1 Pourquoi l`hypothèse de marche aléatoire en théorie financière

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1 Pourquoi l`hypothèse de marche aléatoire en théorie financière
Franck Jovanovic (2001) « Pourquoi l’hypothèse de marche aléatoire en théorie financière ?
Les raisons historiques d’un choix éthique », Revue d’Economie Financière, 61, pp. 203-11
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Pourquoi l’hypothèse de marche aléatoire en théorie financière ?
Les raisons historiques d’un choix éthique.
Franck JOVANOVIC
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Une grande partie des travaux de la théorie financière actuelle repose de manière consensuelle sur
l’hypothèse selon laquelle les fluctuations des cours boursiers suivent une marche aléatoire
symétrique avec une distribution normale. Cependant, chacun sait que cette hypothèse n’est pas
vérifiée empiriquement de manière satisfaisante1 et que d’autres hypothèses susceptibles de
rendre compte des variations boursières existent2. Ces difficultés rappellent qu’il n’est peut être
pas inintéressant d’essayer d’expliquer pourquoi et comment cette hypothèse, à présent si banale,
s’est hissée au centre de la théorie financière et par quel hasard ou quelle nécessité historique elle
trouve son origine en France au milieu du XIXème siècle.
Historiquement, cette hypothèse a en effet été introduite en théorie financière en 1863
par un économiste français : Jules Regnault3. Dans son Calcul des chances et philosophie de la Bourse,
cet auteur s’appuie sur cette hypothèse pour construire le premier modèle de la théorie financière
moderne4 afin d’analyser les variations des cours boursiers –modèle qui sera repris en 1900 par
Louis Bachelier5. Nous voudrions montrer ici que le choix de cette hypothèse n’est pas fortuit
mais qu’il répond à des préoccupations éthiques propres au milieu du XIXème siècle.
SUR L’APPRECIATION PROGRESSIVE DU ROLE ECONOMIQUE DE LA BOURSE
Regnault souhaite « démontrer les dangers du jeu, en même temps que découvrir le but que doit
se proposer la Spéculation6 » ([1863], 1). Cet objectif n’est pas étranger au contexte dans lequel
cet auteur élabore sa « science de la Bourse » : il répond directement à une question du XIXème
Un exemple parmi d’autres : Fama et French (1987).
En particulier, Keynes et à sa suite André Orléan considèrent que les fluctuations des cours boursiers résultent des
croyances des agents. De même, l’hypothèse de distribution normale n’est pas la seule qui existe, elle n’est qu’un
choix conventionnel parmi d’autres –comme la loi de Levy, celle de Pareto ou encore celle de Pearson.
3 Pour une présentation détaillée des travaux de Regnault, voir Jovanovic (2000) et Jovanovic et Le Gall (2001).
4 Le terme de moderne désigne ici la théorie financière quantitative.
5 Voir Jovanovic (2000).
6 Dans les termes de Regnault, le « jeu » –également désigné à cette époque par le terme d’agiotage– correspond à un
pari basé sur des différences de prix dans le temps et renvoie à un comportement spéculatif de court terme. Tandis
que la « spéculation » correspond à un comportement de long terme basé sur les revenus distribués par les titres –
coupons ou dividendes.
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siècle relative au statut du marché boursier parisien comme aux opérations qui s’y traitent : dans
quelle mesure doit-on tolérer les marchés financiers ?
L’évolution du marché boursier parisien au XIXème siècle7 peut être analysée en trois
périodes –1800-1850 ; 1850-1870 ; 1870-1900– au cours desquelles un renversement dans
l’appréciation des marchés financiers s’est opéré, la période médiane se révélant une période de
transition. La première période (1800-1850) se caractérise par une domination des considérations
politiques ainsi que par une législation arbitraire et très sévère. Ces considérations trouvent leur
origine dans l’organisation de la Bourse de Paris telle qu’elle est établie en 1724 à la suite de
l’effondrement du « Système » de Law. L’agiotage qui est tenu pour responsable de cet
effondrement, provoque une véritable méfiance de la part des différents gouvernements vis à vis
de la Bourse. Cependant, celle-ci est nécessaire à l’Etat pour trouver des ressources financières et
c’est la raison pour laquelle les dirigeants se préoccupent plus de ce besoin de financement que du
fonctionnement de la Bourse. Cette préoccupation conduit à la mise en place d’une législation
inégalitaire destinée à protéger les titres publics contre la baisse en condamnant certaines
opérations de vente pour favoriser les opérations d’achat. Par conséquent, la législation qui
condamne sévèrement le jeu étend ce terme à toute opération défavorable à la hausse des titres
publics qui pouvait être interprétée comme une défiance de la politique de l’Etat. Cette législation
est également très contraignante pour les entreprises privées, empêchant ainsi le secteur privé de
recourir librement aux marchés –ce régime juridique resta en vigueur jusqu’aux années 1860 et
constitua une entrave sérieuse à la création de sociétés anonymes. En outre, pendant cette
période, la Bourse n’intéresse qu’un public restreint qui gravite autour de l’Etat –une minorité
d’intervenants qu’on appelle la Haute Banque– et qui possède les capitaux nécessaires pour
financer les emprunts publics. Les économistes ne s’intéressent pratiquement pas à la Bourse et
cette législation comme la très forte proportion de titres publics cotés font que le public connaît
le rôle de la Bourse uniquement à travers les rapports qu’elle entretient avec l’Etat qui la désigne
comme responsable de ses déboires financiers. Ainsi, les fluctuations des cours boursiers sont
considérées en liaison avec les événements politiques et non avec le bilan économique des
sociétés cotées.
