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Nos diverses cités
La diversité dans les sports et loisirs : défi ou atout pour les villes de
l’agglomération montréalaise?
Cécile Poirier
Annick Germain
Amélie Billette
Institut national de la recherche scientifique
Urbanisation, Culture et Société
Résumé
La diversité ethnoculturelle est aujourd’hui une réalité incontournable dans
les grandes métropoles comme dans les villes de taille plus modeste dont
elle constitue même parfois un outil de promotion. Mais comment ces villes
répondent-elles aux enjeux soulevés par la présence croissante de populations
aux besoins et aux goûts divers ? Cet article apporte des éléments de réponse à
partir des résultats de deux enquêtes menées dans l’agglomération montréalaise
sur les pratiques de gestion de la diversité. Les municipalités développent
différents types de réponses à la diversité, éventuellement en élaborant des
politiques prônant l’accommodement ou une approche universaliste. Dans
les loisirs, différents enjeux sont soulevés : ils concernent les infrastructures
(réaménagement des terrains) et la cohabitation interethnique (évolution
des préférences, question des regroupements). En général, les municipalités
montréalaises répondent de façon ad hoc, au cas par cas, dans un esprit
pragmatique, comme le montre le cas de la gestion des piscines. La gestion de
la diversité peut dès lors sembler improvisée. Mais elle présente l’avantage de
permettre une adaptation progressive aux différentes réalités présentes dans la
population dans un souci d’apprentissage mutuel.
Mots-clés: Gestion municipale de la diversité, Montréal, Loisirs, Piscines
Canadian Journal of Urban Research, Volume 15, Issue 2, Supplement pages 46-58.
Copyright © 2006 by the Institute of Urban Studies
All rights of reproduction in any form reserved.
ISSN: 1188-3774
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La diversité dans les sports et loisirs
Introduction
1
Le paysage cosmopolite de la métropole montréalaise s’est beaucoup transformé
depuis une vingtaine d’années, notamment dans le sillage de l’augmentation et
de la diversification de l’immigration. Si Montréal accueille moins d’immigrants
en nombre absolu (environ 30 000 par an) et en proportion de sa population
totale (28%) que Toronto (49%) ou Vancouver (37%), elle se distingue des
deux autres métropoles par la variété (pourtant déjà significative à Toronto)
des pays de provenance des immigrants et par leur concentration dans l’espace
métropolitain (les 9/10e de l’immigration admise au Québec). Cela se traduit
par l’importance croissante prise dans le tissu urbain par les quartiers fortement
multiethniques, tant au centre que dans les quartiers périphériques de l’île. Dès
lors la présence de l’Autre fait partie de l’expérience urbaine quotidienne de la
plupart des Montréalais, et ce, depuis de nombreuses années. Pourtant, il n’est
pas du tout évident que la diversité ethnoculturelle soit intégrée à l’agenda
municipal au-delà des politiques formelles dites interculturelles…lorsqu’elles
existent (Paré, Frohn et Laurin 2001)!
En ce sens, le cas des municipalités de l’agglomération de Montréal illustre
la récente prise de conscience par les villes de certains enjeux liés à la diversité
de leur population. Elles y répondent en se positionnant officiellement en tant
que villes cosmopolites, multiculturelles, de la diversité etc., mais également
en instaurant des mécanismes de gestion visant à tenir compte de cette diversité
(Poirier 2005).
En 2000, dans le cadre d’un programme de recherche intitulé Appropriation
de l’espace et pratiques municipales de gestion de la diversité ethnoculturelle2
nous avons voulu examiner, au-delà des politiques formelles, ce qu’il en
était de la réalité des pratiques municipales de gestion de la diversité dans
la région montréalaise, du moins dans les municipalités ayant un nombre
significatif d’immigrants3 (Germain, Dansereau et al., 2003). Comment les
municipalités prenaient-elles en compte cette présence croissante d’immigrants
et de communautés culturelles ? Comment accueillaient-elles concrètement
l’expression des différences ethnoculturelles ? Comment répondaient-elles
aux demandes particulières qui émanaient éventuellement de ces minorités ?
