Paysage et diversification culturelle
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Paysage et diversification culturelle
Journée d'étude Paysage(s), organisée par ATRIA (Association Toulousaine pour la Recherche Interdisciplinaire sur les Amériques). 06 novembre 2009 - Université de Toulouse 2 – Le Mirail. « Paysage et diversification culturelle : le cas de la côte sud du Pérou à l'époque Paracas – Nasca (200 av. J.-C. - 100 apr. J.-C.) » Vanessa TINTEROFF GIL1 Résumé : Étendu sur plus de 20 000 km2, le territoire archéologique de la côte sud du Pérou se caractérise par des pampas désertiques séparées par des vallées fertiles où domine l'occupation humaine. A partir de 400 av. J.-C., le déclin de Chavín, jusqu'alors phénomène culturel homogénéisateur, encourage l'émergence d'entités culturelles locales innovantes dont témoignent les changements dans le mobilier (céramiques, textiles), dans les constructions ainsi que dans l'occupation. Alors que la culture Paracas dominait jusqu'alors la côte sud, le développement de Topará et de Nasca atteste de ces modifications entre 200 av. J.-C. et 100 apr. J.-C. Suivant un axe de recherche environnemental, l'étude des données archéologiques révèle la consolidation de trois noyaux géo-culturels en interaction sur ce territoire. A partir de ce sujet d'étude particulier, il est ici proposé de s'interroger sur le rôle joué par le paysage dans la diversification culturelle de la côte sud à l'époque Paracas-Nasca. INTRODUCTION (Diapositive 1) Cette présentation s'inscrit dans la continuité de mon doctorat portant sur le sujet de l'émergence des cultures Topará et Nasca sur la côte sud du Pérou entre 200 av. J.-C. et 100 de notre ère (Tinteroff Gil 2008). Il y est proposé d'aborder un des axes de recherche de ma thèse en s'interrogeant sur le rôle joué par le paysage dans la diversification culturelle du territoire de la côte sud au cours de la période de mutation Paracas-Topará/Paracas-Nasca. Connue sous le nom de « transition » Paracas-Nasca, cette époque correspond au passage de l'Horizon Ancien, défini par l'expansion de la civilisation Chavín sur une grande partie du territoire péruvien, à la Période Intermédiaire Ancienne au cours de laquelle des cultures locales et régionales se développent (Peters&Van Gijseghem et al. 2008). Centrée sur la question de l'hétérogénéité culturelle de la côte sud au cours de cette période, la problématique générale porte sur les relations chronologiques, culturelles et géographiques entre les groupes de culture Paracas, Topará et Nasca. Pour expliquer le développement de Topará et de Nasca, j'ai proposé la théorie d'une mutation culturelle multidirectionnelle des populations de culture Paracas (Tinteroff Gil 2008: 140-146). Impulsée par le déclin de Chavín jusqu'alors phénomène culturel homogénéisateur, cette mutation se manifeste par un ensemble de changements dans la production des céramiques et des textiles, dans les traditions funéraires ainsi que dans l'occupation du territoire avec, notamment, l'édification des premiers centres publics et cérémoniels de la côte sud.2 Teintées de diversités locales, ces modifications apparaissent de manière simultanée dans trois pôles géographiques de la côte sud : les vallées de Pisco/Chincha où la culture Topará se met en place ; la vallée d'Ica où se maintient la culture Paracas ; les vallées du bassin du Río Grande de Nasca où émerge la culture Nasca. Tout en alimentant un réseau étroit de contacts et d'échanges, les groupes Paracas, Topará et Nasca se partagent alors le territoire de la côte sud. Formé de vallées 1 Docteur en Archéologie de l'Université Paris-Sorbonne (Paris IV) Jusqu'à ce jour, les recherches en archéologie n'ont pas permis d'identifier de centres cérémoniels à plateformes antérieurs à cette période sur la