A l’opposé, entre 1870 et 1900, les marchés financiers jouent pleinement leur rôle de
financement de l’activité économique. La Bourse s’ouvre largement aux titres privés et
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l’émergence de nouvelles institutions financières et le développement du réseau bancaire
participent activement à son développement. Le nombre de titres cotés a considérablement
augmenté et on peut considérer qu’il s’agit désormais d’un marché mature (Arbulu [1998]). Ce
développement de la Bourse s’accompagne d’une modification de l’état d’esprit du public qui
rompt radicalement avec celui de la période précédente : la bourse n’effraye plus et les pamphlets
comme les pièces de théâtres (moralisantes) sur la Bourse ont disparu (Reznikow [1990], 235).
Parallèlement, l’analyse économique et financière s’est développée grâce à l’essor d’une presse
spécialisée et, à partir des années 1860, à celui d’informations financières : le public tente de
comprendre le fonctionnement et le rôle économiques des marchés financiers. La législation a
également considérablement évolué : en 1860, les entraves concernant les sociétés anonymes sont
levées ; la Coulisse est, d’une certaine manière, officieusement reconnue en 1861 ; enfin, les
marchés à terme sont officiellement reconnus en 1885.
Comment expliquer ce renversement ? On peut constater que pendant les années 18501860 les économistes français commencent à réfléchir au rôle des marchés financiers et à
proposer une approche qui ne soit plus exclusivement politique. Pour imposer leur point de vue,
les économistes vont tenter de montrer que la Bourse ne peut pas être condamnée moralement.
Ils critiquent la distinction juridique établie entre la spéculation et le jeu et insistent sur l’utilité
économique de la Bourse. Bien qu’ils condamnent le jeu du point de vue économique comme
moral, ils le considèrent comme un moindre mal nécessaire au fonctionnement des marchés.
Ainsi, les années 1850-1860 cristallisent un grand nombre de questions aussi bien économiques,
morales que juridiques. Ces questions qui alimentent des débats particulièrement vifs entre
juristes et économistes sont régulièrement portées devant les tribunaux ou devant le Sénat. Ces
débats concernent des questions morales à partir desquelles la législation sur les marchés
financiers s’est constituée. Plus précisément, le point d’ancrage autour duquel ils se cristallisent
concerne la condamnation morale du jeu –ou encore de ce qu’on nomme l’agiotage– autour de
laquelle s’est constituée la législation.
Ces affrontements sont particulièrement importants ici pour deux raisons. D’une part, ils
conduisent au besoin de créer une « science de la Bourse » avec pour objectif de comprendre son
Sur le marché boursier parisien au XIXème siècle, voir Arbulu (1998) ainsi que Gallais-Hamono et Hautcoeur (à
paraître).
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fonctionnement économique8. D’autre part, ils montrent que, pendant cette période, les questions
morales liées à l’agiotage dominent les réflexions économiques. Il est impossible de traiter de la
bourse sans prendre en compte les questions soulevées par le jeu : l’agiotage rend-il la bourse
condamnable ? injuste ? Cependant, en 1863, les juristes comme les économistes ne parvenant
pas à apporter une réponse objective à ces différentes questions, Regnault tente de relever ce défi.
