Les pionniers de la science

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Les pionniers de la science
Les pionniers de la science
L’histoire des sciences est marquée par les étapes de la constitution du savoir
associées à des grands noms. Ces savants sont connus pour avoir fait des
découvertes ou établi des théories qui ont été jugées majeures a posteriori. Ces
génies n’ont pas créé cette science à partir de rien. Ils se sont appuyés sur les
connaissances déjà acquises et leurs résultats ont inspiré de nouvelles recherches à
leurs successeurs. La science progresse ainsi à partir des travaux de pionniers et de
découvertes permettant une compréhension plus fine des mécanismes de la Nature.
Cette progression perpétuelle nécessite parfois des remises en question du système
explicatif. Les scientifiques sont alors confrontés à une crise. Ces discontinuités
permettent à des fondateurs de proposer une nouvelle vision du monde élaborée à
partir des travaux jusqu’ici négligés des pionniers.
1. Le génie : mythe ou réalité ?
Il est d’usage de penser que la science a progressé par l’intervention de
grands esprits. Ces personnalités connues de tous (Newton, Galilée, Darwin,
Pasteur, Einstein, etc.) sont présentées comme des génies universels ayant des
capacités de synthèse défiant l’imagination et une intuition rare. Elles révolutionnent
leur domaine et les grandes théories portent parfois leur nom. Ces scientifiques
formalisent des données provenant parfois de sources très diverses, innovent dans
la manière de présenter ou de concevoir les choses. S’il est vrai qu’ils ont eu de
grandes capacités intellectuelles, ils sont rarement les seuls défricheurs de leur
domaine. Pour comprendre ce paradoxe il faut approfondir un peu notre
connaissance des mécanismes du Progrès.
1.1.
La construction du savoir scientifique
Le progrès signifie le fait d’avancer, d’aller vers un degré supérieur de
connaissance, de se rapprocher d’un idéal. Cet idéal dans le cas qui nous intéresse
peut être la description complète du réel conduisant à sa maîtrise ou bien la
compréhension absolue de l’essence du l’Univers.
La progression vers cet idéal se fait par l’accumulation de connaissances :
observations, constitution de modèles, expérimentations, énoncés de lois et
élaboration de théories. Ces étapes constituent la « méthode scientifique »,
procédure idéale qui n’est pas appliquée à la lettre mais qui sous-tend la recherche
scientifique.
S’appuyer sur les acquis est une démarche essentielle et nécessaire. Même
un génie ne peut pas réinventer tout le savoir de ses prédécesseurs. Une vie ne
suffirait pas à la simple observation de ce qui nous entoure. De nombreux concepts
et résultats encore enseignés de nos jours nous viennent des savants de l’Âge d’Or
de la Grèce : théorème de Pythagore, !, et l’essentiel de la géométrie euclidienne. La
transmission de la connaissance à travers le modèle maître-disciple est toujours
d’actualité. L’autodidacte reste une exception parmi les grands scientifiques. Il aura
néanmoins été en contact avec les travaux de prédécesseurs par ses lectures. Au
XIIe siècle, l’hypothèse selon laquelle les grecs auraient découvert l’ensemble des
connaissances a été émise. Bernard de Chartres s’est opposé à cette conception du
progrès scientifique : Nos esse quasi nanos gigantum humeris insidientes (Nous ne
sommes que des nains, mais assis sur les épaules de géants). Les nains
représentent les chercheurs modernes alors que les géants sont les génies des
temps passés (à l’époque il s’agissait des philosophes grecs). Bien que les nains ne
soient pas nécessairement plus « grands » que les géants, ils peuvent néanmoins
« voir plus loin » et découvrir de nouveaux horizons car ils profitent des acquis des
géants. En s’appuyant sur les connaissances de leurs prédécesseurs, les chercheurs
modernes découvrent de nouveaux résultats et abordent des domaines jusque là
inconnus ou inaccessibles.
L’évolution du savoir scientifique se fait donc par accumulation de résultats :
chacun apporte sa brique à l’édifice global donnant par là naissance à l’image
populaire du temple de la connaissance. Dans le domaine de la biologie cellulaire,
l’étude de mécanismes très pointus, indépendamment les uns des autres, permet de
constituer progressivement un modèle de fonctionnement global de la cellule.
L’analyse individuelle de chacun de ces mécanismes n’a qu’un intérêt très limité en
soi, c’est la synthèse de l’ensemble qui fait avancer la science. Chaque progrès dans
un domaine spécifique est important car il peut s’agir de l’élément fédérateur qui fera
émerger la théorie globale. Ce sont les retombées de cette théorie qui seront
retenues par l’Histoire.
