Éros préfacier Pauline Réage, Jean de Berg et Belen ou le
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Éros préfacier Pauline Réage, Jean de Berg et Belen ou le
________________________________________________________________ Article à paraître (2014) dans Jeux et enjeux de la préface, s. dir. Björn-Olav Dozo, Marie-Pier Luneau & Denis SaintAmand, Paris, Classiques Garnier. Éros préfacier Pauline Réage, Jean de Berg et Belen ou le « joli jeu de la plume et du masque » Pour Mireille Calle-Gruber Il n’y a pas d’érotique sans « objet », mais il n’y en a pas non plus sans vacillation du sujet [...]1. En l’espace d’une douzaine d’années, en plein milieu des Trente Glorieuses, le champ littéraire français a assisté à la publication de trois ouvrages empreints d’un érotisme sulfureux. De la fameuse Histoire d’O (1954), signée Pauline Réage, au Réservoir des sens (1966) de Belen en passant par L’Image (1956) de Jean de Berg, ces textes – deux romans et un recueil de nouvelles – ont été entourés au moment de leur parution d’un parfum de scandale – surtout pour les deux premiers –, doublé d’une aura de mystère savamment entretenue. Le premier reste à ce jour le plus connu, et plus que probablement le plus lu par le grand public. Il sert au demeurant de référence aux deux autres, celui de Jean de Berg tout spécialement qui, à l’instar du roman de Pauline Réage paru deux ans plus tôt, met également en scène un érotisme de type sadomasochiste. Ces trois livres ont en outre en commun d’avoir été publiés munis de discours préfaciels dont le rôle est crucial dans le dispositif mis en œuvre. En effet, à travers cette stratégie de diffusion de textes au statut problématique, il s’agissait non seulement de lancer des ouvrages d’un type particulier, mais aussi trois écrivains inconnus jusqu’alors. Le premier a été précédé par une préface de Jean Paulhan (« Le bonheur dans l’esclavage »). Le second, L’Image, d’une préface signée des seules initiales P. R.. Le troisième, rassemblant des récits préalablement publiés dans trois plaquettes confidentielles, s’est vu doté de l’escorte de pas moins de deux textes préfaciels :, le premier, signé André Pieyre de Mandiargues, précède la page de titre (il occupe les deux rabats de la couverture), le second, de Philippe Soupault, suit directement la page de titre. En l’occurrence, les préfaciers assument une fonction de médiateurs correspondant à un statut de premiers lecteurs d’un texte dont l’identité de l’auteur est d’emblée placée sous le signe du secret. Ils se présentent tous comme subodorant, sinon l’identité véritable de l’auteur, du moins la nature pseudonymique de son nom. Compte tenu de la teneur de ces récits, le recours au nom de plume peut se comprendre comme une mesure de discrétion, visant à assurer la protection d’une réputation, voire à éviter des poursuites liées à une censure qui ne manquera pas de s’exercer pour Histoire d’O2 et L’Image. Cependant, en pointant la nature pseudonymique du nom de l’auteur, ces dispositifs préfaciels grèvent son efficacité en termes de dissimulation, tout se passant à cet égard comme si, précisément, il s’agissait de jouer du mystère entourant l’identité de ces auteurs. Dans la façon dont ils sont adressés à leur lectorat, ces trois ouvrages sont régis par une forme de double-bind qui sous-tend maints discours préfaciels, tenus de donner envie d’en lire davantage, en fournissant certaines informations au sujet du livre, sans pour autant en déflorer la 1 2 R. Barthes, « L’adjectif est le “ dire ” du désir », dans Le Grain de la voix. Entretiens 1962-1980 (1981), Paris, Seuil, 1999, p. 189. Voir A. David, Dominique Aury. La vie secrète de l’auteur d’Histoire d’O, Paris, Léo Scheer, 2006. 