monkology-mc - Patrick Villanueva

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monkology-mc - Patrick Villanueva
22/10/16
Monkology
Patrick Villanueva
« Talking about music is like dancing about architecture » (T. Monk)
Ornithology... Anthropology... Epistrophy... Monkology, une science pour rire ?
La musique de Thelonious Sphere Monk (1917-1982) apparaît immédiatement à l'auditeur comme
une expérience hors norme et unique ; on pourrait la voir comme un accident de l'histoire de la
musique, mais son approche singulière a incontestablement entraîné le jazz et plus généralement les
musiques improvisées du 20e siècle dans des voies inédites. Bill Evans, pianiste dont le raffinement
semble l'opposer en tout point à cette approche plutôt rugueuse, a écrit de lui : « Thelonious Monk
is an example of an exceptionally uncorrupted creative talent. » C'est bien d'authenticité qu'il est
question.
Le pianiste, compositeur et chef d'orchestre a certes partagé et enrichi les recherches du jazz des
années 1940, au même titre que ses collègues instigateurs du mouvement bebop. Il a en outre
apporté un caractère véritablement « moderniste » à ce bouillonnement créatif, par ses compositions
et dans son traitement instrumental. Par la suite, dans les années 1950-60, ses accompagnateurs et
solistes, non des moindres 1, ont largement tiré profit de leur participation à son orchestre, que l'on
pourrait voir comme une rampe de lancement à leur propre singularité créative. Cherchaient-ils le
succès ? Certainement pas en collaborant avec un musicien aussi marginalisé à son époque. Était-ce
par adhésion à une école stylistique ? Pas vraiment, car chacun a développé par la suite un
cheminement artistique distinct et singulier, sans référence explicite à leur passage chez Monk ;
c'est d'ailleurs probablement la véritable nature de leur apprentissage. Dans le fond, l'idée d'être
confronté, ne serait-ce que temporairement, à un univers musical sans compromission, est pour le
musicien de jazz un passage obligé, une expérience des limites qui ne se passe d'ailleurs pas
toujours dans la sérénité.
On trouve par ailleurs une lignée de musiciens qui se réclament plus directement d'une approche
prétendument naïve souvent associée à celle de Thelonious Monk ; des pianistes, dans un premier
temps, Randy Weston, Mal Waldron, Abdullah Ibrahim, mais aussi des libertaires qui, à l'instar de
1
Entre autres, pour les plus célèbres, Sonny Rollins et John Coltrane, les deux saxophonistes les plus en vue à cette
époque.
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Cecil Taylor et Steve Lacy, ont fait les beaux jours des « musiques improvisées » des années 19601970. Il n'est aujourd'hui pas une année qui ne produise son lot d'interprétations ou d'hommages au
répertoire, à l'oeuvre, à l'esthétique, à l'approche, au jeu, à la poésie, à l'image... voire à la
philosophie (?) « monkienne ». Comble du paradoxe pour rendre hommage à un iconoclaste, il
existe un Thelonious Monk Institute of Jazz qui organise un concours et remet chaque année un prix
d'excellence.
Le jazz devenant aujourd'hui, par un effet d'éloignement historique, une tradition musicale du 20 e
siècle, l'approche de Thelonious Monk se révèle être un domaine de savoir qui perdure au 21 e siècle.
Si la « Monkologie » prétend par boutade être une méthode scientifique, c'est incontestablement une
recherche de terrain. Étudier Monk, c'est avant tout le jouer.
Jouer comme Monk, jouer Monk ?
Il agace, fascine, interroge, émerveille encore et toujours. Le pianiste qui joue des fausses notes ! Le
pianiste qui ne joue pas ! L'image qu'il donne, avec ses multiples chapeaux, sa danse étrange, son
comportement déroutant, en fait une personnalité prégnante dès qu'on l'aborde. Thelonious Monk
est source de questionnements pour le musicien : faut-il jouer des fausses notes, ne pas jouer, porter
des chapeaux ou danser autour du piano pour le comprendre ? Oui et non.
Environ soixante dix de ses compositions sont répertoriées, dont quelques unes sont devenues des
mélodies aisément identifiables, à commencer par la ballade 'Round Midnight. À propos de ce
thème, on peut remarquer pour commencer cette investigation « monkologique » que :
1. Le premier enregistrement est réalisé par l'orchestre de Cootie Williams en 1944, dans une
version un peu grandiloquente, avec une mélodie et des harmonies sur la partie centrale
(attribuées au chef d'orchestre) qui disparaitront dans les versions ultérieures ;
2. L'introduction et la coda, qui font définitivement partie de la composition, ont été conçues
par Dizzy Gillespie, qui revendiquera à ce propos la co-invention de l'accord demi-diminué.
La composition est enregistrée pour la première fois par Monk lui-même en 1947, dans une
version ténébreuse, presque lugubre, en tout opposée à celle de Cootie Williams ;
3. La version qui fera véritablement connaître cette composition est celle de Miles Davis en
1956, soit une douzaine d'année après la première version enregistrée ; sans Thelonious
Monk, avec des harmonies « inexactes » par endroits, un interlude qui double le tempo du
morceau, c'est un enregistrement emblématique d'une élégance crépusculaire toute
« davisienne » ;
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4. Il a été édité tardivement une version « in progress » de 1957 qui dure plus de vingt minutes,
où Monk semble recomposer sa propre composition, moment volé aux méandres de
l'élaboration de sa pensée musicale.
C'est déjà en dire beaucoup sur la singularité de l'art de Thelonious Monk, qui est en tout d'abord un
art du temps situé sur plusieurs échelles simultanées ; l'importance qui est habituellement donnée
par les analyses à son harmonie, sa conduite mélodique, sa technique instrumentale, son
comportement sur et hors scène, jusqu'à ses relations avec les femmes, ne fournit pourtant pas de
clés suffisantes à cet art fait de simultanéité et de décalage, de continuité et de rupture. Il s'agit d'une
logique globale, que l'on perçoit directement dans chaque interprétation comme dans le déroulement
chaotique de sa carrière.
Le système musical échafaudé méticuleusement par le compositeur, fait de motifs mélodiques,
rythmiques et harmoniques somme toute assez faciles à appréhender par un néophyte et logiques
pour un musicien exercé, développe son potentiel de complexité quand il est mis en jeu dans une
dimension temporelle où le son et le silence prennent leur place respective. Jouer Monk, c'est
reconsidérer intégralement l'espace musical dans lequel se passe la musique (orchestre, instrument),
ainsi qu'il le fait lui-même : passer d'une pompe stride2 des plus rustiques (option fréquente en solo)
à une déstructuration apparente ou effective de la carrure habituelle de huit mesures ( Crepuscule
with Nellieparmi d'autres), ou encore fractaliser de façon radicale les éléments mélodiques et
harmoniques d'une mélodie à succès (Just a Gigolo, Darn that Dream, etc.), ne sont que des
éléments factuels d'une démarche globale. Posons les bases d'un idéal type 3 « monkologique » :