Il faut parfois des siècles entre le moment où une découverte est effectuée et
celui où elle intégrée à la théorie générale. Ainsi, l’astronome Kepler avait observé
au XVIe siècle le décalage de l’orbite de Mercure autour du Soleil. Ce phénomène n’a
pu être expliqué que par la théorie de la relativité d’Einstein au XXe siècle.
La recherche se déroule depuis les grecs dans des lieux privilégiés, Écoles et
Universités. Le regroupement des scientifiques facilite les échanges et le travail en
équipes. Ces communautés ne sont cependant pas isolées et la circulation entre
celles-ci, des idées et des découvertes leur permet d’avancer dans une même
direction. Cette direction unique est ce que l’historien des sciences Thomas Kuhn
nomme le « paradigme ». Le paradigme est un ensemble de contenus théoriques et
de méthodes admis par tous les membres d’une communauté scientifique (le
paradigme newtonien, le paradigme quantique, etc.) : il oriente la recherche et
cimente le groupe.
1.2.
Les révolutions scientifiques
C’est par opposition au paradigme que sont définis les pionniers. Les
pionniers sont à l’origine d’observations ou d’hypothèses inédites qui vont conduire à
la remise en cause du paradigme.
Le consensus autour d’un paradigme unique caractérise ce que Kuhn appelle
la « science normale ». Dans chaque discipline, les scientifiques approfondissent
l’acquis et peaufinent les méthodes offertes par ce cadre théorique.
Inévitablement, surgissent des difficultés : « Tantôt un problème normal, qui
devrait être résolu au moyen de règles et de procédés connus, résiste aux assauts
réitérés des membres les plus compétents du groupe dont c’est la spécialité. Tantôt,
un appareillage conçu et construit dans un but de recherche normale ne réussit pas
à fournir les résultats prévus et révèle une anomalie qu’aucun effort ne permet de
réduire à ce qu’attendaient les spécialistes. Ainsi, et de bien d’autres manières
encore, la science normale s’égare fréquemment. Et quand cela se produit – c’est-à© Juliette Roussel / novembre 2001– Les pionniers dans les sciences
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dire quand les spécialistes ne peuvent ignorer plus longtemps des anomalies qui
minent la tradition établie dans la pratique scientifique –, alors commencent les
investigations extraordinaires qui les conduisent finalement à un nouvel ensemble de
convictions, une nouvelle base pour la pratique de la science. »
Lorsque le paradigme devient insuffisant, une situation de crise commence.
C’est là que qu’interviennent la plupart des grandes figures de la science. Diverses
solutions sont proposées à la communauté jusqu’à ce qu’il y en ait une qui arrive à
nouveau à faire l’unanimité. Le rejet par le groupe d’une théorie scientifique
consacrée par le temps en faveur d’une autre qui était incompatible constitue une
révolution scientifique.
La période de crise qui précède ces révolutions peut être très longue : en sont
témoins les siècles d’obscurantisme qui ont séparé l’Antiquité du XIIe siècle et celui-ci
du XVIIe siècle. En effet, beaucoup de connaissances, notamment techniques, de
l’Empire romain se sont perdues lors de la séparation entre l’Occident et l’Orient au
Ve siècle. Un nouveau paradigme, reposant sur l’intervention divine, a été adopté. Il a
été remis en cause au XIIe siècle avec l’apport de la science arabe. Il n’a cependant
été réellement balayé que lors de la révolution scientifique du XVIIe siècle. La
communauté scientifique de l’époque n’a pas eu la capacité de s’affranchir du poids
de la religion sur son mode de pensée.
Les révolutions scientifiques ne remettent pas en cause l’avancée de la
science. Le nouveau paradigme permet toujours d’expliquer les anciens résultats et
justifie souvent pourquoi l’ancien système en donnait une explication satisfaisante.
Par exemple, la théorie de la relativité lorsque l’on considère des masses usuelles et
des vitesses nettement plus petites que celle de la lumière, retrouve exactement les
équations de la mécanique newtonienne.
Certains domaines d’étude sont parfois simplement oubliés. Cela a été le cas
de la phrénologie qui entendait relier chaque fonction mentale à une zone du
cerveau et soutenait que la forme du crâne indiquait l’état de ces différentes facultés.