1 teneur. Afin de rendre compte des enjeux de ces stratégies particulières, il s’agira d’analyser la relation de ces dispositifs avec les textes qu’ils donnent à lire. Dans la perspective de ces trois cas de figure, la tonalité résolument érotique du propos semble consister à susciter le désir du lecteur sans l’épuiser, en faisant miroiter le mystère qui entoure l’identité des auteurs de ces livres mais aussi en mettant en scène la différence des sexes opérant entre préfaciers et auteur préfacé sur la toile de fond de récits qui, tous, mettent en scène des relations érotiques marquées par l’exercice d’un pouvoir entre partenaires. Le jeu des devinettes En régime littéraire moderne, l’identité de l’auteur contribue à déterminer la façon dont les textes sont lus. De ce point de vue, comme l’a noté Jérôme Meizoz, l’adoption d’un pseudonyme constitue un procédé particulièrement commode de constitution d’une posture d’auteur3. En ce sens, l’on ne publie pas sous un nom de plume à seule fin de dissimuler une identité. Il peut aussi s’agir d’afficher certains traits d’identités. En la matière, les usages du pseudonyme sont aussi diversifiés dans leurs formes que leurs finalités et les modalités de mise en œuvre du nom de plume déterminent des effets de lecture distincts. Il existe ainsi une distance notable entre le pseudonyme dont il est de notoriété publique qu’il s’agit d’un nom de plume – Saint-John Perse, par exemple – et cette forme particulière de pseudonyme que constitue l’hétéronyme, soit la création d’un auteur doté d’une biographie autonome, distincte de celle de son créateur4. En la matière, tout tient aux modalités de dévoilement (ou de dissimulation) de l’information, celle-ci portant, en première instance, sur la nature particulière du nom employé – le fait qu’il s’agisse d’un pseudonyme – et, le cas échéant, sur le nom véritable auquel le pseudonyme se substitue. Mais si, comme Gérard Genette le souligne à juste titre, pour qu’il y ait effet-pseudonyme, il faut que la nature pseudonymique du nom soit connue du lecteur5, encore reste-t-il à connaître les modalités de cette connaissance. En vertu d’une stratégie fondée sur la logique du secret, qu’il importe de faire surgir pour le manifester en tant que tel6, les trois livres étudiés mettent en jeu un auteur masqué par un pseudonyme désigné d’emblée pour ce qu’il est par ses préfaciers, lesquels se gardent dans le même temps de révéler l’identité des auteurs qu’ils préfacent. Ainsi Jean Paulhan évoque-t-il la nature particulière du livre qu’il présente : On songe à un discours, mieux qu’à une simple effusion ; à une lettre, mieux qu’à un journal intime. Mais la lettre est adressée à qui ? [...] À qui le demander ? Je ne sais même pas qui vous êtes7. Manière de laisser entendre au lecteur, sans l’indiquer explicitement, que le nom de Pauline Réage n’est qu’un masque onomastique. L’on conçoit aisément ce qu’une telle préface, dans la façon dont elle configure la stratégie pseudonymique à l’œuvre, peut présenter en termes de production de l’intérêt romanesque, et plus largement littéraire. Pareil dispositif clive en effet le lectorat en deux sphères distinctes, qui ne se trouvent pas dans une situation d’égalité devant la clé du mystère posé quant à l’identité de l’auteur mis en scène. Il en va de même chez Mandiargues et Soupault dans leurs préfaces au Réservoir des sens, présenté en quatrième de couverture comme « le volume unique des œuvres complètes d[’un] étrange et mystérieux auteur, resté jusqu’à ce jour inconnu ». Ces deux textes jumeaux cohabitent de façon pour le moins étrange. Ils affichent en effet le même titre, « Qui est Belen ? », calqué les premiers mots de la préface de L’Image (« Qui est Jean de Berg ? ») : J. Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007, p. 17. Sur l’hétéronymie comme cas particulier de la pseudonymie, voir D. Martens, « La franchise du pseudonyme : conditions d’exercice d’un indicateur de posture », « Le texte adultère », s. dir. R.-L. Etienne Barnett, Neohelicon, vol. 40, n° 1, 2013, p. 71-83. 5 Voir G. Genette, Seuils (1987), Paris, Seuil, « Points Essais », 2002, p. 53. 6 Voir, par exemple, L. Marin, « Logiques du secret », Lectures traversières, Paris, Albin Michel, 1992, p. 47-57. 