Instabilit systmique ou douleurs de croissance mondiales
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Instabilit systmique ou douleurs de croissance mondiales
Instabilité systémique ou douleurs de croissance mondiales? Les répercussions de la crise financière asiatique Roy Culpeper1 (Le document de Synthèse S-41 est disponible de chez Renouf Publishing, au prix de 5,00 $) «Les petites économies ouvertes sont comme des chaloupes en haute mer, par gros temps. Bien que nous ne puissions prévoir quand l'embarcation chavirera, il est fort probable qu'elle finira par être renversée par une forte lame, quelle que soit l'habileté du capitaine.» Joseph Stiglitz, économiste en chef, Banque mondiale2 Résumé La crise financière qui a éclaté en Thaïlande au milieu de 1997 a gagné la Corée et l'Indonésie, d'autres zones de l'Asie de l'Est et du Sud-Est, et même le Brésil, la Russie, l'Afrique du Sud et la République tchèque. C'est la troisième fois, au cours de la décennie actuelle, que se produit une crise de ce genre ; les deux précédentes ont frappé l'Europe en 1992 et le Mexique en 1994-1995. Les années 80, connues en Amérique latine sous le nom de «décennie perdue», ont été en grande partie absorbées par les tentatives de résoudre l'énorme problème de la dette des pays en développement. Dans chacune de ces crises, aucune région de la planète n'a été épargnée. Pendant la crise du peso mexicain en 1995, par exemple, les dollars canadien et américain ont subi des attaques spéculatives. Au Canada, la seule menace de crise a probablement incité le gouvernement fédéral à accélérer le rythme des plans destinés à éliminer le déficit budgétaire et à réduire l'endettement accumulé. Sous l'effet de pressions semblables dans l'ensemble des pays industrialisés, les programmes d'aide sociale, d'éducation et de santé on été décimés. Même Hong Kong, bastion des politiques économiques conservatrices, s'est trouvé en état de siège financier, à mesure que la crise asiatique se propageait à la fin de 1997. Quoique la protection sociale ait subi de graves revers dans les économies industrialisés, ces crises ont laissé dans leur sillage des souffrances humaines beaucoup plus vives parmi les pays en développement les plus pauvres, car elles ont accru le chômage, fortement réduit les revenus, ou même exacerbé la pauvreté. En général, les pouvoirs publics du monde entier n'ont pas pu ou n'ont pas voulu pallier ces conséquences humaines. Comme dans le cas du Canada en 1995 et des pays asiatiques en 1997-1998, ils se sont avant tout efforcés de rétablir la confiance des marchés de capitaux. Ils ont espéré que l'application de «saines politiques économiques» les protégerait contre une crise future et les aiderait à résoudre leurs problèmes sociaux et humains. Dans le même temps, toutefois, ces politiques «saines» ont intensifié l'effet de freinage sur l'emploi et le revenu, dans les pays en crise. En outre, avec des monnaies dévaluées, ces derniers sont moins en mesure d'importer et, par le biais de leurs exportations, ils livrent une concurrence insoutenable aux producteurs étrangers. Les pays en crise risquent donc ainsi d'étendre la dépression au reste du monde. L'espoir d'éviter une crise financière par la seule application de «saines politiques économiques» a été gravement affaibli par la crise asiatique. Au contraire, il se peut en vérité que de saines politiques et de bons résultats, associés à une libéralisation prématurée des mouvements de capitaux, aient contribué à précipiter la crise. Par conséquent, les pays récemment acclamés comme les «tigres asiatiques» ont paradoxalement attiré un déferlement de capitaux mobiles, qui les a ensuite déstabilisés. Lorsque les économies asiatiques (dont les taux d'épargne intérieure étaient déjà élevés) n'en avaient pas besoin, les capitaux extérieurs étaient surabondants. Cependant, lorsque la crise a éclaté et qu'ils sont devenus une impérieuse nécessité, ces capitaux ont brusquement pris la fuite et sont devenus insuffisants. Plus troublante encore est la controverse croissante sur les causes sous-jacentes de ces crises et sur les réactions opportunes des pouvoirs publics. De l'avis de nombreux critiques, les politiques actuelles font tout à fait fausse route, qu'elles visent à prévenir ou à résoudre les crises lorsque celles-ci éclatent effectivement. Le Fonds monétaire international (FMI) se trouve au coeur du débat sur la manière de prévenir ou de régler une crise financière; son diagnostic ainsi que ses prescriptions en matière de politique économique a attiré les foudres d'observateurs tant de gauche que de droite Mais on aurait tort de ne rejeter la faute que sur le FMI, qui applique les règles conçues essentiellement par les riches pays membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ces règles régissent la nature, la portée et le rythme de la mondialisation économique. Dans le présent exposé sont étudiées les causes fondamentales de la récurrence de crises financières toujours plus graves et plus étendues. La crise la plus récente en Asie est évaluée, les réactions des pouvoirs publics jusqu'à présent font l'objet d'un examen critique et certaines stratégies de rechange possibles sont proposées en vue de prévenir les crises et de réduire leurs conséquences néfastes sur le plan humain. Quelques conclusions clés • Les crises financières ne sont pas seulement provoquées par un petit nombre de spéculateurs malhonnêtes, qui peuvent toutefois contribuer à déclencher celles-ci. • Les crises résultent du fonctionnement de l'actuel système financier international et en particulier des mouvements considérables de capitaux à court terme. • Les investisseurs internationaux ont tendance à se laisser aller à diverses faiblesses et se comportent souvent de manière irrationnelle, ce qui accroît la probabilité d'un dysfonctionnement du marché international de capitaux et d'une crise financière. • Les politiques d'emprunt inopportunes ou irréfléchies (par exemple une carence