côte sud. 2 1 séparées les unes des autres par des zones désertiques, le paysage de la côte sud est morcelé entre espaces fertiles favorables à une installation permanente et espaces stériles hostiles à toute occupation durable. Dans le contexte socio-politique du déclin de Chavín propice à une diversification culturelle, ce paysage fragmenté a-t-il pu jouer un rôle dans l'émergence et la consolidation de communautés culturelles distinctes et localisées par vallée ou groupe de vallées ? I. Cadre géographique (Diapositive 2) Le territoire archéologique de la côte sud du Pérou est situé entre 12°50' et 15°50' de latitude sud et 75° et 76°50' de longitude ouest. Il se trouve au sud du département de Lima, plus ou moins dans les limites actuelles du département d'Ica étendu sur 21 327 km2. Enclavée entre l'océan Pacifique à l'ouest et le département d'Ayacucho à l'est, cette région est de climat subtropical sec et désertique avec des températures oscillant entre 18°C et 33°C de décembre à mars et entre 10°C et 26°C d'avril à novembre (Valdez 1988: 8). Du nord au sud, elle comprend la quebrada de Topará, les vallées de Chincha et de Pisco, la péninsule de Paracas, la vallée d'Ica, les vallées du bassin du Río Grande de Nasca et les vallées d'Acarí, de Yauca et de Chala. Ces vallées fertiles sont séparées les unes des autres par des étendues désertiques arides (pampas), des collines rocheuses et des dunes de sable. Bien qu’elle présente une certaine homogénéité, cette région est caractérisée par des variations écologiques locales qui dépendent du flux hydraulique des rivières, des altitudes et des distances par rapport à l’océan Pacifique et à la cordillère des Andes. A l'exception de la vallée d'Ica orientée du nord au sud, toutes les vallées de la côte sud sont transversales, s'étendant des flancs occidentaux de la cordillère des Andes à l'est jusqu'à l'océan Pacifique à l'ouest. Cette configuration géographique assure au territoire de la côte sud des connexions inter- et extra-régionales entre la partie nord et la partie sud du littoral (à travers la vallée d'Ica) et entre la zone côtière et la zone montagneuse vers l'est. Les habitats, les centres cérémoniels et les sites funéraires Paracas, Topará et Nasca se situent le long et à proximité des vallées, à des altitudes comprises entre 0 et 1000 mètres, là où les terres fertiles autorisent l'exploitation agricole (O'Neale et Kroeber 1937; Rowe 1956; Strong 1957; Lanning 1960; Wallace 1970, 1971; Menzel 1971; Wurster 1984: 8; Massey 1986; Silverman 1991; Canziani 1992; Cook 1994; DeLeonardis 1997; Peters 1997; Reindel et al. 1999; Velarde 1999; Valdez Cardenas 2000; Orefici et Drusini 2003; Van Gijseghem 2004). Des sites domestiques et funéraires occupent aussi la péninsule de Paracas qui est un point stratégique pour l'exploitation des ressources maritimes bien qu'elle soit extrêmement aride (Tello et Mejia Xesspe 1979; Engel 1992). Le paysage de la côte sud est donc configuré par trois espaces géographiques majeurs : les vallées fertiles où se développe l'agriculture et où s'installent les populations ; les zones intermédiaires désertiques hostiles à une occupation permanente ; le littoral essentiellement exploité pour ses ressources maritimes. II. Cadre chronologique (Diapositive 3) Selon le schéma chrono-culturel traditionnellement utilisé pour le Pérou, la « Période Intermédiaire Ancienne » succède à la période de l'« Horizon Ancien » (Rowe 1962: 47-68). Attribuée à l'Horizon Ancien, la civilisation Chavín s'étend sur une grande partie du territoire péruvien entre 1000 et 200 av. J.-C. (Rowe 1962-67; Burger 1995; Rodriguez Kembel 2001). 1 La culture Paracas s'est développée sur la côte sud du Pérou entre 850 et 200 av. J.-C. sous son influence. Datée entre 200 av. J.