La prédominance de l'accord de dominante qui devient un centre de gravité instable, créant
ainsi une impression de tonalité relative (Epistrophy par exemple) ;

La simultanéité « dialogique »4 d'une mélodie éminemment tonale avec une marche
harmonique apparemment contradictoire induit l'apparition d'altérations imprévues (Tea for
Two, Off Minor entre autres) ;

L'unicité de la tonalité du blues (toujours en Si bémol) donne une vision kaléidoscopique
des diverses thématiques (Blue Monk, Straight No Chaser, Bolivar Blues, Misterioso, etc.) ;
2
3
4
Type classique d'accompagnement de la main gauche, utilisé par James P. Johnson, un des maîtres du genre, qui
était son voisin à New York dans sa jeunesse.
Au sens du sociologue Max Weber.
Terminologie empruntée à Mikhaïl Bakhtine, théoricien de la littérature.
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
4
La récurrence d'empreintes typiquement pianistiques, qui relient directement le geste au son
(gamme par ton, runs5, seconde majeure, neuvième mineure), au-delà de considérations
harmoniques analysables ;

Un accompagnement fait de ruptures sonores, rythmiques et harmoniques, jusqu'au silence
absolu, qui suscite la remise en question permanente de ce qui est joué par le soliste et la
section rythmique ;

