Urbanisation en périphérie de Meknès (Maroc) et devenir des terres
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Urbanisation en périphérie de Meknès (Maroc) et devenir des terres
Étude originale Urbanisation en périphérie de Meknès (Maroc) et devenir des terres agricoles : l'exemple de la coopérative agraire Naïji Élodie Valette1 ry2 Jean-Pierre Che 3,4 Marta Debolini Judicaël Azodjilande1 Marie François1 Mohamed El Amrani5 1 Cirad UMR TETIS TA-C-91/MTD F-34398 Montpellier cedex 5 France <[email protected]> <[email protected]> <[email protected]> 2 AgroParisTech UMR TETIS Maison de la T el ed etection 500 rue Jean-François Breton F-34000 Montpellier France <[email protected]> 3 Inra UMR 1114 EMMAH INRA – UAPV Domaine St Paul Site Agroparc F-84914 Avignon cedex 9 France <[email protected]> 4 Istituto di Scienze della Vita Scuola Superiore Sant'Anna Via Santa Cecilia 3 56127 Pise Italie Résumé L’article présente et analyse les changements de l’usage du sol en périphérie urbaine de Meknès au Maroc, dans un contexte de consommation de terres agricoles pourtant réputées fertiles et productives. La question de la préservation des terres agricoles situées à proximité du front d’urbanisation, si elle a été identifiée par les pouvoirs publics au Maroc, qu’ils soient nationaux ou locaux, n’est pas une préoccupation première de l’action publique, davantage centrée sur le développement économique et le logement des plus démunis. À Meknès, dans un contexte foncier complexe, la croissance urbaine s’opère sur des terres de haute qualité agronomique, au sein d’un marché très spéculatif. En guise d’illustration, l’article présente le cas particulier de la coopérative de la réforme agraire Naı̈ji et des stratégies foncières de ses agriculteurs. Mots clés : agriculture urbaine ; Maroc ; politiques foncières ; urbanisation ; usage du sol. Thèmes : économie et développement rural ; territoire, foncier, politique agricole et alimentaire. Abstract Urbanization of the peripheral areas of Meknès (Morocco) and the conversion of agricultural land: Case study of the Naïji agricultural cooperative This paper presents and analyses land use changes in the periurban areas of Meknes, Morocco, focusing on disappearing fertile and productive farmland. Although identified by the Moroccan public policies, the concern for periurban farmland protection is not the government’s first priority. It remains behind economic development and housing of lowincomes. In Meknes, where land tenure remains very complex, urban growth is impacting high-quality-soil farmland while the land market is characterised by increasing farmland values and weak public policy regulation. As an example, this paper focuses on the case study of the Naı̈ji cooperative stemming from the land reform and on the land strategies of the farmers. Key words: land policy; land use; Morocco; urban agriculture; urbanization. 5 École nationale d'agriculture de Meknès Km 10 Route Haj Kaddour BP S/40 Meknes Maroc <[email protected]> Tirés à part : É. Valette doi: 10.1684/agr.2013.0656 Subjects: economy and rural development; territory, land use, agricultural and food production policy. L es enjeux de préservation des terres agricoles sont particulièrement vifs sur la rive sud de la Méditerranée, où les espaces agricoles et forestiers les plus productifs sont situés au sein d’espaces de plaine favorables à l’urbanisation (Paillard et al., 2010). Ces terres agricoles constituent ainsi des réserves foncières pour la croissance urbaine (Jouve et Padilla, 2007) et les périphéries des grandes villes apparaissent comme les fronts d’urbanisation les plus dynamiques (Cattedra, 2010). Le Maroc, au sein du Maghreb, est le pays où le monde rural et l’agriculture Pour citer cet article : Valette É, Chéry JP, Debolini M, Azodjilande J, François M, El Amrani M, 2013. Urbanisation en périphérie de Meknès (Maroc) et devenir des terres agricoles : l'exemple de la coopérative agraire Naïji. Cah Agric 22 : 535-43. doi : 10.1684/agr.2013.0656 Cah Agric, vol. 22, n8 6, novembre-décembre 2013 535 occupent la place la plus importante (Hervieu et al., 2006), avec 33 % de l’emploi en 2006 (FAOSTAT). Ce pays s’efforce de préserver ce qui est présenté comme une force en même temps qu’un ferment de l’identité nationale, dans un contexte marqué par une urbanisation croissante comme dans nombre de pays du Sud. Le rythme de croissance urbaine, s’il a connu un infléchissement au cours des dernières années, est estimé à 2,1 % pour la période 1994-2004 et la part de la population urbaine à 60 % en 2009. Ainsi, le territoire a été marqué par une extension des villes, et notamment des grandes métropoles comme Casablanca, depuis les années 1960. En