation émane d’une configuration géographique singulière, où se rencontrent l’océan Atlantique et le Coureau
d’Oleron dans un détroit de moins d’un kilomètre de large à marée basse,
qui génère de puissants courants. Son horizon creusé d’imposantes vagues
terrifie et fascine les voyageurs depuis le Moyen Âge, tel que le chroniqueur
Richard le Poitevin, qui écrit : « Jusqu’aux gorges du fougueux océan ayant son
origine dans la haute mer [...], un courant marin arrive dans cet endroit et se
précipite en écumant vers l’Orient, faisant entendre de tous côtés aux oreilles des
habitants de diverses régions une sorte de continuel mugissement. Dans le gouffre
marin existent des points dangereux que l’on nomme dunes. Ce sont des montagnes
arénacées couvertes par les flots où, bien souvent, se perdent des navires au
passage2. »
La sauvagerie d’un tel spectacle émeut encore davantage les romantiques,
comme Victor Hugo qui, en 1843, lors de sa traversée du Coureau d’Oleron,
dépeint le site en ces termes : « Pendant le trajet, vous entendez [...] mugir le
puis avec les cartes et les panneaux routiers installés grâce à Michelin. Après plusieurs
décennies de balbutiements, l’accent se généralise dans les années 1960, époque contemporaine du triomphe de l’économie touristique en Oleron, favorisée par l’ouverture du viaduc
en 1966. Voir Dictionnaire biographique des Charentais, Le Croît vif, pp. 982-983. En écho à
cette origine, le choix est ici fait de privilégier l’orthographe sans accent. Un autre aspect
mérite d’être souligné, celui du nom des habitants de l’île : une querelle amicale sépare
depuis longtemps les « Oleronnais » partisans du double « N » et les « Oleronais » partisans
d’un seul. Quiberonnais ou Sisteronais ? Phonétiquement, l’accent tonique sur le « E » voudrait un seul « N » comme Sisteronais ou Oléronais, et l’inverse avec l’accent tonique sur la
dernière syllabe, comme Quiberonnais ou Oleronnais. Malheureusement, les goûts et les
habitudes des gens d’Oleron / Oléron ne sont ni logiques ni unanimes.... Contrairement à
ceux de Quiberon et de Sisteron. Les Saint-Trojanais ayant adopté un seul « N » pour se
désigner – à l’opposé des Royannais ! – ce livre prend le parti malgré tout de s’aligner
également sur Oleronais...
20
pertuis de Maumusson qui est à la pointe de l’île et que les marins écoutent de quinze
lieues [...] Le pertuis de Maumusson est un des nombrils de la mer. Les eaux de la
Seudre, les eaux de la Gironde, les grands courants de l’océan, les petits courants de
l’extrémité méridionale de l’île pèsent là à la fois de quatre points différents sur les
sables mouvants que la mer a entassés sur la côte et font de cette masse un tourbillon
[...] Tout gros navire qui touche le pertuis est perdu. [...] Rien ne peut arrêter dans
son mouvement lent et terrible la redoutable spirale qui a saisi le navire3. »
Ce pertuis, dont l’origine étymologique serait « mauvais chemin » fut en effet
le théâtre de dramatiques naufrages – 104 répertoriés entre le xviie siècle et
2011 – qui ont jonché d’épaves ses hauts fonds. En cela, il constitue aussi
un décor grandiose, qui ne manque pas d’attiser l’imagination des premiers
vacanciers. Ainsi, le journaliste Victor-Eugène Ardouin-Dumazet sillonne l’île
d’Oleron au soir du siècle et publie le récit de son voyage en 18864 : « La
grande curiosité de l’île d’Oleron, est le pertuis de Maumusson, dont j’ai déjà parlé.