7 J. Paulhan, « Le bonheur dans l’esclavage », Pauline Réage, Histoire d’O, Paris, Pauvert, 1954-1972, p. V. 3 4 2 Quand j’ai lu, [écrit Soupault,] signé de ce nom étrange et inconnu Belen, La Géométrie dans les Spasmes8, j’ai pensé [...] que ce livre était une provocation. J’ai rapidement compris qu’il s’agissait d’autre chose. [...] Je n’hésitais pas à écrire [...] qu’un poète masqué (je suis sûr que Belen est un pseudonyme) s’avançait [...]9. Voilà qui n’éclaircit guère la lanterne du lecteur… Et si Mandiargues se montre plus bavard en se laissant aller à une rêverie sur les origines de cet étrange nom, il conclut son propos sur un appel en forme de défi jeté à la curiosité du lecteur : Qui est Belen ? [...] Qui donc use de cette brève signature qui suggère les mots « belle Hélène » et qui se rattache apparemment à Belenus, [...] divinité solaire où l’on peut reconnaître l’Apollon des Grecs, l’Horus égyptien et le Baal phénicien ? Par déduction, je crois bien avoir résolu l’énigme. Aux autres lecteurs de chercher10... Là encore, ces éléments livrés à la méditation du lecteur ne sont guère de nature à l’aider à éclaircir un mystère qu’il importe, pour le préfacier de faire apparaître. L’un des lieux communs les plus solidement ancrés au sujet du pseudonyme consiste à considérer qu’il est l’instrument d’une dissimulation de l’identité. Pareil point de vue fait du pseudonyme un moyen de l’anonymat qui, dans le domaine littéraire, apparaît comme monnaie courante lorsqu’il y va de genres aussi peu recommandables et légitimes que la littérature érotique11. Toutefois, en l’espèce, si un anonymat avait dû être préservé, pourquoi, précisément, ne pas y avoir eu directement recours ? Davantage, pourquoi attirer ainsi l’attention sur le caractère pseudonymique du nom, qui ne manque pas de susciter la curiosité du lectorat et d’ainsi contribuer à l’aura entourant la parution de ces ouvrages, tout en générant une publicité potentielle non négligeable. Ces préfaces paraissent avoir pour finalité de susciter auprès du lecteur un désir, qui caractérisera effectivement la réception de ces livres, de résoudre une énigme concernant l’identité de l’auteur. Ainsi l’auteur de la préface de L’Image se demande-t-il « Qui est Jean de Berg ? Voilà bien mon tour de m’amuser aux devinettes12 ». Le tour de qui ?, s’interroge à son tour le lecteur, confronté à une double devinette dans la mesure où ce texte n’est signé que des initiales P. R. Curieuse signature pour une préface, d’autant plus qu’elle apparaît non seulement sur la page de titre, mais aussi sur la première de couverture, alors que le nom du préfacier a fréquemment une fonction d’appel et de légitimation du texte qui tend à exclure l’anonymat. Difficile en l’espèce de ne pas songer à Pauline Réage, dès lors que la dernière page de cette préface se trouve en vis-à-vis de celle sur laquelle Jean de Berg dédie son livre à l’auteure d’Histoire d’O, qui endosse ainsi un rôle de caution, en même temps que d’annonce de la nature du récit qui va suivre. Différence des textes et différence des sexes Dans la mesure où la question de la différence des sexes se situe au cœur de ce type particulier de récits, il est frappant de constater qu’elle se pose également dans la façon dont les préfaces et leurs auteurs interagissent avec le texte et l’auteur qu’ils préfacent. Qu’en est-il, en particulier, lorsqu’à la différence des textes – préfaces et récits – s’articule une différence des sexes des auteurs des textes en présence ? Dans les trois cas de figure qui nous occupent, en effet, l’identité sexuelle du préfacier (ou de la préfacière) se distingue de celle de l’auteur. Pauline Réage est en effet le nom sous lequel Dominique Aury a signé Histoire d’O, Jean de Berg celui utilisé par Catherine Robbe-Grillet pour L’Image et Belen celui sous lequel Nelly Kaplan a fait paraître Le Réservoir des sens. Davantage, parmi les questions centrales qui se posent à ces préfaciers au sujet de Il s’agit du titre de l’une des plaquettes publiées avant Le Réservoir des sens. P. Soupault, « Qui est Belen ? », Le Réservoir des sens, préface de Philippe Soupault, illustrations d’André Masson, Paris, La Jeune Parque, 1966, p. 7-8. 10 A. Pieyre de Mandiargues, « Qui est Belen ? », ibid., rabat de couverture. 11 C’est de ce registre que joue Dominique Aury lorsqu’elle explique les motivations qui l’ont conduite à adopter un pseudonyme pour publier Histoire d’O (voir D. Aury, Vocation : clandestine. Entretiens avec Nicole Grenier, Paris, Gallimard, 1999, p. 104). 12 P. R., « Préface », Jean de Berg, L’Image, Paris, Minuit, 1956, p. 9. 