En général, le domaine des sports et des loisirs est, avec la culture et audelà des services de base ayant trait à l’entretien des infrastructures, l’un
des services municipaux les plus importants à l’échelon local en matière de
ressources financières et humaines mobilisées. Il était donc intéressant de voir
comment les municipalités bâtissaient leur offre de service et tenaient compte
de la diversité ethnoculturelle croissante de leur clientèle.
Cependant, ces pratiques de gestion ne font pas l’unanimité et sont
régulièrement l’objet de virulentes critiques. « Où cela s’arrêtera-t-il ? » (La
Presse, Forum, 13 septembre 2004, A21) demandait par exemple un lecteur
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après avoir lu une série d’articles sur l’instauration d’horaires de baignade
séparée dans certaines piscines montréalaises. D’ailleurs, les sports et les
loisirs apparaissent généralement comme un outil privilégié d’intégration
des immigrants, ce qui rend la question d’autant plus délicate (Frisken et
Wallace 2002).
Nous voudrions ici faire état de nos résultats de recherche sur les services
municipaux de sport et de loisirs, en les complétant par ceux d’une enquête
plus récente sur le traitement des demandes particulières dans les piscines publiques (Germain, Dansereau et al. 2003; Billette 2005).
Nous verrons que l’adaptation à la diversité des municipalités s’effectue
de façon ad hocratique et pragmatique, en particulier dans le domaine des
loisirs où les municipalités ne sont plus les seuls acteurs. Pour cela, nous
examinerons tout d’abord la prise en compte, par les municipalités de
l’agglomération montréalaise, de la diversité dans les sports et loisirs. Ensuite, nous aborderons plus en détail les mécanismes d’adaptation à partir
du cas des piscines. Finalement, nous constaterons que l’immigration pose
de nouvelles questions concernant l’ethnicité, la religion et les rapports de
genre et que ces dimensions, qui acquièrent une résonnance urbaine particulièrement forte ces dernières années, correspondent à ce qui, selon plusieurs
auteurs, unit ou divise les sociétés contemporaines, à savoir les différences
culturelles (Wieviorka 1997; Touraine 2005).
1- Les activités de sport et de loisirs dans les municipalités montréalaises :
partenariat et reconnaissance de la diversité
Pour mener notre enquête, nous avons choisi des municipalités de la région
métropolitaine présentant des caractéristiques différentes, dont des politiques
de reconnaissance différentes, tout en possédant toutes des concentrations significatives d’immigrants4.
En 1989, Montréal a adopté une Déclaration contre le racisme et les discriminations à l’origine de l’instauration d’un programme d’accès à l’égalité,
dont l’objectif était de promouvoir l’embauche de personnel issu des communautés culturelles (Valcin 2001). De plus, en créant une division des affaires
interculturelles, Montréal s’est dotée d’une unité d’expertise et de soutien
chargée d’élaborer et d’accompagner la mise en œuvre de la politique municipale5. Ce service de nature transversale offrait du soutien aux services par
le biais d’outils de formation et de gestion6. Nous avions choisi d’aborder le
cas montréalais en retenant deux quartiers multiethniques très différents : l’un,
Parc Extension, comptait 61% d’immigrants provenant d’une grande diversité de pays, alors que le second, Saint-Michel en comptait 40%, répartis en
quelques groupes, majoritairement italiens et haïtiens.
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Saint-Laurent (près de 80 000 habitants) était après Montréal la municipalité la plus importante de l’île et accueillait 46% d’immigrants. Cette
municipalité s’était aussi distinguée en recevant le prix d’excellence de la
Fondation canadienne des relations raciales pour sa politique interculturelle
adoptée en 2000.
LaSalle, une petite banlieue de classes moyennes, également sur l’île,
comptait moins d’immigrants (23%) et n’avait pas de politique interculturelle.