Et bien sûr la danse, moment de présence-absence semblant matérialiser l'espace « sacré »
dans lequel « l'individu fait [...] l'expérience de la vie créative. » (D.W. Winnicott)6
Cette approche pluridimensionnelle rend bien sûr l'analyse complexe, et même parfois mystérieuse,
de par l'interpénétration des éléments musicaux, physiques et psychiques. Cela amène du coup
certains admirateurs à faire de Thelonious Monk un prophète ! Le caractère foncièrement prosaïque
de sa musique, immédiatement perceptible, semble plutôt révéler la découverte d'une intériorité
sonore, qu'il semble d'ailleurs contempler dans les résonances parfois interminables des fins de
morceaux. De façon très organique, Monk entend des fréquences qu'on ne perçoit pas si on n'y prête
pas attention7. À l'échelle humaine, le silence n'est pas l'absence de son, mais l'absence de
perception du son : « The loudest sound in the universe is silence. » (T. Monk)
Prophète ou moine fou ?
« They say : oh, that's Thelonious Monk, he's crazy. » (T. Monk dans le film Straight No Chaser,
après avoir exécuté une de ses petites danses impromptues)
Dans une satire aujourd'hui bien connue des amateurs grâce à sa diffusion sur internet, un pianiste
éminent, Larry Goldings, incarne un musicien autrichien fictif, Hans Groiner, censé représenter un
esprit rationnel de façon certes un peu caricaturale. Celui-ci proclame ne pas aimer la musique de
Thelonious Monk et fait entendre comment en corriger les erreurs. Cela donne bien évidemment
une musique qui n'a plus rien à voir avec les distorsions habituelles. Par le renversement du
processus attribué à Monk de déstructurer la musique « normale », il en montre finalement le
caractère organique ; le concept fondé sur des normes esthétiques (juste, faux, beau, laid)
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Figure rapide sur l'étendue du clavier, facilitée par un doigté pianistique commode.
Dans Jeu et réalité. On devrait pouvoir justifier cette incarnation de la psyché sur scène par la présence maternante
constante des femmes de sa vie : Barbara, sa mère, Nelly sa femme et Pannonica de Kœnigswarter son égérie et sa
bienfaitrice. Le psychanalyste Donald Winnicott, dont un des sujets principaux est le lien de l'enfant et de la mère,
évoque à propos de l'origine de la créativité un « l'espace potentiel entre le bébé et sa mère, entre l'enfant et la
famille, entre l'individu et la société ou le monde », qui « dépend de l'expérience qui conduit à la confiance ».
Cet article a été écrit pour préparer un débat sur « Thelonious Monk : artiste, autiste, pianiste » (Festival Haizebegi
Bayonne 2016), lors duquel la psychiatre Cécile Lafitte a confirmé l'acuité sensorielle particulièrement exacerbée
des personnes atteintes d'autisme.
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appliquées à son univers sonore dénature fondamentalement une démarche qui semble plutôt être
éminemment physique : fréquences, résonances, rythme, temps, silence. Quelle est la nature du
normal ? Quelle est la norme du naturel ? Ce qui pourrait passer pour une abstraction métaphysique
serait en fait une immersion dans le monde physique du son. La remise en question des principes
acoustiques provient non pas d'une conception préalable de la musique, mais d'une réalité sonore en
relation directe avec la l'exploration physique du son, et de son effet sur l'imaginaire : « Penser,
c'est créer d'une manière précise et délibérée des liens entre ce qui est fait et ses conséquences »
(John Dewey)8.
La folie souvent commentée de Thelonious Monk fait penser à celle du Prince du Danemark 9, sans
la tragédie sombre, mais avec la même ironie grinçante : un jeu qui devient réalité, une réalité qui
n'est qu'un jeu, une liberté qui s'exprime dans le déni du mensonge et le questionnement de l'acquis,
et qui stimule l'apparition des enjeux profonds. C'est certainement cette perception aigüe du réel 10 et
de ses complexités qui est la plus troublante pour le musicien comme pour l'auditeur. Mais c'est
dans le même temps une logique intransigeante qui permet à qui s'y immerge de repousser les
limites de la raison et du concevable 11 : « All musicians are subconciously mathematicians. » (T.
Monk)
La leçon de Monk
Exprimer l'essentiel immédiatement est une exigence rare chez beaucoup de musiciens occidentaux
formés dans un contexte académique, pour qui la maîtrise de la technicité passe souvent avant tout :
tout explorer pour parvenir à une forme de transcendance esthétique. La musique de Thelonious
Monk, comme chez certains créateurs dont l'art se révèle dans un temps long, n'est en réalité ni
traditionnelle, ni académique, ni populaire, ni savante ; elle englobe tout cela et exige une maîtrise
de chaque instant. La compréhension passe ici par la perception des règles implicites qui ne sont
exprimées que sous une forme musicale. Pour connaître Monk, il est nécessaire et suffisant de le
pratiquer, par l'écoute, par le jeu, dans l'expérience individuelle et collective, tout en sachant que le
véritable sens de cette recherche est la découverte de soi. John Coltrane, qui s'est trouvé directement
confronté à la musique et à l'homme pendant six mois en 1957, est peut-être celui qui en a le mieux
compris la puissance heuristique, à son plus grand profit et sans y perdre son identité, bien au
8
9
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11
Dans Démocratie et éducation.
Hamlet de William Shakespeare.
Confirmée également par les recherches sur l'autisme.
Serait-ce incongru de mettre en perspective l'univers sonore d'Olivier Messiaen (1908-1992) avec celui de
Thelonious Monk, pour leur importance donnée aux couleurs du spectre sonore et à la simultanéité de multiples
dimensions temporelles ?
Monkology P. Villanueva
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contraire. Elle lui a certainement permis d'accéder à une nécessité musicale fondamentale, qui, ne
devenant réalité que par l'expérience du jeu, est une nécessité absolument relative. Tout est à
recommencer à chaque fois.
« I don't know what makes people talk. Maybe it's whisky... » (T. Monk)

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