8 9 3 l’identité de l’auteur du texte qu’ils préfacent, réside celle de l’identité sexuelle effective de l’auteur. Ainsi Mandiargues écrit-il : Parmi les petits phénomènes auxquels j’avoue donner autant d’attention qu’à la plupart des « grands événements » de notre époque, il me faut souligner l’apparition assez fréquente de livres insolites, perturbateurs, plus ou moins scandaleux sans l’être au point d’avoir besoin du manteau, signés de pseudonymes qui cachent des femmes évidemment. Après le premier moment (plaisant) de surprise, la question, chaque fois, se pose de savoir quelle est la nouvelle venue au joli jeu de la plume et du masque13. Dans sa préface à Histoire d’O, Jean Paulhan formule une hypothèse analogue, après avoir indiqué sa méconnaissance de l’identité de l’auteur qu’il préface, de façon mensongère puisqu’il a accompagné dès le début l’écriture du livre de celle qui était, à cette époque, sa maîtresse depuis plusieurs années, et qui restera une compagne officieuse jusqu’à sa disparition14. Cependant, à la différence de Mandiargues, l’auteur des Fleurs de Tarbes s’emploie à étayer ce qu’il présente comme une certitude par un raisonnement relatif à une certaine idée de ce qui, selon lui, distingue l’homme de la femme. Que vous soyez femme, je n’en doute guère. Ce n’est pas tant sur le détail, où vous vous plaisez, des robes de satin vert, guêpières, et jupes remontées à plusieurs tours [...]. Mais voici : c’est qu’O, le jour où René l’abandonne à de nouveaux supplices, garde assez de présence d'esprit pour observer que les pantoufles de son amant sont râpées, il faudra en acheter d’autres. Voilà qui me semble à moi presque inimaginable. Voilà ce qu’un homme n’aurait jamais trouvé, en tout cas n’aurait pas osé dire15. Il en va de même de P. R. qui, après avoir suggéré la dimension pseudonymique du nom Jean de Berg en vient, à l’instar de Paulhan – dont la préface demeure constamment en filigrane du discours d’escorte de ce livre –, à postuler que Jean de Berg ne peut en aucune façon être un homme, en dépit de la facture de ce prénom en apparence masculin, pour un francophone à tout le moins (en anglais, en effet, Jean peut-être un prénom féminin) : Qui est Jean de Berg ? Voilà bien mon tour de m’amuser aux devinettes. Ce qui me paraît le moins sûr, c’est qu’un homme ait écrit ce petit livre. Il prend trop le parti des femmes. Et pourtant ce sont les hommes qui, d’ordinaire, initient leurs amoureuses aux plaisirs des chaînes et du fouet, à l’humiliation, aux tortures… Mais ils ne savent pas ce qu’ils font16. À supposer que cette hypothèse soit exacte – l’on sait aujourd’hui qu’elle l’est –, la différence des sexes entre préfacier et auteur n’opèrerait plus ici. À ceci près toutefois que, si le rapprochement avec Pauline Réage est plus que suggéré par la proximité des initiales du dédicataire, il n’est nullement établi en toute certitude. Le lecteur est par conséquent laissé dans l’expectative pour ce qui concerne l’identité sexuelle du préfacier (ou de la préfacière). Il ignore en effet quel nom se cache sous ces initiales, et par conséquent le sexe du signataire de cette préface, dans laquelle tout semble fait pour esquiver les tentatives d’identification de genre, à une seule exception près : Comme toute histoire d’amour, celle-ci se passe entre deux personnes. Mais l’une des deux commence par se dédoubler : celle qui s’offre et celle qui inflige. Est-ce que ce ne sont pas là les deux faces de notre sexe bizarre, qui se livre à autrui mais qui n’a conscience que de soi17 ? Reste à se demander de quelle histoire d’amour il est ici question. Pour le lecteur qui ignore l’identité du préfacier, il va sans dire que c’est uniquement de celle dont il est question dans le récit. Mais ceux qui sont dans le secret – au fil des ans ils seront de plus en plus nombreux dans le milieu littéraire –, pourront à bon droit se demander s’il n’y va pas dans le même temps de A. Pieyre de Mandiargues, op. cit. Voir A. David, op. cit. 15 J.Paulhan, op. cit., p. V. 16 P. R., op. cit., p. 9. 17 Ibid., p. 11. 