Mais Maumusson est surtout beau à voir par ses colères, quand la grande mer vient
se briser sur le banc de Gatseau et interdire aux embarcations l’entrée du chenal. »
De cette situation de « finisterre », exacerbée par un environnement contraignant, émane un notable isolement du village de Saint-Trojan, qui perdure
jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle. L’abbé Belliard, longtemps curé du
village et son grand historien* en témoigne, en écrivant en 1908 : « SaintTrojan, jusqu’en 1860 était à peu près sans relation avec les autres communes de
l’île. C’était un bourg isolé, pour ainsi dire séparé du monde5. »
Serti dans ces milieux hostiles, Saint-Trojan est une sorte d’île dans l’île,
devant s’organiser autour de son port, qui constitue sa seule véritable ouverture sur le monde. Les habitants se spécialisent donc dans la production et le
commerce de vin et de sel, ainsi que de cultures locales, plus particulièrement
les oignons doux. Néanmoins, son dynamisme demeure restreint : au début
* L’abbé puis chanoine Victor Belliard (Le Château-d’Oleron 1860 – Saint-Trojan 1949)
est considéré par le Dictionnaire biographique des Charentais (Croît vif, 2005) comme le « plus
bel érudit d’Oleron », toujours « soucieux de ses sources ». Il commence sa carrière en 1884 en
tant que professeur d’histoire au célèbre Séminaire de Pons, prend en charge la cure de Nieulle-Virouil dont il écrit la monographie (1894-1904) puis celle de Saint-Trojan pour 42 années
(1904-1946), ce qui lui laisse le temps de rédiger plusieurs études historiques sur Oleron,
dont Saint-Trojan-lès-Bains, son histoire (1908). Plus tard, il invente une devise latine pour sa
paroisse : Mare Sylvaque Magna Quies (La mer et la forêt comme grand repos), emblème qui
correspond parfaitement à l’image touristique de Saint-Trojan (L’Écho du mimosa, 30 avril
1991).
21
du xix e siècle, elle constitue la commune la moins peuplée d’Oleron,
avec quelque 777 âmes en 1821, contre 2011 à Dolus et 2632 au Château.
Il faudra attendre 1886 pour que le village dépasse les 1 000 âmes (1038)6,
mais son atmosphère reste à la quiétude, comme le souligne ArdouinDumazet : « Vous me croirez si vous le voulez, mais il existe des endroits où l’on
ne parle pas d’élections, où l’on ne paraît se douter qu’il y en ait, où l’on ne voit ni
affiche, ni professions de foi, où l’on peut causer avec quiconque sans entendre un
traître mot de politique. Oui, il y en a encore sous la calotte du ciel, et Saint-Trojan,
d’où je vous écris, est peut-être le plus calme de ces calmes coins de notre belle France.
C’est bien la solitude rêvée7. »
La marche progressive de Saint-Trojan vers la modernité a donc nécessité,
pour prélude, la maîtrise de son environnement et plus particulièrement de la
dune mobile qui menace le village depuis la fin du Moyen Âge. En effet, de
grands défrichements se déroulent du xie au xiiie siècle en France ; on estime
qu’ils ont concerné chaque année de 30 à 40 000 hectares de forêts ainsi
disparus. Au xiiie siècle, les forêts ne représentent plus que 25 % des terres,
alors qu’elles en recouvraient les trois cinquièmes au viiie siècle*. À SaintTrojan, ces défrichements engendrent une disparition de la forêt qui laisse la
place à une vaste dune blanche en perpétuel mouvement**. La population
entre alors en lutte, pour des siècles, contre l’ensevelissement des terres arables et des maisons, en se voyant régulièrement contrainte de reconstruire plus
loin son habitat, menacé par les marées de sable poussées par les vents. Au
milieu du xviie siècle, le village a même vu disparaître son ancien bourg, y
compris son clocher devant les assauts de la dune, longtemps appelée localement la montagne, comme le rapporte la très sérieuse Statistique du département
de la Charente-Inférieure établie en 1839 par Améric Gautier : « Elles ont déjà
successivement couvert une grande partie de cette commune ; l’ancien bourg, l’église et
* Aujourd’hui, les forêts constituent 30 % du territoire national.