-C. et 800 de notre ère, la Période Intermédiaire Ancienne succède La chronologie de la civilisation Chavín et du site principal de Chavín de Huántar est actuellement au cœur de nombreux débats et fait l'objet de recherches. La chronologie ici retenue est approximative et est fondée sur celle de Chavín de Huántar proposée par Silvia Rodriguez Kembel (2001) comparée à la chronologie des cultures Paracas, Topará et Nasca sur la côte sud (Tinteroff Gil 2008: 131- 146). 1 2 au déclin de Chavín.1 Elle est marquée par l'émergence de cultures régionales dont Nasca sur la côte sud. L'homogénéité culturelle du territoire péruvien au cours de l'Horizon Ancien contraste donc avec l'hétérogénéité au cours de la Période Intermédiaire Ancienne. Le passage de l'Horizon Ancien à la Période Intermédiaire Ancienne est connu sur la côte sud sous le terme général de « transition Paracas-Nasca ». Il est supposé que la culture Nasca s'est peu à peu développée à partir de la culture Paracas suivant un schéma linéaire d'évolution (Menzel et al. 1964: 212, 230, 257; Wallace, 1985: 91-93). Fondée sur des typologies céramiques, cette théorie a été remise en question dès les années 80 et elle fait toujours l'objet de discussions (Massey 1986; Valdez 1988; Silverman 1994; Peters 1997; Frame 2001; Llanos Jacinto 2001; Tinteroff Gil 2002; Orefici&Drusini 2003; Torre Zevallos&Van Gijseghem 2004; Van Gijseghem 2004; Peters&Van Gijseghem et al. 2008). D'une part, une troisième culture appelée Topará et datée de cette période de « transition » a été isolée grâce aux recherches menées dans la quebrada de Topará puis dans les vallées de Chincha et de Pisco (Lanning 1960; Peters 1997). D'autre part, les fouilles archéologiques conduites à partir des années 80 dans divers sites de cette période ont démontré que les cultures Paracas, Topará et Nasca ont été contemporaines entre 200 avant J.-C. et 100 de notre ère (Massey 1986; Cook 1994; Peters 1997; Isla Cuadrado et al. 2003; Van Gijseghem 2004)2. Ces données rejettent donc l'hypothèse d'une simple évolution de la culture Paracas en la culture Nasca. III. Cadre culturel et territoire A) L'homogénéité culturelle : le développement de la culture Paracas sous l'influence Chavín (850 – 200 av. J.-C.) (Diapositive 4) L'Horizon Ancien correspond à la diffusion sur une grande partie du territoire d'éléments culturels de la civilisation Chavín dont le centre se situe à Chavín de Huántar dans la cordillère nord (Burger 1995; Rodriguez Kembel 2001). Sur la côte sud, l'influence Chavín se ressent dans le registre iconographique des poteries produites par les populations de cette région. On nomme cette culture « Paracas ». Les données archéologiques permettent de la dater de 850 à 200 avant J.-C. et de reconnaître une certaine homogénéité culturelle sur l'ensemble de la côte sud avec la production de céramiques peintes après cuisson et incisées de motifs aux traits chavinoïdes (Menzel et al. 1964: 20-174). L'occupation Paracas datée de cette période correspond à des petits villages dispersés sans centre public ou cérémoniel.3 Avec le déclin du centre de Chavín de Huántar à partir de 400 avant J.-C. (Rodriguez Kembel 2001: 251), les premiers changements culturels apparaissent sur la côte sud au moment de la production des céramiques Paracas-Ocucaje 8. A travers l'analyse du mobilier archéologique, des contextes stratigraphiques de divers sites des vallées de la côte sud, de l'étude de la répartition des villages et des centres publics sur la côte sud ainsi que de l'analyse des dépôts funéraires de la péninsule de Paracas datés de la période de 200 av. J.