13 14 4 celle qui se noue entre le préfacier et l’auteur, puisqu’en l’occurrence, le véritable signataire de cette préface est Alain Robbe-Grillet, époux de Jean de Berg, alias Catherine Robbe-Grillet. Dans l’histoire littéraire des femmes écrivains, l’un des constats les plus fréquents tient au fait que les auteures ont fréquemment eu recours à une forme de tuteur placé sous le signe du masculin pour légitimer leurs discours18, qu’il s’agisse de prendre un pseudonyme masculin et/ou – les deux procédés peuvent parfaitement se combiner – de faire son entrée en littérature sous la protection d’un écrivain masculin, comme le font Georges Sand et Marie d’Agoult, alias Daniel Stern lorsqu’elles évoquent, l’une dans Histoire de ma vie, l’autre dans ses Mémoires, les circonstances à l’occasion desquelles elles ont pris un nom de plume masculin19. Les préfaces d’Histoire d’O, de L’Image et du Réservoir des sens pourraient donner à penser que ces livres participent de la même problématique. Sans doute est-ce le cas en partie, mais en partie seulement, ainsi qu’en témoigne, près de trente ans après la parution de l’image, la quatrième de couverture de Cérémonies de femmes, deuxième livre publié par Catherine Robbe-Grillet, sous le nom, cette fois, de Jeanne de Berg : Jeanne de Berg, cela sonne comme un pseudonyme. Les uns disent qu’il s’agit d’une résurgence de Jean de Berg. Les autres ne disent rien ou alors, s’ils sont curieux : « Qui est Jean de Berg ? » Réponse : l’auteur d’une fiction érotique, l’Image, parue aux Éditions de Minuit, immédiatement interdite par la censure de l’époque et qui, depuis lors, a largement dépassé le cercle des initiés. Les uns disent que, sous ce nom, se cache la femme d’un écrivain connu. [...] « Connu ? Qui est-ce ? » Réponse : pourquoi prendre un pseudonyme sur la page de couverture si c’est pour le dévoiler au dos du livre ? Mais, au fait, pourquoi un pseudonyme au moment où, pense-t-on, « les femmes osent tout dire » ? Par goût du masque, sans doute. Probablement aussi, puisqu’il n’est plus question ici de fiction, pour ne pas mêler ce nom connu à ce qui ne le concerne que par le biais de la confidence. Mais, plus encore, dans le dessein de pouvoir continuer à mener double jeu ; [...] rester par ailleurs ce que je ne suis pas tout à fait : une petite dame effacée20. Ainsi qu’en témoigne ce texte, les dispositifs préfaciels mis en œuvre lors de la parution de ces livres ne jouent de ce topos du pseudonyme au féminin que pour le subvertir en jouant de ses codes coutumiers à d’autres fins que celles de la seule mise en scène de l’auteur. Il s’agit de mettre la pseudonymie au service d’une stratégie d’inscription au sein du monde littéraire qui, en l’occurrence, s’articule étroitement avec la teneur de ces récits érotiques et certains de leurs motifs principaux. Cette configuration discursive repose en particulier sur la part de secret que revêtent ces textes relatant des relations fondées sur l’exercice d’un pouvoir sur les partenaires sexuels, tout spécialement ceux de l’autre sexe. De la plume et du masque L’un des a priori fréquents au sujet de la pseudonymie consiste à considérer qu’il ne s’agit que de l’élection d’un signe auctorial extérieur au texte, qui n’entretient à vrai dire avec lui qu’une relation secondaire et sans incidence effective. C’est en fonction de telles considérations que le pseudonyme apparaît comme une entreprise relativement banale de dissimulation du nom véritable. Cependant, comme l’écrit Genette, cet élément onomastique apparaît comme une « une activité poétique » minimale, « et quelque chose comme une œuvre21 ». En ce sens, il peut revêtir une fonction cardinale, en particulier lorsqu’il participe d’un imaginaire dont le nom, ainsi que ses modalités de mise en œuvre, apparaissent comme des signes marquants, voire comme l’un des emblèmes. En outre, ainsi que le montrent les dispositifs préfaciels d’Histoire d’O, de L’Image et du Sur ces questions, voir, notamment, Jeu de masques. Les femmes et le travestissement textuel (1500-1940), s. dir. J.-P Beaulieu & A. Oberhuber, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2011. 19 Voir C. Giacchetti, « Comment signer maintenant ? Le pseudonyme raconté par les femmes de lettres (1830-1870) », Romance Quarterly, vol. 60, n° 1, 2013, p. 41-51. 20 J. de Berg, Cérémonies de Femmes, Paris, Grasset, 1985, quatrième de couverture. 21 G. Genette, op. cit., p. 57. 