tintin en amérique - Les Cahiers de l`idiotie

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tintin en amérique - Les Cahiers de l`idiotie
THIERRY HENTSCH/PROCHE-ORIENT
DÉSARTICULATION AMOUREUSE
DE LA PUISSANCE DU NÉGATIF
j
Dalie Giroux
Frontière : limite (souvent illusoire, trompeuse
dans sa précision), mais d’abord front, mouvance (avance et recul), zone floue et contestée,
périphérie, confins. La frontière contient avec le
désir (ou l’imposition ou l’habitude) de l’identité,
celui, non moindre, d’aller voir outre. En attendant peut-être la volonté moins innocente de la
déplacer, de reculer les limites de l’altérité.
(Hentsch 1990b : 9)
Voir simplement quelque chose dans son êtreainsi : irréparable, mais non pour autant nécessaire ; ainsi, mais non pour autant contingent – c’est cela l’amour. (Agamben 1990 : 119)
Thierry Hentsch1 a développé une parole qui
invite à faire un pas par derrière. Il y a en effet,
chez Hentsch, une invitation constante à apprécier les événements depuis le derrière de la
scène. Pensée réversive : c’est-à-dire qui questionne le regard. Prise par le bout de sa démesure, nous avons affaire avec Hentsch à une
entreprise d’auto-élucidation de la conscience
occidentale. Cette entreprise se réalise à travers
une écriture éthique, geste politique de purification de soi, révélation intime et continentale
du jeu entre le récit et la frontière. Manière de
l’idiotie, elle s’est mise au jour comme une radicalisation pensante de l’ici et du maintenant.
L’œuvre de Thierry Hentsch se donne avant
tout, appartenant par là au XXIe siècle, sous la
forme du modèle. Or, à propos de la trajectoire
intellectuelle de l’homme, on a souvent entendu dire qu’elle présenterait une rupture :
passage des relations internationales à la pensée politique, de l’actualité à la psychanalyse,
de l’histoire à la philosophie. En apparence, il
est vrai, Thierry Hentsch a en partie délaissé le
champ des relations internationales pour ce
que l’on appelle le « monde des idées ». Or, il me
semble que cette lecture est superficielle en ce
Je tiens à remercier Sarah Farhoud pour l’accès à
la bibliographie des écrits complets de Thierry
Hentsch et la sélection des textes, et Geneviève
Giroux pour la constitution du dossier documentaire
nécessaire à l’écriture de cet essai.
1
223
qu’elle mésestime une continuité remarquable
dans la démarche de celui qui, par cette constance, par cet entêtement et par cette fidélité,
s’est fait penseur.
Cette continuité entre relations internationales
et pensée politique, entre actualité et psychanalyse, entre histoire et philosophie, il est possible d’en suivre le fil en posant ceci que la
question de l’Orient en est la raison. Disant cela,
il ne s’agit pas de dire que le problème de
l’imaginaire occidental de l’Orient a constitué
une trampoline pour permettre à l’auteur de
sortir des études proches-orientales et de se
lancer dans le ciel étoilé de la philosophie (il
suffit de constater la persistance, jusque dans
les années 2000, des interventions profanes et
universitaires de Hentsch sur la question du
Proche-Orient pour mettre en échec une telle
lecture). Il s’agit plutôt de suggérer que, de part
en part, la pensée politique qu’a développée
Thierry Hentsch est conduite par un rapport
continu entre l’étude historique du ProcheOrient et l’approfondissement d’une pratique
polymorphe d’élucidation de la conscience occidentale. Plus encore, et c’est sur cette idée
que je voudrais laisser s’épuiser mon propos, il
s’agit, dans la poursuite de ce compagnonnage
complexe entre une série orientale et une série
occidentale, entre le Proche-Orient/l’Orient/la
frontière et les puissances occidentales/l’Occident/Thierry Hentsch, d’une expérience amoureuse qui a à voir avec une forme
de connaissance.
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QUELQUES REPÈRES CHRONOLOGIQUES ET DOCUMENTAIRES
Je tenterai dans cet essai de donner chair à
cette proposition en faisant un pari méthodologique peu orthodoxe. J’ai opté, dans la construction de mon interprétation de cette continuité orientale dans l’œuvre, pour une lecture
chronologique systématique des textes mineurs de Thierry Hentsch portant sur la question du Proche-Orient et sur l’orientalisme occidental. J’entends par « textes mineurs » les
textes disciplinaires (majoritairement de relations internationales) et les textes de circonstance (dans les journaux non spécialisés)2 . Il
m’a semblé que c’est par l’analyse de la complexification de cette trame discursive de
l’œuvre, sa trame mineure, que pouvait se manifester la continuité dont je tente de rendre
compte. Il m’a semblé également que c’est par
cette trame mineure que les grands ouvrages
(L’Orient imaginaire, Raconter et mourir, Le
temps aboli) prennent leur sens dans
l’économie de l’œuvre, et permettent de faire de
cette œuvre l’œuvre d’un penseur.
Il s’agit ici des publications savantes et des textes
destinés à un public général publiés entre 1974 et
2006 portant sur la question du Proche-orient et de
l’Orient comme imaginaire tirés de la bibliographie
complète des écrits de Thierry Hentsch élaborée par
Nathalie Fortin.
2
225
Pour faciliter ce travail, j’ai choisi – peut-être artificiellement – de périodiser en trois temps la
genèse et le développement de la pensée de
Hentsch, en prenant la publication de L’Orient
imaginaire en 1988 comme pivot et milieu de
celle-ci. Il y aurait d’abord eu ce que j’appelle
une période de germination, qui se joue essentiellement à l’intérieur du champ des relations
internationales (1980-1987), et qui va
déboucher sur la publication de L’Orient
imaginaire en 1988. Ensuite, une période de
discussion et d’approfondissement de la thèse
de l’ouvrage publié aux Éditions de Minuit
(1988-1993), période qui marque un déplacement du lieu de pensée de Hentsch, passant
résolument des strictes relations internationales à un usage réflexif de matériaux aussi divers que ceux de l’histoire, de la philosophie et
de
la
psychanalyse.
Cette
période
d’approfondissement sera enfin suivie d’une
entreprise plus générale d’exploration des fondements de la conscience occidentale, qui va
culminer dans la publication successive des
œuvres majeures – et « post-orientales » – que
sont Raconter et mourir (2002a) et Le temps
aboli (2005).
Je vais me pencher ici sur chacune de ces périodes qui forment une séquence topologique
correspondant aux migrations de la pensée de
Hentsch, du Proche-Orient comme région du
monde, à l’Orient comme imaginaire, jusqu’à
l’Occident comme conscience de soi. J’espère
226
montrer par ce parcours que la « veine d’or » qui
traverse ces migrations est celle de l’amour.
PROCHE-ORIENT : TERRE EN VUE
Les travaux de Thierry Hentsch précédant la
publication de L’Orient imaginaire appartiennent de plein droit au champ classique des relations internationales. Les analyses trouvent
leur point de départ dans les événements de
l’histoire qu’il s’agit d’élucider : les accords de
Camp David et leurs effets politiques, la résistance palestinienne et les acteurs de la question israélo-palestinienne (notamment le Liban
et l’Égypte), les chocs pétroliers et les politiques
du pétrole au Proche-Orient. Ils abordent également des questions plus globales : la place du
Proche-Orient dans le système mondial, ses
relations avec l’Europe, les similarités du rapport entre l’Occident et l’Orient et du rapport
entre l’Occident et l’URSS3 . Ce n’est qu’à partir
de 1985 que se dessine clairement dans les
textes le projet d’un travail sur l’imaginaire occidental de l’Orient, avec la publication succes-
Ceci dit, tout au long de sa carrière et après son
passage à l’étude de l’imaginaire occidental de l’Orient
et à l’analyse de la conscience occidentale, Hentsch
est intervenu ponctuellement sur des sujets
d’actualité liés à la politique proche-orientale :
Intifada, première Guerre d’Irak, négociations de
Madrid, prise d’otages au Liban, Accords de
septembre 1993, Affaire Salman Rushdie, attentats
du 11 septembre et seconde Guerre d’Irak.
