tintin en amérique - Les Cahiers de l`idiotie
Transcription
tintin en amérique - Les Cahiers de l`idiotie
THIERRY HENTSCH/PROCHE-ORIENT DÉSARTICULATION AMOUREUSE DE LA PUISSANCE DU NÉGATIF j Dalie Giroux Frontière : limite (souvent illusoire, trompeuse dans sa précision), mais d’abord front, mouvance (avance et recul), zone floue et contestée, périphérie, confins. La frontière contient avec le désir (ou l’imposition ou l’habitude) de l’identité, celui, non moindre, d’aller voir outre. En attendant peut-être la volonté moins innocente de la déplacer, de reculer les limites de l’altérité. (Hentsch 1990b : 9) Voir simplement quelque chose dans son êtreainsi : irréparable, mais non pour autant nécessaire ; ainsi, mais non pour autant contingent – c’est cela l’amour. (Agamben 1990 : 119) Thierry Hentsch1 a développé une parole qui invite à faire un pas par derrière. Il y a en effet, chez Hentsch, une invitation constante à apprécier les événements depuis le derrière de la scène. Pensée réversive : c’est-à-dire qui questionne le regard. Prise par le bout de sa démesure, nous avons affaire avec Hentsch à une entreprise d’auto-élucidation de la conscience occidentale. Cette entreprise se réalise à travers une écriture éthique, geste politique de purification de soi, révélation intime et continentale du jeu entre le récit et la frontière. Manière de l’idiotie, elle s’est mise au jour comme une radicalisation pensante de l’ici et du maintenant. L’œuvre de Thierry Hentsch se donne avant tout, appartenant par là au XXIe siècle, sous la forme du modèle. Or, à propos de la trajectoire intellectuelle de l’homme, on a souvent entendu dire qu’elle présenterait une rupture : passage des relations internationales à la pensée politique, de l’actualité à la psychanalyse, de l’histoire à la philosophie. En apparence, il est vrai, Thierry Hentsch a en partie délaissé le champ des relations internationales pour ce que l’on appelle le « monde des idées ». Or, il me semble que cette lecture est superficielle en ce Je tiens à remercier Sarah Farhoud pour l’accès à la bibliographie des écrits complets de Thierry Hentsch et la sélection des textes, et Geneviève Giroux pour la constitution du dossier documentaire nécessaire à l’écriture de cet essai. 1 223 qu’elle mésestime une continuité remarquable dans la démarche de celui qui, par cette constance, par cet entêtement et par cette fidélité, s’est fait penseur. Cette continuité entre relations internationales et pensée politique, entre actualité et psychanalyse, entre histoire et philosophie, il est possible d’en suivre le fil en posant ceci que la question de l’Orient en est la raison. Disant cela, il ne s’agit pas de dire que le problème de l’imaginaire occidental de l’Orient a constitué une trampoline pour permettre à l’auteur de sortir des études proches-orientales et de se lancer dans le ciel étoilé de la philosophie (il suffit de constater la persistance, jusque dans les années 2000, des interventions profanes et universitaires de Hentsch sur la question du Proche-Orient pour mettre en échec une telle lecture). Il s’agit plutôt de suggérer que, de part en part, la pensée politique qu’a développée Thierry Hentsch est conduite par un rapport continu entre l’étude historique du ProcheOrient et l’approfondissement d’une pratique polymorphe d’élucidation de la conscience occidentale. Plus encore, et c’est sur cette idée que je voudrais laisser s’épuiser mon propos, il s’agit, dans la poursuite de ce compagnonnage complexe entre une série orientale et une série occidentale, entre le Proche-Orient/l’Orient/la frontière et les puissances occidentales/l’Occident/Thierry Hentsch, d’une expérience amoureuse qui a à voir avec une forme de connaissance. 224 QUELQUES REPÈRES CHRONOLOGIQUES ET DOCUMENTAIRES Je tenterai dans cet essai de donner chair à cette proposition en faisant un pari méthodologique peu orthodoxe. J’ai opté, dans la construction de mon interprétation de cette continuité orientale dans l’œuvre, pour une lecture chronologique systématique des textes mineurs de Thierry Hentsch portant sur la question du Proche-Orient et sur l’orientalisme occidental. J’entends par « textes mineurs » les textes disciplinaires (majoritairement de relations internationales) et les textes de circonstance (dans les journaux non spécialisés)2 . Il m’a semblé que c’est par l’analyse de la complexification de cette trame discursive de l’œuvre, sa trame mineure, que pouvait se manifester la continuité dont je tente de rendre compte. Il m’a semblé également que c’est par cette trame mineure que les grands ouvrages (L’Orient imaginaire, Raconter et mourir, Le temps aboli) prennent leur sens dans l’économie de l’œuvre, et permettent de faire de cette œuvre l’œuvre d’un penseur. Il s’agit ici des publications savantes et des textes destinés à un public général publiés entre 1974 et 2006 portant sur la question du Proche-orient et de l’Orient comme imaginaire tirés de la bibliographie complète des écrits de Thierry Hentsch élaborée par Nathalie Fortin. 2 225 Pour faciliter ce travail, j’ai choisi – peut-être artificiellement – de périodiser en trois temps la genèse et le développement de la pensée de Hentsch, en prenant la publication de L’Orient imaginaire en 1988 comme pivot et milieu de celle-ci. Il y aurait d’abord eu ce que j’appelle une période de germination, qui se joue essentiellement à l’intérieur du champ des relations internationales (1980-1987), et qui va déboucher sur la publication de L’Orient imaginaire en 1988. Ensuite, une période de discussion et d’approfondissement de la thèse de l’ouvrage publié aux Éditions de Minuit (1988-1993), période qui marque un déplacement du lieu de pensée de Hentsch, passant résolument des strictes relations internationales à un usage réflexif de matériaux aussi divers que ceux de l’histoire, de la philosophie et de la psychanalyse. Cette période d’approfondissement sera enfin suivie d’une entreprise plus générale d’exploration des fondements de la conscience occidentale, qui va culminer dans la publication successive des œuvres majeures – et « post-orientales » – que sont Raconter et mourir (2002a) et Le temps aboli (2005). Je vais me pencher ici sur chacune de ces périodes qui forment une séquence topologique correspondant aux migrations de la pensée de Hentsch, du Proche-Orient comme région du monde, à l’Orient comme imaginaire, jusqu’à l’Occident comme conscience de soi. J’espère 226 montrer par ce parcours que la « veine d’or » qui traverse ces migrations est celle de l’amour. PROCHE-ORIENT : TERRE EN VUE Les travaux de Thierry Hentsch précédant la publication de L’Orient imaginaire appartiennent de plein droit au champ classique des relations internationales. Les analyses trouvent leur point de départ dans les événements de l’histoire qu’il s’agit d’élucider : les accords de Camp David et leurs effets politiques, la résistance palestinienne et les acteurs de la question israélo-palestinienne (notamment le Liban et l’Égypte), les chocs pétroliers et les politiques du pétrole au Proche-Orient. Ils abordent également des questions plus globales : la place du Proche-Orient dans le système mondial, ses relations avec l’Europe, les similarités du rapport entre l’Occident et l’Orient et du rapport entre l’Occident et l’URSS3 . Ce n’est qu’à partir de 1985 que se dessine clairement dans les textes le projet d’un travail sur l’imaginaire occidental de l’Orient, avec la publication succes- Ceci dit, tout au long de sa carrière et après son passage à l’étude de l’imaginaire occidental de l’Orient et à l’analyse de la conscience occidentale, Hentsch est intervenu ponctuellement sur des sujets d’actualité liés à la politique proche-orientale : Intifada, première Guerre d’Irak, négociations de Madrid, prise d’otages au Liban, Accords de septembre 1993, Affaire Salman Rushdie, attentats du 11 septembre et seconde