réponse à une demande croissante de logements, le processus de croissance urbaine, qu’il procède de constructions légales ou illégales, s’est accru et la concurrence entre périmètres urbains et espaces agricoles s’est exacerbée. Le rythme d’artificialisation des terres est relativement élevé1, la superficie totale des terres agricoles consommées par l’urbanisation étant évaluée à l’horizon 2025 à près de 90 000 hectares, avec un rythme moyen d’environ 4 500 hectares par an (INAU, 2005). Ainsi, l’action du gouvernement marocain semble s’inscrire dans une difficile contradiction, observable dans d’autres contextes nationaux, au Nord comme au Sud (Elloumi et al., 2011). D’une part, l’agriculture est définie comme priorité nationale, de longue date, et le gouvernement s’efforce de soutenir et protéger l’activité agricole, ce dont témoigne notamment le Plan Maroc Vert (PMV), nouvelle stratégie agricole lancée en 2008 (ministère de l’Agriculture, 2008 ; Akesbi, 2012). D’autre part, une autre priorité nationale, celle du logement, particulièrement mise en avant depuis le début des années 2000 conduit à la mise en place de dispositifs en faveur de l’urbanisation des périphéries des villes, au détriment des terres agricoles. L’objectif de cet article est de s’interroger sur l’impact sur les terres agricoles des politiques publiques de 1 Pour une mise en perspective, notons qu’en France, la surface d’artificialisation des terres à usage agricole était, entre 2006 et 2009, de 93 000 hectares par an en moyenne (ministère de l’Agriculture, Agreste Primeur, 2010). libération du foncier et d’analyser leurs effets en périphérie urbaine à travers l’exemple de Meknès. Cette agglomération de 599 555 habitants en 2004 a une population estimée aujourd’hui à près de 750 000 habitants. Située au nord-est du pays, Meknès présente un intérêt particulier pour l’étude : elle est d’abord considérée comme l’un des principaux pôles agricoles du Maroc. Elle a par ailleurs connu un étalement urbain marqué pendant les dernières années. Pour cela, nous montrons dans une première partie les résultats d’une analyse diachronique de l’usage du sol à Meknès, afin de dégager les principales formes et dynamiques de l’urbanisation affectant les terres agricoles. Dans une deuxième partie, nous centrons l’analyse sur le devenir des terres collectives des coopératives de la réforme agraire, issues de la redistribution du patrimoine foncier récupéré à l’Indépendance (Korachi Taleb, 1998). Bien que celles-ci, et notamment celles qui sont situées à proximité de la ville aient longtemps constitué un frein à l’urbanisation, du fait de leur statut collectif, celles-ci sont depuis 2005 touchées par de fortes transformations foncières à la faveur de l’application de la loi dite de la mainlevée, permettant aux agriculteurs bénéficiaires des terres des coopératives de devenir propriétaires en melk, propriété privée de droit musulman. S’inscrivant dans le droit-fil des préconisations des institutions internationales et des principaux bailleurs de fonds, reposant sur la conviction d’un lien de causalité direct entre accession à la propriété privée, intensification agricole et développement (Chauveau, 2007), ce dispositif a été mis en place dans le contexte d’une politique économique libérale pour favoriser les investissements et l’intensification agricoles, face au constat d’un certain immobilisme des systèmes de production et des pratiques agricoles dans le contexte des coopératives. Il a certes favorisé la transformation de certains systèmes de production, mais aussi la vente et l’achat de terres, et contribue aujourd’hui au mitage de l’espace rural périphérique. L’exemple des transformations de l’usage du sol dans la coopérative de Naı̈ji, commune rurale de Majjate, permet de rendre compte de ces dynamiques de concurrences 536 d’usage du sol et de l’impact de la pression urbaine sur les stratégies des agriculteurs. Ces changements et leur analyse font l’objet de la troisième partie de cette étude. Consommation des terres agricoles à Meknès : analyse satellitaire et dynamiques spatiales Le constat d’une consommation des terres agricoles situées en périphérie urbaine se heurte souvent à une incapacité à quantifier et à qualifier la forme de ce changement d’usage du sol. L’étude menée à Meknès a ainsi nécessité en premier lieu un diagnostic quantitatif. Le travail a consisté en la réalisation d’une cartographie par télédétection de l’occupation et de l’utilisation du sol de la zone de Meknès à deux dates (2001 et 2011), suivie d’une analyse de l’évolution spatiale de l’occupation du sol entre ces deux dates. La télédétection est une méthodologie performante pour l’analyse des dynamiques