3
227
sive, dans la revue Études internationales, de
deux textes séminaux qui deviendront les deux
premiers chapitres de L’Orient imaginaire4 .
Or, on trouve déjà, dans les écrits de la première moitié des années 1980, de nombreuses
indications d’un travail de compréhension enraciné dans la grande histoire, travail qui suggère, d’emblée, une conscience qui doute d’ellemême et qui inscrit ce doute au cœur de
l’analyse. Cet enracinement dans la grande
histoire et ce doute du chercheur quant à sa
relation à l’objet d’étude prendront graduellement la forme d’une interrogation de ce qui se
joue dans le regard, ce regard sur l’autre, objectivant et appropriateur, qui définit la démarche même des sciences sociales et de la science
occidentale en général.
Je relèverai ici quatre manifestations de cet enracinement historique et de ce doute à travers
les positions théoriques adoptées par le politologue Hentsch dans les travaux de la période
de germination : le perspectivisme qui débouche sur une figure du sujet arabe, le primat de
l’analyse culturelle, le thème de l’image de
l’autre, et enfin l’ethnocentrisme assumé. Ces
thèmes me permettront d’illustrer le passage,
dans la trajectoire de Hentsch, entre la question du Proche-Orient et celle de l’Orient imagi-
Tel que mentionné dans Hentsch 1988a : 16, note
6. Voir Hentsch 1985 et Hentsch 1986a.
4
228
naire, entre la période de germination et la période d’approfondissement.
D’abord, dans les écrits de la première période,
Hentsch manifeste un souci constant des
perspectives en jeu dans l’analyse des événements historiques. À propos de la possibilité
d’une analyse de la place du Proche-Orient
dans le système mondial, Hentsch écrira notamment : « Si révélatrice que soit l’importance
du regard extérieur quant à la position du Proche-Orient dans le monde, cette région peut et
doit être également appréhendée de l’intérieur,
en dépit des divisions qui la déchirent… » (1981 :
692) Cette appréhension « de l’intérieur » permet au chercheur de saisir la région comme
« potentiel » et non seulement comme « enjeu ».
Hentsch met alors en scène ce qu’on pourrait
appeler un sujet arabe5 , qui deviendra une figure clé de son analyse du Proche-Orient, et à
partir duquel pourra éventuellement s’élaborer
un travail sur l’imaginaire6 . Ce sujet arabe impose une conception humaniste à l’intérieur du
champ des relations internationales alors dominées par les études stratégiques (1982 ;
1986).
L’expression est de moi. Hentsch va parler, en
d’autres endroits, de « l’Arabe » pour l’opposer à
« l’Occidental ».
6 Ce sujet est évoqué sous la forme des
dénominateurs communs des peuples de cette
région dans Hentsch 1981, pp. 697 et ss. ; 715-716.
5
229
Ensuite, cette conception, en plus de forcer la
prise en compte du monde arabe comme auteur et maître de son destin, autorise à se pencher sur les aspects symboliques des rapports
de pouvoir entre les États. L’analyse que fera
par exemple Hentsch de la politique de Sadate
envers Israël précédant les Accords de Camp
David se présente comme une appréhension
de l’intérieur. Plutôt que d’y voir une soumission à Washington ou une capitulation commandée par la Raison d’État, Hentsch lit dans
la diplomatie égyptienne une tentative raisonnée stratégiquement de manipuler les représentations en jeu dans le conflit israélo-palestinien (mise au jour de l’influence de la diaspora
juive à Washington, érosion de l’image de peuple assiégé dont jouissait Israël, voir [1980 : 664
et ss.]). Il s’agit là d’une manifestation de ce que
j’appelle le primat de l’analyse culturelle dans le
propos de Hentsch sur le Proche-Orient7 . À ce
Voir notamment l’analyse du dialogue euro-arabe
(1986a), dans laquelle Hentsch plaide pour une
appréhension culturelle de celui-ci, et l’interprétation,
avec Modj-ta-ba Sadria, de la politique du pétrole
saoudien (1982), texte dans lequel les auteurs offrent
notamment une appréciation critique de la littérature
sur la question du pétrole au Proche-Orient pour
conclure à une lacune importante en ce qui concerne
une analyse qui tienne compte des facteurs
politiques intérieurs et de la dimension stratégique et
symbolique de la relation de dépendance entre
l’Arabie Saoudite et les États-Unis. Voir enfin 1988b,
7
230
propos, il écrit : « Faire porter le débat sur le
culturel, ce n’est pas de se limiter à ce qu’on
nomme souvent de façon restrictive et élitiste ‘la
culture’ ; c’est s’adresser au mode de vie et, par
là, choisir le foyer central, spécifique à chaque
peuple, auquel se rapportent toutes les autres
dimensions (économiques, politiques, etc.) de la
vie collective. Poser la culture-mode de vie
comme centre et spécificité, c’est, à mon sens,
identifier le lieu par excellence où les rapports entre civilisations peuvent être perçus dans la globalité de leurs contradictions et de leurs affinités. » (1986a : 174)
L’interpellation d’un sujet arabe et le primat de
l’analyse culturelle permettent à l’auteur une
lecture des événements politiques au ProcheOrient qui tienne compte des aspirations des
peuples de cette région du monde et qui se
montre sensible au champ d’espoir que ces
peuples tentent d’esquisser pour eux-mêmes.
À ce titre, on pourra dire que l’analyse politique
de Thierry Hentsch aura déployé une analyse
sympathique au Proche-Orient, traçant dans le
travail d’analyse même les contours d’une affection sur laquelle il faudra revenir. C’est également une analyse qui, on le voit dans cette
dernière citation, se pose de plus en plus au
plan des relations « entre civilisations ».
texte dans lequel l’auteur plaide pour une
réinscription de la question du développement dans
l’histoire et les systèmes de valeurs occidentaux.
231
Par ailleurs, si le primat de l’analyse culturelle
permet à Hentsch une lecture « interne » des
enjeux proche-orientaux, elle met également en
évidence les logiques symboliques à l’œuvre
dans les relations internationales. Ainsi, les
perceptions, l’opinion publique, les représentations de l’ennemi et la manipulation de ces
dernières prennent graduellement la place au
centre des interprétations de l’actualité et de
l’histoire. À partir du moment où des sujets
sont intégrés dans l’équation du pouvoir (cet
humanisme de la lecture hentschienne des
relations internationales), la dimension symbolique des rapports devient nécessairement prédominante.
La notion « d’image de l’autre » s’impose en particulier dans le travail du Hentsch de la première période. Elle lui permet de mettre en
œuvre un travail de compréhension des perceptions occidentales du Proche-Orient, que ce
soit dans les médias ou dans la littérature savante. Par exemple, à propos de l’Arabie Saoudite, Hentsch écrira que c’est « avec la crise
d’octobre 1973 que l’opinion publique occidentale a brusquement pris conscience de
l’ascension saoudienne ; c’est-à-dire à travers le
prisme déformant d’un événement spectaculaire
qui a laissé bien des phénomènes dans
l’ombre. » (Hentsch et Sadria 1982 : 691) La
trame de L’Orient imaginaire – le prisme déformant, l’événement spectaculaire, les phé-
232
nomènes de l’ombre – se manifeste fortement
dans ce thème des travaux de Hentsch8 .