La pratique actuelle des sciences cognitives et de la neurophysiologie laisse du côté
l’étude des bosses du cerveau. Il peut également arriver que des pans entiers de
l’ensemble des connaissances soient à revoir. Ainsi, la théorie des quatre éléments
en chimie a été définitivement balayée par la théorie atomiste au XVIIIe siècle.
Un nouveau paradigme ne s’impose pas de lui-même. Plusieurs théories sont
alors proposées, chacune défendue par une poignée de fondateurs. Un groupe sera
plus convaincant que les autres et persuadera ses pairs de la plus grande justesse
de son système. Le nouveau paradigme s’installe, parfois pour plusieurs siècles.
2. La science et les scientifiques
La science est discontinue. Il s’agit là d’une de ses caractéristiques principales
selon Bachelard : il est possible de remettre en question toute théorie, tout système
de pensée, pour peu que la communauté des savants soit convaincue de cette
nécessité. L’histoire des sciences est une accumulations de cycles : science
normale, crise, révolution, science normale, crise, etc.
Les révolutions scientifiques sont le fait de fondateurs. Ceux-ci s’appuient sur
les pionniers et les découvreurs, et inspirent les recherches d’explorateurs qui vont
affiner la théorie. C’est au sein de ces explorateurs que se trouveront les futurs
pionniers, précurseurs de la révolution à venir. La qualité de pionnier est donc
attribuée a posteriori, une fois le changement de système opéré. Galilée introduit son
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Discours sur deux sciences nouvelles : « J’ouvre l’accès à une science aussi vaste
qu’éminente dont mes travaux marqueront le commencement et dont des esprits plus
perspicaces que le mien exploreront les parties plus cachées. » Ses travaux sur le
mouvement et les trajectoires des objets seront effectivement reconnus comme
pionniers pour la mécanique qui sera réellement fondée par Newton un siècle plus
tard. Pour « découvrir » la trajectoire parabolique, Galilée s’appuie sur des
observations d’ingénieurs et d’artistes, dont Léonard de Vinci.
2.1.
La science subjective
« La science, considérée comme un ensemble accompli de connaissances,
est la production humaine la plus impersonnelle ; mais considérée comme un projet
qui se réalise progressivement, elle est tout aussi subjective et psychologiquement
conditionnée que n’importe quelle autre entreprise humaine. » Einstein souligne ici
que la science n’est pas une entité aveugle mais l’œuvre d’individus subjectifs.
La formulation et l’acceptation de toute théorie nouvelle est influencée par les
convictions personnelles de celui qui l’énonce et de ceux qui doivent l’accepter. Pour
l’imposer il faut donc dépasser la remise en cause des résultats obtenus dans
l’ancien système, les imperfections de la nouvelle théorie, les conflits de personnes,
le contexte socioculturel et même souvent des critères « d’esthétique ». La révolution
scientifique du XVIIe siècle n’a pu avoir lieu qu’après la révolution philosophique des
Lumières qui a permis de s’affranchir de l’omniprésence divine dans l’explication du
réel.
Lors des périodes de crise le choix d’une nouvelle théorie plutôt qu’une autre
se fait parfois lorsque les partisans de la seconde ne sont plus là pour la défendre.
La physique quantique a ainsi été tardivement acceptée car Einstein s’y ait opposé
jusqu’à sa mort. Bien qu’il ait participé à la remise en cause de la théorie classique
du rayonnement, il a refusé la solution de remplacement car « Dieu ne joue pas aux
dés ». En effet, Einstein avait une vision philosophique du monde qui est
incompatible avec les probabilités impliquées par la théorie des quanta.
De nos jours, dans des domaines plus spécialisés, les querelles d’écoles sont
monnaie courante. Souvent teintées de nationalisme, l’antériorité d’une découverte
ou la paternité d’une théorie sont autant d’éléments qui se disputent jusque dans les
tribunaux (comme le débat sur la découverte du virus VIH). Il serait illusoire de
garder à l’esprit une vision aseptisée et idyllique de la recherche et des chercheurs.
2.2.
Les pionniers et les découvertes
La découverte est l’action de trouver ce qui était caché, dissimulé ou ignoré.
La science avance donc par petites révélations qui s’inscrivent ou non dans le
paradigme courant. L’activité des savants consiste la plupart du temps à essayer de
trouver des faits nouveaux, de comprendre des mécanismes inexpliqués,
d’interpréter des observations inédites, ou de trouver des prolongements non prévus
à des lois. Ceux qui y réussissent sont des découvreurs à un certain niveau.