spatiales de changements d’usage de sol, qu’il s’agisse de la détection des dynamiques agricoles (Martı́nez et Mollicone, 2012) ou de l’évaluation spatiale des conversions des sols agricoles/urbains (Dupuy et al., 2012). En outre, le recours à des images satellitaires s’est avéré particulièrement adapté dans ce cas d’étude où les informations spatialisées disponibles sur le terrain sont peu nombreuses et non exhaustives. Le choix des images a relevé de plusieurs options méthodologiques. En premier lieu, le choix de la décennie 2001-2011 permet d’aborder des changements récents et liés à l’introduction de dispositifs réglementaires ayant un impact sur les formes et l’ampleur de l’urbanisation, tels la dérogation ou la réforme de la mainlevée, considérés plus loin. D’autre part, cette période permet de disposer d’images à haute et très haute résolutions spatiales, assurant une qualification plus aisée des types d’occupation du sol, une vérification sur le terrain permettant de valider Cah Agric, vol. 22, n8 6, novembre-décembre 2013 100 km Tanger Kénitra Salé Casablanca Fès RABAT MEKNES Population (2010) 3 350 000 Marrakech 646 000 Occupation du sol (2011) Espace bâti Autres Céréaliculture et sols nus agricoles Arboriculture Maraîchage et fourrage Sols nus Forêt Végétation naturelle N Eau Communes 0 Pas de données disponibles Autoroute Routes principales Autres routes 5 Km Sources : (c) CNES 2010-2011, ANCFCC Réalisation : J. Azodjilande, J.-P. Chéry Figure 1. Occupation du sol en 2011 dans la commune de Meknès et les communes périphériques. Figure 1. Land use in 2011 in Meknes and peripheral municipalities. la dernière année. Les variations phénologiques et les changements intersaisonniers ont été pris en compte par le choix de deux images par année retenue. Enfin, l’utilisation des deux modes d’acquisition des images pour une même date a été privilégiée : mode panchromatique, adapté à la description des formes spatiales grâce à la fine résolution disponible, et mode multispectral, adapté à la description des types et natures des surfaces. D’autres critères ont été enfin considérés pour chaque scène : faible couverture de nuage, angle d’acquisition et géoréférencement. Le traitement et la classification des images ont été réalisés selon la méthode de la classification orientée objet, méthode considérée comme la plus adaptée pour l’analyse satellitaire de territoires complexes comme les territoires périurbains (Forster et al., 2009). Les informations recueillies ont été complétées par des données SIG2 (limites administratives, réseau routier, hydrographie) issues de bases open source. Enfin, une validation des résultats a été effectuée selon une série de 2 SIG : système d’information géographique. 260 points de contrôle acquis sur le terrain par relevés GPS3, validation montrant un niveau élevé de précision globale (91 %). Cette validation a permis de produire la carte des usages du sol pour 2011 (figure 1). L’analyse des changements, à partir des deux cartes d’usage de sol avec la classification simplifiée (figure 2), est présentée en termes de surfaces par classe d’usage des sols dans le tableau 1, sous la forme d’une matrice de transition entre 2001 et 2011. Dans l’espace retenu pour l’analyse4, 2,4 % des zones agricoles caractérisées en 2001 étaient urbanisées en 2011, tandis qu’un pourcentage plus élevé (6,1 %) était passé dans la catégorie de sols nus, changement qui peut être considéré comme la première étape dans le processus d’urbanisation. En une décennie, l’espace urbanisé a 3 GPS : Global Positioning System. L’emprise des images satellitaires, centrée sur la ville de Meknès, ne se superpose pas exactement avec les unités territoriales utilisées dans la suite de l’étude. L’occupation du sol a donc été étudiée seulement dans les dix communes de l’agglomération de Meknès, dont deux sont en partie couvertes par cette information. 4 Cah Agric, vol. 22, n8 6, novembre-décembre 2013 537 progressé d’un tiers, passant de 3 084 à 4 087 hectares, soit un taux annuel moyen de variation de + 2,86 % (environ 100 hectares par an). Parmi toutes les zones de changement, celles montrant un passage de l’agricole vers l’urbain ou vers du sol nu ont été isolées et sont visibles sur la figure 3 : la plupart des surfaces urbanisées ou en phase d’urbanisation sont localisées autour du centre-ville, et en particulier dans la frange ouest de la ville, concernant principalement la partie sud-ouest de la commune de Meknès ainsi que la commune de Majjate, liées à la construction d’un centre commercial, et plus récemment à la réalisation de nouveaux programmes de logements sociaux. Dans le même temps, sont identifiés des axes d’urbanisation