Quant à Laval (plus de 330 000 habitants), la plus importante municipalité de
banlieue au-delà de l’île, si elle ne comptait que 15% d’immigrants, ceux-ci
étaient largement concentrés dans un quartier, soit Chomedey où ils constituaient près du tiers de la population (29%). Cette ville s’était dotée assez tôt
d’une philosophie relativement arrêtée en matière de gestion de la diversité.
Ainsi, si la plupart des municipalités reconnaissent la diversité comme une
richesse, elles ont développé des stratégies de gestion différentes7.
Comment cela se traduit-il dans l’offre de service en loisirs ? Notons d’ores
et déjà que l’arrimage entre les politiques de sport et de loisir et de gestion de
la diversité n’était pas systématique. Deux principales raisons peuvent être
évoquées pour comprendre ce manque de lien. D’une part, les politiques de
gestion de la diversité se limitent parfois à un effet d’annonce qui masque une
absence de volonté politique, voire un manque de moyens8. D’autre part, si les
municipalités définissent les orientations en matière de sports et loisirs, elles
ont la possibilité d’en confier la réalisation à des organismes de loisirs (gestion
en partenariat) ou d’en conserver la mise en œuvre (gestion en régie)9. Ainsi,
si dans les plus petites municipalités les services étaient encore gérés directement par l’administration municipale, dans les plus grosses et particulièrement
à Montréal, l’action municipale était devenue un champ à acteurs multiples,
structurée autours de partenariats avec des organismes locaux généralement à
but non lucratifs. A cet effet, la Ville de Montréal avait amorcé en 1995 une
réorganisation de ses services notamment dans le domaine des sports et du
loisir, confiant par le biais d’ententes à des organismes communautaires la
mise en œuvre et la gestion d’activités et de programmes tout en conservant
l’élaboration d’un cadre général. Pour la Ville de Montréal, cette démarche de
partenariat en loisir renforçait la vocation de proximité, caractéristique de ce
secteur d’intervention où l’ancrage dans le milieu est fondamental.
Comment donc les municipalités et leurs partenaires abordaient-ils la gestion de la diversité de leur clientèle au chapitre des sports et loisirs ? En fait,
l’évolution des services municipaux de loisirs suit une évolution parallèle à
celle de l’État-Providence (Harvey 2002) en passant d’un modèle paternaliste
(le loisir comme charité) à un modèle interventionniste (le loisir comme un
droit) (Frisken et Wallace 2002). La période actuelle est caractérisée par un
modèle corporatiste ou néo-corporatiste où les programmes municipaux sont
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soumis au choix du consommateur. Le mode de gestion des loisirs, en partenariat ou en régie, est donc caractérisé par l’approche-client qui vise à faire
correspondre l’offre de service en loisirs aux préférences des usagers. Ce mode
d’intervention n’est pas sans incidence sur la prise en compte de la diversité
dans la gestion des loisirs.
2-Les différents modèles et les différents niveaux d’intervention
municipale
Considérant à la fois le contexte de gestion de la diversité (reconnaissance
de la diversité avec ou sans politique) et des loisirs (développement de
l’approche-client avec ou sans partenariat), qu’en est il des pratiques concrètes
des municipalités ? Celles-ci sont en effet confrontées à deux principaux enjeux10. Le premier concerne l’évolution des activités sportives, au gré des flux
migratoires. Le répertoire des sports pratiqués dans les quartiers s’est fortement diversifié : du soccer au cricket en passant par le basket ou le bocce, ces
nouvelles activités devenant plus populaires exigeaient que l’on réaménage les
terrains parfois aux dépens d’activités moins prisées par les minorités comme
le baseball. Or ces changements doivent être pris en compte pour assurer un
certain niveau de fréquentation des installations. Comment s’effectuaient ces
arbitrages parfois délicats ?