L’histoire de la chimie et de la biologie moléculaire est pleine de découvertes de
nouvelles molécules. Toutefois la découverte de la première molécule d’une famille
est un fait majeur qui a plus d’importance pour la communauté scientifique que
toutes les suivantes. Ainsi lorsque Flemming montre en 1929 l’action antibactérienne
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de la pénicilline, il n’a peut-être pas découvert la molécule mais il a ouvert la voie à
toute la recherche sur les antibiotiques. Lorsque Marie Curie isole le radium en 1898,
ce n’est pas la découverte de la radioactivité qui est due à Becquerel deux ans
auparavant. Cependant le radium a longtemps été la seule source de rayons gamma
utilisés en médecine, notamment pour la scintigraphie.
La science procède par accumulation de découvertes, d’observations et
d’hypothèses. Celles-ci peuvent revêtir un caractère anodin, être négligée ou bien
déclencher une crise dans le paradigme. Les pionniers ne se distinguent pas des
découvreurs par leur manière de chercher mais par l’importance que leur découverte
va avoir pour le reste de la science. Le pionnier ouvre une voie nouvelle. Ses
théories ne sont pas toujours exactes. Ce ne sont parfois même pas des théories,
mais de simples observations ou hypothèses. Dans le cas de la formule du benzène,
lorsque Claus et Kekulé ont proposé en 1866 une représentation hexagonale de la
molécule, ils n’étaient pas en mesure de comprendre comment se formait cette
structure. En effet, la notion d’électron nécessaire pour l’expliquer n’a été connu
qu’en 1891. Ils ont néanmoins ouvert la recherche sur les composés aromatiques.
Cette notion de pionnier varie selon l’échelle. Un pionnier peut être la première
personne à explorer dans une direction qui va fonder une discipline ; mais plus
modestement, un pionnier peut s’intéresser à un domaine transdisciplinaire, ou à la
périphérie du connu. La frontière peut être un niveau de détail jusque-là non-abordé,
ou un aspect qui échappe à la théorie actuelle.
Il y a donc des pionniers qui sont des découvreurs, des découvreurs qui sont
des pionniers, mais aussi des pionniers qui ont simplement formulé des hypothèses
et des découvreurs qui ont fait avancer la science dans leur domaine sans pour
autant la révolutionner.
Derrière toute grande avancée scientifique, se cache un cycle de recherche :
pionniers, découvreurs, fondateurs et explorateurs. Si l’Histoire retient le plus
souvent la contribution du fondateur ou du découvreur, le rôle du pionnier, premier à
explorer un domaine, est essentiel.
3. Quelques pionniers de l’histoire des sciences
3.1.
Lavoisier et la conservation de la matière
Antoine Laurent de Lavoisier (Paris 1743 – Paris 1794)
En définissant la matière par la propriété d’être pesante, en introduisant
l’usage systématique de la balance, en énonçant la loi de la conservation des
éléments, Lavoisier est le véritable créateur de la chimie en tant que science. Il a
élucidé le mécanisme de l’oxydation des métaux et, grâce à une célèbre expérience
de calcination du mercure en vase clos, identifié l’oxygène et l’azote de l’air (1777).
Avec Laplace il a fait les premières mesures calorimétriques et donné les valeurs de
diverses chaleurs de réactions chimiques. En biologie, il a montré le premier que la
chaleur animale résulte de combustions organiques du carbone et de l’hydrogène.
Avec Guyton de Morveau, Fourcroy et Berthollet, il a participé à la création d’une
nomenclature chimique rationnelle, fondée sur le concept d’élément chimique (1787).
Lavoisier commença sa carrière en 1760 en s’intéressant à la géologie. Il se
tourna ensuite vers des problèmes d’urbanisme (éclairage nocturne et
approvisionnement en eau) ce qui le mena a réaliser des expériences sur la
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composition de l’eau. À l’époque, la théorie des quatre éléments (eau, terre, air, feu)
était toujours en vigueur. Elle affirmait que lorsque de l’eau était chauffée elle se
transformait en terre. En effet, les savants de l’époque observaient que lorsque de
l’eau distillée était portée à ébullition et qu’elle s’évaporait, un résidu solide
apparaissait dans le récipient. Lavoisier mesura précisément le poids du récipient et
du résidu et montra ainsi que les éléments solides provenaient du récipient et non
pas de l’eau. Il porta ainsi le premier coup au paradigme courant.