principaux, correspondant, d’une part, à la route nationale reliant Meknès et le Sud du Maroc, appelée « la route du désert », et, d’autre part, à la route nationale joignant Meknès et Fès, les deux principales villes de la région Meknès-Tafilalet. Dans ce dernier cas, les constructions sont liées surtout à la réalisation du nouveau centre urbain de Ouislane, en partie sur des terres collectives appartenant à la tribu guich5 de Dkhissa. Dar Oum Soltan Dkhissa Oued Jdida Ouislane Évolution de l’espace bâti Extension du bâti entre 2001 et 2011 Toulal Bâti existant en 2001 Meknès Aït Oualal Autres types artificialisés Sidi Slimane Moul Kifane Communes Pas de données disponibles Axes principaux d’urbanisation Majjate N 5 0 Km Boufekrane Sources : (c) CNES 2010-2011, ANCFCC Réalisation : J. Azodjilande, J.-P. Chéry Figure 2. Évolution de l'espace bâti entre 2001 et 2011 et principaux axes de l'urbanisation. Figure 2. Artificial surface changes (2001-2011) and the main orientations of urbanization. Une analyse plus qualitative sur les formes spatiales des changements a été également effectuée. Une analyse radiale a permis d’établir des gradients d’évolution de surfaces construites selon la distance depuis le centre-ville de Meknès et des gradients d’évolution de surfaces agricoles. Entre les deux dates, les terres agricoles sont consommées pour l’urbanisation de manière très contrastée selon les communes, pour lesquelles la position relative au centre de Meknès est un facteur évidemment très fort : en dix ans, c’est la commune de Ouislane qui a eu le transfert des terres agricoles vers l’urbain le plus élevé (26,1 %), suivie de Meknès (22 %), Boufekrane (10,4 %) et Toulal (7 %). Hormis Boufekrane, qui apparaı̂t comme un centre urbain en relais vers le sud, sur la marge de la zone intercommunale, les deux communes de Ouislane et Toulal supportent une grande partie de la pression de l’urbanisation sur l’agriculture. Les autres communes, à superficie plus grande et plus périphériques sont moins touchées : Dar Oum Soltan et 5 Le statut foncier guich correspond à des terres appartenant à l’État ayant été attribuées en jouissance perpétuelle, par les sultans du Maroc, à certaines tribus, en récompense de services militaires rendus. Dkhissa, au nord, voient peut être leur situation d’accessibilité plus difficile, en contrebas de l’escarpement de Meknès, jouer un rôle de frein dans l’urbanisation (à part la partie sud-est de Dhkissa, proche de Ouislane), tandis que Majjate et Sidi Slimane Moul Kifane, sur la plaine du Saı̈s, n’ont que l’autoroute comme frein à l’expansion urbaine. Concernant l’évolution des formes de croissance du bâti, une analyse de la typologie texturale du bâti montre que 20 % des nouvelles constructions en 2011 peuvent être considérés comme relevant d’une densification du tissu urbain existant, par « infiltration » dans les interstices disponibles. La très grande majorité (80 %) de la progression du bâti est ainsi caractérisée par une extension périphérique. Ressorts législatifs de l'urbanisation des terres agricoles à Meknès La croissance urbaine de Meknès s’opère ainsi au détriment de terres 538 agricoles réputées fertiles dans cette plaine du Saı̈s. Différents éléments permettent de mettre en perspective les données présentées dans cette première partie : ils ont trait au contexte réglementaire relatif à l’urbanisme, ainsi qu’à la structure et à la spécificité du foncier agricole marocain et meknassi. En premier lieu, la préservation des terres agricoles vis-à-vis de l’urbanisation n’est pas la préoccupation première des politiques publiques marocaines. Ancienne, la crise du logement se prolonge au début du e XXI siècle : le besoin en logements est mal couvert, notamment pour les populations à faibles revenus. L’exode rural, bien que moins intense que post-Indépendance, est évalué à 106 000 personnes par an entre 1994 et 2004 (Recensement général de la population, 2004). Les projets de résorption des bidonvilles et quartiers clandestins lancés au début des années 1980 sont revenus sur le devant de la scène à la faveur des politiques de lutte contre la pauvreté instaurées depuis 1998 (Le Tellier, 2010). La construction de logements sociaux est devenue l’une des priorités nationales. La mise à disposition de terres agricoles pour l’urbanisation se justifie ainsi, même si les opérations de Cah Agric, vol. 22, n8 6, novembre-décembre 2013 Tableau 1. Changement d'usage du sol et évolution des surfaces entre les années 2001 et 2011. Table 1. Land use changes and surface evolution (2001-2011). Usage du sol 2011 (ha) Usage du sol 2001 (ha) Surfaces agricoles Espaces urbanisés Végétation naturelle Sols nus Non classé Surfaces agricoles s