-C. à 100 de notre ère, j'ai proposé la théorie d'une mutation culturelle multidirectionnelle des populations de culture Paracas de la côte sud pour expliquer l'émergence des cultures Topará et Nasca (Tinteroff Gil 2008: 125-146). Cette mutation s'est produite grâce au déclin de Chavín selon trois trajectoires différentes dans les trois pôles géographiques de Pisco/Chincha, d'Ica et du bassin du Río Grande de Nasca. La chronologie de l'Horizon Ancien et de la Période Intermédiaire Ancienne soulève de nombreuses discussions, tant au niveau terminologique que des datations, cf. Tinteroff Gil, 2008: 45. La chronologie ici retenue pour le début de la Période Intermédiaire Ancienne repose sur les résultats de mes recherches portant sur la chronologie de Paracas et des premières phases de Nasca (Tinteroff Gil, 2008: tabl. 6). 2 Pour plus de détails, cf. Tinteroff Gil 2008: 101-124. 3 Cf. supra, p. 1, note 2. 1 3 B) Les indices archéologiques d'une diversification culturelle sur la côte sud du Pérou : la période de mutation Paracas – Topará / Paracas – Nasca (200 av. J.-C. 100 apr. J.-C.) Les données archéologiques indiquent que les populations Paracas qui occupent la côte sud du Pérou diversifient leurs traditions culturelles selon la vallée ou le groupe de vallées où elles se trouvent à partir de 200 avant J.-C. De nombreux changements culturels marquent cette période. Tout d'abord, trois traditions céramiques principales coexistent désormais sur la côte sud (diapositive 5) : les céramiques Paracas encore décorées par incision et par peinture après-cuisson dans la vallée d'Ica (phase Paracas-Ocucaje 9 : Menzel et al. 1964: 175-208) ; les céramiques Topará essentiellement monochromes dans la région de Pisco/Chincha (phases Jahuay, Chongos, Paracas-Ocucaje 10 : Lanning 1960; Peters 1997) ; les céramiques Nasca monochromes ou polychromes, incisées et/ou peintes avant-cuisson avec des engobes et dont la production se généralise dans la région de Nasca (phases Paracas-Ocucaje 10, Nasca 0, Nasca 1, Montana : Menzel et al. 1964; Orefici&Drusini 2003: 144-145; Van Gijseghem 2004: 152, 238). Par ailleurs, jusqu'alors secondaire, le textile devient un support iconographique majeur grâce notamment à un usage croissant de la laine de camélidés (Dwyer 1971: 214). Trois productions de textiles décorés apparaissent entre 200 av. J.-C. et 100 de notre ère (diapositive 6 ; Paul 1982; 1990) : les textiles de style linéaire dont l'iconographie reste semblable à celle des poteries Paracas ; les textiles de style en blocs de couleurs avec une polychromie et une iconographie similaire à celles des céramiques Nasca ; les textiles de style en lignes épaisses dont l'iconographie reste Paracas mais avec des influences Nasca dans le tracé des figures. Alors que les poteries tendent à la monochromie avec des motifs plus simplifiés (jusqu'à la phase Nasca 2), les textiles eux sont décorés de motifs complexes polychromes. Objet mobile par définition, le tissu devient un véhicule de culte privilégié et un élément clef des rituels funéraires.1 Aussi, la période de mutation est marquée par la croissance du nombre de villages et l'édification des premiers centres publics avec des constructions monumentales à plateformes échelonnées (diapositive 7 ; Tinteroff Gil 2008: 101- 124). Plusieurs monticules à trois plateformes sont édifiés dans la vallée de Chincha (Wallace 1970) et dans la vallée de Pisco où les sites de Chongos et d'Alto del Molino sont les principaux (Peters 1997; Silverman 1997). Si dans la vallée nord d'Ica, les archéologues notent une décroissance de la population et l'absence de centre public majeur, des établissements avec des espaces cérémoniels sont élevés dans les parties centrale et sud d'Ica au cours du IIe siècle avant notre ère avant d'être abandonnés au Ier siècle avant J.