** Le milieu dunaire se compose d’une succession de biotopes. La dune blanche ou mobile
s’étend en sommet de plage. Son appellation émane de son couvert végétal très discontinu,
composé de plantes pionnières qui la stabilisent peu : elle se déplace donc au grès des vents.
Elle précède normalement la dune dite « grise », davantage stabilisée par des mousses et lichens
– d’où son nom – et autres végétations basses. Elle est elle-même frangée par une pinède
de protection – petits arbres rabougris – qui fait office d’interface entre le milieu dunaire et
la forêt stabilisée dans les terres. Toutefois, les anciennes coupes intensives d’arbres engendrèrent une dérégulation de ce complexe dunaire, pour ne laisser place qu’à une vaste dune
mobile.
22
son clocher ont entièrement disparu sous ces énormes dunes, et le nouveau chef-lieu est
menacé du même sort8. » Dans sa précieuse monographie publiée en 1908,
l’abbé Belliard ajoute : « La partie sud de l’île d’Oleron [...] est aussi fort endommagée par les dunes qui s’avancent, comme les précédentes, vers l’est et couvrent
insensiblement le territoire de la paroisse de Saint-Trojan, dont il ne reste qu’une
partie de son bourg et on passe à cheval sur le sommet de son église9. » Il donne
également les dates d’ensevelissement de l’ancien bourg (entre 1635 et 1660),
dit que les pierres du clocher ont été récupérées pour construire la nouvelle
église à partir de 1661 et que le village est maintenant protégé grâce à la
fixation des dunes par la forêt qui commença à partir de 181910.
Loin de ne concerner que la petite paroisse de Saint-Trojan, la déforestation
nécrose de nombreux littoraux français. Afin d’y remédier, Napoléon Ier promulgue en 1810 un décret ordonnant la fixation des dunes. Elle se concrétise,
à partir de 1819 à Saint-Trojan par une politique d’édification de palissades et
d’ensemencement de plantes pionnières : chiendent et oyat. Cette première
étape de fixation de la dune (passage de la dune blanche à la dune grise), est
suivie d’un reboisement à partir de 1832, qui donne jour à une jeune forêt. En
1862, elle s’étend du pertuis de Maumusson jusqu’au village de La Perroche,
et remplit les deux conditions requises pour permettre le transfert de sa
gestion aux Eaux et Forêts, à savoir : recouvrir une superficie de plus de
1 000 hectares et être riche de semis de plus de sept ans. Les forestiers s’installent sur place en 1867, dans le dessein d’assurer au mieux la continuité des
politiques d’entretien et de développement du massif. La forêt se voit, dès lors,
parée du double objectif de garantir la sécurité du village par la fixation de la
dune et d’assurer une production de bois et de résine. Par ailleurs, la mise en
culture de ce massif dunaire devenant forestier permet aussi son intégration
dans l’œcoumène, facilitée par la percée de multiples sentiers à travers bois. Le
plus important d’entre eux est la Grande Route de la Plage qui dès 1874 relie
le village de Saint-Trojan à la Côte Sauvage, au détour d’un chemin s’étirant
sur 3532 mètres. Rapidement très fréquenté, il sera partiellement empierré en
1884, tandis que d’autres sentiers, comme la route de Grand-Village, sont
ouverts dans le massif afin de rendre accessible l’ensemble du littoral aux
piétons et chevaux11.
Ainsi, à la fin du xixe siècle, la forêt saint-trojanaise étend sa voilure et est
intégrée à la vie communale, au travers de ses fonctionnalités économiques
(production de bois et de résine) et sociales (protection du village ; espace de
circulation jusqu’à la « Grande Plage », au détour des sentiers). De plus, cette
23
emprise du couvert forestier permet une réinvention des paysages locaux, qui
ne séduira pas que les autochtones : elle devient même un atout majeur,
charmant les nouveaux voyageurs qui s’aventurent en Oleron...