Derrière le thème de l’image de l’autre, en tant
qu’il s’applique d’emblée dans l’analyse politique de Hentsch à l’Islam comme à l’URSS
(deux figures « orientales »), se profile l’idée
d’une conscience collective occidentale aux prises avec la puissance de négation. La disjonction entre le sujet arabe et l’oriental de
l’imaginaire occidental est déjà, au début des
années 1980, mise au jour. On le verra, c’est
dans cet interstice, jeu de lumière (le spectacle
occidental) et d’ombre (l’action du sujet arabe),
que va se produire dans la période suivante la
migration de la pensée politique de Hentsch.
Enfin, cette notion de « l’image de l’autre » appliquée aux relations internationales va appeler
dès la première période un questionnement
radical de la conscience occidentale : « quel que
soit son rapport à la réalité qu’elle est censée
traduire, l’image de l’autre est le plus souvent
fonction du sujet ou de la collectivité qui la produit. Elle répond avant tout aux besoins de ceux
qui la forgent et la nourrissent. » (1983 : 330) Les
représentations ne comptent pas ainsi seulement en tant qu’elles sont des enjeux dans les
Deux textes (1983 ; 1984b) portant sur le regard
occidental sur l’URSS en témoignent. Voir également
Hentsch 1984b sur la paranoïa soviétique des
Américains et la relation de celle-ci avec la course à
l’armement.
8
233
luttes politiques, « l’aspect symbolique des
conflits », mais parce qu’elles sont en jeu également dans notre capacité de comprendre, en
tant que comprendre implique le sujet de la
connaissance autant que l’objet étudié. « Pour
comprendre, écrira Hentsch à propos de la crise
du Liban en 1984, il faut prendre du recul dans
le temps et dans l’espace. Le problème libanais
se situe en effet dans le cadre d’une question
plus vaste, et celle-ci remonte au XIXe siècle. Il
s’agit de la fameuse ‘Question d’Orient’. » À cet
appel à un meilleur sens historique, il ajoute
immédiatement : « La question dite d’Orient est
en réalité la question que formule l’Occident à
partir de la fin du XVIIIe siècle à l’égard des destinées de l’empire turc ottoman… » (1984a : 87)
L’Orient est dans la tête de l’Occident – et c’est
vrai également pour celui qui cherche à comprendre l’histoire.
Ce qu’il reste alors à l’analyste, une fois dévoilées les conditions de possibilité d’un regard occidental sur le Proche-Orient, est un « ethnocentrisme intelligent ». Ce dernier est
vraisemblablement un des moteurs de
l’entreprise intellectuelle qu’est L’Orient imaginaire. Faisant écho à Mohamed Arkoun, Hentsch définit en 1986 ce que pourrait signifier en
connaissance de cause un « dialogue » avec le
Proche-Orient : « En tant qu’intellectuels, nous
ne pouvons entrer en communication mutuellement fructueuse avec le tiers monde qu’en pleine
connaissance de notre inévitable ethnocentrisme. Le connaître c’est déjà limiter les dégâts.
234
Il faut que nous dialoguions avec l’autre parce
que nous en avons besoin pour notre propre réflexion sur nous-mêmes et sur les immenses
failles que recouvrent les minces acquis de notre
civilisation industrielle, à un moment où notre
propre devenir nous oblige à remettre cette civilisation en cause dans nombre de ses aspects
destructeurs. Ce n’est que de cette façon que
nous pouvons réellement communiquer avec le
tiers monde et l’aider en nous aidant nous-mêmes. » (1986a : 177)9
Hentsch me semble découvrir au cours de
cette période de germination une situation politique, culturelle et analytique dans laquelle le
sujet arabe est voilé. Il est voilé par une image
qui le dédouble et qui relève d’autre chose que
de lui-même – qui relève du système fantasmatique d’un autre sujet collectif, l’Occident.
C’est ce que montre la critique que fait Hentsch
de l’analyse classique du Proche-Orient en relations internationales : le monde arabe est un
enjeu plutôt qu’un potentiel, les rapports de
Cette déclaration est faite dans le cadre d’une
réflexion sur le dialogue possible entre l’Europe et le
monde arabe, dialogue que Hentsch propose alors
comme chemin vers un développement qui se
distingue du american way of life. Ces éléments sont
intéressants en ce qu’ils indiquent que Hentsch est
critique d’un Occident défini par les États-Unis et
qu’il s’identifie lui-même, comme Occidental et dans
sa relation dialogique avec le Proche-Orient, à
l’Europe.
9
235
pouvoir n’y existent qu’en fonction des intérêts
stratégiques occidentaux au Proche-Orient, la
relation de dépendance entre le Proche-Orient
et l’Occident est une évidence politique et
scientifique. Cette intersubjectivité collective incommunicante, ce voilement et cette image
forment le tableau d’une problématique qui se
fait de plus en plus urgente sous la plume de
l’auteur. Quels sont les origines et les déterminants de l’image occidentale de l’Orient, et que
cette construction nous apprend-elle sur
l’Occident ? Le projet de L’Orient imaginaire et
les textes de cette période tenteront de fournir
des réponses à ces questions.
j
Un politologue, au cours de ce qui allait être le
dernier droit de la Guerre froide, se met à interroger radicalement, en parallèle étroit avec une
analyse des rapports de pouvoir entre les puissances occidentales et le monde arabe, la relation qu’il entretient avec son objet d’étude. Entre ces deux séries, les puissances occidentales
et le Proche-Orient, le chercheur et son objet, il
reconnaît un sujet politique collectif arabe, avec
sa logique stratégique, politique et culturelle
propre. Il questionne le jeu des représentations,
ce qu’il appelle parfois la dimension symbolique
des conflits, comme ensemble constituant des
rapports de force, et il se situe éventuellement
lui-même (lui-même, c’est-à-dire l’Occidental)
dans cette dimension symbolique des rapports
de force. Ce politologue bascule alors irrémé236
diablement, bien que graduellement, dans le
problème philosophique de la conscience collective. Hentsch, depuis les terres procheorientales, semble dès lors migrer vers un nouveau territoire d’investigation, qu’il va appeler
l’Orient imaginaire.
ORIENT : TOPOS IMAGINAIRE
Dans son appréhension de la question procheorientale et du conflit israélo-palestinien,
Thierry Hentsch a ainsi graduellement développé une approche qui privilégie une contextualisation des événements à partir de la question plus large des « rapports Orient-Occident
en Méditerranée ». Les raisons de ce choix
analytique qui s’affirme clairement dans la
deuxième période prennent racine dans ce
problème diagnostiqué du voilement du sujet
arabe par l’image occidentale de l’Orient :
« Toute démarche qui se veut lucide face au sionisme et face à la question palestinienne doit
commencer par prendre conscience des clichés,
des a priori et autres stéréotypes légués par
l’histoire, qui filtrent et biaisent notre regard. »
(1987 : 57)
Le texte de 1987 duquel provient cette dernière
citation rend manifeste l’articulation fondamentale entre le travail de la première et la seconde période. L’auteur y tente en effet une
caractérisation générale de l’image occidentale
de l’Orient à la fin du XIXe siècle et au début du
XXe (autour de la naissance du sionisme et de
l’appui occidental à celui-ci) telle qu’elle permet
237
de rendre compte de la position occidentale
face à la situation actuelle en territoire palestinien. Il vaut la peine de s’y arrêter, dans la mesure où il s’agit d’un exercice qui répond parfaitement à la logique de L’Orient imaginaire,
tout en gardant résolument les deux pieds
dans l’histoire contemporaine. Il s’agit aussi,
dans cette interprétation du conflit israélo-palestinien, d’un engagement politique central de
l’intellectuel public qu’a été Thierry Hentsch.