Espaces urbanise Vegetation naturelle Sols nus Non classe 33 263 0 597 2 155 271 922 2 090 69 841 334 564 0 1 475 220 45 2 286 376 188 1 284 119 696 458 164 458 1 335 37 3 2 4 1 Total 36 285 4 087 2 474 4 253 3 111 50 210 relogement engagées tendent de fait à masquer la récupération de terrains à haute valeur foncière et certaines pratiques spéculatives de la part des autorités locales (Navez-Bouchanine, 2003). Dans ce contexte peu favorable, le maintien de terres agricoles demeure toutefois une préoccupation majeure. Le soutien et le développement de l’agriculture constituent l’un des autres piliers des politiques publiques marocaines (Hervieu et al., 2006). La consommation ou l’artificialisation des terres agricoles, bien que peu quantifiées (CRTS, 1998 ; INAU, 2005), est pointée comme un problème réel et le devenir de terres fertiles dans un contexte de retour en force de la question de la sécurité alimentaire est sujet à inquiétude (Abouhani, 1996 ; Abis, 2010). Un ensemble de lois et règlements liés à l’urbanisme intègrent ainsi la préservation des terres agricoles. À l’échelle nationale, la loi 12/90 relative à l’urbanisme stipule la nécessité de « préservation de terres agricoles et des dont la coopératives de Naïji Zone urbanisée en 2011 Dar Oum Soltan Communes Oued Jdida Dkhissa 17 5 Ouislane 1 16 2 15 3 14 Toulal 13 Meknès Aït Oualal 12 8 4 10 7 9 11 Sidi Slimane Moul Kifane Majjate Liste des coopératives agricoles 1 - Massari 2 - Sakia Hamra 3 - Wad Eddahab 4 - Lakbira 5 - Al Widad 6 - Zwawqa 7 - Naïji 8 - Enasr 9 - Chorfa 10 - Saada 11 - Wislane 12 - Izdihar 13 - Ettifak 14 - Fath 15 - Menzeh 16 - Najah 17 - Sidi Chellah 18 - Niya 19 - Amal 20 - Aït Chaou 20 18 N 19 5 0 Km Boufekrane Sources : (c) CNES 2010-2011, ANCFCC Réalisation : J. Azodjilandem J.-P. Chéry Figure 3. Localisation des coopératives agricoles et état de l'urbanisation en 2011. Figure 3. Location of agricultural cooperatives and status of urbanization in 2011. Cah Agric, vol. 22, n8 6, novembre-décembre 2013 539 731 084 494 958 943 zones forestières lors de la détermination par le Schéma Directeur d’Aménagement Urbain (SDAU) des zones nouvelles d’urbanisation ». Pour cela, les commissions d’élaboration des SDAU ainsi que celles réalisant ultérieurement les Plans d’Aménagement et siégeant pour l’attribution des permis de construire ou de lotir comprennent obligatoirement un représentant du ministère de l’Agriculture à travers un agent de la Direction provinciale de l’agriculture (DPA) ou de l’Office régional de mise en valeur agricole Coopératives agricoles 6 Total (ORMVA). Dans le cadre d’une cession ou d’une location de terre agricole, la commission est tenue de « veiller à la préservation des terrains à hautes potentialités agricoles (. . .) contre toute autre utilisation non agricole ». La détermination de ces terres à « haute potentialité », pas seulement motivée par la problématique de l’urbanisation, fait l’objet d’une étude menée depuis 1988 par l’Inra marocain et visant à cartographier la valeur agricole des terres, et ce, sur l’ensemble du Maroc (Osghiri et al., 2005). Elle n’est pas encore élaborée pour la ville de Meknès. À Meknès, la question de la préservation des terres agricoles est bien présente dans l’élaboration et le suivi des documents de planification et d’urbanisme. Le SDAU de 1992, validé en 2001, intègre ainsi une zone dite « d’agriculture intensive », qui correspond à une vaste ceinture verte au sud de la ville. Il planifie l’extension urbaine dans des limites précises et oriente l’urbanisation vers les zones agricoles les moins productives. L’urbanisation périphérique observée se développe notamment dans 12 zones d’urbanisation nouvelles (ZUN) ouvertes à l’urbanisation sur 1 303 hectares de terrains publics ou collectifs en vue de la construction de programmes de logements sociaux. Dans la pratique cependant, la construction de logements sur des terrains non aedificandi est courante. Cette urbanisation n’est d’ailleurs pas seulement le fait de constructions non réglementaires, ce que nous détaillons plus loin. Dans le même temps, la relative rareté du foncier disponible pour l’urbanisation, en raison de l’importance des statuts fonciers collectifs (35,4 %), accroı̂t la pression sur les terres melk et tend à renforcer un processus de spéculation bien connu en périphérie urbaine (Elloumi et Jouve, 2003). La recherche de terres pour l’urbanisation s’est ainsi opérée dans un contexte de forte contrainte foncière, contexte libéré à la faveur de deux lois : la dérogation (1999) et la mainlevée (2005). Voulant dynamiser le marché foncier pour réaliser les objectifs de développement économique et de construction de logements sociaux, la loi