L’OBJECTIF DE REGNAULT : ETUDIER LES LOIS QUI REGISSENT LES VARIATIONS BOURSIERES
L’objet d’étude de Regnault concerne les variations boursières et les différents types
d’intervenants financiers. Il souhaite établir, à partir d’une analyse « scientifique », les lois qui
régissent les fluctuations des cours boursiers. Il s’appuie sur une analyse des cours de la rente
d’Etat 3% de mai 1825 à octobre 1862 et construit deux modèles pour analyser les deux types de
spéculation que la législation distingue à cette époque. Le premier modèle, celui du joueur, ne
concerne que les variations de court terme et postule que ces variations suivent une marche
aléatoire symétrique9. Il pose alors trois hypothèses : 1) les variations boursières résultent soit de
l’arrivée de nouvelles informations soit de l’interprétation subjective des conséquences de ces
nouvelles informations par les différents intervenants ; 2) les variations des cours sont
indépendantes les unes des autres ; 3) la distribution des variations boursières suit une loi
normale. Le second modèle traite de ce que Regnault appelle la « véritable spéculation ». Cette
dernière est une spéculation de long terme subordonnée aux lois universelles qui gouvernent
l’univers, en particulier la loi des moyennes. Regnault constate que, sur le long terme, les cours
gravitent autour de « centres d’attraction » qui correspondent à la moyenne statistique des cours
boursiers sur une très longue période. Il montre alors que cette spéculation est individuellement
bénéfique –car elle permet de bénéficier des coupons distribués– et socialement utile –car elle
contribue au développement économique. En revanche, le jeu se révèle nuisible à la société
comme aux individus –ces derniers étant inévitablement ruinés du fait des frais de courtage qui
grèvent chaque opération10.
8 C’est en effet à cette époque que l’expression « science de la Bourse » semble apparaître. Outre Regnault, Charles
Denéchaud publie en 1861 un ouvrage au titre évocateur, La science de la Bourse. Elle figure aussi chez l’actuaire
français Henri Lefèvre qui propose une étude théorique sur la place et le rôle des marchés financiers dans l’économie
et construit en 1870 les premières représentations graphiques –reprises par Bachelier et aujourd’hui couramment
utilisées– permettant d’étudier le résultat d’une combinaison d’opérations boursières quelle qu’en soit la complexité
(voir Jovanovic [2001]).
9 C’est précisément ce modèle que Louis Bachelier reprendra dans sa Théorie de la spéculation en 1900.
10 La ruine provient du fait que les frais de courtage qui grèvent chaque opération deviennent supérieurs aux gains
que le joueur peut gagner en spéculant à court terme. En effet, l’une des conséquences de la marche aléatoire est que
« l’écart des cours est en raison directe de la racine carrée des temps » (Regnault [1863], 50). Comme les joueurs
n’opèrent que dans une période inférieure à un mois, leurs plus-values sont nécessairement faibles et en définitive
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La démarche de Regnault est indissociable de sa volonté de créer une « science de la
Bourse » à partir de principes éthiques. Précisons ce point. Comme, il n’existe pas en 1863 de
« science de la Bourse », il lui faut alors puiser des instruments, une méthode et un vocabulaire
dans une discipline dont la scientificité est déjà assurée. Rappelons que tout au long du XIXème
siècle, de nouvelles branches de l’analyse économique se sont ainsi constituées par emprunts à
des champs disciplinaires autres. Il s’inspire alors de l’un des principaux modèles de scientificité
de l’époque : la « physique sociale » de Quételet11. La recherche de ce dernier concerne les
phénomènes aléatoires agrégés et s’appuie sur la loi normale pour analyser la dispersion des
éléments de n’importe quel phénomène par rapport à un référent : l’« homme moyen ». Il est
important de souligner ici que l’homme moyen représente plus qu’un simple idéal mathématique,
il est aussi et surtout un idéal moral (Porter [1986], 103). En effet, selon Quételet tout tend vers
un juste milieu –la moyenne– et les écarts ne sont que des vices ou des erreurs. Il postule alors
que les variations de tout phénomène se distribuent conformément à la loi normale mais
soulignons qu’en aucun cas il ne déduit cette « loi naturelle » de l’observation –tout au plus, les
données empiriques suggèrent la forme de cette distribution.