Après cette station dans le problème israélopalestinien du point de vue d’une analyse des
imaginaires, je tenterai, comme pour la période
de germination, une généralisation des acquis
de la période d’approfondissement.
IMAGINAIRE OCCIDENTAL ET HISTOIRE DU PROCHEORIENT
Le « regard » occidental sur le conflit israélo-palestinien, profane ou expert, serait, selon la
caractérisation qu’en fait Hentsch, aux prises
avec deux pièges : la « pente naturelle de
l’ethnocentrisme » d’une part, et le sentiment de
culpabilité, envers les Juifs et envers les habitants de la Palestine, d’autre part. Ces pièges,
qui relèvent ici de la catégorie des dispositions
morales collectives (l’ethnocentrisme comme
jugement de valeur sur les cultures et la culpabilité comme établissement d’une faute et développement d’un remords partagé), se manifesteraient dans les images – plurielles – que les
Occidentaux ont développé à propos de
238
l’Orient, à la fois des Arabes et de l’Islam, et des
Juifs et d’Israël.
Au XIXe siècle, tel que le montre Hentsch à travers une analyse des appréciations de Renan,
de Hegel et de Marx, l’image occidentale de
l’Islam est celle d’une civilisation stagnante, en
marge de l’histoire, sans avenir spirituel ou
économique : « L’Orient est cet objet qu’il faut
faire entrer dans l’histoire et secouer de sa léthargie, si besoin est à travers la mainmise coloniale. » (1987 : 60) Accompagnés d’une telle vision, l’usage, la réorganisation et la colonisation
du Proche-Orient, suite à l’effondrement de
l’Empire ottoman, ne posent pas de problème
particulier aux puissances occidentales.
Par ailleurs, le projet sioniste qui émerge dans
ce contexte correspond également selon
l’auteur à une certaine image occidentale du
destin juif en Occident. En effet, si le judaïsme
est pour Hegel, comme l’islam, une « scorie de
l’histoire, […] du moins est-ce la scorie d’une foi
et d’un peuple qui se sont montrés indiscutablement utiles à la conscience, nécessaires à la
marche de l’esprit ; marche dont la religion
hébraïque constitue une étape essentielle après
laquelle le judaïsme perdure jusqu’à nous
comme une sorte d’anachronisme. » (1987 : 61)
Ainsi, dans le schéma hégélien que Hentsch
n’hésite pas à assimiler directement au
schéma occidental, le judaïsme tient la place
d’une origine. Le retour en Palestine des Juifs
présenterait un certain « attrait symbolique »
239
pour les judéophiles occidentaux (et un expédient pour les judéophobes). Ajoutons à cela
qu’en appuyant le sionisme, l’Occident affirmait
« l’appartenance du Levant à son héritage et à
sa sphère de responsabilité ; il lui prodiguait au
même titre qu’il s’instituait de façon de plus en
plus active ‘protecteur’ des minorités chrétiennes de la région. » (1987 : 61)
Ce que Hentsch appelle l’effet Balfour, « une
traduction politique de la vision hégélienne du
monde et de l’Orient » (1987 : 62), jouerait ainsi
dans la conscience occidentale, au plan des
images, à la rencontre de ce monde arabe stagnant et marginalisé et de cette symbolique de
la judéïté biblique. Dans ce schéma, la population arabe de Palestine serait triplement minorisée : en tant qu’orientale, en tant que marginalisée à l’intérieur même du monde arabe
dont le renouveau se trouverait centré autour
de Damas et par rapport à la grandeur du
projet de rétablissement des Juifs en Palestine
(1987 : 63).
Tel que le rappelle Hentsch, cette organisation
des images occidentales de l’Orient et d’Israël
va se compliquer dans les suites de la Seconde
Guerre mondiale. L’amalgame va en effet intégrer un sentiment de culpabilité envers les
Juifs d’Europe et créer une disposition de
conscience extrêmement complexe en Occident, dans la mesure où il se double d’un sentiment de culpabilité envers les Palestiniens,
« qui ont déjà fait plus que leur part pour une
240
conscience occidentale à laquelle ils ne devaient
rien. » (1987 : 65) Entre la critique du colonialisme et la gestion morale de l’Holocauste, les
plus éclairés des penseurs occidentaux sont
déchirés.
Dans cette lecture, l’histoire proche-orientale et
le destin des Palestiniens sont ainsi directement liés à l’imaginaire occidental10 . Les
dispositions imaginaires de l’Occident ont favorisé le mouvement sioniste au début du siècle
(par la combinaison d’une image péjorative de
l’Orient et par l’attachement culturel aux origines bibliques de l’Occident), et ensuite dans la
seconde moitié du XXe siècle (par le développement d’un sentiment de culpabilité envers
les Juifs d’Europe qui a mis en tension la
culpabilité ressentie envers le peuple palestinien colonisé). Pour Hentsch, la mise au jour
de ces tensions dans la conscience occidentale
et la reconnaissance, au sein de celle-ci, du prix
historique payé par les Palestiniens, est une tâche impérative. Il s’agit là d’un engagement politique déterminant dans le parcours intellectuel de Thierry Hentsch, qui écrira alors,
montrant par là une sincère et vive inquiétude,
C’est la conviction profonde qui semble animer le
penseur à partir de la période d’approfondissement. Il
écrira notamment dans Le monde diplomatique à
propos des territoires occupés par Israël : « que nous
le voulions ou non nous sommes profondément
impliqués dans ce conflit. » (1988c : 19)
10
241
que « l’opinion publique occidentale dans sa
grande majorité demeure nettement plus favorable aux Israéliens qu’aux Arabes », et que ces
« préjugés [anti-arabes] ancrés dans des siècles
d’histoire, que le prétendu chantage pétrolier naguère, l’immigration arabe aujourd’hui (couplée
à ce qu’on appelle de façon simpliste l’intégrisme
musulman) et les actes de terrorisme
d’aujourd’hui ne peuvent qu’aviver. Jusqu’au
jour, dangereux, où la pression que le conflit ne
manquera pas d’exercer sur l’Europe et même
peut-être sur les États-Unis deviendra si forte
qu’elle risquera de faire oublier au monde des
Gentils pourquoi au juste il soutenait ou laissait
faire aveuglément Israël. Alors, le sentiment antiarabe, exacerbé et impuissant, pourrait bien
basculer dans un nouvel antisémitisme qui
englobe juifs et Arabes, de façon indiscriminée,
dans la même haine et le même mépris de tout
ce qui est ‘oriental’. » (1987 : 65)
Cette analyse de l’incidence de l’imaginaire occidental sur les conflits au Proche-Orient sera
réitérée dans les interventions ponctuelles de la
période d’approfondissement (1991a ; 1991b ;
1992 ; 1993 ; Hentsch et Husseini 1991) et
trouvera des prolongements dans la période
post-orientale (2002b ; 2002c).
ACQUIS ÉPISTÉMOLOGIQUES
D’APPROFONDISSEMENT
DE
LA
PÉRIODE
Dans la période d’approfondissement, il
s’opère, en parallèle à l’herméneutique de
l’image occidentale du conflit israélo-palestinien
242
telle que dégagée plus haut, une généralisation
des intuitions et des pratiques développées par
Hentsch au fil de ses travaux sur le ProcheOrient. Je veux souligner ici quatre aspects de
cette généralisation qui forment une position
épistémologique consolidée, qui accompagnera
l’auteur dans ses pérégrinations post-orientales
et post-scientifiques. Il s’agit de la réitération du
primat culturel de l’analyse, de l’usage des figures que sont les sujets civilisationnels, d’un engagement interculturel ou humaniste de
l’épistémologie et de l’invention d’une forme
éthique d’écriture impliquant le dévoilement de
soi. Le lecteur sera en mesure d’en juger, les
quatre aspects montrent des liens directs, sous
la forme de l’approfondissement, avec la perspective qui se développe dans la première période.