Guerre d’Irak. 3 227 sive, dans la revue Études internationales, de deux textes séminaux qui deviendront les deux premiers chapitres de L’Orient imaginaire4 . Or, on trouve déjà, dans les écrits de la première moitié des années 1980, de nombreuses indications d’un travail de compréhension enraciné dans la grande histoire, travail qui suggère, d’emblée, une conscience qui doute d’ellemême et qui inscrit ce doute au cœur de l’analyse. Cet enracinement dans la grande histoire et ce doute du chercheur quant à sa relation à l’objet d’étude prendront graduellement la forme d’une interrogation de ce qui se joue dans le regard, ce regard sur l’autre, objectivant et appropriateur, qui définit la démarche même des sciences sociales et de la science occidentale en général. Je relèverai ici quatre manifestations de cet enracinement historique et de ce doute à travers les positions théoriques adoptées par le politologue Hentsch dans les travaux de la période de germination : le perspectivisme qui débouche sur une figure du sujet arabe, le primat de l’analyse culturelle, le thème de l’image de l’autre, et enfin l’ethnocentrisme assumé. Ces thèmes me permettront d’illustrer le passage, dans la trajectoire de Hentsch, entre la question du Proche-Orient et celle de l’Orient imagi- Tel que mentionné dans Hentsch 1988a : 16, note 6. Voir Hentsch 1985 et Hentsch 1986a. 4 228 naire, entre la période de germination et la période d’approfondissement. D’abord, dans les écrits de la première période, Hentsch manifeste un souci constant des perspectives en jeu dans l’analyse des événements historiques. À propos de la possibilité d’une analyse de la place du Proche-Orient dans le système mondial, Hentsch écrira notamment : « Si révélatrice que soit l’importance du regard extérieur quant à la position du Proche-Orient dans le monde, cette région peut et doit être également appréhendée de l’intérieur, en dépit des divisions qui la déchirent… » (1981 : 692) Cette appréhension « de l’intérieur » permet au chercheur de saisir la région comme « potentiel » et non seulement comme « enjeu ». Hentsch met alors en scène ce qu’on pourrait appeler un sujet arabe5 , qui deviendra une figure clé de son analyse du Proche-Orient, et à partir duquel pourra éventuellement s’élaborer un travail sur l’imaginaire6 . Ce sujet arabe impose une conception humaniste à l’intérieur du champ des relations internationales alors dominées par les études stratégiques (1982 ; 1986). L’expression est de moi. Hentsch va parler, en d’autres endroits, de « l’Arabe » pour l’opposer à « l’Occidental ». 6 Ce sujet est évoqué sous la forme des dénominateurs communs des peuples de cette région dans Hentsch 1981, pp. 697 et ss. ; 715-716. 5 229 Ensuite, cette conception, en plus de forcer la prise en compte du monde arabe comme auteur et maître de son destin, autorise à se pencher sur les aspects symboliques des rapports de pouvoir entre les États. L’analyse que fera par exemple Hentsch de la politique de Sadate envers Israël précédant les Accords de Camp David se présente comme une appréhension de l’intérieur. Plutôt que d’y voir une soumission à Washington ou une capitulation commandée par la Raison d’État, Hentsch lit dans la diplomatie égyptienne une tentative raisonnée stratégiquement de manipuler les représentations en jeu dans le conflit israélo-palestinien (mise au jour de l’influence de la diaspora juive à Washington, érosion de l’image de peuple assiégé dont jouissait Israël, voir [1980 : 664 et ss.]). Il s’agit là d’une manifestation de ce que j’appelle le primat de l’analyse culturelle dans le propos de Hentsch sur le Proche-Orient7 . À ce Voir notamment l’analyse du dialogue euro-arabe (1986a), dans laquelle Hentsch plaide pour une appréhension culturelle de celui-ci, et l’interprétation, avec Modj-ta-ba Sadria, de la politique du pétrole saoudien (1982), texte dans lequel les auteurs offrent notamment une appréciation critique de la littérature sur la question du pétrole au Proche-Orient pour conclure à une lacune importante en ce qui concerne une analyse qui tienne compte des facteurs politiques intérieurs et de la dimension stratégique et symbolique de la relation de dépendance entre l’Arabie Saoudite et les États-Unis. Voir enfin 1988b, 7 230 propos, il écrit : « Faire porter le débat sur le culturel, ce n’est pas de se limiter à ce qu’on nomme souvent de façon restrictive et élitiste ‘la culture’ ; c’est s’adresser au mode de vie et, par là, choisir le foyer central, spécifique à chaque peuple, auquel se rapportent toutes les autres dimensions (économiques, politiques, etc.) de la vie collective. Poser la culture-mode de vie comme centre et spécificité, c’est, à mon sens, identifier le lieu par excellence où les rapports entre civilisations peuvent être perçus dans la globalité de leurs contradictions et de leurs affinités. » (1986a : 174) L’interpellation d’un sujet arabe et le primat de l’analyse culturelle permettent à l’auteur une lecture des événements politiques au ProcheOrient qui tienne compte des aspirations des peuples de cette région du monde et qui se montre sensible au champ d’espoir que ces peuples tentent d’esquisser pour eux-mêmes. À ce titre, on pourra dire que l’analyse politique de Thierry Hentsch aura déployé une analyse sympathique au Proche-Orient, traçant dans le travail d’analyse même les contours d’une affection sur laquelle il faudra revenir. C’est également une analyse qui, on le voit dans cette dernière citation, se pose de plus en plus au plan des relations « entre civilisations ». texte dans lequel l’auteur plaide pour une réinscription de la question du développement dans l’histoire et les systèmes de valeurs occidentaux. 231 Par ailleurs, si le primat de l’analyse culturelle permet à Hentsch une lecture « interne » des enjeux proche-orientaux, elle met également en évidence les logiques symboliques à l’œuvre dans les relations internationales. Ainsi, les perceptions, l’opinion publique, les représentations de l’ennemi et la manipulation de ces dernières prennent graduellement la place au centre des interprétations de l’actualité et de l’histoire. À partir du moment où des sujets sont intégrés dans l’équation du pouvoir (cet humanisme de la lecture hentschienne des relations internationales), la dimension symbolique des rapports devient nécessairement prédominante. La notion « d’image de l’autre » s’impose en particulier dans le travail du Hentsch de la première période. Elle lui permet de mettre en œuvre un travail de compréhension des perceptions occidentales du Proche-Orient, que ce soit dans les médias ou dans la littérature savante. Par exemple, à propos de l’Arabie Saoudite, Hentsch écrira que c’est « avec la crise d’octobre 1973 que l’opinion publique occidentale a brusquement pris conscience de l’ascension saoudienne ; c’est-à-dire à travers le prisme déformant d’un événement spectaculaire qui a laissé bien des phénomènes dans l’ombre. » (Hentsch et Sadria 1982 : 691) La trame de L’Orient imaginaire – le prisme déformant, l’événement spectaculaire, les phé- 232 nomènes de l’ombre – se manifeste fortement dans ce thème des travaux de Hentsch8 . Derrière le thème de l’image de l’autre, en tant qu’il s’applique d’emblée dans l’analyse politique de Hentsch à l’Islam comme à l’URSS (deux figures « orientales »), se profile l’idée d’une conscience collective occidentale aux prises avec la puissance de négation. La disjonction entre le sujet arabe et l’oriental de l’imaginaire occidental est déjà, au début des années 1980, mise au jour. On le verra, c’est dans cet interstice, jeu de lumière (le spectacle occidental) et d’ombre (l’action du sujet arabe), que va se produire dans la période suivante la migration de la pensée politique de Hentsch. Enfin, cette notion de « l’image de l’autre » appliquée aux relations internationales va appeler dès la première période un questionnement radical de la conscience occidentale : « quel que soit son rapport à la réalité qu’elle est censée traduire, l’image de l’autre est le plus souvent fonction du sujet ou de la collectivité qui la produit. Elle répond avant tout aux besoins de ceux qui la forgent et la nourrissent. » (1983 : 330) Les représentations ne comptent pas ainsi seulement en tant qu’elles sont des enjeux dans les Deux textes (1983 ; 1984b) portant sur le regard occidental sur l’URSS en témoignent. Voir également Hentsch 1984b sur la paranoïa soviétique des Américains et la relation de celle-ci avec la course à l’armement. 