-C. (Massey 1986). Dans les vallées du bassin du Río Grande de Nasca, les villages, les géoglyphes et les pétroglyphes se multiplient (Silverman 1991; Reindel et al. 1999: 371). Avec le Templo del Escalonado, les premiers édifices monumentaux à caractère cérémoniel sont construits à Cahuachi qui deviendra le centre public principal de la culture Nasca (Orefici 1989; Orefici&Drusini 2003: 74-76; Tinteroff Gil 2008: 385-395). L'édification de structures publico-cérémonielles dans chaque vallée ou groupe de vallées indique la consolidation de pouvoirs centralisés et l'essor de classes dirigeantes dans l'organisation socio-politique des communautés. 1 Cf. cimetière de Necrópolis, infra, p. 6. 4 Finalement, parmi les changements culturels, on note l'élaboration de dépôts funéraires riches en offrandes sous la forme de paquets funéraires (fardo funéraire, cf. Necrópolis, infra, p. 6) et le développement de trois déformations crâniennes distinctes : cunéiforme, tabulaire et cylindrique (diapositive 8). Modification corporelle permanente, la déformation du crâne était encore pratiquée à l'époque des Incas pour distinguer les groupes de chaque province de l'empire et les statuts sociaux à l'intérieur des communautés (Torres-Rouff 2003: 11-12). Au cours de la période de mutation Paracas-Topará/Paracas-Nasca, la plupart des crânes sont déformés et les trois types de déformation se développent parallèlement à l'émergence de trois traditions culturelles. La forme du crâne servait donc plus probablement à marquer l'appartenance à un des trois groupes qui occupent la côte sud qu'à distinguer des rangs sociaux à l'intérieur d'un seul (Tinteroff Gil 2008: 187-232). Elle devient un marqueur d'identité culturelle. C) L'émergence et le développement des trois pôles géographiques culturels : Paracas, Topará, Nasca – 200 av. J.-C. - 100 apr. J.-C. Avec le déclin de Chavín jusqu'alors phénomène culturel homogénéisateur, les populations de culture Paracas de la côte sud se diversifient dans leurs traditions culturelles entre 200 av. J.-C. et 100 de notre ère. La culture Topará se met en place dans la région de Pisco/Chincha au nord alors que la culture Nasca se développe dans le bassin du Río Grande de Nasca au sud. Dans la vallée d'Ica, les populations conservent les traditions héritées de la culture Paracas de l'Horizon Ancien jusqu'à ce que Topará s'étende vers le sud et Nasca vers le nord entre 100 av. J.-C. et 100 de notre ère. Trois groupes culturels coexistent ainsi sur le territoire de la côte sud, chacun occupant une vallée ou un groupe de vallées fertiles. Avec l'édification des centres publics, chaque communauté assoit son autorité dans sa vallée tout en maintenant un réseau étroit de communication avec les autres. La comparaison des cartes de la période de mutation Paracas-Topará/Paracas-Nasca (diapositive 9) avec celle de l'Horizon Ancien (diapositive 4) montre que la diversification culturelle des populations Paracas de la côte sud se calque sur la fragmentation géographique du territoire configuré par une vallée ou les groupes de vallées fertiles isolées les unes des autres par des étendues désertiques hostiles à l'occupation. Si le déclin de Chavín a été le facteur historique déclencheur de la mutation culturelle qui s'est produite sur la côte sud, le paysage a joué un rôle central dans le caractère multidirectionnel de cette mutation. Aussi, on note qu'à partir du I er siècle avant notre ère, les populations de la vallée d'Ica incorporent les traditions culturelles Topará en provenance du nord et celles Nasca en provenance du sud. L'observation du paysage amène à reconnaître que si la vallée d'Ica demeure une vallée côtière, les vallées de Pisco, de Chincha et du bassin du Río Grande de Nasca, en raison de leur transversalité, autorisent plus de contacts, et donc plus d'échanges, avec les aires géographiques de la cordillère et de la selva situées vers l'est. Les réseaux de communication inter- et extra-régional s'agrandissent, se consolidant autour des centres