Journal de Trévoux, juin 1750 - Buffon et l`histoire naturelle : l`édition

Transcription

Journal de Trévoux, juin 1750 - Buffon et l`histoire naturelle : l`édition
p. 325-329
1288
ARTICLE LXVII
HISTOIRE NATURELLE, Générale & Particulière, avec la Description du Cabinet du Roi.
Tome III. de l’Imprimerie Royale 1749.
MOnsieur de Buffon a donné dans le second Volume de l’Histoire de l’homme ; & M.
Daubenton donne dans le troisiéme la Description de la Partie du Cabinet du Roi qui a rapport
à cette Histoire. C’est l’ordre qu’on suivra toujours dans ce grand Ouvrage, & l’on ne pouvoit
en choisir un plus commode & plus instructif. On traitera, dans des discours séparés, des
différentes parties de l’Histoire Naturelle, & on exposera ensuite les Piéces du Cabinet du
Roi, relatives aux parties de l’Histoire Naturelle qui auront été le sujet des discours.
1289
On sent bien que nous ne pouvons suivre M. Daubenton dans les descriptions
détaillées & curieuses, qu’il fait des piéces qui composent le Cabinet du Roi. Cet Extrait
deviendroit interminable, & peut-être ne nous entendroit-on pas sans le secours des figures.
Nous nous contenterons de rendre compte des parties qui sont à la portée de la plûpart des
Lecteurs, & qui peuvent les intéresser davantage.
L’Auteur commence par les os, & expose les préparations qu’il faut apporter pour les
conserver secs, luisans & blanchâtres. Il faut couper les os pour connaître la structure
intérieure, & cette coupe fait voir à l’œil que la substance des os est en partie solide, en partie
spongieuse, en partie réticulaire. La substance intérieure & extérieure des os peut avoir des
difformités. On parle de toutes ces
1290
difformités autant qu’il est nécessaire pour l’intelligence des Descriptions des Piéces du
Cabinet du Roi qui ont rapport à ces maladies. Le rachitis, ou, comme on l’appelle
vulgairement dans les enfans, la nouûre, est la principale de ces difformités. Ce mal fait
qu’incommoder ; il humilie & donne une espèce de ridicule. « Les jambes des Rachitiques, dit
l’Auteur, sont courbées au point que l’on croiroit qu’elles se devroient casser sous le poids du
corps. On conçoit à peine comment ils peuvent faire un pas. Les cuisses ont aussi leur
courbure, & l’épine du dos est courbée & recourbée en différens sens. Ces sinuosités
dérangent la position des hanches & des épaules, déforment la poitrine, & raccourcissent le
col. Tant de courbures sur la longueur du corps en diminuent
p. 326
1291
considérablement la hauteur ; cependant il est surmonté par une grosse tête, qui porte un
visage allongé, & des traits forcés. » Nous citons ce morceau, afin qu’on puisse juger du style
de l’Auteur, & voir avec quelle vérité il peint.
Il prétend qu’il n’y a pas 200. ans que cette maladie est connue en Europe, & qu’elle a
commencé en Angleterre ; s’il étoit vrai, comme l’on crût des Médecins célébres, que cette
maladie fût causée par les vapeurs, les exhalaisons, le charbon de terre, on ne verroit pas tant
de Rachitiques à Paris, & dans les autres Villes du Royaume. M. Daubenton pense que la
mauvaise qualité des alimens & des digestions y contribuent autant que l’air mal sain. Il paroît
assez porté à adopter l’opinion de quelques Médecins qui ont avancé que ce mal étoit une
suite de
1292
ce fléau fruit du libertinage, & qui en devroit être le remède. L’époque de l’origine de ce mal
favorise assez ce sentiment. Au reste on a observé que les enfans Rachitiques avoient
ordinairement plus d’esprit que les autres, & les Médecins ont voulu en trouver la raison
physique dans l’activité des nerfs, qui prennent immédiatement leur origine dans le cerveau.
Ces nerfs ne sont pas comprimés par les os du crâne, & leur mouvement doit être aisé, léger,
élastique. Suit la description des piéces, qui, dans le Cabinet du Roi, représentent toutes les
espèces de difformités des os.
Piéces d’Anatomies injectées & desséchées. L’Art des injections anatomiques est une
découverte du dernier siècle, & elle a été d’un secours infini pour perfectionner l’Anatomie.
Cet Art consiste à remplir les vaisseaux du
1293
corps d’une liqueur colorée ; cette liqueur en grossissant le volume des vaisseaux rend les plus
petits sensibles à l’œil, & met en état d’en suivre les ramifications jusques à leurs extrêmités.