L’engagement envers l’idée de culture, qui a
émergé pour Hentsch dans les années 1980
dans le contexte de sa pratique des relations
internationales classiques, s’est imposé dans la
tâche de L’Orient imaginaire pour devenir, dans
les années 1990, le socle de la démarche intellectuelle que le penseur allait poursuivre
jusqu’à la fin. En effet, en 1990, dans un texte
intitulé « Penser notre rapport à l’autre : les
conditions d’une rencontre des cultures »,
Hentsch, sans ambages, pose le « postulat qui
sous-tend notre démarche : […] dans ce monde
où les conflits ne portent pas simplement sur des
intérêts matériels, mais trahissent bien souvent
des oppositions réciproques liées à des choix
243
existentiels, dans ce monde qui n’est pas que de
chiffres, mais de chair, de sang, de croyances et
de signes, l’affrontement des cultures mérite
d’être réfléchi, autant que possible, dans
l’intelligence des valeurs, des situations et du
savoir qui conditionnent notre rapport au monde
et, dans ce monde, notre rapport à l’autre »
(1990a : 36-37).
Ensuite, comme je l’ai évoqué à propos des travaux de la première période, Hentsch a développé la notion d’un sujet arabe. Cette notion,
concomitante au primat culturel de l’analyse,
lui permettait alors de mettre en valeur le
monde arabe comme potentiel plutôt que
comme enjeu et de faire jouer les subjectivités
et leurs rationalités les unes par rapport aux
autres. Or, graduellement, dans la saisie de
cette doublure entre image occidentale de
l’Orient et sujet arabe, s’est imposée sous la
plume de l’auteur une conception du monde
dans laquelle les acteurs sont des cultures,
voire des civilisations. En effet, à ce sujet arabe
devait répondre, derrière l’image, l’imaginaire,
un sujet occidental.
Cette vision est précise en 1990 : « Peut-on dégager un espace intellectuel, si minime soit-il, où
le Chinois, l’Arabe, l’Africain, l’Occidental,
croyants ou incroyants, parviennent à confronter
leurs idées sans se méprendre entièrement sur
leurs intentions respectives ? Sommes-nous un
tant soit peu compréhensibles les uns aux
autres ? » (1990a : 36 ; voir également 1989 :
244
92) La scène sur laquelle devra alors agir le
penseur est une construction intersubjective
dans laquelle l’humanité est une tentative de
rencontre entre des personnages culturels séparés par des frontières symboliques qui assurent les identités qui sont, pour paraphraser
Agamben mis en exergue de cet essai, « irréparables, mais non pour autant nécessaires ; ainsi,
mais non pour autant contingentes ». Il n’y a
plus de recul possible pour le politologue sur
cette question : la science occidentale ne peut
oblitérer le fait de la « subjectivité propre » de
son objet – non occidental, i.e. négation imaginaire de soi dans la conscience occidentale.
Dans cette foulée, le « nous » occidental devient
central dans l’écriture de Hentsch, qui prend
sur lui ce nous qui se constitue devant cet
autre auquel Hentsch veut restituer sa subjectivité. « Aller aux sources de l’imaginaire européen sur l’Orient méditerranéen, c’est
comprendre que la négation dont celui-ci va peu
à peu devenir l’objet est bien plus fondamentale
(pour ne pas dire fondatrice) que le mépris ordinaire et grossier qui se manifeste à partir de l’ère
industrielle et de la colonisation subséquente,
puisque c’est en partie à travers cette négation
même que l’Occident forge progressivement sa
propre identité. » (1988b : 35) La tâche de remonter aux sources de la négation constitutive
de l’Occident se dessine déjà en 1988 et elle
annonce clairement le programme des ouvrages de la période post-orientale, qui va faire du
245
rapport à la mort l’archétype de la relation occidentale à l’autre11 .
Agir sur cette scène, pour Hentsch, implique
une mise en cause radicale de la possibilité
même pour la science objective de parler de
l’autre, de le connaître. Dans un monde de sujets collectifs, l’horizon de la recherche, si celleci n’est pas cynique, est celui d’une rencontre.
Les conditions épistémologiques d’une rencontre sont, pour l’Occident, une remise en
cause de sa manière de faire : « Pour que la rencontre se produise, il faut qu’il y ait ouverture de
part et d’autre. Et nous ne pouvons rien exiger
de l’autre à cet égard avant d’avoir clarifié notre
propre position, avant d’avoir tenté de
comprendre dans quelle relation intellectuelle
nous avons été avec lui jusqu’ici, étant donné
surtout la domination que l’Occident a exercée
au cours des derniers siècles. Si nous sommes
sérieux dans notre désir de comprendre l’autre,
nous n’échapperons pas à la nécessité de
conduire une réflexion approfondie sur notre
rapport au monde et sur la place que l’autre y
tient. Tant que nous nous refuserons à cet effort
épistémologique, qui de façon générale interroge
Voir également « La responsabilité de l’Occident »
(1988c). La responsabilisation du « Nous », qui est
aussi une auto-critique radicale de l’Occident, va
persister entre la période d’approfondissement et la
période post-orientale. Voir en particulier le postscriptum de Raconter et mourir (2002a).
11
246
notre manière de connaître, la nature de notre
regard sur l’autre nous restera obscure. »
(1990a : 41)
L’ethnocentrisme intelligent de la première période trouve ici une forme aboutie12 .
Les leçons de L’Orient imaginaire sont alors tirées et généralisées. Le seul chemin vers une
connaissance de l’autre collectif, qui devient par
là véritable rencontre plutôt qu’objectivation,
passe par une élucidation des conditions de
notre propre regard. Le sujet autre nous
échappera toujours « tel qu’en lui-même ». C’est
ce que Hentsch appelle la « modestie intellectuelle » nécessaire à la poursuite d’une pensée
occidentale du monde qui puisse participer à la
poursuite de la dignité humaine.
Le quatrième aspect de la généralisation des
acquis de la première période dans la période
d’approfondissement est celui que j’ai qualifié
plus haut d’invention d’une forme éthique
d’écriture impliquant le dévoilement de soi.