18 5 Réservoir des sens, les effets de réception22 déterminés par la pseudonymie peuvent parfaitement se voir apposés par d’autres agents que l’auteur. En l’occurrence, la stratégie pseudonymique s’articule à la teneur de récits qui mobilisent des enjeux touchant à l’identité, sexuelle en particulier, et à sa dissimulation dans une perspective empreinte d’érotisme. Dans Histoire d’O, le lecteur comme les personnages ignorent pour une large part qui sont les protagonistes : leurs noms sont réduits à presque rien (O, pour le personnage principal, et des prénoms, pour ce qui concerne la plupart des autres), de même que les informations biographiques les concernant. De ce point de vue, la narration s’accorde avec la position d’O au sein de l’économie narrative. Le personnage principal ignore en effet le plus souvent, car ils sont fréquemment masqués, l’identité des hommes qui la possèdent et qu’elle n’est pas autorisée à regarder au visage, sous peine d’être fouettée23. Le ressort de l’ignorance opère également dans la plupart des nouvelles du Réservoir des sens, à ceci près que ces récits reposent, fréquemment, sur une surprise révélée au lecteur à propos de l’identité des figures mises en scène24. Si l’on en croit le Paulhan de « Le bonheur dans l’escalavage », « nous vivons dans un temps où les vérités les plus simples n’ont que la ressource de nous revenir nues (comme l’est O) sous un masque de chouette25 ». Cette allusion à un épisode clé du récit – dans lequel une jeune femme se soumet, consentante, aux sévices que lui fait subir un amant qui la livre à une communauté secrète avant de la céder à un certain Sir Stephen – articule la dimension érotique de la fiction à la part de dissimulation qui sous-tend la stratégie pseudonymique mise en œuvre dans et par la préface. Le préfacier fait ici signe vers la scène finale du roman. À cette occasion, O – dont le nom demeure tout au long du roman réduit à cette simple lettre – est en effet dénudée et parée d’un masque26 de chouette pour être exhibée et livrée au regard de tous lors d’une réception mondaine au terme de laquelle Sir Stephen la partagera avec un autre homme. La relation entre préfacier et préfacé s’inscrit ici sous le signe d’Eros27. Et telle qu’elle se scénographie au sein du discours préfaciel, elle doit être lue en fonction du livre qu’elle introduit et avec lequel elle s’articule étroitement. La relation entre O et Sir Stephen ne laisse pas de présenter certaine analogie troublante avec le rapport qui se noue entre le préfacier et l’auteure préfacée, telle du moins que cette interaction se donne à lire dans la scène d’énonciation de ce discours d’escorte. En effet, dans le récit, Sir Stephen prend littéralement possession d’O, qui devient sa créature, en lui faisant porter des anneaux dont l’un affiche, ainsi que le lui explique la femme chargée de les lui apposer « [s]on nom [celui d’O], le titre, le nom et le prénom de Sir Stephen, et au dessous, un fouet et une cravache entrecroisés28 », et. Ce geste de violence, auquel consent O, sera accentué par l’apposition au fer rouge, sur les reins de la jeune femme, du chiffre de son maître29. Il s’inscrit dans le prolongement direct d’une possession qu’il ne fait que ratifier sous la forme d’une signature apparaissant comme la marque une autorité érotique entre maître et esclave. Ce rapport de sujétion s’était précédemment traduit en termes de prise de possession du discours, corollaire de celle du corps de la jeune femme : Voir M.-P. Luneau, « L’effet-pseudonyme », Autour de la lecture. Médiations et communautés littéraires, s. dir. J. Vincent & N. Watteyne, Sherbrooke, Nota bene, 2002, p. 13-23. 23 P. Réage, op. cit., p. 62. 24 Ainsi en va-t-il du court récit intitulé « Le jour du saigneur », qui raconte comment s’organise une collecte de sang à finalité en apparence humanitaire et dont la dernière phrase apprend qu’elle est orchestrée par « des vampires » (Belen, op. cit., p. 58). 25 J. Paulhan, op. cit., p. XIV. 26 Le masque constitue l’une des figures par excellente de la pseudonymie. Voir, notamment, M. Laugaa, La Pensée du pseudonyme, Paris, PUF, 1986. 27 « Devant la grande glace où elle se voyait en pied, O essaya chacun des masques. Le plus singulier, et celui qui à la fois la transformait le plus et lui semblait le plus naturel, était un des masques de chouette chevêche (il y en avait deux), sans doute parce qu’il était de plumes fauves et beiges, dont la couleur se fondait avec la couleur de son hâle » (p. 243-244). 