L’HYPOTHESE
BOURSE
DE MARCHE ALEATOIRE OU LA DEMONSTRATION DE LA JUSTE MORALITE DE LA
En empruntant à Quételet certains instruments, Regnault montre que la Bourse est d’une part
juste et d’autre part équitable. La justice est ici relative à l’espérance de gain des différents
intervenants. Comme pour Quételet, la moyenne représente chez Regnault l’équilibre qui assure
le développement harmonieux de la société et des individus. S’agissant d’un idéal moral vers
lequel on tend naturellement, il préconise aux spéculateurs de ne pas s’écarter de l’état moyen
([1863], 27-8) et considère les écarts de court terme comme des vices, c’est-à-dire des défauts qui
doivent s’éliminer à l’équilibre grâce à la loi des causes accidentelles qui n’est autre que la loi
normale ([1863], 210). La théorie des moyennes et la marche aléatoire lui permettent ainsi de
montrer que la Bourse peut être considérée comme « juste » car les joueurs qui spéculent sur les
inférieures aux frais de courtage. Regnault montre même qu’il est possible de prévoir le moment exact où le joueur
sera ruiné.
11 La plus grande contribution de Quételet a été de vulgariser le calcul des probabilités pour permettre son
application aux sciences sociales. Il acquière ainsi une très grande influence dans les sciences sociales et dès le milieu
du XIXème siècle, une grande partie des sciences sociales se développe en s’appuyant sur ses travaux. Comme
l’explique Thiveaud, « la grande idée, chère à Quételet et à la plupart des savants contemporains dans les diverses
disciplines, vise à transposer les lois de périodicité fixées depuis longtemps dans l’ordre de la nature, sur le registre
des faits sociaux, économiques et politiques, grâce à des calculs incontestables » ([2000], 245).
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écarts –c’est-à-dire uniquement sur le vice et l’ignorance– sont inévitablement ruinés parce qu’ils
enfreignent les règles morales dictées par les lois de la nature. En revanche, les spéculateurs, en se
basant sur les moyennes –autrement dit en se conformant à ces lois de la nature– contribuent à
l’harmonie sociale et perçoivent les coupons qui, selon lui, représentent le seul gain possible.
Dans ce cas, nul besoin de condamner les opérations de Bourse car le joueur se condamne luimême du fait des lois naturelles dévoilées par le modèle et qui gouvernent la Bourse.
L’équité de la Bourse provient de l’égalité des intervenants face aux lois de la nature qui
régissent les variations boursières, autrement dit, tous les intervenants se trouvent dans des
conditions égales. Cette équité doit se vérifier à court terme comme à long terme. A long terme,
Regnault raisonne à partir de la loi normale qui permet de déterminer la moyenne d’un grand
nombre d’observations qu’il considère comme la valeur de long terme d’un titre boursier. Parce
qu’elle régit tous les phénomènes sociaux, Regnault considère cette loi comme la seule « loi des
probabilités » ([1863], 156) à laquelle les fluctuations des cours boursiers n’échappent pas : « les
variations de la Bourse sont soumises à des lois mathématiques immuables ! » ([1863], 52).
Comme à cette époque, une partie importante de la science se représente le monde comme étant
écrit par Dieu en langage mathématique, la nature divine de ces lois mathématiques « supérieures
et providentielles » ([1863], 185) fait qu’elles transcendent les individus. On peut en déduire deux
considérations importantes pour l’analyse de Regnault. D’une part, il est possible de mettre au
jour les lois objectives qui régissent les variations boursières. D’autre part, les cours boursiers, qui
possèdent nécessairement une portée objective, demeurent in fine indépendants des actions des
individus et surtout, parce que les lois qui régissent les variations transcendent les individus, tous
les intervenants sont exposés aux mêmes lois.
La loi normale possède une seconde particularité : sa distribution est symétrique autour de
la moyenne. Cette symétrie permet à Regnault de considérer qu’« à la Bourse, tous les événements
possibles ne peuvent déterminer que deux effets contradictoires qui sont la hausse et la baisse »
([1863], 15). En faisant l’hypothèse que la variation des cours suit cette loi à chaque instant, une
variation négative a la même probabilité de survenir qu’une variation positive : « si l’une des deux
chances offrait un peu plus davantage que l’autre, c’est celle-là que l’on choisirait à tout coup »
([1863], 41). Par conséquent, à court terme, il est indifférent –et donc équivalent– d’anticiper la
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hausse ou la baisse des cours et l’espérance de gain dans les deux cas est la même12. On comprend
alors que pour Regnault la Bourse soit équitable et qu’elle ne soit pas condamnable en soi. Il
tranche ainsi dans les débats juridiques et moraux de l’époque concernant le statut de la Bourse et
celui des opérations qui s’y traitent : puisque les variations s’imposent aux individus –selon une
loi mathématique qui les transcende– et que chaque opération est équitable, aucune opération n’a
besoin d’être condamnée.