En second lieu, quelle attitude allait-on adopter face aux activités de
groupes monoethniques ? Allouerait-on un terrain à une association de soccer exclusivement grecque ? Appuierait-on l’organisation de jeux olympiques
tamouls ? Comment traiterait-on les regroupement ethniques sachant que se
retrouver entre soi est souvent une manière d’échapper aux discriminations
(Richardson 2004) ? Pour certains, cette distinction se justifie non pas pour
favoriser le repli communautaire mais pour éviter une exclusion de fait et systématique de certains groupes dans les limites d’une contrainte raisonnable
(Dyck 2001). Ainsi, Ville Saint-Laurent prône le rapprochement interculturel
et l’accommodement raisonnable.
Pour d’autres, la municipalité doit préserver une certaine neutralité de
l’espace public et se positionner en garante de l’égalité. Par exemple, la ville
de Laval s’inscrit dans une approche résolument universaliste visant à favoriser la participation et à prévenir les replis identitaires.
Dans plusieurs cas, les réponses des municipalités ne sont pas dictées par
des principes préétablis mais plutôt par diverses considérations telles que la
disponibilité des terrains et le poids politique de la communauté. À LaSalle,
on fonctionne au cas par cas, sans oublier que les communautés sont aussi un
bassin d’électeurs.
Notons également que dans bien des cas, les organismes de loisirs (tels que
le YMCA) qui, soit dit en passant n’épousent pas toujours les orientations des
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municipalités dont ils sont partenaires, servent souvent de tampon, soit pour
contourner les règles municipales et accorder certains services, soit pour éviter
à la municipalité dans une situation délicate de trancher. De telles situations
ont pu être observées dans presque toutes les municipalités à l’étude.
Si, dans le cas de la Ville de Montréal, les partenariats sont plus encadrés,
et si les pratiques municipales varient somme toute fortement d’un quartier
à l’autre, on retrouve deux traits que semblent partager de nombreux intervenants municipaux dans la région métropolitaine. D’une part, les interventions
municipales se présentent souvent comme des réponses ad hoc à des demandes
ou besoins particuliers exprimés par des groupes ethnoculturels plus ou moins
organisés et se caractérisent en général par leur pragmatisme. D’autre part, les
attitudes des intervenants municipaux sont fortement liées aux dynamiques
locales caractérisant les contextes où ils interviennent ainsi qu’à leur propre
expérience individuelle dans le domaine des relations interculturelles.
3-Une gestion adhocratique : le cas des piscines
L’examen du cas de la gestion des piscines illustre particulièrement bien
la nature pragmatique et adhocratique des pratiques municipales que nous
avons rencontrées tout au long de notre recherche dans les différents secteurs
de l’administration municipale. Il s’agissait de voir les réponses apportées
par les municipalités lorsque des groupes ethnoreligieux font des demandes
particulières relatives à l’utilisation d’équipements collectifs de loisir. Nous
avons donc effectué une étude exploratoire sur ce genre de demande dans les
piscines municipales.
Après avoir recensé l’ensemble des piscines publiques sur le territoire métropolitain, notre choix s’est arrêté sur douze d’entre elles afin de faire un
premier déblayage de terrain (Billette 2005). Précisons d’emblée qu’à Montréal peu de piscines semblent avoir fait l’objet de demandes particulières
émanant de groupes ethnoreligieux. Mais si le nombre des piscines concernées
demeure marginal, les types de réponses et les arguments évoqués sont eux
caractéristiques des situations rencontrées tant dans les sports et loisirs que
dans d’autres domaines d’intervention, notamment l’aménagement des lieux
de culte. Nous n’avons d’ailleurs pas cherché à dresser un portrait quantitatif
de ces demandes, nous voulions plutôt explorer les types de réponses données par les municipalités et leurs partenaires à des demandes qui concernent,
grosso modo, des horaires de baignade séparée pour les hommes et pour les
femmes (ainsi que l’encadrement par des sauveteurs de même sexe) ; le port de
vêtements plus couvrants que les maillots de bain usuels ou le port de certains
symboles (comme le kirpan ou le turban) ; l’installation de rideaux pour protéger l’intimité des baigneurs ; et de façon moins importante, des restrictions
concernant l’exposition de la nudité dans les vestiaires. Les demandes portant
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sur la célébration d’événements particuliers (par exemple des baptêmes) sont
beaucoup plus rares.