28 Ibid., p. 199. 29 Ibid., p. 200-201. 22 6 Sir Stephen reconnut volontiers qu’O était infiniment plus émouvante lorsque son corps portait des marques [...]. Ils [Sir Stephen et René] décidèrent qu’elle [...] serait [fouettée], en dehors même du plaisir qu'on pouvait prendre à ses cris et à ses larmes, aussi souvent qu’il serait nécessaire pour que quelque trace en subsistât toujours sur elle. O écoutait […] et il lui semblait que Sir Stephen, par une étrange substitution, parlait pour elle, et à sa place. Comme s’il avait été, lui, dans son propre corps [...]30. Cette possession, qui en passe par une forme de signature, ne va pas sans renvoyer à celle qui s’opère dans la préface de Paulhan, lequel considère que, si l’auteure est une femme, « pourtant O exprime [...] un idéal viril, ou du moins masculin31 ». Après avoir présenté le livre comme une lettre d’amour d’une femme à son amant, le préfacier ajoute : « Femme il se peut, mais qui tient du chevalier, et du croisé. Comme si vous portiez en vous les deux natures, ou que le destinataire de la lettre vous fût à chaque instant si présent que vous empruntiez ses goûts, et sa voix32 ». Paulhan paraît s’assigner de cette façon, par rapport à l’auteure, une fonction analogue à celle de Sir Stephen par rapport à O. Tout comme le nom et la voix de Sir Stephen marquent le corps et la pensée d’O, l’apposition de son nom sur la couverture du livre manifestent une emprise discursive dont témoigne la table des matières de l’ouvrage. Si la préface est plus réduite que le récit lui-même, la présentation des deux textes y repose sur un parallélisme strict : chacun est divisé en cinq sections, préface et récit affichant ainsi un équilibre parfait qui suggère une réciprocité et qui tranche, ce faisant, avec la relation traditionnelle de subordination de la préface au texte préfacé. Mais quels types de lettres d’amour exhibe-t-on ainsi en public ? La missive qu’Histoire d’O constitue selon Paulhan a en effet été écrite, certes, à l’intention d’un amant, mais dans le même temps pour être publiée sous forme de roman. Elle est ainsi destinée à dire lue par lectorat plus étendu que le seul amant supposé de l’auteure. En outre, elle est livrée au public selon un mode de publication pour le moins particulier, auquel le destinataire de cette lettre d’amour n’est pas étranger, et pour lequel il fait même preuve d’une certaine complaisance. La relation ainsi nouée entre le préfacier et son auteur préfigure (et contribue sans doute à configurer), car elle en constitue le modèle, celle, érotique, appelée à se nouer entre l’auteur et ses multiples lecteurs, sous le regard d’un amant pour le moins bienveillant, à l’instar de ce qui se donne à lire dans le récit lui-même au sujet d’O, livrée aux plaisirs d’anonymes par celui qui a apposé sa signature sur son corps et dont chaque ordre est exécuté par la jeune femme, comme si elle avait remis entre ses mains toute forme de volonté propre. De façon relativement semblable, dans la préface de L’Image, Alain Robbe-Grillet renverse le rapport de pouvoir instauré entre hommes et femmes dans la relation sado-masochiste qu’il évoque, considérant que « [j]amais les rapports de maître à esclave n’ont illustré si bien les échanges de la dialectique. Jamais la complicité n’a été aussi nécessaire entre la victime et le bourreau. Même enchaînée, à genoux, suppliante, c’est elle en fin de compte qui commande33 ». Ce faisant, il en vient à considérer que, dans ce cadre, l’homme « est le fidèle qui aspire à se fondre dans son dieu34 », et à ainsi donner corps à un composé textuel au sein duquel, à l’instar de ce qui s’opère dans Histoire d’O et dans Le Réservoir des sens, les voix des auteurs et des préfaciers s’articulent selon une « dialectique » d’autant plus subtile que cette préface à un livre signé d’un pseudonyme en apparence masculin semble signée par la femme auquel le récit est dédié, à savoir Pauline Réage. Outre les scénographies qu’elles mettent en œuvre, ces stratégies préfacielles procèdent de la nature effective de rapports intimes tissés entre auteur et préfacier. Au moment de l’écriture d’Histoire d’O, Dominique Aury était la maîtresse de Jean Paulhan depuis plusieurs années. En ce qui concerne Catherine Robbe-Grillet, contrairement à ce que suggère la préface, ce n’est nullement Pauline Réage qui l’a écrite, mais bien l’époux de l’auteure, depuis peu conseiller P. Réage, op. cit., p. 153-154. J. Paulhan, op. cit., p. V. 32 Ibid., p. VI. 33 P. R., op. cit., p. 10. 