Au début des années 1770, il commença l’étude de la combustion et démontra
que lorsqu’un métal était calciné il n’absorbait pas de « particules de feu ». À la fin
des années 1770, il s’était convaincu que l’air était une sorte de corps composés,
contenant une partie éminemment inflammable et une partie irrespirable. En 1779, il
donne à l’air vital le nom d’oxygène (du grec oxus qui signifie acide) et réexplique
bon nombre de théories connues.
Le 24 juin 1783, il combina dans une cloche de l’air déphlogistiqué (l’oxygène)
et l’air inflammable (hydrogène du grec hydor qui signifie eau) obtenu à partir de fer.
L’opération produisit de l’eau pure. Il réalisa l’expérience inverse qui décompose
l’eau en deux éléments. Il en conclu que l’eau n’était pas un élément simple mais
composé d’oxygène et d’hydrogène. Dès 1785, des savants (Black, Berthollet)
rejoignent ses théories et les enseignent. Berthollet va même lancer une révolution
dans l’étude des êtres vivants en montrant que la respiration est purement analogue
à une combustion lente, détruisant ainsi les théories animistes qui plaçaient les
animaux à part.
Une autre contribution majeure de Lavoisier, qui n’est pas une découverte, est
sa proposition d’une nouvelle nomenclature. Les anciens ne connaissaient qu’un
petit nombre de corps, et les noms des éléments en chimie ne suivaient aucune
règle. Lavoisier va systématiser l’utilisation des suffixes et des préfixes communs.
Ainsi, vitriols et acètes deviennent sulfates et acétates, et un premier essai de
classification des éléments est posé dans le mémoire de 1787 de Lavoisier sur la
nécessité de réformer et de perfectionner la nomenclature chimique. La notion de
molécule n’est pas encore présente, mais les bases de la chimie moderne sont
prêtes, attendant un Dalton, un Avogadro ou un Gay-Lussac.
La fin de la vie de Lavoisier est liée à son activité révolutionnaire. Après avoir
participé à l’élaboration du système métrique (et du kilogramme), ses sympathies
pour la monarchie constitutionnelle et son appartenance à la Ferme (soutien financier
de l’Ancien Régime) lui vaudront d’être guillotiné le 8 mai 1794 (19 floréal, an II).
Celui qui l’arrêta eut ces mots : « Monsieur, la République n’a pas besoin de
savants ! »
3.2.
Dalton et la théorie atomiste
John Dalton (Eaglesfield, Cumberland 1766 – Manchester 1844)
John Dalton est célèbre pour avoir été le premier à étudier la maladie qui porte
son nom (daltonisme, ou dyschromatopsie). Mais ce jeune homme précoce
s’intéressa d’abord à la météorologie. Il fut nommé professeur à Manchester en
1792. Les travaux scientifiques de Dalton se portèrent donc dans un premier temps
sur l’observation des aurores, des alizés et des causes de la pluie. Le cas de Dalton
est très intéressant de ce point de vue, car son hypothèse était d’un intérêt tout à fait
marginal pour la météorologie ; mais a révolutionné complètement la chimie.
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En étudiant l’atmosphère, Dalton a étudié les théories de Lavoisier qui
indiquaient que l’air était constitué de deux gaz différents (oxygène et azote). Il se
posait en particulier des questions sur la façon dont deux gaz de densité différente
pouvaient rester associés, sans que le plus lourd ne tombe au fond. Déjà auteur de
la loi de Dalton (qui spécifie la pression d’un mélange de gaz), il arriva à la
conclusion que ces gaz ne pouvaient pas être chimiquement mélangés. Puis il posa
une hypothèse, à savoir que chacun était constitué de son propre type d’atomes,
petites billes indivisibles de matières.
La théorie atomiste n’était pas neuve : déjà à l’époque classique, Démocrite
l’avait énoncée, et elle avait depuis subi nombre d’avatars. Mais la formulation
spécifique de Dalton proposait un modèle cohérent, adéquat pour expliquer les
phénomènes étudiés. Et bien que Dalton lui-même fut très prudent en émettant des
réserves, c’est parce que le modèle s’adaptait bien qu’il fut rejoint dans sa pensée
par des grands noms comme Amadeo Avogadro et Louis Joseph Gay-Lussac. Il
n’adhéra d’ailleurs pas aux théories que ceux-ci donnèrent, mais le courant atomiste
était lancé. Gay-Lussac démontra le premier que les proportions d’hydrogène et
d’oxygène dans l’eau était de deux pour un ; et Avogadro découvrit que les atomes
pouvaient se recombiner, toujours dans des proportions simples.