La révolution industrielle et la naissance du tourisme
Le xixe siècle inaugure une ère nouvelle, portée par la révolution industrielle, qui génère de profondes mutations économiques, sociales, mais aussi
culturelles. Avant de métamorphoser les villes12, elle transforme les campagnes au grès de progrès techniques jusqu’alors inégalés. Drainage, remembrement, engrais, prédominance du métal remplaçant le bois, « scientifisation » et
rationalisation des méthodes à travers l’affirmation de l’agronomie, dont les
savoirs sont diffusés grâce au développement de l’enseignement agricole et
des revues spécialisées (Annales d’Agriculture), bouleversent les traditions
ancestrales13. Ces évolutions permettent une meilleure productivité qui bénéficie aussi de l’ouverture des marchés nationaux, soutenue par le déploiement
du chemin de fer à partir des années 1870. Les contrées se restructurent, alors
que les économies vivrières de jadis s’effacent devant un nouveau tableau de la
France, dominé par une régionalisation des productions désormais mises en
concurrence.
Oleron ne fait pas exception. Pendant des siècles, ses cultures ont privilégié
l’auto-substance ou le marché local. Cependant, l’amélioration des transports
et l’irruption des trains dans les provinces, qui révolutionnent le rapport au
temps et à l’espace, mettent ses productions en compétition avec celles de
l’ensemble du pays. Or le rendement de ses salines notamment, ne peut défier
la productivité des exploitations méditerranéennes ou de carrières. Ce phénomène est observé dès 1886 par Ardouin-Dumazet : « Les salins du Midi,
favorisés par un soleil de feu presque sans interruption durant de longs mois, font
[aux salines locales] une concurrence redoutable. D’autre part, les salines de l’Est,
Lons-le-Saulnier, Salins et Meurthe-et-Moselle livrent des sels très purs à des prix fort
bas. Il en est résulté une situation assez pénible pour les sauniers de la CharenteInférieure14. »
Toutefois, si ce phénomène de mise en réseau et de maillage du territoire
français engendre le déclin des productions oleronaises de sel, il favorise
simultanément celles de l’huître, éperonnée par une demande grandissante
dans les métropoles. Une adaptation est donc nécessaire, comme le souligne
le négociant et habitant d’Oleron, Jean-François Ducos de la Haille, qui
24
recommande dès 1876 de « faire syndiquer les marais à transformer, puis à entreprendre les divers travaux que réclame la transformation de ces marais en prairies et
en parcs à huîtres, à moules, et à poissons15. »
Cette mutation de l’économie locale, substituant les salines ancestrales aux
marais ostréicoles, ne s’opère réellement qu’en fin de siècle, en refaçonnant les
paysages mais aussi la société oleronaise et particulièrement saint-trojanaise.
L’abbé Belliard s’en fait le témoin : « L’ostréiculture est tout à la fois le commerce et
l’industrie du pays [...] C’est une industrie, car il faut une main d’œuvre considérable, non pas pour l’établir, mais pour l’entretenir, la développer et en retirer tout ce
qu’elle peut donner. C’est un commerce, car ses produits sont l’objet de ventes et
d’achats très importants. Si cette industrie n’a pas apporté la fortune aux habitants,
elle offre au plus grand nombre une honorable aisance. La culture de l’huître se fait
sur une vaste échelle dans tout le platin, depuis l’appontement du sanatorium jusqu’à
l’embouchure du Nicot et de la plage du Coureau16. »
Ainsi, la révolution industrielle métamorphose l’économie des communes
de France, où s’inscrit Saint-Trojan. Elle favorise, par ailleurs, un essor démographique national et une augmentation de l’espérance de vie, émanant d’une
alimentation plus riche, fruit d’un système productif plus performant. De ce
phénomène, résulte un « plein » des campagnes, alors même que les besoins en
bras décroissent, en raison de meilleurs rendements. Cette modernisation
conduit ainsi, paradoxalement, à un développement de la misère, en raison
de la « faim de terre » qu’elle provoque : nombre de paysans ne trouvent plus
de lopin à labourer. Elle jette ainsi sur les routes des milliers d’hommes et de
femmes vers les villes, quant à elles en pleine effervescence industrielle : c’est
l’exode rural*.