« L’ethnocentrisme n’est pas une tare dont on
puisse simplement se délester, ni un péché dont il faille
se laver en battant sa coulpe. C’est la condition même
de notre regard sur l’autre. Loin de nous dédouaner,
cette condition nous oblige à faire l’effort de revenir
constamment vers notre point d’observation, et donc à
remonter aux sources de notre regard, ne serait-ce que
pour comprendre à quelles nécessités intérieures et
extérieures répond notre curiosité de l’autre. » (1988a :
13)
12
247
L’avant-propos de L’Orient imaginaire l’indique
assez clairement : « Fouille géologique et acte politique : vouloir se comprendre à travers notre regard sur l’autre, c’est aller aux sources de
l’irréfléchi pour réfléchir sur nous-mêmes et sur
notre attitude politique face à l’autre. Notre attitude ? Disons : l’attitude que la plupart des médias occidentaux entendent nous faire accepter
comme nôtre. Acceptation d’autant plus facile à
obtenir qu’elle repose sur ce substrat qui nous
porte et que nous croyons connaître. » (1988a : 8)
Ce qui s’indique ici est un travail, à travers
l’écriture, d’auto-élucidation de l’Occident dans
son rapport au monde arabe. Ce travail
d’écriture est compris, dans sa dimension politique, en relation avec les rapports politiques
symboliques qui se jouent entre Occident et
Orient. On retrouve encore une fois le jeu des
séries chez Hentsch :
Puissances occidentales/Monde arabe
Sujet/Objet
Occident/Orient
Hentsch/Proche-Orient
Cette superposition des séries (politique, épistémologique, imaginaire, vécue), rend manifeste l’engagement dans l’écriture comme forme
éthique et comme travail politique. Dans la période de germination, cette structure sérielle et
sa contagion sont découvertes. Dans la période
d’approfondissement, le travail d’élucidation de
l’imaginaire occidental de l’Orient comme tra248
vail politique et épistémologique est mené à son
terme. La dimension éthique de l’écriture de
cette période passe en particulier par la mise à
nu comme élucidation de la négation. L’Orient
imaginaire peut effectivement se comprendre à
la lumière de ce qui a été établi dans cet essai
jusqu’ici sur le développement de la pensée de
Hentsch, comme une mise à nu de l’Occident
par le biais d’une déconstruction de l’image de
l’autre (l’Orient) qui fonde son identité à soi. Il y
a donc, dans le geste d’auto-élucidation, un désir de briser le hiatus entre le sujet arabe et
l’image occidentale de l’Orient qui passe par
une désarticulation du négatif.
Or, et pour en mieux cerner la nature, on peut
se demander qui regarde, dans cette mise à
nu. Car si, a priori, cette déconstruction de
l’identité occidentale dans son rapport à l’autre
s’adresse à l’Occident lui-même (c’est la nature
même d’une thérapie par la parole), elle est
également, je crois, offerte au sujet arabe. C’est
ainsi qu’au terme du parcours de L’Orient imaginaire, Hentsch évoque cette possibilité d’une
situation dans laquelle « l’autre peut refuser le
dialogue ». La rencontre avec le sujet arabe se
jouerait ainsi dans la pensée réversive de
Thierry Hentsch, puisque l’autre est témoin de
la mise à nu, sous la forme du don, de la
confession sans reste. L’autre comme compréhension de soi, mais aussi, donc, la compréhension de soi par l’autre comme chemin à
l’autre.
249
j
L’ouvrage de 1988 et les contributions qui forment autour de lui une constellation se placent
de plus en plus sous l’égide de la compréhension plutôt que d’analyse13 , marquant en
apparence une rupture avec le travail de la période de germination. Or, plus profondément, il
s’agit d’une recherche dans les sous-sols de la
dynamique politique proche-orientale, en tant
qu’elle est posée dans toute sa lourdeur épistémologique, c’est-à-dire dans le contexte d’une
relation entre deux civilisations, entre deux sujets collectifs, et en tant que la science qui prétend élucider cette dynamique n’échappe pas à
cette intersubjectivité. Ainsi, loin de prendre
une distance de l’histoire en se réfugiant dans
les délices de la luxueuse recherche
fondamentale, il semble bien que le tournant
dans le travail de Hentsch réponde en fait à
une urgence historique réelle. Il est impératif
pour lui d’élucider les conditions de ce rapport
au Proche-Orient, en mettant au jour les déterminations historiques et culturelles de ce
rapport. Le chemin de cette élucidation, s’il
passe par la dramatisation de l’écart entre le
« Non pas que ces images ‘expliquent’ à elles seules
toute la politique occidentale au Levant, mais parce
qu’elles permettent de comprendre, au-delà des
intérêts matériels en jeu, l’esprit dans lequel une partie
de cette politique s’est construite et poursuivie, et
comment cet état d’esprit pèse encore sur nous
aujourd’hui. » (1987 : 57)
13
250
sujet arabe et l’Oriental qui serait le propre de
ce rapport, débouche sur une entreprise –
folle – de saisie de soi de l’Occident à l’intérieur
même de la conscience du penseur. « Il ne s’agit
pas de culpabiliser vainement sur le passé,
encore moins de rejeter tout ce qu’il peut y avoir
de beauté dans notre civilisation, mais plutôt,
dans l’espoir de cette beauté même, de
comprendre les racines et le sens profond de ce
qui continue sous nos yeux, de cette négation
toujours recommencée ici ou ailleurs. » (1988c :
19)14
Thierry Hentsch se positionne à cet égard par
rapport à l’œuvre centrale dans la question de l’image
occidentale de l’Orient qu’est celle d’Edward Saïd.
Voir notamment Hentsch 1988a : 12-13, et 1987.
Les prises de position de Hentsch par rapport à Saïd
sont surtout cousues, outre les passages
mentionnés plus haut, à la marge du texte dans le
système de notes en bas de page de L’Orient
imaginaire. Le rapport Hentsch-Saïd mériterait, dans
le but d’éclairer la position de Hentsch sur le
colonialisme, de faire l’objet d’une étude autonome. Il
y a ici des indications qui me font croire que la
démarche de Hentsch, qui est celle du don de la
lucidité à propos de soi, exclut radicalement l’idée de
dette et, avec elle, celle de la culpabilité, et je pense
que cela a à voir avec la réticence de Hentsch face à
Saïd. Voir par exemple ce passage qui s’adresse à un
opposant anonyme : « Et à ceux qui voudraient utiliser
l’histoire pour susciter notre remord collectif, nous
devons répondre sans arrogance, mais sans
complaisance : ‘commencez par vous demander
14
251
Les suites de L’Orient imaginaire montrent en
effet que la question épistémologique qui se
creuse dans la relation entre Hentsch et
l’Orient gagne une profondeur nouvelle (ou, si
elle n’est pas nouvelle, elle fait remonter à la
surface l’intériorité du chercheur qui était auparavant cachée), pointant par là vers son berceau affectif. Ainsi, dans un texte de 1990, le
penseur fouille son expérience individuelle pour
y trouver les traces de cet imaginaire européen
de la frontière orientale, pour chercher à rendre
compte de la nature de cet « usage de l’autre »
occidental. Les souvenirs d’enfance : les couleurs mouvantes sur une carte historique, le
rose de l’Empire ottoman, le fantasme de la
Méditerranée unie. Les premiers voyages à la
recherche d’un imaginaire européen de Méditerranée : Grèce originelle, Jérusalem mythique. Les travaux universitaires : Palestine,
Égypte, Liban, Arabie Saoudite15 .
sérieusement pourquoi vos sociétés se sont laissées
dominer’. Mais nous ne pouvons leur adresser cette
rude question que si à notre tour nous sommes
réellement prêts à réfléchir au sens profond de notre
propre cheminement et, plus encore, à ce que signifie
aujourd’hui pour l’humanité la poursuite effrénée de
cette aventure dans le monde fragile et meurtri où
nous vivons. » (1990a : 39)
15 « C’est seulement quinze ans plus tard que,
travaillant sur les rapports Orient-Occident en
Méditerranée, j’en vins peu à peu à questionner cet
Orient imaginaire que l’Occident s’est forgé au cours
252
Au terme de cette incursion au cœur des motivations intimes du chercheur, Hentsch offre ce
qu’il convient d’appeler une confession, qu’il
vaut la peine de reproduire en entier. « En lisant
sur l’histoire de la Méditerranée, j’avais en effet
découvert que mon intérêt pour les rapports
Orient-Occident dans cette région du monde
provenait en bonne partie du chimérique désir
que j’éprouvais, comme Européen, de procéder à
une sorte de reconstruction intellectuelle du
monde méditerranéen. Ce désir participait sans
doute d’une nostalgie d’exilé et, au-delà, d’un
regret plus profond : que cette Europe – qui d’ici
me paraît presque orientale parfois – n’eût pas
su mettre son génie au service d’une cause qui
la dépassât ni tirer parti de son déclin pour se
repenser dans le monde à travers une lecture
neuve de son histoire, mais qu’elle se contentât
au contraire d’être à la traîne des États-Unis au
risque de perdre ce qui faisait – ce qui fait toujours à mes yeux – l’intérêt principal de la culture
occidentale : l’inquiétude active de la raison à
travers laquelle cette culture interroge l’action
humaine et s’interroge elle-même sur le sens de
sa trajectoire historique. Cela me paraissait
d’autant plus regrettable que le monde arabomusulman se trouvait, d’après moi, face à
des siècles et que j’ai tenté de mettre dans un livre.