La théorie mit d’ailleurs beaucoup de temps à s’imposer. Il fallut un siècle pour
que l’existences d’atomes soit un fait universellement accepté. Les défauts de la
théorie peuvent expliquer en partie ce retard ; il faudra d’autres modèles comme le
modèle des molécules proposé par Kekulé pour faire admettre le modèle de façon
beaucoup plus large. Les partisans de la matière unique ont d’ailleurs ralenti
l’adoption de ce modèle : ils avaient raison (il n’y a pas des atomes d’oxygène et
d’hydrogène, ils sont constitués des mêmes protons et neutrons), mais le modèle
atomiste était à l’époque plus simple, et les connaissances nécessaires à le mettre
en défaut n’étaient pas encore-là (il faudra attendra la découverte de la radioactivité
pour cela).
Un autre fait intéressant est que même ceux qui avaient admis la théorie
atomiste, ne croyaient pas toujours à l’existence des atomes. Ils considéraient la
théorie comme un modèle élégant, mais détaché de la réalité. Les théories modernes
nous montrent d’ailleurs que la vision d’atomes comme des billes dures était
largement fausse : la découverte de l’électron à la fin du XXIe siècle, puis des protons
et des neutrons, constituants du noyau atomique, et encore plus récemment des
quarks et de la mécanique quantique, nous montrent à quel point le modèle de
l’atome était encore balbutiant.
3.3.
Pasteur et la génération spontanée
Dans les années 1850, la notion de « génération spontanée » constituait le
paradigme. En 1854, l’industrie lilloise de la brasserie demanda à Pasteur d’expliquer
pourquoi sa bière devenait aigre après la fermentation. Pasteur montra que le
phénomène était dû à la présence d’organismes vivants en suspension dans l’air. Il
isola des corps ovales microscopiques dont le nombre dépendait du mouvement, de
l’humidité et de la température de l’air. Ces corps n’étaient donc pas le fruit du
hasard. Pasteur repris alors des expériences réalisées en 1836 et 1837 par Theodor
Schwann. Celui-ci avait tenté en vain de prouver à ses contemporains que le
phénomène de putréfaction n’était pas du à l’air lui-même, mais à un élément présent
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dans l’air et qui était sensible à la chaleur. Pasteur publia en 1861 un Mémoire sur
les animalcules vivant sans oxygène libre et déterminant des fermentations.
L’abandon définitif de la théorie de la génération spontanée n’intervint pas
avant un certain temps car certains savants refusaient d’abandonner le paradigme.
Dans les années 1880, John Tyndall mis en place des méthodes de stérilisation. Il se
rendit compte du fait que certaines solutions pouvaient être stérilisées par
l’application de cinq courts chauffages alors qu’un long chauffage d’une heure était
inefficace. Le botaniste et bactériologiste Ferdinand Cohn s’aperçut que ce
traitement correspondait aux cycles de vie de micro-organismes en forme de
bâtonnets, les bacilles, qu’il avait découvert. Cohn, qui avait travaillé avec Pasteur,
avait également découvert que les bacilles naissent de spores qui avaient la capacité
de résister à la chaleur, alors que les bacilles y étaient sensibles. Le traitement de
Tyndall saisissait les micro-organismes à l’état de bacilles, avant qu’ils n’aient pu se
reproduire.
Ces résultats étaient importants, non seulement parce qu’ils permirent d’en
finir définitivement avec la théorie de la génération spontanée, mais aussi du fait de
leurs autres implications. Ils conduisirent à une meilleure compréhension de la façon
dont les maladies se transmettent et dont les plaies s’infectent.
3.4.
Mendel et la génétique
Gregor Johann Mendel (Heinzendorf, Autriche 1822 – Brünn, auj. Brno 1884)
Comme un certain nombre de botanistes de son époque, Mendel était prêtre.
Dans les années 1850 à 1860, il effectua à Brno (Autriche), une série d’expériences
sur l’hérédité des végétaux. Il publia ses résultats, notamment la loi de la ségrégation
et la loi de l’assortiment indépendant, assortis d’une analyse mathématique détaillée,
dans le journal de la Société d’histoire naturelle de Brno où ils demeurèrent oubliés
pendant plus de trente-cinq ans.