Ce processus bouleverse les équilibres sociaux de naguère. Dans les cités, ce
ne sont plus les saisons ou les heures d’ensoleillement qui rythment le travail,
mais les exigences des usines. La vie communautaire rurale, où se confondaient lieux de labeur, de résidence et de réjouissances sur le territoire restreint du village, est balayée par une démarcation stricte des espaces et temps
de travail, par rapport à ceux de reconstitution (foyer)17.
Toutefois, cette réorganisation de l’existence, marquée par l’hégémonie de
l’industrie qui efface les fêtes paysannes reflétant d’une relation constante à la
* L’exode rural français est estimé s’étirer en deux grandes vagues, de 1850 à 1910 et de
1950 à 1970, alors qu’il commença près d’un siècle auparavant en Angleterre, entre 1780 à
1880.
25
terre (fête des moissons, fête des vendanges...), permet l’émergence d’un
concept nouveau : celui du temps strictement libre, « vacant », pendant lequel
on apprend à fuir l’espace du labeur. En effet, « le nécessaire accroissement de la
productivité combiné aux luttes sociales a abouti à dégager un temps hors travail,
introduisant une discontinuité dans le temps unique18 » qui caractérisait autrefois
les campagnes.
Si ce temps vacant est initialement consacré à la seule reproduction des
forces au sein des classes laborieuses ouvrières, il favorise plus en profondeur une restructuration de la société, en intégrant l’oisiveté en norme
saisonnière dans un monde dominé par le travail19. Il donne l’opportunité
aux populations aisées de rechercher une rupture dans leur quotidien, en
s’exilant momentanément dans des espaces dévolus initialement à la santé
(stations thérapeutiques), mais aussi très rapidement à l’agrément et aux
plaisirs. Dès 1827, un curiste séjournant sur la station américaine de Saratoga Spring (État de New York) confie : « Nombre des visiteurs viennent ici
probablement en bonne santé, pour le divertissement et dans le but de passer une
semaine ou un certain temps parmi la bonne société à la mode, pour voir et être
vu20. » Un constat similaire avait été observé par l’auteur romantique Jane
Austen dès 1815 dans la ville thermale de Bath ou dans la jeune station de
Brighton, surtout convoitées pour être des lieux plus permissifs de fêtes et
de réjouissances21...
L’émergence de ce nouveau modèle de société favorise ainsi la naissance
d’usages innovants que l’on caractérise par le nom de tourisme, dont le terme
apparaît en France en 1841, près de trente ans après celui de touriste (1816 en
France, 1792 en Grande-Bretagne). Héritier du Grand Tour, voyage d’agrément à caractère initiatique, éducatif et ludique, réservé surtout aux fils de
famille aisées et dirigé principalement vers l’Italie, ainsi que de la villégiature
(stations thermales) du siècle précédent, ce phénomène transforme durablement le rapport au temps et aux territoires, en s’illustrant par la mise en place
d’un véritable « système d’acteurs, de pratiques et d’espaces, qui participent de la
« recréation » des individus par le déplacement et l’habiter temporaire hors des lieux
du quotidien22. »
Un système, qui refaçonne les paysages littoraux et montagnards en les
semant de stations élégantes, drainant la modernité des villes jusqu’aux terres
de confins... Car en effet, depuis sa naissance, le tourisme génère un paradoxe : il se nourrit d’un désir de rupture dans le quotidien de citadins, qui
s’exprime par une quête de « nature », tout en ayant tendance à dénaturer
26
l’objet de sa quête. Le géographe français Élisée Reclus* s’en fait l’écho, en
écrivant en 1866 : « Il se manifeste, depuis quelque temps, une véritable ferveur dans
les sentiments d’amour qui rattachent les hommes d’art et de science à la Nature. Les
voyageurs se répandent en essaims dans toutes les contrées d’un accès facile, remarquables par la beauté de leurs sites ou le charme de leur climat23. » Pourtant, ces
touristes charmés par les colères océanes ou les flancs abruptes des montagnes, n’en aspirent pas moins à retrouver le confort et la sécurité qui leur sont
familiers. Aussi, le tourisme porte-t-il en son sein, depuis sa genèse, le double
processus de valorisation et destruction des milieux naturels qu’il convoite, car
il métamorphose les milieux naturels ou ruraux qu’il investit, en les parant du
modernisme des villes...