de la dérogation aux lois 12-90 et 25-90 qui régissent l’occupation des sols au Maroc traduit la volonté du gouverne- ment de promouvoir l’investissement en accélérant les procédures relatives à l’attribution de permis de construire. Elle vise plus clairement à débloquer les dossiers « en souffrance », le plus souvent, à cause de l’incompatibilité avec les dispositions des documents d’urbanisme. Elle permet ainsi la construction de logements en périphérie urbaine dans des contextes règlementaires pourtant initialement défavorables. Nombre d’acteurs locaux, impliqués dans les décisions d’urbanisme et membres des commissions de dérogation, font partie du jeu de spéculation foncière. À Meknès, comme ailleurs au Maroc, l’usage de la dérogation, loin d’être exceptionnel, est devenue la règle, « moyen régulateur des infractions urbanistiques » (Agence urbaine Meknès, 2005). Si la dérogation a permis de débloquer des projets d’investissement, ses effets négatifs sont nombreux. D’une part, chaque projet de dérogation étant étudié de manière isolée, on constate une forme de mitage de l’espace rural périphérique. D’autre part, le nombre important de projets dérogés tend à affaiblir la légitimité des documents d’urbanisme réduits à de simples documents consultatifs. Malgré la circulaire de 2010 visant à privilégier les projets de logement social, la dynamique de dérogation reste forte à Meknès où 103 projets ont été soumis pour examen en 2011. Le logement social semble constituer aujourd’hui une opportunité et une justification pour les promoteurs privés afin de construire des logements autres que sociaux et une manière de légitimer leurs projets immobiliers. En second lieu, la volonté du gouvernement marocain de stimuler l’investissement agricole s’est traduite par une libération du foncier agricole des coopératives de la réforme agraire. Mise en place pour favoriser l’intensification agricole face au constat d’un certain immobilisme de ces coopératives, cette loi de la mainlevée a eu un impact notable pour la ville de Meknès et sa périphérie, où 32 coopératives couvrent une superficie totale de près de 14 979 hectares et une surface agricole utile (SAU) potentielle de 14 010 hectares (figure 3). Ce dispositif a produit des effets non souhaités, en favorisant notamment la vente et l’achat massif de terrains. 540 Sur les terres en coopératives agricoles localisées dans les dix communes de la zone d’étude (représentant en 2008 environ 8 772 hectares), l’analyse des changements d’occupation du sol concerne 6 691 hectares : en dix ans (2001-2011), les surfaces agricoles et les sols nus associés sont passées de 99 à 98,2 % de la superficie totale de ces coopératives, tandis que les espaces urbanisés passaient de 29 à 85 hectares. La coopérative de Sidi Slimane Moul Kifane, au sud-est du terrain militaire de Meknès, représente le tiers de ces changements ; elle rejoint ainsi la coopérative agricole de Naı̈ji comme coopérative à l’emprise urbanisée notable. Dérogation et mainlevée ont permis la libération accélérée de terres agricoles pour l’urbanisation. Ces dispositifs ont été saisis principalement par les acteurs de la promotion urbaine, dans une dynamique de construction dépassant les besoins en logement identifiés pour Meknès (Observatoire régional de l’habitat, 2008). La pression sur les terres agricoles situées en périphérie urbaine découlant de cette libération du foncier, et le prix élevé du foncier à bâtir ont occasionné de nombreuses transformations de l’activité agricole en périphérie de Meknès : vente certes, mais également transformation des systèmes de production dans une perspective d’attente, ou encore modification des pratiques afin de mieux résister aux évolutions. Selon nos observations, fondées sur les prix déclarés par les agriculteurs, le prix pratiqué lors de cessions de terres de la réforme agraire situées dans l’immédiate périphérie de Meknès varie entre 150 et 300 dirhams (DH ; 100 DH = 8.9429 euros) le mètre carré. Dans des coopératives plus éloignées, comme Sakia Hamra, les prix varient entre 40 et 60 DH. Mais la distance au centre n’est pas le seul critère : pour Niya, éloignée du centre urbain mais située à proximité de la route principale, d’activités industrielles et du centre de Boufekrane, les prix varient entre 250 et 300 DH. Pour mieux rendre compte des stratégies différenciées d’acteurs agricoles face au changement imposé par l’urbain, nous nous intéressons à une coopérative agraire située à l’immédiate périphérie sudouest de Meknès, dans la commune rurale de Majjate. Cah Agric, vol. 22, n8 6, novembre-décembre 2013 Mainlevée et stratégies foncières des agriculteurs dans la coopérative de Naïji, commune rurale