L’hybridation végétale avait été au XVIIIe siècle un moyen essentiel de
démontrer l’existence d’une sexualité chez les plantes. Les botanistes avaient
observé que la descendance de deux variétés pures était homogène et présentait
des caractéristiques intermédiaires entre celles des deux parents. La génération
suivante présentait « une extrême bigarrure » de formes plus ou moins insolites dont
certaines se rapprochaient des formes parentales d’origine. L’hybridation n’apportait
donc pas les résultats escomptés puisqu’elle ne permettait pas la création d’une
nouvelle variété stable. La génie de Mendel consiste à avoir vu que la « bigarrure
des formes », ce résultat apparemment aberrant, était la clé de l’hybridation. En effet,
puisque le type général – la variété ou souche – n’était pas stable, il ne s’agissait pas
d’une unité foncière. Mendel s’intéressa donc au seul niveau stable : le caractère
isolé. Il étudia plusieurs centaines de caractères du pois pour finalement n’en retenir
que sept. En croisant un plant de pois de grande taille avec un plant de petite taille, il
obtenait en première génération des plants de grande taille. L’hybridation de ces
plants conduisait à une seconde génération présentant trois grands plants pour un
petit plant. Le caractère « petite taille » qui avait disparu à la première génération
derrière le caractère « grande taille » réapparaît inchangé à la génération suivante.
Mendel suggéra que chaque caractère héréditaire pouvait résulter de l’association de
deux facteurs, l’un « récessif » et l’autre « dominant » qui occultait le premier sans
l’altérer. Il énonça deux lois générales :
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- la loi de la ségrégation établit que chaque parent apporte l’un des facteurs,
récessif ou dominant, qui détermine la forme visible du caractère.
- la loi de l’assortiment indépendant établit le forme récessive ou dominante de
chaque caractère se transmet aléatoirement à la descendance et indépendamment
de la forme des autres caractères.
Mendel publia ses résultats et leur analyse mathématique dans le journal de la
Société d’histoire naturelle de Brno. L’article fut redécouvert en 1900 par trois
botanistes, dont Hugo De Vries, mais sans rencontrer un succès immédiat. Dès
1902, cependant, un chercheur américain avait décelé une similitude entre la théorie
de Mendel et la séparation des chromosomes pendant la division du noyau des
cellules. Ce n’est finalement qu’en 1911 que Thomas Hunt Morgan confirma la
théorie de Mendel et avança l’idée que les facteurs mendéliens, supports des
caractères héréditaires, étaient disposés en ligne, le long des chromosomes en
forme de filaments qui venaient d’être découverts. L’équipe de chercheurs de
Morgan attribua quelques années plus tard le mot « gène » pour désigner les
facteurs mendéliens.
En 1909, Archibald Garrod émit l’hypothèse que les gènes de Mendel
fonctionnaient en bloquant certains étapes du processus métabolique. Les gènes
auraient donc un effet sur ce qui se passe dans les cellules. Il fallut pourtant attendre
les années 30 pour que le généticien George Beadle et le microbiologiste Edward
Tatum montrent que différents blocages métaboliques avaient une transmission
héréditaire indépendante et correspondaient donc à des gènes, mais aussi que
chaque gène contrôlait la synthèse d’une enzyme particulière. On s’aperçut plus tard
que ce n’était là qu’une partie du système, mais cette découverte représentait une
étape cruciale dans une direction importante.
Les étapes finales de la recherche furent franchies par le biochimiste James
Watson et le biophysicien Francis Crick. En 1953 ils découvrirent la structure en
double spirale de la molécule d’ADN. Dix ans plus tard, le mécanisme biochimique
par lequel les gènes commandent la synthèse des protéines, grâce à un « code
génétique », était élucidé.
3.5.
Landsteiner et les groupes sanguins
Karl Landsteiner (Vienne 1868 – New York 1943)
Le premier travail scientifique sur l’agglutination de certains globules rouges
par le sérum d’autres individus paraît en 1900. En 1901, Landsteiner publie un article
où il définit les trois groupes sanguins A, B et O. Ses collaborateurs trouveront un an
plus tard le quatrième groupe : AB. La loi énoncée par Landsteiner indique que « tout
sujet possède dans son sérum le ou les anticorps correspondant à l’antigène ou aux
antigènes qu’il n’a pas. » Lorsque les globules rouges d’un patient sont d’un type, par
exemple A, il possède des défenses immunitaires contre l’autre type, B. Les porteurs
de globules rouges O possèdent des défenses contre les globules A et B. Lors d’une
transfusion sanguine inter-groupe sanguin, les globules rouges d’un type différent de
celui du receveur sont donc détruits par le système immunitaire et la transfusion
échoue. Les globules rouges de type O ne sont pas reconnus par le système
immunitaire du receveur. Les personnes du groupe O sont des « donneurs
universel ». Les personnes du groupe AB sont quant à elles des « receveurs
universels ». En mettant en évidence la compatibilité dans le système ABO,
Landsteiner a permis de transfuser sans danger et efficacement.