8 233 luttes politiques, « l’aspect symbolique des conflits », mais parce qu’elles sont en jeu également dans notre capacité de comprendre, en tant que comprendre implique le sujet de la connaissance autant que l’objet étudié. « Pour comprendre, écrira Hentsch à propos de la crise du Liban en 1984, il faut prendre du recul dans le temps et dans l’espace. Le problème libanais se situe en effet dans le cadre d’une question plus vaste, et celle-ci remonte au XIXe siècle. Il s’agit de la fameuse ‘Question d’Orient’. » À cet appel à un meilleur sens historique, il ajoute immédiatement : « La question dite d’Orient est en réalité la question que formule l’Occident à partir de la fin du XVIIIe siècle à l’égard des destinées de l’empire turc ottoman… » (1984a : 87) L’Orient est dans la tête de l’Occident – et c’est vrai également pour celui qui cherche à comprendre l’histoire. Ce qu’il reste alors à l’analyste, une fois dévoilées les conditions de possibilité d’un regard occidental sur le Proche-Orient, est un « ethnocentrisme intelligent ». Ce dernier est vraisemblablement un des moteurs de l’entreprise intellectuelle qu’est L’Orient imaginaire. Faisant écho à Mohamed Arkoun, Hentsch définit en 1986 ce que pourrait signifier en connaissance de cause un « dialogue » avec le Proche-Orient : « En tant qu’intellectuels, nous ne pouvons entrer en communication mutuellement fructueuse avec le tiers monde qu’en pleine connaissance de notre inévitable ethnocentrisme. Le connaître c’est déjà limiter les dégâts. 234 Il faut que nous dialoguions avec l’autre parce que nous en avons besoin pour notre propre réflexion sur nous-mêmes et sur les immenses failles que recouvrent les minces acquis de notre civilisation industrielle, à un moment où notre propre devenir nous oblige à remettre cette civilisation en cause dans nombre de ses aspects destructeurs. Ce n’est que de cette façon que nous pouvons réellement communiquer avec le tiers monde et l’aider en nous aidant nous-mêmes. » (1986a : 177)9 Hentsch me semble découvrir au cours de cette période de germination une situation politique, culturelle et analytique dans laquelle le sujet arabe est voilé. Il est voilé par une image qui le dédouble et qui relève d’autre chose que de lui-même – qui relève du système fantasmatique d’un autre sujet collectif, l’Occident. C’est ce que montre la critique que fait Hentsch de l’analyse classique du Proche-Orient en relations internationales : le monde arabe est un enjeu plutôt qu’un potentiel, les rapports de Cette déclaration est faite dans le cadre d’une réflexion sur le dialogue possible entre l’Europe et le monde arabe, dialogue que Hentsch propose alors comme chemin vers un développement qui se distingue du american way of life. Ces éléments sont intéressants en ce qu’ils indiquent que Hentsch est critique d’un Occident défini par les États-Unis et qu’il s’identifie lui-même, comme Occidental et dans sa relation dialogique avec le Proche-Orient, à l’Europe. 9 235 pouvoir n’y existent qu’en fonction des intérêts stratégiques occidentaux au Proche-Orient, la relation de dépendance entre le Proche-Orient et l’Occident est une évidence politique et scientifique. Cette intersubjectivité collective incommunicante, ce voilement et cette image forment le tableau d’une problématique qui se fait de plus en plus urgente sous la plume de l’auteur. Quels sont les origines et les déterminants de l’image occidentale de l’Orient, et que cette construction nous apprend-elle sur l’Occident ? Le projet de L’Orient imaginaire et les textes de cette période tenteront de fournir des réponses à ces questions. j Un politologue, au cours de ce qui allait être le dernier droit de la Guerre froide, se met à interroger radicalement, en parallèle étroit avec une analyse des rapports de pouvoir entre les puissances occidentales et le monde arabe, la relation qu’il entretient avec son objet d’étude. Entre ces deux séries, les puissances occidentales et le Proche-Orient, le chercheur et son objet, il reconnaît un sujet politique collectif arabe, avec sa logique stratégique, politique et culturelle propre. Il questionne le jeu des représentations, ce qu’il appelle parfois la dimension symbolique des conflits, comme ensemble constituant des rapports de force, et il se situe éventuellement lui-même (lui-même, c’est-à-dire l’Occidental) dans cette dimension symbolique des rapports de force. Ce politologue bascule alors irrémé236 diablement, bien que graduellement, dans le problème philosophique de la conscience collective. Hentsch, depuis les terres procheorientales, semble dès lors migrer vers un nouveau territoire d’investigation, qu’il va appeler l’Orient imaginaire. ORIENT : TOPOS IMAGINAIRE Dans son appréhension de la question procheorientale et du conflit israélo-palestinien, Thierry Hentsch a ainsi graduellement développé une approche qui privilégie une contextualisation des événements à partir de la question plus large des « rapports Orient-Occident en Méditerranée ». Les raisons de ce choix analytique qui s’affirme clairement dans la deuxième période prennent racine dans ce problème diagnostiqué du voilement du sujet arabe par l’image occidentale de l’Orient : « Toute démarche qui se veut lucide face au sionisme et face à la question palestinienne doit commencer par prendre conscience des clichés, des a priori et autres stéréotypes légués par l’histoire, qui filtrent et biaisent notre regard. » (1987 : 57) Le texte de 1987 duquel provient cette dernière citation rend manifeste l’articulation fondamentale entre le travail de la première et la seconde période. L’auteur y tente en effet une caractérisation générale de l’image occidentale de l’Orient à la fin du XIXe siècle et au début du XXe (autour de la naissance du sionisme et de l’appui occidental à celui-ci) telle qu’elle permet 237 de rendre compte de la position occidentale face à la situation actuelle en territoire palestinien. Il vaut la peine de s’y arrêter, dans la mesure où il s’agit d’un exercice qui répond parfaitement à la logique de L’Orient imaginaire, tout en gardant résolument les deux pieds dans l’histoire contemporaine. Il s’agit aussi, dans cette interprétation du conflit israélo-palestinien, d’un engagement politique central de l’intellectuel public qu’a été Thierry Hentsch. Après cette station dans le problème israélopalestinien du point de vue d’une analyse des imaginaires, je tenterai, comme pour la période de germination, une généralisation des acquis de la période d’approfondissement. IMAGINAIRE OCCIDENTAL ET HISTOIRE DU PROCHEORIENT Le « regard » occidental sur le conflit israélo-palestinien, profane ou expert, serait, selon la caractérisation qu’en fait Hentsch, aux prises avec deux pièges : la « pente naturelle de l’ethnocentrisme » d’une part, et le sentiment de culpabilité, envers les Juifs et envers les habitants de la Palestine, d’autre part. Ces pièges, qui relèvent ici de la catégorie des dispositions morales collectives (l’ethnocentrisme comme jugement de valeur sur les cultures et la culpabilité comme établissement d’une faute et développement d’un remords partagé), se manifesteraient dans les images – plurielles – que les Occidentaux ont développé à propos de 238 l’Orient, à la fois des Arabes et de l’Islam, et