La genèse du tourisme à Saint-Trojan : un sanatorium pour prélude
Une fois encore, Saint-Trojan s’inscrit dans la dynamique de son temps. La
mode du tourisme, combinée à celle des bains de mer en climat doux promus
pour leurs vertus sanitaires, scellent l’avenir de la commune. À partir du
xviiie siècle, les médecins glorifient en effet les propriétés thérapeutiques de
l’océan, censé guérir « les maux de l’âme », on dirait aujourd’hui la déprime de
la jeunesse aristocratique24, mais aussi les corps fragiles. Dans ce contexte, se
multiplient au xixe siècle sur les rivages français, des institutions vouées à
soigner les enfants malades, notamment atteints de rachitisme ou de tuberculose. Le docteur Jules Bergeron (1817-1900) participe à ce développement, en
fondant avec quelques pairs, en 1887, L’Œuvre des Hôpitaux marins pour
enfants. Or, cet organisme contribue, avec le concours d’Emmanuel Pineau**,
* Élisée Reclus (1830-1905) participe à la construction de la géographie moderne, en se
voulant un précurseur de la géographie sociale, de la géopolitique et de l’écologie. Communard, militant et théoricien anarchiste, ses œuvres contribuent à analyser de nouveaux liens
entre l’homme, la société et la nature. Ses ouvrages majeurs sont Histoire d’un ruisseau,
Géographie universelle en 19 volumes et L’Homme et la Terre en 6 volumes. Il entretient des
relations privilégiées avec la Charente-Maritime pour avoir animé au soir du xixe siècle la
cellule anarchique de l’île de Ré, qui réunit des artistes et des intellectuels en villégiature, ainsi
que de simples marins rétais (voir Didier Jung,.Les Anarchistes de l’île de Ré, Reclus, Barbotin,
Perrier et Cie, Le Croît vif, et Les Éditions libertaires, 2013, Saintes et Saint-Georges-d’Oleron.)
** Emmanuel Pineau, médecin et préhistorien, est né à Aulnay-de-Saintonge en 1854 et
mort à Paris en 1896. Médecin au Château-d’Oleron, il est le créateur du fameux sanatorium
de Saint-Trojan et laisse le souvenir d’un dévouement aux gens de l’île à toute épreuve. Il se
27
à l’ouverture d’un sanatorium à Saint-Trojan. Pour ce faire, le médecin oleronais s’évertue dès 1877, à démontrer les qualités de salubrité et d’hygiène du
site : « Bien que la population soit active, remuante même, il est incontestable que la
situation insulaire paraît pour un sanatorium – lieu d’isolement et de repos – devoir
être la meilleure... Les épidémies sont moins à redouter, faciles à réprimer, à surveiller, et de fait, la diphtérie, la scarlatine, la variole, y sont rares... La tuberculose
ne s’y montre guère que chez les rentrants au pays, les teignes y sont, je crois,
inconnues, de même la conjonctivite granuleuse, la syphilis héréditaire, la pleurésie
à épanchement25. »
Le docteur insiste sur les particularités de Saint-Trojan, pourvu d’une vaste
forêt de plus de 1500 hectares, qui protège le village de l’assaut des vents et
favorise un climat local tempéré. Finalement convaincus par l’enthousiasme
du docteur, les décideurs de l’Œuvre des Hôpitaux marins pour enfants s’investissent dans la construction du sanatorium. Il est édifié entre 1894 et 1896 au
sud de la commune, au sein d’un plus large plan d’aménagement, intégrant un
appontement qui facilite l’abordage des bateaux venant du continent.