Notre enquête portait sur neuf piscines publiques et trois privées (piscines
qui ne bénéficient d’aucune entente avec la ville de Montréal), ces dernières
ayant été retenues car elles avaient fait l’objet de demandes particulières du
type de celles évoquées plus haut. Elles sont réparties dans dix arrondissements
différents à Montréal et à Longueuil. Comme plusieurs quartiers d’immigration
à Montréal sont fortement multiethniques, les demandes peuvent concerner
plusieurs groupes ethnoreligieux. Et de fait, on trouve par exemple des
femmes musulmanes et des Juives hassidiques profitant ensemble des heures
de baignade séparée. Des entrevues ont été effectuées avec les porte-parole
des groupes ethnoreligieux11 ayant fait les demandes ainsi qu’avec les
responsables des centres aquatiques ou sportifs et des agents de développement
d’arrondissement pour comprendre les tenants et aboutissants de ces demandes
et des réponses obtenues. Des séances d’observation lors de bains libres ont
aussi été effectuées pour compléter ce portrait exploratoire.
À Montréal, ces demandes émanent généralement de groupes rattachés
aux communautés musulmanes, juives hassidiques et sikhes, les groupes les
plus organisés à cet égard étant les Hassidim. Les juifs sont les seuls à détenir leur propre centre sportif. Les Hassidim ont donc toujours la possibilité
de se baigner en respectant leurs codes religieux, moyennant toutefois des
frais d’inscription. Signalons aussi que dans le cas de demandes provenant de
groupes musulmans, on a noté la présence de « natifs convertis » parmi les demandeurs : il s’agissait d’organisatrices de bains habillés réservés aux femmes
musulmanes et à leurs enfants. Ces périodes de baignades qui sont à la fois
des occasions de regroupement, de socialisation et de ressourcement religieux,
sont très en demande dans les communautés musulmanes.
Les réponses données à ces demandes par les responsables (responsables
administratifs, sauveteurs, moniteurs, etc.,) dans les piscines sont très variées,
parfois même à l’intérieur d’une seule piscine ! Sans faire un décompte exact
des demandes acceptées et des demandes refusées, on se contentera ici d’estimer
que les demandes acceptées semblent plus nombreuses que les refus. Mais rappelons à nouveau que ce sont les motifs invoqués dans l’un et l’autre cas qui
nous intéressaient. Quels sont-ils ? Quels types d’argument sont avancés pour
justifier un refus ou une acceptation à une demande particulière ?
Commençons par les refus, que l’on peut regrouper pour l’essentiel en cinq
catégories selon la nature des motifs invoqués. Les raisons les plus souvent
mentionnées pour justifier un refus face aux demandes de vêtements particuliers ont trait à l’hygiène et à la sécurité. Le motif le plus fréquemment évoqué
pour refuser des horaires de baignade séparée pour les hommes et pour les
femmes est de nature logistique et concerne soit l’achalandage de la piscine
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(qui, par exemple, ne permettrait pas d’aménager de telles conditions particulières), soit la difficulté de coordonner les horaires des sauveteurs (par
exemple, pour que des monitrices puissent surveiller les bains féminins et les
moniteurs les bains masculins). Dans le même ordre de considérations logistiques, on évoque aussi les risques pour l’équipement (par exemple le système
de filtration de l’eau) que le port de vêtements amples peut représenter. Plus
rares sont les interlocuteurs qui disent ne pas vouloir déplaire au reste de leur
clientèle. Et encore plus rares sont ceux qui font référence à « la philosophie
de l’établissement », sans d’ailleurs toujours préciser la teneur de la dite philosophie. C’est ainsi que s’exprime essentiellement le sentiment d’un décalage
entre les valeurs de la clientèle et celles de l’établissement.