publics et cérémoniels des vallées de Pisco et de Chincha pour le nord et du centre cérémoniel de Cahuachi pour le sud. Les contacts entre les communautés Paracas, Topará et Nasca transitent du nord au sud et d'est en ouest à travers la vallée d'Ica située au centre du territoire de la côte sud. Les interactions entre les populations Paracas, Topará et Nasca génèrent des influences réciproques, observables notamment dans le mobilier céramique. Elles scellent les liens entre les personnes des classes dirigeantes de chaque vallée ou groupe de vallées qui assurent un équilibre socio-économique et politique régional. Le cimetière de Necrópolis situé dans la péninsule de Paracas en témoigne. 5 IV. Necrópolis : un témoignage des interactions ente les communautés (Diapositive 10) Découvert dans la péninsule de Paracas en 1927 par Julio César Tello et Toribio Mejía Xesspe, le cimetière de Necrópolis est un site unique en raison de son emplacement, de la quantité et de la diversité des matériels archéologiques ainsi que de la qualité du mobilier et de son état de conservation (Tello&Mejia Xesspe 1979). Il comprend 429 paquets funéraires (fardo) chacun composé généralement par un corps humain au crâne déformé enveloppé dans plusieurs textiles et accompagné d'offrandes diverses (poteries, vêtements décorés, armes, bijoux, etc.). L'intérêt de ce cimetière pour la problématique de la « transition » Paracas-Nasca réside d'une part dans les informations anthropologiques biologiques, notamment la déformation crânienne, et, d'autre part, dans la variabilité stylistique du mobilier qui peut être attribué aux traditions Paracas, Topará et Nasca dans un même paquet funéraire. Daté de la période de mutation Paracas-Topará/Paracas-Nasca (200 av. J.-C.-100 apr. J.-C.), le cimetière de Necrópolis rend compte des interactions entre les communautés Paracas, Topará et Nasca qui se partagent le territoire de la côte sud. Il a été placé dans un territoire isolé des vallées où vit la population et où se dressent les centres publics représentants du pouvoir de chaque groupe. Il se trouve dans une péninsule extrêmement aride, hostile à l'agriculture, mais exploitée pour ses ressources maritimes riches. Dans la configuration politique régionale au cours de la période de mutation, la péninsule de Paracas peut donc être vue comme un territoire neutre, partagé et exploité par les trois communautés. Les dépôts funéraires de Necrópolis renvoient à des rituels menés en commun par les populations Paracas, Topará et Nasca pour les personnes qui jouent des rôles sociaux, politiques et économiques au niveau régional.1 Le mobilier textile et la déformation crânienne essentiellement cylindrique des individus de Necrópolis laissent supposer que les personnalités inhumées viennent de la vallée sud d'Ica et de la région de Nasca. Le mobilier céramique aurait été produit et déposé en offrande par les populations Topará de Pisco/Chincha et Paracas de la vallée d'Ica. Necrópolis est donc une sorte de reflet de l'organisation sociopolitique de la côte sud à cette époque, un territoire sacralisé en dehors des systèmes de vallées fertiles où se consolident les centres de pouvoir des trois communautés. V. Le rôle de l'environnement dans le prestige croissant de la culture Nasca (Diapositive 11) Durant les trois siècles de la période de mutation Paracas-Topará/Paracas-Nasca, les traditions culturelles Nasca originaires de la région de Nasca se diffusent peu à peu à l'ensemble du territoire de la côte sud où elles sont incorporées par les communautés Paracas et Topará situées plus au nord. Après le Ier siècle de notre ère, Nasca dominera la scène culturelle de la côte sud (Proulx&Silverman 2002). Situé entre 13°48' et 15°04' de latitude sud et entre 74°22' et 75°26' de longitude ouest, le bassin du Río