34 Ibid., p. 11. 30 31 7 littéraire des éditions de Minuit, où le livre paraît (la relation maritale entre auteure et préfacier ne sera rendue publique que près de trente ans après la parution de L’Image, sans que soit pour autant dévoilée l’identité des personnes impliquées). Ces livres traduisent ainsi des enjeux de sociabilité littéraire concrets, touchant à des rapports de couple qui donnent lieu, chez Dominique Aury et Catherine Robbe-Grillet, à une pratique d’écriture à l’occasion de laquelle le conjoint joue un rôle central. Pour une économie libidinale de la préface Certes, lorsqu’on s’appelle Catherine Robbe-Grillet, il peut être difficile d’assumer une telle signature pour faire son entrée dans un champ littéraire au sein duquel son mari est en train de se tailler une place de premier choix. Il en va de même pour Dominique Aury, qui assume chez Gallimard des responsabilités éditoriales (elle est la seule femme du comité de lecture) que l’on imagine assez peu compatibles avec la publication d’un roman comme Histoire d’O. Le cas de figure est certes un peu différent pour Nelly Kaplan. Outre que l’érotisme de son livre ne revêt pas la tonalité sado-masochiste d’Histoire d’O et de L’Image, et se révèle dès lors moins problématique au regard de la censure, elle ne deviendra une cinéaste reconnue que quelques années après. Il n’en reste pas moins que Le Réservoir des sens s’inscrit – ou plutôt est inscrit, par Mandiargues – dans une histoire récente des publications de ce type, c’est-à-dire des ouvrages érotiques publiés, par des femmes, sous le sceau du pseudonyme. Pour autant, ces dispositifs préfaciels apparaissent bien plus sophistiqués que s’il ne s’agissait que de dissimuler l’identité de ces auteures. Ils soulèvent des interrogations sur la pratique de la préface et ce qu’elle instaure en termes de relations entre auteur, préfacier et lecteurs, tout spécialement lorsqu’il y va de l’identité sexuelle des deux premiers. Plus précisément, ils donnent à appréhender l’un des enjeux de la préface, en lui conférant une coloration certes tout à fait spécifique, celle d’une stratégie énonciative proprement érotisée. Si l’une des finalités de la préface consiste à disposer le lecteur à poursuivre sa lecture au-delà du discours d’escorte qu’elle constitue, d’attiser en lui un désir d’en lire davantage, et en même temps de le préparer à ce qui va suivre, les préfaces d’Histoire d’O, de L’Image et du Réservoir des sens exhibent une part de l’érotisme dont on peut se demander s’il ne constitue pas une fonction de nombre de préfaces, de façon plus ou moins effective et explicite. Dans cette perspective, le discours préfaciel ne présente-t-il pas une promesse analogue à celles que génèrent les préliminaires amoureux, ou encore le vêtement aguicheur qui laisse d’un corps percevoir de quoi générer le brûlant désir d’en voir davantage ? Si l’on peut envisager une poétique de la préface, ne devrait-on pas à cette aune considérer la possibilité d’y ménager, comme un sous-ensemble spécifique, une érotique de la préface, qui se donnerait pour finalité l’étude de ce que l’on pourrait appeler, en première approximation et en faisant signe vers certain ouvrage de Jean-François Lyotard, une économie libidinale de la préface ? Il s’agirait dans cette optique d’envisager la préface comme un dispositif pulsionnel visant à générer des affects, et tout spécialement un désir de lecture, discursivement configuré, désir qui ne va pas sans préparer et orienter la réception à venir, un certain exhibitionnisme s’instaurant parfois entre l’auteur, le préfacier et celles et ceux, les lecteurs que nous sommes, auxquels ces échanges scripturaires sont destinés. David Martens (KU Leuven – MDRN) Bibliographie AURY, Dominique, Vocation : clandestine. Entretiens avec Nicole Grenier, Paris, Gallimard, 1999. BARTHES, Roland, Le Grain de la voix. 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