Les motifs d’acceptation sont de trois ordres : les accommodements accordés expriment la volonté de répondre aux besoins des usagers, ils sont présentés
comme une concession faite suite à une plainte formulée par un groupe ou
suite à des pressions politiques.
On voit donc bien que tant pour les refus que pour les motifs d’acceptation
des demandes particulières, nos interlocuteurs se situent sur un registre pragmatique d’accommodement (ce qui veut dire qu’il y a toujours une certaine
part de négociation) et ne s’aventurent presque jamais sur le terrain des principes ou des valeurs. De façon générale, les responsables ou employés dans les
piscines se contentent de répondre de manière ad hoc aux demandes qui leur
sont adressées. Même dans les quartiers fortement multiethniques, ils ne cherchent pas à anticiper ces demandes et attendent qu’elles leur soient adressées
pour faire les dérogations requises.
Les types de réponses semblent varier selon les conceptions personnelles
de nos interlocuteurs. À plusieurs reprises, ces derniers ont semblé livrés à
eux-mêmes, ou mal connaître leur clientèle. La notion d’accommodement raisonnable ne leur est pas familière même si, dans les faits, plusieurs la mettent
en pratique. Certains responsables se fient « à leur personnel qui est multiculturel » pour apporter les réponses appropriées.
Ainsi, dans les piscines, comme dans le reste de nos enquêtes sur les pratiques municipales de gestion de la diversité, semble régner une certaine
improvisation dans les réponses faites aux demandes particulières formulées
par des groupes ethnoreligieux. Et ces derniers ne semblent pas toujours non
plus fort aguerris dans la construction de ces demandes. On tente donc de part
et d’autre de « bricoler » avec les moyens du bord. D’ailleurs, les groupes
ethnoreligieux préférent souvent louer des périodes de baignades dans des
établissements privés plutôt que d’avoir à négocier un changement des règles
d’usage des équipements publics. Tant et si bien que le nombre de dilemmes
pour les gestionnaires de piscines publiques reste au total relativement peu
élevé pour l’ensemble de la région montréalaise. On semble donc encore loin
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de l’exagération décriée par certains dans les médias. C’est que ces accommodements, nombreux ou non, continuent à être discutés.
4-En guise de conclusion
Que déduire du pragmatisme observé dans l’adaptation des loisirs à la diversité dans l’agglomération montréalaise ? Faut-il mettre ce résultat sur le compte
d’une souplesse du tissu social, imprégné par un esprit pragmatique se prêtant
facilement à de multiples accommodements ? Est-ce que la conjoncture démographique de l’immigration internationale est à Montréal encore trop jeune
pour qu’aient surgi de véritables problèmes de vivre ensemble ?
On peut certes s’étonner du fait que dans une métropole aussi multiethnique que Montréal, en dépit de certains efforts faits par la Ville de Montréal
pour fournir à ses intervenants un guide sur l’accommodement raisonnable, on
semble bien souvent procéder de manière ad hoc en matière de gestion de la
diversité, religieuse notamment, contrairement à Toronto et Vancouver (Tate
et Quesnel 1995; Sandercock 2003). Mais cette apparente improvisation n’est
peut-être pas sans vertus, car la complexité des situations ne se donne à voir
que de manière progressive, d’autant plus que les intervenants se retrouvent
bien souvent face à des situations relativement inédites.