de la gestion macroéconomique, de la surveillance intérieure ou de la gouvernance) jouent un rôle, mais le simple fait de corriger ou d'éviter ces problèmes ne suffit pas à empêcher les crises. • Les politiques visant à promouvoir la déréglementation et la libéralisation du secteur financier (c'est-à-dire la mondialisation de marchés de capitaux déréglementés) accroissent les risques de crise financière. • Dans le cadre des politiques actuelles, les coûts des crises financières sont assumés par les contribuables et les petites gens, alors que les avantages de la déréglementation et de la libéralisation financière sont récoltés par les banques et les détenteurs d'importants actifs financiers. • L'internationalisation des marchés de capitaux illustre de façon éclatante le phénomène de l'«intégration économique mondiale provoquant une désintégration sociale locale». La crise asiatique démontre en particulier que les marchés de capitaux privés peuvent souffrir d'un dysfonctionnement massif, qui se répercute dans le monde entier. Les conséquences sur la politique économique destinée à prévenir les crises Règles du jeu internationales • Les mesures favorisant la libération et l'intégration financière universelle, ainsi que les propositions tendant à instaurer la convertibilité des avoirs nés des mouvements de capitaux, dans le cadre du FMI, à libéraliser les échanges de services financiers, dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), et à conclure un accord multilatéral sur les investissements, dans le cadre de l'OCDE, sont assurément prématurées, voire mal avisées. • À l'échelle internationale, bien que la mise en place de la «taxe Tobin» reste encore peu probable (voir l'encadré 7), il serait opportun de renforcer la surveillance, la réglementation et le contrôle des activités internationales d'investissement des banques et des sociétés financières situées dans les principaux pays industrialisés ; cependant, aucune des institutions financières internationales existantes n'est bien équipée pour jouer un tel rôle. Politiques des pays en développement • Les politiques qui encouragent les capitaux à long terme (comme dans le cas de la plupart des investissements étrangers directs) et découragent les mouvement internationaux de capitaux à court terme sont plus propices à la croissance économique, au développement et à la stabilité. • À l'échelon national, les mesures préventives comprennent l'adoption d'une attitude prudente à l'égard de la libéralisation des mouvements de capitaux et de mécanismes comme la politique chilienne de coefficients de réserves obligatoires (en fait, une taxe) applicables aux apports de capitaux à court terme. • Sur le plan institutionnel, il convient de renforcer les systèmes financiers intérieurs, le contrôle prudentiel et la surveillance de la dette extérieure (en particulier celle à court terme). Politiques des pays développés • Les fusions et les acquisitions dans le secteur bancaire, et entre les banques et les institutions financières non bancaires (par exemple sociétés de courtage en assurances et en placements) doivent faire l'objet d'un examen critique et de restrictions, afin de limiter les possibilités de spéculation accrue et de réduire le risque moral découlant d'éventuelles allégations selon lesquelles certains établissements seraient «trop gros pour faire faillite». • Les autorités de surveillance du secteur financier doivent davantage contrôler les engagements des banques ou des gestionnaires de fonds de placement sur les pays en développement, tout en se montrant davantage disposées à aider leurs homologues des pays en développement et à coopérer avec eux, comme elles le font déjà dans le cas du blanchiment de l'argent sale. Réactions des pouvoirs publics lorsque les crises financières éclatent effectivement • Les coûts de l'ajustement doivent être davantage transférés des débiteurs et emprunteurs nationaux aux créanciers et bailleurs de fonds internationaux. • Il faut s'efforcer bien davantage de contenir les effets sociaux de la crise, afin que les coûts ne soient pas supportés par les pauvres et les groupes vulnérables. Rôle des institutions financières internationales : • • • Le soutien du FMI devrait être plus inconditionnel. Les crises ne doivent pas servir de prétexte pour promouvoir importunément des programmes orthodoxes auprès d'États souverains. L'obtention d'un refinancement et d'une restructuration de la part des créanciers doit constituer la priorité essentielle du FMI. Il faut renforcer la coordination avec la Banque mondiale et les autres organismes multilatéraux et bilatéraux, en vue d'améliorer les perspectives de développement à long terme. Les institutions financières internationales (IFI) devraient éviter le risque moral posé par les prêteurs privés en reformulant le libellé des accords de prêt en faveur de leurs clients; ainsi, en cas de crise, le recours au produit de ces emprunts afin de s'acquitter d'obligations envers des créanciers privés serait limité (ce qui, en pratique, contraindrait les créanciers privés extérieurs à assumer une partie des coûts de l'ajustement). 1 Roy Culpeper est président de l'Institut Nord-Sud. Il tient à exprimer sa reconnaissance à ses collègues Kerry Max et Heather Gibb pour leur contribution. De précieuses observations ont été formulées par les professeurs Gerry Jelleiner et Robert Kerton et par Ann Weston, vice-présidente de l'Institut Nord-Sud. Il remercie également Marielle Arsac qui a traduit le texte. Cette Synthèse a été en partie rendue possible par une subvention de l'Agence canadienne de développement international (ACDI), qui a également figuré au nombre des parrains d'une conférence organisée en mars 1998, à Armsterdam, par le Forum on Debt and Development (FONDAD), où la plupart des thèmes et des événements traités dans cette Synthèse ont été vigoureusement débattus. 2 Tiré du discours-programme prononcé lors du Forum de développement de l'Asie, à Manille, le 12 mars 1998.