Une remarque s’impose pour comprendre la nature éthique du choix de Regnault. Celui-ci
postule à partir de probabilités a priori que la distribution des variations des cours boursiers suit
une loi normale. Ce choix de la loi normale et de la marche aléatoire qui ne découle pas de
l’observation –en particulier, la probabilité 1/2 de hausse ou de baisse–, est particulièrement
révélateur de l’attitude de Regnault vis à vis des données empiriques. Souhaitant montrer que la
moyenne régule les marchés financiers, il est conduit à relire les données empiriques en fonction
de cette contrainte afin de donner un sens à ces variations. Il explique ainsi que, sur le long terme,
les « forces » du marché permettent toujours de retrouver cet équilibre moyen :
« les causes qui produisent la baisse sont moins nombreuses que les causes qui produisent la
hausse, mais ce qu’elles perdent en nombre, elles le regagnent en force ; de sorte qu’en multipliant
les nombres par les forces on obtiendrait des produits égaux » ([1863], 161).
On voit bien ici que cette observation est en contradiction avec son hypothèse de la loi normale.
Pour un lecteur contemporain, la démarche de Regnault peut surprendre. En effet, il ne teste pas
l’hypothèse de la loi normale au sens où on l’entend aujourd’hui –celle-ci serait alors invalidée par
cette dernière observation. Il vérifie que cette loi de la nature –nécessairement exacte et qui
possède donc un caractère normatif–, régule bien les marchés financiers. Sa remarque est alors
significative. Par un raisonnement ad hoc, il explique que si la loi normale ne rend pas compte de
l’amplitude des baisses, elle s’applique en revanche au niveau de l’espérance mathématique du
gain. L’idée d’équité n’en est que renforcée puisque l’on retrouve ici le lien entre l’espérance
mathématique et l’équité issue de la loi normale : on peut jouer à la hausse comme à la baisse car
on ne peut espérer gagner plus dans un cas que dans l’autre.
CONCLUSION : LES LEÇONS DE L’HISTOIRE
12 Notons que la comparaison de faits collectifs est basée sur le principe de compensation –en compensant, les
causes accidentelles s’éliminent entre elles pour faire ressortir les moyennes– qui n’est que la généralisation de la
formule d’un marché équitable dont la théorie des moyennes est la traduction logique. Or pour Regnault, la doctrine
des compensations est « la première loi naturelle » ([1863], 206).
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Alors qu’aujourd’hui l’hypothèse de marche aléatoire symétrique pour représenter les fluctuations
des cours boursiers est très souvent admise sans plus de justification, nous parvenons ici à deux
résultats. D’une part, le choix de cette hypothèse résulte d’un contexte historique particulier ; de
l’utilisation d’un modèle scientifique ; de l’émergence d’un nouvel objet d’étude « scientifique » et
de considérations morales. D’autre part, l’introduction de l’hypothèse de marche aléatoire dans la
théorie financière n’a pas été motivée par le souci de rendre compte des fluctuations boursières
mais pour répondre à des préoccupations éthiques. Ce choix pour la loi normale répond aux
préoccupations éthiques de Regnault et du XIXème siècle ; il reste étranger à toute considération
empirique. Cependant, si, rétrospectivement, cette conjonction d’éléments peut être explicitée, en
revanche, la longévité de cette hypothèse peut surprendre. En effet, ce choix n’est pas présenté
aujourd’hui comme résultant de ces considérations morales et scientifiques du XIXème siècle
mais, depuis la synthèse de Fama en 1970 sur l’efficience informationnelle des marchés financiers,
il est relu comme un problème informationnel. Néanmoins, le XIXème siècle a laissé des traces13
et celles-ci permettent d’apprécier de quelle manière le « choix » des hypothèses et des
instruments théoriques façonne, et parfois même durablement, notre représentation scientifique
des phénomènes étudiés14.
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13 En particulier, étant donnés le lien qui unit Regnault et Bachelier (Jovanovic [2000]) et l’utilisation par la théorie
financière actuelle des outils mathématiques développés par Bachelier (Taqqu [2001]).
14 De la même manière, en présentant les fondements idéologiques des premiers économistes, Thiveaud (à paraître)
remarque qu’il « semble tout à fait incongru que l’édifice de la théorie économique puisse encore être supporté par les
prémices des pionniers qui méprisaient le passé ou interprétaient le passé des sociétés sur l’ordre de la nature, « l’état
d’innocence » de l’humanité, le troc des objets, etc. ».
Franck Jovanovic (2001) « Pourquoi l’hypothèse de marche aléatoire en théorie financière ?
Les raisons historiques d’un choix éthique », Revue d’Economie Financière, 61, pp. 203-11
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