des Juifs et d’Israël. Au XIXe siècle, tel que le montre Hentsch à travers une analyse des appréciations de Renan, de Hegel et de Marx, l’image occidentale de l’Islam est celle d’une civilisation stagnante, en marge de l’histoire, sans avenir spirituel ou économique : « L’Orient est cet objet qu’il faut faire entrer dans l’histoire et secouer de sa léthargie, si besoin est à travers la mainmise coloniale. » (1987 : 60) Accompagnés d’une telle vision, l’usage, la réorganisation et la colonisation du Proche-Orient, suite à l’effondrement de l’Empire ottoman, ne posent pas de problème particulier aux puissances occidentales. Par ailleurs, le projet sioniste qui émerge dans ce contexte correspond également selon l’auteur à une certaine image occidentale du destin juif en Occident. En effet, si le judaïsme est pour Hegel, comme l’islam, une « scorie de l’histoire, […] du moins est-ce la scorie d’une foi et d’un peuple qui se sont montrés indiscutablement utiles à la conscience, nécessaires à la marche de l’esprit ; marche dont la religion hébraïque constitue une étape essentielle après laquelle le judaïsme perdure jusqu’à nous comme une sorte d’anachronisme. » (1987 : 61) Ainsi, dans le schéma hégélien que Hentsch n’hésite pas à assimiler directement au schéma occidental, le judaïsme tient la place d’une origine. Le retour en Palestine des Juifs présenterait un certain « attrait symbolique » 239 pour les judéophiles occidentaux (et un expédient pour les judéophobes). Ajoutons à cela qu’en appuyant le sionisme, l’Occident affirmait « l’appartenance du Levant à son héritage et à sa sphère de responsabilité ; il lui prodiguait au même titre qu’il s’instituait de façon de plus en plus active ‘protecteur’ des minorités chrétiennes de la région. » (1987 : 61) Ce que Hentsch appelle l’effet Balfour, « une traduction politique de la vision hégélienne du monde et de l’Orient » (1987 : 62), jouerait ainsi dans la conscience occidentale, au plan des images, à la rencontre de ce monde arabe stagnant et marginalisé et de cette symbolique de la judéïté biblique. Dans ce schéma, la population arabe de Palestine serait triplement minorisée : en tant qu’orientale, en tant que marginalisée à l’intérieur même du monde arabe dont le renouveau se trouverait centré autour de Damas et par rapport à la grandeur du projet de rétablissement des Juifs en Palestine (1987 : 63). Tel que le rappelle Hentsch, cette organisation des images occidentales de l’Orient et d’Israël va se compliquer dans les suites de la Seconde Guerre mondiale. L’amalgame va en effet intégrer un sentiment de culpabilité envers les Juifs d’Europe et créer une disposition de conscience extrêmement complexe en Occident, dans la mesure où il se double d’un sentiment de culpabilité envers les Palestiniens, « qui ont déjà fait plus que leur part pour une 240 conscience occidentale à laquelle ils ne devaient rien. » (1987 : 65) Entre la critique du colonialisme et la gestion morale de l’Holocauste, les plus éclairés des penseurs occidentaux sont déchirés. Dans cette lecture, l’histoire proche-orientale et le destin des Palestiniens sont ainsi directement liés à l’imaginaire occidental10 . Les dispositions imaginaires de l’Occident ont favorisé le mouvement sioniste au début du siècle (par la combinaison d’une image péjorative de l’Orient et par l’attachement culturel aux origines bibliques de l’Occident), et ensuite dans la seconde moitié du XXe siècle (par le développement d’un sentiment de culpabilité envers les Juifs d’Europe qui a mis en tension la culpabilité ressentie envers le peuple palestinien colonisé). Pour Hentsch, la mise au jour de ces tensions dans la conscience occidentale et la reconnaissance, au sein de celle-ci, du prix historique payé par les Palestiniens, est une tâche impérative. Il s’agit là d’un engagement politique déterminant dans le parcours intellectuel de Thierry Hentsch, qui écrira alors, montrant par là une sincère et vive inquiétude, C’est la conviction profonde qui semble animer le penseur à partir de la période d’approfondissement. Il écrira notamment dans Le monde diplomatique à propos des territoires occupés par Israël : « que nous le voulions ou non nous sommes profondément impliqués dans ce conflit. » (1988c : 19) 10 241 que « l’opinion publique occidentale dans sa grande majorité demeure nettement plus favorable aux Israéliens qu’aux Arabes », et que ces « préjugés [anti-arabes] ancrés dans des siècles d’histoire, que le prétendu chantage pétrolier naguère, l’immigration arabe aujourd’hui (couplée à ce qu’on appelle de façon simpliste l’intégrisme musulman) et les actes de terrorisme d’aujourd’hui ne peuvent qu’aviver. Jusqu’au jour, dangereux, où la pression que le conflit ne manquera pas d’exercer sur l’Europe et même peut-être sur les États-Unis deviendra si forte qu’elle risquera de faire oublier au monde des Gentils pourquoi au juste il soutenait ou laissait faire aveuglément Israël. Alors, le sentiment antiarabe, exacerbé et impuissant, pourrait bien basculer dans un nouvel antisémitisme qui englobe juifs et Arabes, de façon indiscriminée, dans la même haine et le même mépris de tout ce qui est ‘oriental’. » (1987 : 65) Cette analyse de l’incidence de l’imaginaire occidental sur les conflits au Proche-Orient sera réitérée dans les interventions ponctuelles de la période d’approfondissement (1991a ; 1991b ; 1992 ; 1993 ; Hentsch et Husseini 1991) et trouvera des prolongements dans la période post-orientale (2002b ; 2002c). ACQUIS ÉPISTÉMOLOGIQUES D’APPROFONDISSEMENT DE LA PÉRIODE Dans la période d’approfondissement, il s’opère, en parallèle à l’herméneutique de l’image occidentale du conflit israélo-palestinien 242 telle que dégagée plus haut, une généralisation des intuitions et des pratiques développées par Hentsch au fil de ses travaux sur le ProcheOrient. Je veux souligner ici quatre aspects de cette généralisation qui forment une position épistémologique consolidée, qui accompagnera l’auteur dans ses pérégrinations post-orientales et post-scientifiques. Il s’agit de la réitération du primat culturel de l’analyse, de l’usage des figures que sont les sujets civilisationnels, d’un engagement interculturel ou humaniste de l’épistémologie et de l’invention d’une forme éthique d’écriture impliquant le dévoilement de soi. Le lecteur sera en mesure d’en juger, les quatre aspects montrent des liens directs, sous la forme de l’approfondissement, avec la perspective qui se développe dans la première période. L’engagement envers l’idée de culture, qui a émergé pour Hentsch dans les années 1980 dans le contexte de sa pratique des relations internationales classiques, s’est imposé dans la tâche de L’Orient imaginaire pour devenir, dans les années 1990, le socle de la démarche intellectuelle que le penseur allait poursuivre jusqu’à la fin. En effet, en 1990, dans un texte intitulé « Penser notre rapport à l’autre : les conditions d’une rencontre des cultures », Hentsch, sans ambages, pose le « postulat qui sous-tend notre démarche : […] dans ce monde où les conflits ne portent pas simplement sur des intérêts matériels, mais trahissent bien souvent des oppositions réciproques liées à des choix 243 existentiels, dans ce monde qui n’est pas que de chiffres, mais de chair, de sang, de croyances et de signes, l’affrontement des cultures mérite d’être réfléchi, autant que possible, dans l’intelligence des valeurs, des situations et du savoir qui conditionnent notre rapport au monde et, dans ce monde, notre rapport à l’autre » (1990a : 36-37). Ensuite, comme je l’ai évoqué à propos des travaux de la première période, Hentsch a développé la notion d’un sujet arabe. Cette notion, concomitante au primat culturel de l’analyse, lui permettait alors de mettre en valeur le monde arabe comme potentiel plutôt que comme enjeu et de faire jouer les subjectivités et leurs rationalités les unes par