de Majjate La coopérative Naı̈ji (figure 3) permet d’évoquer les stratégies foncières des agriculteurs. La coopérative regroupe 39 attributaires, dans deux zones : la zone principale et le sous-centre, qui correspond à la zone industrielle de la commune de Majjate. Sur la partie principale de la coopérative, sur 31 lots d’une superficie moyenne de 10 hectares, 7 ne sont pas encore vendus, et 5 sont vacants. Cinq agriculteurs maintiennent une activité agricole alors que deux sont en arrêt d’exploitation dans l’attente d’une cession des terres. Chaque attributaire a négocié individuellement avec le ou les promoteurs, sans que la coopérative ne serve d’interlocuteur collectif dans les discussions préalables à la vente. Les stratégies des agriculteurs témoignent d’une prise en compte du marché foncier en périphérie urbaine (Laraki, 2012) et d’un positionnement vis-à-vis de ce marché. La croissance urbaine est perçue comme une menace directe portée sur l’activité agricole, en même temps qu’une opportunité réelle d’accroı̂tre le revenu, faible pour la plupart des agriculteurs, par le biais de la vente des terres plutôt que par le changement des pratiques agricoles. Une analyse des stratégies des 31 attributaires montre toutefois la diversité des motivations à la vente ou au maintien (figure 4). Une large majorité des attributaires a opté pour la vente de leurs terres suite à leur melkisation. Si la vente peut être motivée par le profit (agriculteurs pauvres, activité à faible rendement ; agriculteurs âgés, héritiers nombreux ou non motivés par l’agriculture ; agriculteurs séduits par la rente élevée possible), et être synonyme de sortie de l’agriculture, elle peut également s’inscrire dans une volonté d’investissement dans l’agriculture, sur place ou ailleurs (rachat de terres meilleures, d’une plus vaste superficie, plus loin, associant un investissement dans le matériel et l’irrigation). Le maintien, concernant ici cinq agriculteurs seulement, regroupe lui-même deux types de stratégies : volonté de conserver l’activité agricole, se limitant ici à un seul attributaire, ou stratégie spéculative d’attente, où l’activité agricole se concentre sur des cultures maraı̂chères ou céréalières. Ce type de stratégie peut même se décliner en un fractionnement de la vente en deux phases afin de maximiser le profit, permettant ainsi, pour le cas du lot 7 de cette coopérative, de voir le prix de vente à l’hectare passer de 1,6 à 3 millions de dirhams. Les stratégies observées dans le cas de cette coopérative ne nous ont pas permis de rencontrer des cas de vente partielle, associée à des investissements (achat de matériel agricole) et des innovations techniques (irrigation par goutte à goutte) permettant d’améliorer rendements et revenus sur les terres restantes. Dans ces cas, le maintien en agriculture, qu’il soit partiel ou total, s’inscrit dans une stratégie d’intensification de la production sur la partie restante des terres et va de pair avec un changement de production agricole, en lien avec les aides accordées par le PMV. Les adaptations des systèmes de production au changement introduit par l’avancée du front urbain sont, dans le cas de cette coopérative, inexistantes. La question se pose ainsi de la durabilité de cette agriculture. Agriculture urbaine ? Il apparaı̂t qu’il s’agit davantage d’une agriculture proche de l’urbain, prise dans les jeux de spéculation foncière et de concurrence d’usages usuels. La consommation des terres agricoles périurbaines est perçue comme logique, bien que regrettable par les agriculteurs, tandis que les acteurs de la gestion urbaine, utilisant les dispositifs réglementaires à leur disposition, mettent en avant les besoins (réels ou fictifs) de foncier pour la construction de logements, comme cela a pu être observé ailleurs (Jouve et Vianey, 2012). Conclusion La consommation des terres agricoles en périphérie de Meknès est notable. Au-delà de la disparition de terres fertiles, l’urbanisation reconfigure les stratégies des agriculteurs, dans le cadre d’un marché foncier où le prix des terrains à bâtir incite les agriculteurs à une cession des terres, source d’une rente élevée, d’autant plus bienvenue qu’elle vient supplanter des revenus issus de l’agriculture souvent faibles. La durabilité de l’agriculture urbaine est compromise par ces pratiques, ignorant leur impact négatif éventuel sur l’activité agricole et le territoire en son ensemble. Pour autant, c’est bien l’absence de régulation foncière publique qui est motrice des changements observés (Jacobs, 2008). L’artificialisation des terres s’opère via des dispositifs réglementaires nationaux détournés de leur objectif initial : dérogation et mainlevée, marquées