MM. Homberg & Rouhault ont beaucoup travaillé pour perfectionner l’Art des injections, &
M. Daubenton rapporte les procédés qui leur ont le mieux réussi. Tout le monde sçait que M.
Ruisch s’est fait un nom célèbre par ses injections anatomiques. Il avoit le secret de donner
l’incorruptibilité aux corps, de leur conserver leur fléxibilité & leur molesse, de faire revivre
les traits du visage, d’animer sa couleur, sa vivacité, sa beauté. Le Czar Pierre 1. qui visitoit
souvent le Cabinet de M. Ruisch, fut si frappé d’un enfant qui sembloit lui sourire, qu’il
l’embrassa. Le célèbre Anatomiste ne voulut jamais communiquer son secret, & on
1294
fit des efforts inutiles pour le deviner ; mais on crut le tenir lorsqu’en 1717 le Czar Pierre
acheta le Cabinet de M. Ruisch avec le Manuscrit qui contenoit la Méthode d’injecter les
corps. On a imprimé des copies de ce Manuscrit qu’on prétend être fidelles ; mais M.
Daubenton assure que les procédés qu’on y lit, on les connoissoit déjà, & qu’il n’y a guères
d’apparence que ce fût là sous le secret de M. Ruisch. Suit la Description des Piéces du
Cabinet du Roi qui ont été injectées. Elles sont en grand nombre, & fort diversifiées. On voit
parmi ces Piéces une peau humaine passée, & une paire de pantoufles de peau humaine qui
conserve son poil.
Piéces d’Anatomie conservées dans les Liqueurs. La corruption & les insectes
détruiroient bientôt les cartilages, les membranes & les chairs qu’on veut conserp. 327
1295
ver, si on n’avoit trouvé le secret de les en préserver. Ce secret consiste à les plonger dans des
vases remplis d’une liqueur assez spiritueuse pour les défendre contre l’injure de l’air, & les
attaques des insectes, mais pas assez forte pour les altérer & les corroder. Une attention
encore nécessaire est d’empêcher l’évaporation de liqueur. L’action de l’air, en diminuant le
volume du liquide, en changeroit la qualité. M. Daubenton fait une description curieuse &
détaillée de tous les moyens qui ont été imaginés par grands Maîtres, pour empêcher
l’évaporation ou pour parvenir à conserver les corps, sans les durcir, les racourcir & en
changer la couleur. Nous ne le suivrons pas dans ces détails, qui ne peuvent intéresser que
ceux qui ont des Cabinets d’histoire naturelle, & ceux qui en ont, ou connoissent ces secrets
1296
ou voudront les lire dans l’ouvrage même. Suit la description des embryons, des fœtus, des
Monstres que contient le cabinet du Roi.
Piéces d’Anatomie représentées en cire, en bois. Tout le monde a pu voir pendant près
de 20 ans les Piéces d’Anatomie modélées en cire colorée que montroit M. Desnoues
Chirurgien de Paris. Il se donna pour le premier Inventeur de cette découverte ; mais cette
gloire lui fut disputée par les Partisans de l’Abbé Zumbo, Sicilien, qui 10 ans auparavant, en
1701, avoit présenté à l’Académie Royale des Sciences une tête de cire, qu’elle avoit fort
approuvée. Quoiqu’il en soit de ce Procès littéraire, ces anatomies en cire sont une invention
de ce siècle, qui mérite de trouver place parmi les belles découvertes de tous les âges. Car,
pour me servir des termes
1297
de l’Historien de l’Académie. « La nature est si bien imitée dans ces Ouvrages Anatomiques ;
& toutes les préparations que les Anatomistes employent pour rendre les vaisseaux sensibles
sont représentées si parfaitement, qu’il n’y a pas lieu de douter qu’à la faveur d’une invention
si nouvelle & si singulière, on ne puisse apprendre l’Anatomie avec beaucoup de facilité, sans
dégoût & en peu de tems. »
M. Daubenton nous apprend que Desnoues voyant l’affluence du Peuple diminuer, fit
transporter ses Anatomies en cire à Londres, où il mourut peu de tems après, & que ces
Ouvrages Anatomiques furent vendus à différens particuliers. L’Auteur ne veut pas qu’on
regrette tant ces Anatomies, & il prétend qu’on en peut faire de plus parfaites. Il entre dans le
détail des procédés
1298
qu'il faut employer pour perfectionner ces sortes d’ouvrages, & ce détail est fort curieux. Suit
la description des Pièces d’Anatomie en cire & en bois qui se trouvent dans le Cabinet du Roi.