Un bon nombre de demandes faites par des groupes ethnoreligieux pour
obtenir des aménagements particuliers dans les piscines publiques se situent
en quelque sorte à la frontière entre le registre des questions religieuses et
celui des questions culturelles. Et la question de savoir où tracer la frontière
est sans doute matière à débat, un débat que nous laissons bien humblement à
d’autres spécialistes des questions religieuses proprement dites. Il est en tout
cas évident que les protagonistes qui entrent en négociation l’un avec l’autre à
propos d’une demande d’accommodement ne partagent pas toujours la même
conception non seulement de la frontière entre le religieux et le culturel, mais
aussi de la possibilité même de la tracer. En fait, plusieurs chercheurs ont montré l’importance de la notion de « confort culturel » (McNicoll 1993) dans
les processus d’ajustement réciproque entre des populations de diverses origines, par exemple avec la formation de quartiers de concentration immigrante.
La question étant alors de savoir si ces pratiques ont des effets d’exclusion
ou d’inclusion. À cet égard, il est intéressant de noter que certaines femmes
pouvant être qualifiées de Québécoises de souche (ou n’étant pas d’origine
immigrante) trouvent elles aussi leur compte dans les horaires de baignade
séparée selon le sexe ! Le confort culturel des unes peut converger avec celui
des autres sans que les unes et les autres n’en donnent la même définition.
La frontière entre les questions de religion et les questions de genre est
elle aussi fort mince. Or de nombreuses demandes particulières formulées
par les groupes ethnoreligieux concernent en fait les rapports entre hommes
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et femmes. Au Québec, où le mouvement des femmes est particulièrement
dynamique et a contribué à élargir l’accès à plusieurs secteurs de la vie sociale, les transformant en lieux mixtes, les rapports de genre constituent un
domaine extrêmement sensible mais encore en pleine évolution. Ne recommence-t-on pas à débattre de l’opportunité d’écoles séparées pour les filles
et pour les garçons ?
Les demandes formulées par les groupes ethnoreligieux s’inscrivent donc
dans un contexte où la société d’accueil revoit ses valeurs guidant le vivre
ensemble, tantôt pour les réaffirmer tantôt pour les changer. Or, les immigrants
insérés dans cette société contribuent eux aussi à la transformer de l’intérieur.
Dès lors, la diversité ethnoculturelle va changer de manière plus ou moins significative la gestion municipale, en particulier la gestion de l’offre de loisir. Et
les enjeux de la réussite de ce virage reposeront beaucoup sur les compétences
interculturelles des différents acteurs. En ce sens, la diversité constitue un défi
majeur pour les municipalités.
En même temps, la multiethnicité grandissante de la population montréalaise peut être vue avant tout comme une opportunité pour un élargissement
(diversification) des formes de loisir pour le plus grand bénéfice de la société
d’accueil. D’ailleurs, plusieurs communautés immigrantes sont particulièrement dynamiques en matière de pratique sportive.
De plus, des études sur le processus de concentration ethnique dans les activités sportives suggèrent que ces concentrations sont moins le fait de l’attrait
du groupe ethnique qu’une conséquence d’expériences négatives dans des organismes multiethniques (Germain et Poirier 2005). Cela signifie que nous
avons parfois tendance à percevoir le repli communautaire de façon univoque
comme un manque d’intégration, voire comme un rejet des valeurs et des pratiques de la société d’accueil.
Il n’en reste pas moins que dans le concret de l’action, les intervenants
doivent effectuer un arbitrage, imposer des limites tenant compte de la volonté
collective et tenter à la fois de permettre l’affirmation des identités des usagers et de prendre en considération les discriminations éventuelles que peuvent
subir des personnes en fonction de leur origine, leur appartenance ethnique ou
raciale. Ainsi, l’intervention en loisir oscille en permanence entre deux missions qui peuvent sembler contradictoires : le respect des différences et du
développement individuel et la promotion de l’intégration sociale par la participation (Arnaud 1999; Dyck 2001).
Les intervenants auront donc toujours à se positionner sur ces questions
car les balises demeurent insuffisantes malgré l’existence de politiques et
d’outils de gestion. Les multiples registres d’intervention engagent des visions
et des attitudes différentes face au pluralisme. On peut se demander comment
s’exprimeront ces différences et quels effets elles auront dans le contexte de la
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décentralisation des pouvoirs dans les arrondissements montréalais.