rapport aux autres. Or, graduellement, dans la saisie de cette doublure entre image occidentale de l’Orient et sujet arabe, s’est imposée sous la plume de l’auteur une conception du monde dans laquelle les acteurs sont des cultures, voire des civilisations. En effet, à ce sujet arabe devait répondre, derrière l’image, l’imaginaire, un sujet occidental. Cette vision est précise en 1990 : « Peut-on dégager un espace intellectuel, si minime soit-il, où le Chinois, l’Arabe, l’Africain, l’Occidental, croyants ou incroyants, parviennent à confronter leurs idées sans se méprendre entièrement sur leurs intentions respectives ? Sommes-nous un tant soit peu compréhensibles les uns aux autres ? » (1990a : 36 ; voir également 1989 : 244 92) La scène sur laquelle devra alors agir le penseur est une construction intersubjective dans laquelle l’humanité est une tentative de rencontre entre des personnages culturels séparés par des frontières symboliques qui assurent les identités qui sont, pour paraphraser Agamben mis en exergue de cet essai, « irréparables, mais non pour autant nécessaires ; ainsi, mais non pour autant contingentes ». Il n’y a plus de recul possible pour le politologue sur cette question : la science occidentale ne peut oblitérer le fait de la « subjectivité propre » de son objet – non occidental, i.e. négation imaginaire de soi dans la conscience occidentale. Dans cette foulée, le « nous » occidental devient central dans l’écriture de Hentsch, qui prend sur lui ce nous qui se constitue devant cet autre auquel Hentsch veut restituer sa subjectivité. « Aller aux sources de l’imaginaire européen sur l’Orient méditerranéen, c’est comprendre que la négation dont celui-ci va peu à peu devenir l’objet est bien plus fondamentale (pour ne pas dire fondatrice) que le mépris ordinaire et grossier qui se manifeste à partir de l’ère industrielle et de la colonisation subséquente, puisque c’est en partie à travers cette négation même que l’Occident forge progressivement sa propre identité. » (1988b : 35) La tâche de remonter aux sources de la négation constitutive de l’Occident se dessine déjà en 1988 et elle annonce clairement le programme des ouvrages de la période post-orientale, qui va faire du 245 rapport à la mort l’archétype de la relation occidentale à l’autre11 . Agir sur cette scène, pour Hentsch, implique une mise en cause radicale de la possibilité même pour la science objective de parler de l’autre, de le connaître. Dans un monde de sujets collectifs, l’horizon de la recherche, si celleci n’est pas cynique, est celui d’une rencontre. Les conditions épistémologiques d’une rencontre sont, pour l’Occident, une remise en cause de sa manière de faire : « Pour que la rencontre se produise, il faut qu’il y ait ouverture de part et d’autre. Et nous ne pouvons rien exiger de l’autre à cet égard avant d’avoir clarifié notre propre position, avant d’avoir tenté de comprendre dans quelle relation intellectuelle nous avons été avec lui jusqu’ici, étant donné surtout la domination que l’Occident a exercée au cours des derniers siècles. Si nous sommes sérieux dans notre désir de comprendre l’autre, nous n’échapperons pas à la nécessité de conduire une réflexion approfondie sur notre rapport au monde et sur la place que l’autre y tient. Tant que nous nous refuserons à cet effort épistémologique, qui de façon générale interroge Voir également « La responsabilité de l’Occident » (1988c). La responsabilisation du « Nous », qui est aussi une auto-critique radicale de l’Occident, va persister entre la période d’approfondissement et la période post-orientale. Voir en particulier le postscriptum de Raconter et mourir (2002a). 11 246 notre manière de connaître, la nature de notre regard sur l’autre nous restera obscure. » (1990a : 41) L’ethnocentrisme intelligent de la première période trouve ici une forme aboutie12 . Les leçons de L’Orient imaginaire sont alors tirées et généralisées. Le seul chemin vers une connaissance de l’autre collectif, qui devient par là véritable rencontre plutôt qu’objectivation, passe par une élucidation des conditions de notre propre regard. Le sujet autre nous échappera toujours « tel qu’en lui-même ». C’est ce que Hentsch appelle la « modestie intellectuelle » nécessaire à la poursuite d’une pensée occidentale du monde qui puisse participer à la poursuite de la dignité humaine. Le quatrième aspect de la généralisation des acquis de la première période dans la période d’approfondissement est celui que j’ai qualifié plus haut d’invention d’une forme éthique d’écriture impliquant le dévoilement de soi. « L’ethnocentrisme n’est pas une tare dont on puisse simplement se délester, ni un péché dont il faille se laver en battant sa coulpe. C’est la condition même de notre regard sur l’autre. Loin de nous dédouaner, cette condition nous oblige à faire l’effort de revenir constamment vers notre point d’observation, et donc à remonter aux sources de notre regard, ne serait-ce que pour comprendre à quelles nécessités intérieures et extérieures répond notre curiosité de l’autre. » (1988a : 13) 12 247 L’avant-propos de L’Orient imaginaire l’indique assez clairement : « Fouille géologique et acte politique : vouloir se comprendre à travers notre regard sur l’autre, c’est aller aux sources de l’irréfléchi pour réfléchir sur nous-mêmes et sur notre attitude politique face à l’autre. Notre attitude ? Disons : l’attitude que la plupart des médias occidentaux entendent nous faire accepter comme nôtre. Acceptation d’autant plus facile à obtenir qu’elle repose sur ce substrat qui nous porte et que nous croyons connaître. » (1988a : 8) Ce qui s’indique ici est un travail, à travers l’écriture, d’auto-élucidation de l’Occident dans son rapport au monde arabe. Ce travail d’écriture est compris, dans sa dimension politique, en relation avec les rapports politiques symboliques qui se jouent entre Occident et Orient. On retrouve encore une fois le jeu des séries chez Hentsch : Puissances occidentales/Monde arabe Sujet/Objet Occident/Orient Hentsch/Proche-Orient Cette superposition des séries (politique, épistémologique, imaginaire, vécue), rend manifeste l’engagement dans l’écriture comme forme éthique et comme travail politique. Dans la période de germination, cette structure sérielle et sa contagion sont découvertes. Dans la période d’approfondissement, le travail d’élucidation de l’imaginaire occidental de l’Orient comme tra248 vail politique et épistémologique est mené à son terme. La dimension éthique de l’écriture de cette période passe en particulier par la mise à nu comme élucidation de la négation. L’Orient imaginaire peut effectivement se comprendre à la lumière de ce qui a été établi dans cet essai jusqu’ici sur le développement de la pensée de Hentsch, comme une mise à nu de l’Occident par le biais d’une déconstruction de l’image de l’autre (l’Orient) qui fonde son identité à soi. Il y a donc, dans le geste d’auto-élucidation, un désir de briser le hiatus entre le sujet arabe et l’image occidentale de l’Orient qui passe par une désarticulation du négatif. Or, et pour en mieux cerner la nature, on peut se demander qui regarde, dans cette mise à nu. Car si, a priori, cette déconstruction de l’identité occidentale dans son rapport à l’autre s’adresse à l’Occident lui-même (c’est la nature même d’une thérapie par la parole), elle est également, je crois, offerte au sujet arabe. C’est ainsi qu’au terme du parcours de L’Orient imaginaire, Hentsch évoque cette possibilité d’une situation dans laquelle « l’autre peut refuser le dialogue ». La rencontre avec le sujet arabe se jouerait ainsi dans la pensée réversive de Thierry Hentsch, puisque l’autre est témoin de la mise à nu, sous la forme du don, de la confession sans reste. L’autre comme compréhension de soi, mais aussi, donc, la compréhension de soi par l’autre comme chemin à l’autre. 