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Il a reçu le prix Nobel de médecine en 1930. En 1939, il a découvert le groupe
sanguin rhésus. En 1941, un an après sa mort, un de ses élèves montre que le
facteur rhésus peut être à l’origine d’une incompatibilité fœto-maternelle.
Les travaux de Landsteiner sur les typages cellulaires ont été complétés par la
découverte de Dausset en 1958 du système HLA qui détermine les groupes
d’histocompatibilité intervenant lors des greffes d’organes. Il a ainsi montré que les
cellules sanguines ne sont pas les seules à porter des marqueurs. Toutes les cellules
de l’organisme, à l’exception des très jeunes cellules ou « cellules souches », portent
des marqueurs qui permettent au système immunitaire de les reconnaître comme
faisant partie du « soi ». L’étude de ce système de marquage a permis de
comprendre pourquoi certaines greffons étaient acceptés et pourquoi d’autres étaient
rejetés par les personnes greffées.
3.6.
Freud et la psychanalyse
Sigmund Freud (Freiberg 1856 – Londres 1939)
La genèse de la psychanalyse est intéressante à plus d’un titre, car elle nous
montre un fondateur, qui est en même temps le principal pionnier dans le domaine. Il
serait faux de dire que Freud a inventé complètement tous les concepts de la
psychanalyse. L’interprétation des rêves (puisque telle est la thèse initiale soutenue
par Freud) est quelque chose qui trouve son origine dans des pratiques millénaires,
sans que l’on puisse citer un « savant » en particulier. La psychanalyse eut
également de très importantes difficultés à rejoindre le paradigme.
Le fait que Freud se soit intéressé à la médecine en tant que praticien est un
hasard, dû à la nécessité financière dans laquelle il se trouvait. Sa formation initiale
le destinait plutôt à la recherche en anatomie et en pathologie. Devenu médecin
malgré lui, son intérêt le porta vers une clientèle jusqu’ici délaissée par les autres
médecins, fervents partisans de l’origine physiologique de toute maladie. On voit
donc ici comment le savant s’est retrouvé à étudier à la frontière d’un domaine
connu, et a pu y jouer son rôle de pionnier.
La formation très matérialiste de Freud, l’amena donc à conduire ses
consultations comme de véritables expériences. Abandonnant rapidement l’hypnose
puis la suggestion, il choisit d’utiliser la « libre association d’idées », en rupture avec
la pratique usuelle, écoutant les patients en plus de les observer.
Les autres praticiens étaient d’ailleurs eux-mêmes en rupture avec leur propre
code de conduite. Charcot lui-même, professeur de Freud à Paris, avait semble-t-il
déjà fait des constations sur la nature sexuelle des problèmes de l’hystérie ; mais
comme il n’était pas convenable d’en parler, aucune communication à ce sujet n’avait
lieu, empêchant ainsi la collecte d’un certain nombre d’observations qui auraient pu
être précieuses à la communauté scientifique.
La psychanalyse ne s’est pas non plus développée sous les meilleures
auspices. À cause de la petite taille du groupe et de ses disciples, et d’interprétations
vite divergentes sur certains éléments clés de la théorie, les conflits enveniment les
relations entre le maître et certains de ses disciples, comme Adler et Jung.
La pratique psychanalytique mit d’ailleurs longtemps à s’imposer, si l’existence
d’un inconscient est maintenant un fait rarement contesté, d’autres aspects de la
théorie restent encore contestés.
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Bibliographie
Dupouey P., Épistémologie de la biologie – la connaissance du vivant, collection 128,
Nathan Université, 1997.
Gonzalès J., Initiation à l’histoire de la médecine, éditions Heures de France, 1997.
Kuhn T. S., La structure des révolutions scientifiques, collection champs,
Flammarion, 1983.
Ronan C., Histoire mondiale des sciences, collection points, Points, 1983.
Soler L., Introduction à l’épistémologie, collection philo, Ellipses, 2000.
Thuillier P., D’Archimède à Einstein – Les faces cachées de l’invention scientifique,
collection biblio essais, Le livre de poche, 1988.
Dictionnaire encyclopédique Grand Usuel Larousse, Larousse, 1997.
Encyclopædia Universalis, 1994.
Paris, le 12 novembre 2001
Juliette Roussel
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