C’est à partir de cet imaginaire et de l’expérience même
de ce livre (son écriture) que j’essaie ici de parler de
l’Orient comme frontière et de poser la question de son
usage. » (1990b : 11)
253
l’Occident, dans une situation similaire à celle de
l’Europe face aux États-Unis – mais de façon
plus contrastée, plus dramatique. Personnellement, je me sentais proche de ces intellectuels
arabes exilés en Europe ou simplement formés à
la pensée européenne (comme Abdallah Laroui) : n’étais-je pas moi-même un peu coupé de
mes racines ? Immigré à l’ouest de l’Occident
(dans ce vaste Far West qu’est l’Amérique), le
problème de la frontière se posait à moi doublement : il y avait celui qui me séparait de cette Europe méditerranéenne que je préfère et souhaite
entre toutes et celle qui divisait la Méditerranée
elle-même et qui s’inscrivait depuis des temps
immémoriaux, semblait-il, comme une barrière
infranchissable à mon rêve de réconciliation. Au
fond, ma propre identité était en cause – mais
cela ne m’est apparu clairement qu’au terme de
mon travail. » (1990b : 11-12)
Cette mise à nu de l’homme-chercheur, qui est
écho sériel de la mise à nu du sujet occidental
qui se joue dans l’ouvrage L’Orient imaginaire,
me semble inaugurer dans le développement
de la pensée de Hentsch le tournant qui va
mener à la période post-orientale. Le seul chemin vers une rencontre de l’autre est un chemin vers soi, ce qui signifie prendre sur soi la
négation dont l’autre est l’objet. C’est dans cette
sagesse
qu’aboutit
la
période
d’approfondissement.
254
OCCIDENT : UNE EXPÉRIENCE DU MONDE, UNE
EXPÉRIENCE DE SOI
L’analyse des événements de l’histoire procheorientale, qui fut la tâche du jeune chercheur
Hentsch dans les années 1970 et 1980,
s’enrichit d’une prise en compte de plus en
plus affirmée de la dimension symbolique des
conflits et de ce que j’ai appelé le primat culturel, jusqu’à en faire, en 1990, son postulat.
Cette dimension symbolique et culturelle de
l’objet d’étude Proche-Orient ne pouvait manquer, dans le cadre de cette réflexion épistémologique de plus en plus intense qui était
vraisemblablement le moteur de la période
d’approfondissement, d’exiger la prise en
charge dans l’analyse des systèmes des représentations en jeu non seulement entre les acteurs de l’histoire, mais aussi entre cette histoire et son interprétation, autant dans le discours spécialisé que dans l’opinion publique.
Quelle image de l’autre, du monde arabe,
l’Occident construit-il – y compris les spécialistes, y compris l’opinion publique – lorsqu’il
parle de l’Orient ? D’où vient cette image ? C’est
autour de ces questions, qui naissent dans le
contexte très précis de l’étude du ProcheOrient, que s’organise la seconde période.
Au milieu de cet exercice, une exigence supérieure apparaît au penseur qui, de son propre
aveu, n’a pu le comprendre que dans l’aprèscoup de la période d’approfondissement. Ce
rapport de l’Occident au monde arabe, cette
255
conscience occidentale nourrissant l’imaginaire
de la frontière malheureuse, Hentsch découvre
qu’il peut y avoir accès non seulement à travers
une généalogie du discours occidental sur
l’autre – projet de la période d’approfondissement – mais également à travers une
élucidation de sa propre conscience. D’où la
recherche de l’imaginaire de la frontière
orientale dans l’enfance, d’où la mise au jour
des motivations du projet de L’Orient imaginaire
comme d’une entreprise de combler la faille, de
dissoudre la frontière, de réconcilier. D’où, également, un retour réflexif et une problématisation de ces motivations : que faire de cette frontière – et de cette nostalgie ? Peut-on vraiment
connaître l’autre ? Quelle positivité de cette
frontière, et quel accès à soi, dans la problématisation cet imaginaire ?
C’est ainsi que la question de l’identité, dans
ses dimensions psychanalytique et philosophique, en vient à se placer au cœur des préoccupations du chercheur. C’est également ainsi,
c’est du moins l’interprétation que j’en propose,
que le projet de compréhension de soi, comme
conscience individuelle, devient un projet politique pour l’Occident, au sens où Hentsch le définissait avec une profonde admiration :
« l’inquiétude active de la raison à travers laquelle cette culture interroge l’action humaine et
s’interroge elle-même sur le sens de sa trajectoire
historique. »
256
En ce sens, la période post-orientale, qui se
place sous le patronage philosophique de Hegel, Descartes et Spinoza16 , va faire coïncider
un approfondissement de la conscience occidentale à travers la lecture des grands récits
avec un travail sur soi de Hentsch comme
prise en charge et élucidation généreuse de
l’impossibilité de réconciliation de soi avec le
monde (avec la frontière, avec l’amour, avec la
mort). Il y a une espèce de résolution dans la
troisième période, résolution qui a à voir avec la
manière qu’a eue Hentsch de concevoir son
Hegel me semble être un fantôme de l’œuvre de
Hentsch, depuis le début. Hegel y est la
manifestation même de la conscience occidentale,
mais il offre aussi le schéma identitaire (altérité
constitutive du soi) qui sera celui de Hentsch qui se
fait peut-être, par-là, hégélien mélancolique. Il y
aurait beaucoup à dire sur cette relation étrange que
Hentsch a entretenu avec ce penseur. Quant à
Descartes, il est la figure optimiste de l’Occident,
représentant ce qu’elle a de plus vrai et de plus
héroïque, le doute, et représentant en même temps
toute l’errance de la constitution d’une identité
culturelle fondée sur la raison. Spinoza, enfin, est la
figure de la sagesse dans la compréhension de soi qui
est en même temps compréhension sans reste du
même. L’absence de reste est la joie que Thierry
Hentsch semble avoir expérimentée dans ses
derniers écrits, joie dont son parcours d’écrivain lui a
permis de faire don. Cette hypothèse du triple
patronage est prometteuse, mais cela devra revenir à
d’autres ou à d’autres espaces.
16
257
travail d’écriture. Cette résolution est
l’aboutissement et la purification de l’entreprise
amorcée avec les périodes de germination et
d’approfondissement. Ici, si le Proche-Orient
comme terre et l’Orient comme topos imaginaire disparaissent, c’est pour laisser la place à
une élucidation de soi dans laquelle le monde
arabe est spectral – un vaisseau affectif pour
l’œuvre17 .