249 j L’ouvrage de 1988 et les contributions qui forment autour de lui une constellation se placent de plus en plus sous l’égide de la compréhension plutôt que d’analyse13 , marquant en apparence une rupture avec le travail de la période de germination. Or, plus profondément, il s’agit d’une recherche dans les sous-sols de la dynamique politique proche-orientale, en tant qu’elle est posée dans toute sa lourdeur épistémologique, c’est-à-dire dans le contexte d’une relation entre deux civilisations, entre deux sujets collectifs, et en tant que la science qui prétend élucider cette dynamique n’échappe pas à cette intersubjectivité. Ainsi, loin de prendre une distance de l’histoire en se réfugiant dans les délices de la luxueuse recherche fondamentale, il semble bien que le tournant dans le travail de Hentsch réponde en fait à une urgence historique réelle. Il est impératif pour lui d’élucider les conditions de ce rapport au Proche-Orient, en mettant au jour les déterminations historiques et culturelles de ce rapport. Le chemin de cette élucidation, s’il passe par la dramatisation de l’écart entre le « Non pas que ces images ‘expliquent’ à elles seules toute la politique occidentale au Levant, mais parce qu’elles permettent de comprendre, au-delà des intérêts matériels en jeu, l’esprit dans lequel une partie de cette politique s’est construite et poursuivie, et comment cet état d’esprit pèse encore sur nous aujourd’hui. » (1987 : 57) 13 250 sujet arabe et l’Oriental qui serait le propre de ce rapport, débouche sur une entreprise – folle – de saisie de soi de l’Occident à l’intérieur même de la conscience du penseur. « Il ne s’agit pas de culpabiliser vainement sur le passé, encore moins de rejeter tout ce qu’il peut y avoir de beauté dans notre civilisation, mais plutôt, dans l’espoir de cette beauté même, de comprendre les racines et le sens profond de ce qui continue sous nos yeux, de cette négation toujours recommencée ici ou ailleurs. » (1988c : 19)14 Thierry Hentsch se positionne à cet égard par rapport à l’œuvre centrale dans la question de l’image occidentale de l’Orient qu’est celle d’Edward Saïd. Voir notamment Hentsch 1988a : 12-13, et 1987. Les prises de position de Hentsch par rapport à Saïd sont surtout cousues, outre les passages mentionnés plus haut, à la marge du texte dans le système de notes en bas de page de L’Orient imaginaire. Le rapport Hentsch-Saïd mériterait, dans le but d’éclairer la position de Hentsch sur le colonialisme, de faire l’objet d’une étude autonome. Il y a ici des indications qui me font croire que la démarche de Hentsch, qui est celle du don de la lucidité à propos de soi, exclut radicalement l’idée de dette et, avec elle, celle de la culpabilité, et je pense que cela a à voir avec la réticence de Hentsch face à Saïd. Voir par exemple ce passage qui s’adresse à un opposant anonyme : « Et à ceux qui voudraient utiliser l’histoire pour susciter notre remord collectif, nous devons répondre sans arrogance, mais sans complaisance : ‘commencez par vous demander 14 251 Les suites de L’Orient imaginaire montrent en effet que la question épistémologique qui se creuse dans la relation entre Hentsch et l’Orient gagne une profondeur nouvelle (ou, si elle n’est pas nouvelle, elle fait remonter à la surface l’intériorité du chercheur qui était auparavant cachée), pointant par là vers son berceau affectif. Ainsi, dans un texte de 1990, le penseur fouille son expérience individuelle pour y trouver les traces de cet imaginaire européen de la frontière orientale, pour chercher à rendre compte de la nature de cet « usage de l’autre » occidental. Les souvenirs d’enfance : les couleurs mouvantes sur une carte historique, le rose de l’Empire ottoman, le fantasme de la Méditerranée unie. Les premiers voyages à la recherche d’un imaginaire européen de Méditerranée : Grèce originelle, Jérusalem mythique. Les travaux universitaires : Palestine, Égypte, Liban, Arabie Saoudite15 . sérieusement pourquoi vos sociétés se sont laissées dominer’. Mais nous ne pouvons leur adresser cette rude question que si à notre tour nous sommes réellement prêts à réfléchir au sens profond de notre propre cheminement et, plus encore, à ce que signifie aujourd’hui pour l’humanité la poursuite effrénée de cette aventure dans le monde fragile et meurtri où nous vivons. » (1990a : 39) 15 « C’est seulement quinze ans plus tard que, travaillant sur les rapports Orient-Occident en Méditerranée, j’en vins peu à peu à questionner cet Orient imaginaire que l’Occident s’est forgé au cours 252 Au terme de cette incursion au cœur des motivations intimes du chercheur, Hentsch offre ce qu’il convient d’appeler une confession, qu’il vaut la peine de reproduire en entier. « En lisant sur l’histoire de la Méditerranée, j’avais en effet découvert que mon intérêt pour les rapports Orient-Occident dans cette région du monde provenait en bonne partie du chimérique désir que j’éprouvais, comme Européen, de procéder à une sorte de reconstruction intellectuelle du monde méditerranéen. Ce désir participait sans doute d’une nostalgie d’exilé et, au-delà, d’un regret plus profond : que cette Europe – qui d’ici me paraît presque orientale parfois – n’eût pas su mettre son génie au service d’une cause qui la dépassât ni tirer parti de son déclin pour se repenser dans le monde à travers une lecture neuve de son histoire, mais qu’elle se contentât au contraire d’être à la traîne des États-Unis au risque de perdre ce qui faisait – ce qui fait toujours à mes yeux – l’intérêt principal de la culture occidentale : l’inquiétude active de la raison à travers laquelle cette culture interroge l’action humaine et s’interroge elle-même sur le sens de sa trajectoire historique. Cela me paraissait d’autant plus regrettable que le monde arabomusulman se trouvait, d’après moi, face à des siècles et que j’ai tenté de mettre dans un livre. C’est à partir de cet imaginaire et de l’expérience même de ce livre (son écriture) que j’essaie ici de parler de l’Orient comme frontière et de poser la question de son usage. » (1990b : 11) 253 l’Occident, dans une situation similaire à celle de l’Europe face aux États-Unis – mais de façon plus contrastée, plus dramatique. Personnellement, je me sentais proche de ces intellectuels arabes exilés en Europe ou simplement formés à la pensée européenne (comme Abdallah Laroui) : n’étais-je pas moi-même un peu coupé de mes racines ? Immigré à l’ouest de l’Occident (dans ce vaste Far West qu’est l’Amérique), le problème de la frontière se posait à moi doublement : il y avait celui qui me séparait de cette Europe méditerranéenne que je préfère et souhaite entre toutes et celle qui divisait la Méditerranée elle-même et qui s’inscrivait depuis des temps immémoriaux, semblait-il, comme une barrière infranchissable à mon rêve de réconciliation. Au fond, ma propre identité était en cause – mais cela ne m’est apparu clairement qu’au terme de mon travail. » (1990b : 11-12) Cette mise à nu de l’homme-chercheur, qui est écho sériel de la mise à nu du sujet occidental qui se joue dans l’ouvrage L’Orient imaginaire, me semble inaugurer dans le développement de la pensée de Hentsch le tournant qui va mener à la période post-orientale. Le seul chemin vers une rencontre de l’autre est un chemin vers soi, ce qui signifie prendre sur soi la négation dont l’autre est l’objet. C’est dans cette sagesse qu’aboutit la période d’approfondissement. 