d’une orientation politique libérale et utilisant la ressource foncière pour Changement d’activité (commerce ; immobilier) (4) Arrêt de l’activité agricole Vente (19) Types de stratégies foncières Retraite (5) Reprise activité agricole sur des terres plus éloignées (6) Pluriactivité : activité urbaine et activité agricole sur de nouvelles terres (4) Arrêt de l’activité agricole (2) Non-vente (7) Maintien de l’activité agricole (5) Figure 4. Stratégies foncières des attributaires de la coopérative de Naïji. Figure 4. Land strategies of farmers of the Naïji cooperative. Cah Agric, vol. 22, n8 6, novembre-décembre 2013 541 Investissement technique sur l’exploitation (1) Cultures d’attente : céréales, maraichage (4) stimuler l’investissement, concourent à un mitage de l’espace périphérique au mépris de documents d’urbanisme élaborés localement tels le SDAU. Ce dernier, dont on ne peut que constater la faible efficience des mesures de protection des terres agricoles qu’il proposait, est quant à lui fondé sur une « idée duale de préservation de l’agriculture seulement là où elle peut être productive, et de son effacement progressif ailleurs au profit d’autres usages » (Vianey et al., 2006), ici résidentiels et industriels. Une gouvernance foncière locale, intégrant l’agriculture dans les plans d’aménagement urbain et s’assurant de l’efficacité des mesures et zonages préconisés, fait défaut à Meknès. Ce constat renvoie au difficile dialogue entre instances urbaines et agricoles, mais également au succès mitigé de la mise en place de la décentralisation au Maroc (Planel, 2009). Ainsi, si l’on peut observer, en Europe mais aussi dans des pays du Sud, l’émergence d’initiatives formelles ou informelles qui concourent à intégrer l’agriculture au développement urbain (Soulard et al., 2011) et à mettre en avant la multifonctionnalité de l’activité agricole, ce n’est pas le cas à Meknès. L’émergence d’une agriculture insérée dans l’urbain, adaptant production et commercialisation à un marché spécifique, ou reconnue dans ses fonctions non productives, est peu perceptible. La demande elle-même pour le développement d’une telle agriculture urbaine est ambiguë. Les services agricoles ne reconnaissent pas de spécificité aux agricultures urbaines et périurbaines et se positionnent même en rejet de l’agriculture intra-urbaine se développant dans l’une des trois vallées qui sillonnent la ville, agriculture diversifiée (maraı̂chage, arboriculture, élevage) mais marginalisée et peu insérée dans une dynamique de modernisation et de mécanisation, et considérée de ce fait comme une non-agriculture. Certains acteurs de la gestion urbaine pourraient cependant commencer à porter un regard neuf sur l’agriculture urbaine, dans un contexte favorable à la mise en œuvre d’un développement urbain durable, qui occupe une place croissante dans les politiques publiques urbaines marocaines (Philifert, 2011). À Meknès, la prise de conscience, par l’Agence urbaine en pre- mier lieu, du rôle potentiel de l’agriculture au sein de l’espace urbain a ainsi mené à une réflexion sur l’aménagement possible de l’une des vallées intra-urbaines en référence aux modèles de trame verte promus en Europe et particulièrement en France, et s’inspirant par ailleurs des modèles de parcs multifonctionnels incluant l’agriculture (Duvernoy et al., 2005). Ce changement de regard porté sur l’agriculture urbaine et périurbaine, préalable nécessaire à un changement des pratiques, n’en est cependant qu’au stade d’ébauche : le rapport diagnostic préalable à l’élaboration du nouveau SDAU de Meknès réalisé en 2012 ne mentionne ainsi ni l’agriculture urbaine ni ce projet paysager prometteur porté un temps par l’Agence urbaine. & Remerciements Cette recherche a été financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR) via le projet DAUME n˚ ANR-2010-STRA-007-01. Les données sont issues d’entretiens réalisés en 2011 et 2012 auprès des services de la DPA de Meknès, de l’agence urbaine de Meknès, et d’agents du Centre de travaux agricoles, émanation locale du ministère de l’Agriculture, de Majjate, ainsi qu’auprès de 30 agriculteurs attributaires de la coopérative Naı̈ji. Références Abis S, 2010. Convoitises sur les terres agricoles : les pays arabes au coeur du débat. Montpellier : Ciheam. http://www.ciheam.org/index.php/fr/observatoire/etudes-et-veille/notes-danalyse Abouhani A, 1996. L'impact de la politique d'urbanisation poursuivie au Maroc sur l'espace agricole. In : Ben Ali D, Di Giulio A, Lasram M, Lavergne M, éds. Urbanisation et agriculture en Méditerranée : conflits et complémentarités. Paris : L'Harmattan. Agence urbaine de Meknès, 2005. 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