Ce qui perdure dans la période post-orientale
comme forme continuée du dialogue sériel entre l’Occidental et l’Arabe et entre Thierry Hentsch et le Proche-Orient, est la radicalisation de
sa conception de l’écriture comme forme
d’engagement vers l’autre qui est un travail de
soi. Je pense que c’est dans cette conception
qu’il est possible de trouver les traces de cette
idée de l’amour qui me semble organiser (si l’on
accepte que le point de chute organise un ensemble) le compagnonnage sériel entre Thierry
Hentsch et le Proche-Orient. Dans une entre-
Ceci dit, il me faut immédiatement nuancer cette
dramatisation de la déterritorialisation du ProcheOrient dans la trajectoire intellectuelle de Thierry
Hentsch, dans la mesure où, premièrement et
comme je l’ai dit au départ, l’auteur a continué à
intervenir jusqu’à la fin sur l’actualité politique au
Proche-Orient et, deuxièmement, dans son travail
sur les sources de l’imaginaire occidental, Hentsch a
nourri un intérêt particulier pour le rapport au sujet
arabe. À ce sujet, il faut voir son beau texte de 2001
sur Don Quichotte, Descartes, Kant et l’Orient.
17
258
vue donnée dans les suites des attentats du 11
septembre 2001 aux États-Unis, événements
qui ont dû bouleverser profondément Thierry
Hentsch, il avance : « Je crois beaucoup en la
force de la réflexion. Je souhaite d’ailleurs que
cette réflexion devienne contagieuse. Ce n’est
pas parce qu’un petit nombre de gens seulement réfléchit que cela n’aura pas d’impact. Cependant, cet impact est difficilement mesurable.
En effet, comment mesurer l’effet de ce que l’on
pense, de ce que l’on dit, de ce que l’on écrit ? Il
serait par ailleurs fou d’abandonner, de cesser
de réfléchir. Si une personne transforme sa manière de vivre, elle accomplit déjà quelque chose.
Le changement se révèle peut-être infinitésimal
sur le plan individuel, mais l’addition et la combinaison de tous ces microchangements à
l’échelle planétaire peuvent mener petit à petit à
de grandes choses. » (2002d : 28)
Changer soi-même pour changer le monde
passe pour le Hentsch de la maturité par une
élucidation du rôle du négatif dans la formation
de sa propre conscience. Cet engagement, désarticulation du négatif sous la forme d’un
usage positif de la négativité, va, dans la
période post-orientale, à la racine. Dans la
structure sérielle de la pensée de Hentsch, c’est
le penseur lui-même qui est en cause comme
puissances occidentales, comme Sujet et
comme Occident.
Il me reste à montrer en quoi cette tâche de désarticulation du négatif est amoureuse.
259
CONCLUSION : ÉCRIRE COMME ON AIME
Au terme de l’aventure de L’Orient imaginaire,
Hentsch écrira ceci : « Là se situe le vrai paradoxe : la plupart des Européens qui se sont passionnés pour l’Orient n’ont pas compris le sens
de leur passion. Même ceux qui aimèrent l’Orient
et l’Islam (ou du moins qui crurent qu’ils les aimaient) ont éprouvé la frontière comme une
douleur, sans parler de ceux, la plupart, pour qui
elle reste aujourd’hui un obstacle. Pourquoi ce
rejet ? Pourquoi cet amour malheureux ? Telles
sont les questions cruciales que nous pose notre
propre regard. Comment la perception de l’autre
– fût-elle négative (et Dieu sait qu’elle le fut !) –
peut être transformée en expérience positive de
soi : voilà ce qui finalement appelle le questionnement le plus profond, le plus radical dans
l’analyse de notre imaginaire sur l’Orient. »
(1990b : 13)
Au creux de la question orientale de l’Occident,
au creux même de cette recherche de soi par
une recherche de l’autre, se pose quelque
chose comme la passion, l’amour, et qui plus
est un « amour malheureux », un amour qui se
bute à une frontière – négativité qu’il s’agit de
faire fleurir. Hentsch, qui écrit dans l’avantpropos de L’Orient imaginaire que cet ouvrage
est également le fruit de l’amitié18 , aime le Proche-Orient, est troublé par cette frontière. Ce
désir de transgression de la frontière, ce projet
18
avec Modj-ta-ba Sadria (1988a : 16).
260
de réconciliation qui fut celui du chercheur engagé, remonte, comme on l’a vu dans la
confession citée plus haut, à l’enfance. Cette
passion-racine est dans le parcours du penseur, comme le dit Hentsch dans le dernier
texte du Temps aboli sur l’œuvre de Proust à
propos de l’amour, « comme une veine d’or »
dans la narration. (2005 : 394)
Cette passion – l’impossibilité qu’elle comporte –
est source de créativité, tel que l’écrit Hentsch à
propos de l’Albertine de Proust : « … en venant
réveiller la souffrance primordiale, les passions
amoureuses subséquentes se révèlent douloureusement créatrices de ce que leur objet reste à
jamais inatteignable. » (2005 : 396) Il me semble
trouver une réflexion similaire en conclusion de
L’Orient imaginaire : « Cela [la possibilité d’un
refus par l’autre de dialoguer] ne nous empêche
pas d’accepter aujourd’hui une évidence nouvelle : ce passage par l’autre n’implique pas que
nous puissions ou devions le définir, voire le
comprendre dans sa globalité et dans son essence. » (1988a : 288) C’est ainsi que la mise à
nu sans condition, le don total qu’a constitué à
l’égard du sujet arabe L’Orient imaginaire, devient un geste d’amour – un amour en
connaissance de cause, un amour comme reconnaissance de l’incapacité de connaître
l’autre, comme refus, par là, de se l’assimiler.
Un amour comme désarticulation du négatif
d’une conscience devant l’autre, geste de suspension aimant.
261
L’exploration de cet amour malheureux, constitutif, et sa désarticulation, est pour le penseur
la tâche propre de l’écrivain. Toujours à propos
de Proust, Hentsch écrit : « La succession de
nos amours et de nos souffrances nous apprend
cette vérité salutaire que ‘notre amour
n’appartient pas à l’être qui l’inspire’ (2286), et
l’activité même qui consiste ‘à extraire la généralité de notre chagrin’, comme tout acte d’écriture,
‘est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire dont l’accomplissement rend heureux,
comme pour les hommes physiques l’exercice, la
sueur, le bain’ (2290). » (2005 : 397)19 Proust et
Albertine, Hentsch et l’Orient. Se réconcilier
avec l’idée de l’irréconciliable – c’est le geste
amoureux ultime de Thierry Hentsch, « écrivain de lui-même », écrivain d’une œuvre qui
est une offrande. « L’amour malheureux – et en
un sens il l’est toujours – féconde la pensée, il en
est aussi le meilleur combustible. Mais à son
tour, la pensée jouit des vérités qu’elle découvre
et atteint ainsi des joies intérieures plus solides
et plus durables que celles qui peuvent nous venir d’autrui, de ce qu’elles ne dépendent justement de personne. […] Rien ne manque aussi
puissamment que l’objet amoureux. Et la seule
joie qui tienne, qui soit proprement nôtre, est de
comprendre précisément cela que le manque
apporte ; c’est la joie qui consiste à ressaisir notre
19 Les numéros de page référant à Proust dans les
citations de Hentsch 2005 proviennent de Proust
1999.
262
vie, notre âme plutôt que de vouloir vainement
s’emparer de celle d’autrui. Les autres nous prêtent leur visage, mais nous seul leur donnons la
forme de notre âme. C’est même ainsi, de
l’intérieur, que l’écrivain rejoint l’universel ; ainsi
qu’il peut aider chacun, celui qu’il appelle faussement ‘mon lecteur’, à devenir ‘le propre lecteur
de soi-même’ (2296). » (ibid. : 398)
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israélo-arabe » dans Le Monde diplomatique,
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perception occidentale de l’autre dans les rapports Ouest-Est » dans Relations, décembre,
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