254 OCCIDENT : UNE EXPÉRIENCE DU MONDE, UNE EXPÉRIENCE DE SOI L’analyse des événements de l’histoire procheorientale, qui fut la tâche du jeune chercheur Hentsch dans les années 1970 et 1980, s’enrichit d’une prise en compte de plus en plus affirmée de la dimension symbolique des conflits et de ce que j’ai appelé le primat culturel, jusqu’à en faire, en 1990, son postulat. Cette dimension symbolique et culturelle de l’objet d’étude Proche-Orient ne pouvait manquer, dans le cadre de cette réflexion épistémologique de plus en plus intense qui était vraisemblablement le moteur de la période d’approfondissement, d’exiger la prise en charge dans l’analyse des systèmes des représentations en jeu non seulement entre les acteurs de l’histoire, mais aussi entre cette histoire et son interprétation, autant dans le discours spécialisé que dans l’opinion publique. Quelle image de l’autre, du monde arabe, l’Occident construit-il – y compris les spécialistes, y compris l’opinion publique – lorsqu’il parle de l’Orient ? D’où vient cette image ? C’est autour de ces questions, qui naissent dans le contexte très précis de l’étude du ProcheOrient, que s’organise la seconde période. Au milieu de cet exercice, une exigence supérieure apparaît au penseur qui, de son propre aveu, n’a pu le comprendre que dans l’aprèscoup de la période d’approfondissement. Ce rapport de l’Occident au monde arabe, cette 255 conscience occidentale nourrissant l’imaginaire de la frontière malheureuse, Hentsch découvre qu’il peut y avoir accès non seulement à travers une généalogie du discours occidental sur l’autre – projet de la période d’approfondissement – mais également à travers une élucidation de sa propre conscience. D’où la recherche de l’imaginaire de la frontière orientale dans l’enfance, d’où la mise au jour des motivations du projet de L’Orient imaginaire comme d’une entreprise de combler la faille, de dissoudre la frontière, de réconcilier. D’où, également, un retour réflexif et une problématisation de ces motivations : que faire de cette frontière – et de cette nostalgie ? Peut-on vraiment connaître l’autre ? Quelle positivité de cette frontière, et quel accès à soi, dans la problématisation cet imaginaire ? C’est ainsi que la question de l’identité, dans ses dimensions psychanalytique et philosophique, en vient à se placer au cœur des préoccupations du chercheur. C’est également ainsi, c’est du moins l’interprétation que j’en propose, que le projet de compréhension de soi, comme conscience individuelle, devient un projet politique pour l’Occident, au sens où Hentsch le définissait avec une profonde admiration : « l’inquiétude active de la raison à travers laquelle cette culture interroge l’action humaine et s’interroge elle-même sur le sens de sa trajectoire historique. » 256 En ce sens, la période post-orientale, qui se place sous le patronage philosophique de Hegel, Descartes et Spinoza16 , va faire coïncider un approfondissement de la conscience occidentale à travers la lecture des grands récits avec un travail sur soi de Hentsch comme prise en charge et élucidation généreuse de l’impossibilité de réconciliation de soi avec le monde (avec la frontière, avec l’amour, avec la mort). Il y a une espèce de résolution dans la troisième période, résolution qui a à voir avec la manière qu’a eue Hentsch de concevoir son Hegel me semble être un fantôme de l’œuvre de Hentsch, depuis le début. Hegel y est la manifestation même de la conscience occidentale, mais il offre aussi le schéma identitaire (altérité constitutive du soi) qui sera celui de Hentsch qui se fait peut-être, par-là, hégélien mélancolique. Il y aurait beaucoup à dire sur cette relation étrange que Hentsch a entretenu avec ce penseur. Quant à Descartes, il est la figure optimiste de l’Occident, représentant ce qu’elle a de plus vrai et de plus héroïque, le doute, et représentant en même temps toute l’errance de la constitution d’une identité culturelle fondée sur la raison. Spinoza, enfin, est la figure de la sagesse dans la compréhension de soi qui est en même temps compréhension sans reste du même. L’absence de reste est la joie que Thierry Hentsch semble avoir expérimentée dans ses derniers écrits, joie dont son parcours d’écrivain lui a permis de faire don. Cette hypothèse du triple patronage est prometteuse, mais cela devra revenir à d’autres ou à d’autres espaces. 16 257 travail d’écriture. Cette résolution est l’aboutissement et la purification de l’entreprise amorcée avec les périodes de germination et d’approfondissement. Ici, si le Proche-Orient comme terre et l’Orient comme topos imaginaire disparaissent, c’est pour laisser la place à une élucidation de soi dans laquelle le monde arabe est spectral – un vaisseau affectif pour l’œuvre17 . Ce qui perdure dans la période post-orientale comme forme continuée du dialogue sériel entre l’Occidental et l’Arabe et entre Thierry Hentsch et le Proche-Orient, est la radicalisation de sa conception de l’écriture comme forme d’engagement vers l’autre qui est un travail de soi. Je pense que c’est dans cette conception qu’il est possible de trouver les traces de cette idée de l’amour qui me semble organiser (si l’on accepte que le point de chute organise un ensemble) le compagnonnage sériel entre Thierry Hentsch et le Proche-Orient. Dans une entre- Ceci dit, il me faut immédiatement nuancer cette dramatisation de la déterritorialisation du ProcheOrient dans la trajectoire intellectuelle de Thierry Hentsch, dans la mesure où, premièrement et comme je l’ai dit au départ, l’auteur a continué à intervenir jusqu’à la fin sur l’actualité politique au Proche-Orient et, deuxièmement, dans son travail sur les sources de l’imaginaire occidental, Hentsch a nourri un intérêt particulier pour le rapport au sujet arabe. À ce sujet, il faut voir son beau texte de 2001 sur Don Quichotte, Descartes, Kant et l’Orient. 17 258 vue donnée dans les suites des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, événements qui ont dû bouleverser profondément Thierry Hentsch, il avance : « Je crois beaucoup en la force de la réflexion. Je souhaite d’ailleurs que cette réflexion devienne contagieuse. Ce n’est pas parce qu’un petit nombre de gens seulement réfléchit que cela n’aura pas d’impact. Cependant, cet impact est difficilement mesurable. En effet, comment mesurer l’effet de ce que l’on pense, de ce que l’on dit, de ce que l’on écrit ? Il serait par ailleurs fou d’abandonner, de cesser de réfléchir. Si une personne transforme sa manière de vivre, elle accomplit déjà quelque chose. Le changement se révèle peut-être infinitésimal sur le plan individuel, mais l’addition et la combinaison de tous ces microchangements à l’échelle planétaire peuvent mener petit à petit à de grandes choses. » (2002d : 28) Changer soi-même pour changer le monde passe pour le Hentsch de la maturité par une élucidation du rôle du négatif dans la formation de sa propre conscience. Cet engagement, désarticulation du négatif sous la forme d’un usage positif de la négativité, va, dans la période post-orientale, à la racine. Dans la structure sérielle de la pensée de Hentsch, c’est le penseur lui-même qui est en cause comme puissances occidentales, comme Sujet et comme Occident. Il me reste à montrer en quoi cette tâche de désarticulation du négatif est amoureuse. 259 CONCLUSION : ÉCRIRE COMME ON AIME Au terme de l’aventure de L’Orient imaginaire, Hentsch écrira ceci : « Là se situe le vrai paradoxe : la plupart des Européens qui se sont passionnés pour l’Orient n’ont pas compris le sens de leur passion. Même ceux qui aimèrent l’Orient et l’Islam (ou du moins qui crurent qu’ils les aimaient) ont éprouvé la frontière comme une douleur, sans parler de ceux, la plupart, pour qui elle reste aujourd’hui un obstacle. Pourquoi ce rejet ? Pourquoi cet amour malheureux ? Telles sont les questions cruciales que nous pose notre propre regard. Comment la perception de l’autre – fût-elle négative (et Dieu sait qu’elle le fut !) – peut être transformée en expérience positive de soi : voilà ce qui finalement appelle le questionnement le plus profond, le plus radical dans l’analyse de notre imaginaire sur l’Orient. » (1990b : 13) Au creux de la question orientale de l’Occident, au creux même de cette recherche de soi par une recherche de l’autre, se pose quelque chose comme la passion, l’amour, et qui plus est un « amour malheureux », un amour qui se bute à une frontière – négativité qu’il s’agit de faire fleurir. Hentsch, qui écrit dans l’avantpropos de L’Orient imaginaire que cet ouvrage est également le fruit de l’amitié18 , aime le Proche-Orient, est troublé par cette frontière. Ce désir de transgression de la frontière, ce projet 18 avec Modj-ta-ba Sadria (1988a : 16). 