Grande de Nasca est un vaste réseau hydrographique formé par le río Grande et ses affluents (Silverman 1993: 1, 3). Étendu sur 10 750 km2, le bassin couvre trois zones écologiques principales : le littoral, la zone côtière et les versants occidentaux de la cordillère (Silverman 1991: 3). Par son emplacement, la région de Nasca offre donc un accès à la fois aux ressources maritimes via le río Grande, aux terres agricoles côtières (les vallées) et aux produits des hautes terres vers l'est. Elle occupe donc une position stratégique pour une exploitation de ressources plus diversifiées grâce à un commerce trans-régional renforcé (Llanos Jacinto 2001: 38, 42, 49, 77; Tinteroff Gil 2008: 399). Pour plus de détails sur cette théorie, cf. Tinteroff Gil 2008: 147-264. La théorie du caractère « multiethnique » du cimetière de Necrópolis a déjà été proposé par Ann H. Peters (Peters 1997: 297, 328-329). De même, Mary Frame (Frame 2001: 55) a souligné l'interaction de trois traditions culturelles. 1 6 La nouvelle place du textile comme support iconographique au cours de la période de mutation a été possible notamment grâce à la croissance de l'usage de la laine de camélidés pour les broderies.1 En raison de leurs relations privilégiées avec la cordillère, les populations de la région de Nasca ont dû importer la laine ou les camélidés pour la production des textiles brodés dans le style en blocs de couleurs qui jouent un rôle central, en raison de leur nature mobile et bien avant les poteries, dans la diffusion du nouveau culte Nasca. De même, la déformation crânienne cylindrique utilisée par les populations de la région de Nasca tend à soutenir l'hypothèse des contacts renforcés avec les groupes de la sierra généralement distingués par un type de déformation allongé similaire (Torres-Rouff 2003: 82). CONCLUSION (Diapositive 12) Dans le contexte sociopolitique du déclin de Chavín favorable à l'émergence de cultures locales, le paysage spécifique de la côte sud a joué un rôle dans la nature multidirectionnelle de la mutation culturelle des populations Paracas de la côte sud entre 200 av. J.-C. et 100 de notre ère. L'isolement relatif de chaque vallée a encouragé les populations a développer des traditions culturelles locales auxquelles les archéologues donnent les noms de Topará pour Pisco/Chincha, de Paracas pour Ica et de Nasca pour la région de Nasca. Avec le morcellement de l'homogénéité culturelle Chavín, les vallées deviennent des espaces stratégiques pour l'exploitation des ressources. L'édification de centres publics et cérémoniels dans chaque vallée ou groupe de vallées assoit désormais l'autorité de chaque communauté sur son territoire tout en assurant le maintien du réseau de contacts et d'échanges entre les trois groupes culturels qui se partagent la région. Le cimetière de Necrópolis témoigne de ces interactions et du rôle joué par les dignitaires pour l'équilibre sociopolitique et économique régional. Le paysage permet aussi d'expliquer en partie le prestige croissant de la culture Nasca, le bassin du Río Grande de Nasca assurant les connexions avec le littoral, avec les autres vallées côtières et avec les zones périphériques de la sierra et de la selva. Son emplacement à cheval entre la côte et les hautes terres a permis aux populations de la région de Nasca de diversifier leurs ressources notamment pour la production des textiles qui deviennent le premier véhicule de diffusion de leur culte. BIBLIOGRAPHIE BURGER Richard L., Chavín and the Origins of Andean Civilization, Thames and Hudson Ltd, London, 1995. CANZIANI José, « Arquitectura y urbanismo del período Paracas en el valle de Chincha », Gaceta Arqueológica Andina, n°22, Instituto Andino de Estudios Arqueológicos, Lima, pp. 87-117, 1992. 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