La 1re est la représentation des parties extérieures & intérieures de la tête, & c’est celle que
l’Abbé Zumbo présenta à l’Académie en 1701. La seconde est encore une représentation des
parties intérieures de la tête. La Croix célébre Sculpteur en cire colorée l’avoit travaillée sous
les ordres & sous les yeux de M. Duverney. Nous ne parlerons pas des autres, qui sont en
grand nombre, & toutes exécutées par des grands Maîtres.
Momies. Tout le monde sçait que les Momies sont des corps embaumés qu’on trouve
dans les tombeaux des anciens Egyptiens. Hérodote nous a conservé le détail des pratiques
qu’employoient ces Peuples, pour emp. 328
1299
baumer, leurs morts, & c’est un morceau précieux. Les Aromates dont ils se servoient étoient
si pénétrans, qu’ils s’insinuoient dans la substance intérieure des os. Il paroît que la matière de
l’embaumement étoit différente. On trouve des Momies toutes noires qui semblent n’avoir été
enduites que de sel & de bitume. Il est aisé de reconnoître qu’on a employé pour d’autres la
Mirrhe, l’Alöés & les Aromates les plus précieux. Tous ces Aromates cependant n’eussent pas
donné aux corps l’incorruptibilité, si on n’avoit pas eu la précaution de les enfermer dans des
caveaux extrêmement secs & impénétrables à la moindre humidité. La sécheresse seule suffit
pour préserver les corps de la corruption. « On sçait, dit M. D. que les hommes & les animaux
qui sont enterrés dans les sables de l’Arabie, se desséchent promp1300
tement, & se conservent plusieurs siècles, comme s’ils avoient été embaumés. Il est souvent
arrivé que des caravanes entiéres ont péri dans les déserts de l’Arabie, soit par les vents
brulans qui s’y élévent, & qui rarefient l’air au point que les hommes & les animaux ne
peuvent plus respirer, soit par les sables que ces vents impétueux soulevant à une grande
hauteur, & qu’ils déplacent à une grande distance. Ces cadavres se conservent dans leur
entier, & on les retrouve dans la suite par quelque effet du hasard. »
Le grand froid n’a pas moins que la grande sécheresse le privilége de conserver les
corps ; mais il faut que le froid soit constant, & la sécheresse invariable ; car le passage du
froid au chaud, ou de la sécheresse à l’humidité, seroit un principe immanquable
1301
de corruption ; & c’est la raison qui empêche les corps de se conserver dans les climats
tempérés. M. Daubenton observe cependant que dans les climats même tempérés, on peut
préserver les cadavres de la corruption en les enfermant dans une terre astringeante, &
desséchante. Cette terre s’imbibera de l’humidité des corps, empêchera la fermentation, & par
conséquent l’action des humeurs sur les parties solides. Il soupçonne que c’est la cause
physique de l’espèce d’incorruptibilité que les cadavres conservent dans le caveau des
cordeliers de Toulouse. Suit le catalogue des Momies qui sont dans le Cabinet du Roi, & il
n’est pas long : car on n’y trouve que le doigt index de la main droite d’une Momie avec une
partie du pied gauche.
Concrétions pierreuses. Il se forme des pierres dans le corps humains,
1302
& il s’en forme dans presque toutes les parties du corps, dans le cerveau, dans les paupiéres,
sous la langue, dans l’estomac, dans les intestins, dans le foye, dans la vésicule du fiel, dans
les reins, dans la vessie, dans les jointures des pieds & des mains &c. Ces pierres sont formées
par l’épaississement des fluides causé par des obstructions. Ces fluides se durcissent,
augmentent par de nouvelles couches, & acquiérent un volume plus ou moins grand. Ces
pierres dans les hommes se nomment calculs, & Bézoards dans les animaux. Suit le catalogue
des concrétions pierreuses du Cabinet du Roi, où l’on en trouve de toutes les espèces, & de
toutes les grandeurs, & de toutes les couleurs. Nous n’ajouterons rien au compte que nous
venons de rendre : il est mal rendu, s’il ne persuade pas que M. Daubenp. 329
1303
ton a tous les talens nécessaires pour l’exécution de sa partie dans l’Histoire naturelle du
Cabinet du Roi ; beaucoup de clarté & de précision dans ses récits, beaucoup de netteté dans
l’expression, & une étude profonde & réfléchie des matières qu’il traite.