Rêverie Il y a des objets tout particulièrement - phpBB

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Rêverie
Il y a des objets tout particulièrement prédisposés à la rêverie poétique. L’océan, la lune, la
nuit, ou encore, une rose, une chevelure, un parfum – le songe y a ses quartiers. Si l’on
s’appelle Francis Ponge, même le pain, l’huître, la bougie ou l’orange recèlent dans leurs
accidentelles anfractuosités le matériau du rêve.
Mais l’objet que je choisis est, a priori, résolument antipoétique.
Le pedigree.
Quoi, allez-vous me dire, un pedigree, cette chose qui n’a même pas de forme, qui n’est
qu’une idée bureaucratique, une liste de noms sans rime et sans grammaire, cette chose qu’on
ne peut ni toucher, ni caresser, ce document officiel ? Et puis, rêver à un pedigree, quel
snobisme, quelle étroitesse ! Un chat ne se réduit pas à ce code barre certifiant sa traçabilité,
sa fourrure est plus chaude que le papier, ses yeux plus magnétiques que l’encre ; un chat est
lave et langueur, mystère et magie ; comment, le voyant couché sur un meuble avec la beauté
paresseuse et désinvolte de ceux qui ne doutent pas d’être follement aimés, peux-tu penser à
son pedigree ? Clairs fanaux, vivantes opales... Le chat lui-même eut été un objet infiniment
plus poétique !
Je ne le conteste pas... mais peut-être puis-je encore me défendre ?
Plongeons ensemble dans le dédale généalogique, remontons l’arbre d’encre....
Derrière les titres, derrière les signes cabalistiques, les insipides DK, S, D ou CH, ou encore
les GCI, GCE ou DM, au-delà de la froideur acronymique, j’appelle les vivants.
Je vois une éleveuse qui conduit sur une route inconnue, les mains crispées sur le volant,
angoissée par ce périple incertain et pourtant si joyeuse, si impatiente. A l’arrière une chatte
inquiète boude dans son halo de fourrure, se retourne dans la cage et se demande ce qui
l’attend.
Peut-être longe-t-elle des forêts où le midsommar enflamme des explosions de fleurs, des
sous-bois que juin arrache aux longs mois sans lumière, où le sol tourbeux regorge de fraises
et de myrtilles, et les petites maisons de bois qu’elle voit se remplir de gens ivres d’été sont
peintes en rouge Falun.
Peut-être est-ce la pente d’un fjord meurtri par les glaces que sa route surplombe, dont l’eau
froide et douce se souvient des longs hivers, et reflète le grand ciel clair du nord.
Peut-être traverse-t-elle une lande sablonneuse, où le vent se lamente à l’oreille rose des
bruyères, et fait se lever quelques embruns sur le calme baltique, peut-être que sous ses yeux
cela ressemble à un tableau de Friedrich, à cause de la mélancolie des nuages.
Peut-être sommes nous à l’époque où, à la radio, elle découvre Every breath you take, et laisse
l’asphalte se dérouler dans la douceur ouatée de la voix de Sting ; peut-être est-ce, dix ans
plus tard, Wonderwall qu’elle fredonne au fil des kilomètres, ou peut-être est-ce déjà
Californication.
La chatte miaule doucement à l’arrière. Elle est en chaleurs, et son éleveuse pleine d’espoirs.
Elle l’amène chez son fiancé.
Je vois une chatte qui va mettre bas, les ronronnements de douleur et les petits cris quand les
têtes noires et trempées surgissent au seuil du jour, puis cherchent de leur ardeur aveugle la
chaleur nourricière ; je vois un éleveur qui prend dans sa grande main humaine les nouveaux
nés si fragiles, et les couve de toute sa fierté. Je vois la tristesse, le plus beau chaton qui vient
au monde sans avoir vécu, comme si la perfection ne devait pas exister, pour que la quête
continue, pour que le rêve se poursuive – il y a cet autre chaton moins spectaculaire peut-être,
mais quelque chose pétille dans ses yeux, et quand ils le voient les hommes se détachent un
instant du fourmillement des habitudes et leur regard s’embrume, ils songent.... Je vois ce
chaton dont l’éclosion ravira celle qui l’attend, loin, qui prendra l’avion un matin, la chamade
au cœur, pour repartir avec lui ; je vois celle qui compte les jours qui la séparent de ce grand
amour cousu de fourrure.
Je vois celle qui porte sur le podium son plus beau chat, sa fierté, et dont la joie fuse au
rythme des votes qu’on décompte, je la vois prendre la coupe et serrer contre elle la merveille
née sous ses yeux il y a quelques mois ou années de cela ; ce n’est qu’un trophée, ce n’est
rien, non, mais ses joues s’empourprent et ses yeux brillent.
Je vois celle qui pleure, aussi, celle qui en un instant a perdu sa plus belle chatte, fauchée par
la malchance ou la maladie ; celle qui coupe un bouquet de poils à l’animal déjà glacé pour
garder quelque part, dans une boîte cachée comme un cœur, le souvenir du mouvement et de
la chaleur. Rien ne la console, mais elle sait qu’ailleurs, loin d’elle, des chatons nés de celle
qui gît sous ses fleurs vivent toujours, et donnent à leur tour la vie ; que l’étincelle de beauté
qui magnétisait la défunte crépite encore dans les yeux de ses descendants, et que l’amour et
le sang coulent toujours, que la lignée se poursuit.
Remontons plus loin encore.
Je vois ces ombres familières qui dorment dans les granges et chassent dans les forêts, ces
créatures qu’entre chien et loup on prendrait pour des lynx, quand les ombres s’allongent dans
les branches et qu’une fourrure brune glisse, furtive, sur le tronc d’un vieil arbre. Je vois ces
animaux qui savent creuser la neige quand la tourmente fait rage et que la rage froide du ciel
convertit le monde en monochrome. Derrière les grandes vitres où bourgeonne le givre,
depuis la tiédeur, les hommes les regardent glisser sur la neige et souvent ils se demandent,
l’œil rêveur, si les chats se souviennent.... si les chats se souviennent de jadis, avant le confort
et avant la douceur, des temps âpres comme l’épée qu’on aiguise, de la houle noire qui se lève
sous la coque, de l’immense appétit des flots gelés qui dévorent les navires, de la mauvaise
nourriture venue des cales et du sel qui brûle la gorge au fil des longues journées en mer, et
puis des côtes abordées, de l’or et du sang, de la mort légendaire. Les chats sourient. Ils se
moquent bien des chimères qu’on voudrait les voir poursuivre.
Je vois ces hommes qui soudain décident que le chat qui hante leur cabanon, le chat rayé
comme un tigre et à l’œil de mandragore, est trop beau pour qu’on le castre. Ces hommes qui
se disent : je serai le gardien de ce trésor. Je lui offrirai quelque chose dont il n’a pas besoin,
dont il se moque bien, mais qui le sauvera de l’oubli. Un pedigree.
Mon skogkatt somnole, indolent.
Il ne sait pas que son œil en reflète mille autres – ceux des chats, ceux des hommes.
Il ignore que ce n’est pas juste du sang qui coule en lui.
C’est la voix de tous ceux et celles qui, des générations durant, ont espéré, attendu, aimé,
chéri et vu mourir ces ancêtres. Ce sont des larmes de joie et de tristesse.
Chaque case du pedigree est une histoire d’amour.
Le pedigree, vous m’aurez comprise, n’est pas un document administratif, un pauvre papier
dispensable, inutile, un aimant à sobriquets ridicules, une vanité, un snobisme.
C’est un récit d’aventures.
C’est un poème en prose.

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