Notes
1
Nous tenons à remercier les évaluateurs pour leurs précieuses suggestions.
Programme financé par le CRSH.
3
Nous avons retenu trois secteurs de l’activité municipale qui nous semblaient susceptibles de refléter ces pratiques compte tenu à la fois de leur importance pour les
immigrants et leurs familles, et des différents aspects de l’intervention municipale.
Il s’agissait en l’occurrence de l’accueil des immigrants dans les logements sociaux
(Bernèche 2005), de la gestion de l’offre de sports et de loisirs, ainsi que des dossiers
d’urbanisme relatifs à la construction ou à l’agrandissement de lieux de culte (Gagnon
et Germain 2002, Germain et Gagnon 2003).
4
Certaines font désormais partie de la Ville de Montréal suite aux fusions municipales
de
2002.
5
Cette
direction a été maintenue après la fusion municipale.
6
Mentionnons notamment un guide exposant les différentes étapes de l’accommodement raisonnable, qui en plus de s’appuyer sur le principe juridique inscrit dans les
Chartes canadienne et québécoise des droits et libertés, pouvait inspirer les fonctionnaires aux prises avec des questions de gestion potentiellement discriminatoires.
7
Dans l’une des municipalités étudiées, la politique interculturellepondait d’ailleurs
au moins autant à un besoin de rassurer la population majoritaire en proie à une crise
identitaire qu’à celui de guider l’action municipales pour les minorités.
8
Mentionnons que les municipalités québécoises ont des pouvoirs et des compétences
restreints dans différents domaines, du fait de la philosophie centralisatrice du Gouvernement du Québec (quel que soit le parti au pouvoir).
9
En effet, dans la plupart des pays occidentaux, l’institutionnalisation du loisir a
connu son apogée durant les Trente Glorieuses, période au cours de laquelle les États
ont massivement investi dans le développement du loisir et du sport. Puis à partir des
années 1980, le désengagement de l’État, en particulier au Canada et au Québec, a
conduit à confier la gestion du sport de masse aux municipalités et aux organismes de
loisirs. Au Québec, la politique du Ministère des Affaires Municipales datant de 1997
est intitulée « Un partenariat à renouveler » et accentue la décentralisation vers les
municipalités et leurs partenaires.
10
Une série d’entrevues a été menée avec des élus locaux, des fonctionnaires et des
organismes communautaires partenaires pour comprendre comment ils construisaient
leur offre de services en loisirs, et comment ils répondaient aux demandes particulières
qui leurs étaient éventuellement adressées.
11
Nous avons beaucoup hésité avant de retenir le terme de groupes ethnoreligieux dans
notre analyse car certains groupes religieux sont associés à plus d’une origine ethnique.
Or ces demandes qui peuvent sembler de prime abord dictées par des considérations
religieuses ne peuvent pas être véritablement dissociées de ce phénomène plus large de
différenciation ethnoculturelle du paysage montréalais évoqué au début de cet article.
Du moins est-ce parce que nous nous intéressions aux impacts de l’immigration récente
et ancienne sur le tissu urbain et sur les pratiques municipales que nous abordons ces
2
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La diversité dans les sports et loisirs
questions à forte connotation religieuse. De plus, il n’est pas toujours facile ni possible
de tracer une claire démarcation entre ce qui relève de la religion et ce qui relève de
la culture. Nous avons donc retenu le terme de groupes ethnoreligieux comme une
catégorie large et englobante pour qualifier les demandeurs dans nos enquêtes.
Références
Arnaud, L. 1999. Politiques sportives et minorités ethniques : le sport au
service des politiques sociales à Lyon et à Birmingham. Paris : L’Harmattan,
coll. Logiques politiques.
Bernèche, F. 2005. L’accueil et l’accompagnement des immigrants récemment
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