Ainsi, dressé sur la « Petite Plage », face à la pointe de Manson, sort des
sables le sanatorium, dessiné par l’architecte Charles Justin Le Cœur, un ami
et un soutien d’Auguste Renoir. Selon le modèle en vogue, il est composé de
dix bâtiments de plein pied séparés, afin d’éviter les contaminations. Chacune
des villas est affectée à des fonctions spécifiques. L’ensemble propose quelque
150 lits. Au centre du domaine, domine le pavillon de direction, seul édifice à
disposer d’un étage.
La création du sanatorium est déterminante pour Saint-Trojan, car son
ouverture lui permet de faire irruption sur la scène nationale. En effet, l’édifice
est inauguré, le 18 septembre 1896, par le président de la République en
personne : Félix Faure. De ce fait, l’événement bénéficie d’une importante
couverture médiatique. Le Journal des Débats du 20 septembre de la même
année, relaie l’information en faisant découvrir au monde l’institution, mais
aussi la commune, au détour du récit du déroulement de la journée : « Le
18 septembre, dès huit heures, nous roulions sur la petite ligne de Rochefort au
Chapus, gagnant Saint-Trojan avant l’arrivée du président [...].La traversée et
passionne également pour la toute nouvelle science préhistorique. La station d’Ors lui doit sa
célébrité, grâce à ses fouilles, grâce aussi à ses communications savantes accompagnées d’excursions sur le terrain. Sa collection parfaitement documentée est conservée au muséum
Fleuriau de La Rochelle. Voir Dictionnaire biographique des Charentais.
28
charmante [...] L’île, devant nous, s’allonge, basse, toute vêtue de la sombre verdure
des pins. À terre, c’est un enchantement [...] L’Élan qui amène le Président, approche : il passe à petite vitesse entre la haie des bateaux pavoisés, barques de pêche aux
lignes élégantes, yachts à peine plus fins qu’elles, péniches de l’État, chargées de la
surveillance des parcs à huîtres. En quelques minutes, une chaloupe dépose à terre
M. Félix Faure [qui se dirige vers l’hôpital...] Ce qu’il faut voir, c’est l’heureuse
disposition, l’admirable disposition du sanatorium construit par petits pavillons de
tufs blancs, gais d’aspect, semés au milieu d’un jardin immense, isolés les uns des
autres, où l’air et la lumière circulent à flot. [...] Le président parcourt l’un après
l’autre tous les services, toutes les salles [...] Dehors, la fanfare de Bourcefranc
continue à faire rage ; il faut l’interrompre pour que M. le docteur Bergeron puisse
exposer au chef de l’État le but de l’Œuvre, les résultats obtenus et les espérances
conçues26. »
Le sanatorium ouvre ses portes avec quelque 22 enfants, soit 12 filles et
10 garçons. Il rencontrera un notable succès tout au long de son histoire, en
accueillant entre 1896 et 1940 plus de 20.000 enfants âgés de 4 à 14 ans27. Ce
rayonnement est fondamental à l’entrée de Saint-Trojan dans la modernité du
xx e siècle, car il poursuit le désenclavement du petit village de pêcheurs,
naguère enchâssé entre océan, dunes et marais, en le revêtant d’attraits nouveaux qui déterminent son avenir touristique...