260 de réconciliation qui fut celui du chercheur engagé, remonte, comme on l’a vu dans la confession citée plus haut, à l’enfance. Cette passion-racine est dans le parcours du penseur, comme le dit Hentsch dans le dernier texte du Temps aboli sur l’œuvre de Proust à propos de l’amour, « comme une veine d’or » dans la narration. (2005 : 394) Cette passion – l’impossibilité qu’elle comporte – est source de créativité, tel que l’écrit Hentsch à propos de l’Albertine de Proust : « … en venant réveiller la souffrance primordiale, les passions amoureuses subséquentes se révèlent douloureusement créatrices de ce que leur objet reste à jamais inatteignable. » (2005 : 396) Il me semble trouver une réflexion similaire en conclusion de L’Orient imaginaire : « Cela [la possibilité d’un refus par l’autre de dialoguer] ne nous empêche pas d’accepter aujourd’hui une évidence nouvelle : ce passage par l’autre n’implique pas que nous puissions ou devions le définir, voire le comprendre dans sa globalité et dans son essence. » (1988a : 288) C’est ainsi que la mise à nu sans condition, le don total qu’a constitué à l’égard du sujet arabe L’Orient imaginaire, devient un geste d’amour – un amour en connaissance de cause, un amour comme reconnaissance de l’incapacité de connaître l’autre, comme refus, par là, de se l’assimiler. Un amour comme désarticulation du négatif d’une conscience devant l’autre, geste de suspension aimant. 261 L’exploration de cet amour malheureux, constitutif, et sa désarticulation, est pour le penseur la tâche propre de l’écrivain. Toujours à propos de Proust, Hentsch écrit : « La succession de nos amours et de nos souffrances nous apprend cette vérité salutaire que ‘notre amour n’appartient pas à l’être qui l’inspire’ (2286), et l’activité même qui consiste ‘à extraire la généralité de notre chagrin’, comme tout acte d’écriture, ‘est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire dont l’accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l’exercice, la sueur, le bain’ (2290). » (2005 : 397)19 Proust et Albertine, Hentsch et l’Orient. Se réconcilier avec l’idée de l’irréconciliable – c’est le geste amoureux ultime de Thierry Hentsch, « écrivain de lui-même », écrivain d’une œuvre qui est une offrande. « L’amour malheureux – et en un sens il l’est toujours – féconde la pensée, il en est aussi le meilleur combustible. Mais à son tour, la pensée jouit des vérités qu’elle découvre et atteint ainsi des joies intérieures plus solides et plus durables que celles qui peuvent nous venir d’autrui, de ce qu’elles ne dépendent justement de personne. […] Rien ne manque aussi puissamment que l’objet amoureux. Et la seule joie qui tienne, qui soit proprement nôtre, est de comprendre précisément cela que le manque apporte ; c’est la joie qui consiste à ressaisir notre 19 Les numéros de page référant à Proust dans les citations de Hentsch 2005 proviennent de Proust 1999. 262 vie, notre âme plutôt que de vouloir vainement s’emparer de celle d’autrui. Les autres nous prêtent leur visage, mais nous seul leur donnons la forme de notre âme. C’est même ainsi, de l’intérieur, que l’écrivain rejoint l’universel ; ainsi qu’il peut aider chacun, celui qu’il appelle faussement ‘mon lecteur’, à devenir ‘le propre lecteur de soi-même’ (2296). » (ibid. : 398) LISTE DES OUVRAGES CITÉS AGAMBEN G. (1990) La communauté qui vient, Paris, Seuil. HENTSCH T. (1980) « La politique israélienne de Sadate ou l’énigme de la stratégie égyptienne » dans Études internationales 11(4), pp. 647-670. HENTSCH T. (1981) « Le Proche-Orient dans le système mondial » dans Études internationales 12(4), pp. 691-716. HENTSCH T. (1982) « La cinquième guerre israélo-arabe » dans Le Monde diplomatique, mai. HENTSCH T. (1983) « L’image de l’Ours : la perception occidentale de l’autre dans les rapports Ouest-Est » dans Relations, décembre, pp. 326-332. HENTSCH T. (1984a) « Crise du Liban, crise du Proche-Orient » dans Relations, avril, pp. 87-91. HENTSCH T. (1984b) « L’élaboration de la politique étrangère américaine : à l’ombre de la menace soviétique » dans Études internationales, 15(2), pp. 403-412. 263 HENTSCH T. (1984c) « Quel tournant pour la résistance palestinienne ? » dans Mouvements 1(3), pp. 68-69. HENTSCH T. (1985) « Orient-Occident : origines mythiques d’un couple réel » dans Études internationales 16(3), pp. 505-523. HENTSCH T. (1986a) « Méfiance et coopération en Méditerranée : quel dialogue euro-arabe ? » dans Études internationales 17(1), pp. 165-177. HENTSCH T. (1986b) « L’Orient méditerranéen du moyen âge chrétien : la rencontre de l’Islam » dans Études internationales, 17(3), pp. 509-533. HENTSCH T. (1987) « Image occidentale de l’Orient et la question palestinienne » dans Revue d’études palestiniennes (24), pp. 57-66. HENTSCH T. (1988a) L’Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen, Paris, Minuit. HENTSCH T. (1988b) « Racines culturelles du discours sur le développement : l’exemple de l’Orient méditerranéen » dans Développement, coopération et intervention sociale : discours et pratiques, sous la direction de V.M.P. Da Rosa et J.Y. Thériault, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, pp. 31-43. HENTSCH T. (1988c) « La responsabilité de l’Occident » dans Le monde diplomatique, mars, p. 19. HENTSCH T. (1990a) « Penser notre rapport à l’autre : les conditions d’une rencontre des cultures » dans Cadmos, Genève, CEC, 13(50), pp. 36-45. 264 HENTSCH T. (1990b) « Frontière et usage de l’Orient méditerranéen » dans Études françaises, vol. 26(1), pp. 9-22. HENTSCH T. (1991a) « Guerre à l’Irak : Généalogie d’un malentendu » dans Conjonctures 14, pp. 1-21. HENTSCH T. (1991b) « Espoir à Madrid. 12 longues années après les accords de Camp David » dans La Presse, 30 octobre, p. B4. HENTSCH T. (1992) « Mutilation des peuples, mutilation des mythes » dans Revue d’études palestinienne 42, pp. 129-139. HENTSCH T. (1993) « Nouvelle donne symbolique à l’Est de la Méditerranée » dans Études internationales 24(4), pp. 845-854. HENTSCH T. (2001) « L’Islam imaginaire : fonction de l’altérité pour le sujet moderne » dans Pluralisme, modernité et monde arabe, Politique, droits de l’homme et bioéthique, sous la direction de Marie-Hélène Parizeau et Soheil Kash, Québec, Les Presses de l’Université Laval, Bruxelles, Bruylant, Beyrouth, Delta, pp. 13-23. HENTSCH T. (2002a) Raconter et mourir. Aux sources narratives de l’imaginaire occidental, Montréal, Presses de l’Université de Montréal. HENTSCHT. (2002b) « L’ombre de l’Occident dans le conflit israélo-palestinien » dans Relations 676, pp. 32-34. HENTSCH T. (2002c) « Conflit au ProcheOrient. Contre toute forme d’antisémitisme. Israéliens et Palestiniens sont tous victimes du 265 même antisémitisme occidental » dans Le Devoir, 13 avril, p. B11. HENTSCH T. (2002d) « Au lendemain du 11 septembre : le monde a-t-il vraiment changé ? Des certitudes ébranlées », entretien de Laurent Laplante avec Thierry Hentsch dans RND, pp. 16-28. HENTSCH T. (2005) Le temps aboli. L’Occident et ses grands récits, Montréal, Presses de l’Université de Montréal. HENTSCH T. et M. SADRIA (1982) « La politique du pétrole saoudien : une hypothèse de travail » dans Études internationales 13(4), pp. 691-702. HENTSCH T. et M. SADRIA (1989) « Islam et Occident : entre blasphème et anathème » dans Conjonctures 12, pp. 87-95. HENTSCH T. ET N. EL HUSSEINI (1991) « Les otages ne sont plus ce qu’ils étaient », Le Monde, 10 août, p. B7. PROUST M. (1999) À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard. 266