La mise en tourisme « d’une plage inconnue »
Briser l’enclavement
Le développement touristique de Saint-Trojan, et plus généralement de
l’île d’Oleron, exige la création préalable de liaisons régulières avec le continent. Une première initiative voit le jour en 1841, grâce à la compagnie
L’Insulaire qui, selon le géographe Louis Papy, « assure par voiliers, chaque
jour, le transport des voyageurs, des dépêches et des marchandises entre Le Chapus
et Le Château et deux fois par semaine, entre Boyardville ou Le Château et La
Rochelle.[...] Les diligences attendent les voyageurs sur les quais28. » Néanmoins,
cette innovation ne répond guère aux exigences des premiers touristes issus de
milieux favorisés, contraints pour atteindre l’île de voyager dans des conditions très rudimentaires.
29
Victor Hugo immortalise les désagréments d’un tel périple, lors de sa visite
d’Oleron en 1843 : « On n’arrive pas aisément à l’île d’Oleron. Il faut le vouloir.
On ne conduit le voyageur à l’île d’Oleron que pas à pas, il semble qu’on veuille lui
donner le temps de réfléchir et de se raviser. De Rochefort, on le mène à Marennes,
dans une façon d’omnibus qui part de Rochefort deux fois par jour. C’est une
première initiation. [...] Là, si vous persistez encore, on vous débarque ou l’on
vous embarque, choisissez le mot que vous voudrez, dans un de ces bacs chanceux
que les gens du pays appellent des risque-tout. Cela a trois matelots, quatre avirons,
deux mâts et deux voiles dont l’une se nomme le taille-vent. Vous avez deux lieues de
mer à faire sur cette planche. Les marins qui chargent le bateau commencent par
mettre en sûreté dans le meilleur compartiment les bœufs, les chevaux, les charrettes ;
puis on case les bagages ; puis dans les espaces qui restent, entre les cornes d’un bœuf
et les roues d’un chariot, on insère les voyageurs29. »
Il faut attendre 1880, alors que le chemin de fer atteint désormais Le
Chapus, pour que la Compagnie oleronaise, héritière de L’Insulaire, mette en
service cinq bateaux à vapeur. Cependant, ces derniers ne provoquent guère
l’afflux des vacanciers. Lorsque Victor-Eugène Ardouin-Dumazet s’aventure
en 1886 à passer Quinze jours dans l’île d’Oleron, il confie que les « étrangers », à
savoir les touristes provenant du continent, ne sont pas plus de cinquante sur
la commune. S’il pense, à l’époque, que leur nombre ne devrait pas augmenter
beaucoup, leur présence atteste néanmoins d’une première dynamique touristique en train de s’enraciner. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que les
attraits de la station sont d’ores et déjà identifiés : les deux plages, l’une
paisible, l’autre sublime* ; un « village aux maisons claires dans leur adorable
bariolage » et sa vaste forêt. Il souligne que « les pinèdes sont jeunes encore, mais
les fûts des pins sont déjà hauts, et leurs colonnades, dans lesquelles l’air se joue, d’où
l’on aperçoit la mer semée de voiles, sont d’un charme inexprimable30. »
* Le sublime est un concept né sous la plume de Edward Burke en 1752, qui définit des
territoires suscitant « non le plaisir, mais une sorte d’horreur délicieuse ; une sorte de tranquillité tintée
de terreur ». Il permet de ré-identifier des milieux jusqu’alors considérés comme sauvages et
terrifiants – haute montagne, rivage fouetté par les vents, océan déchaîné – comme autant de
spectacles enivrants. Cette redéfinition s’inscrit dans le contexte des progrès techniques et
scientifiques qui démystifient et sécurisent la nature, devenant espace de loisirs pour les
classes privilégiées, entre les xviiie et xixe siècles. Ce concept sera porté aux nues par les
romantiques, épris de ferveur et d’extase.
30