la fin de la continuité ? cinquante ans et un nouveau président

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la fin de la continuité ? cinquante ans et un nouveau président
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INTRODUCTION
LA FIN DE LA CONTINUITÉ ?
CINQUANTE ANS
ET UN NOUVEAU PRÉSIDENT
JOSEPH ROVAN
L
e 23 mai – huit mois après l'élection qui a mis fin, le 23 septembre 1998,
à seize ans de « règne » de Helmut Kohl – la République fédérale d'Allemagne s'est donné un nouveau chef d'État. L'élection de Johannes
Rau n'a pas été une surprise. Si son prédécesseur Roman Herzog l'avait voulu,
celui-ci aurait été sans doute reconduit pour une nouvelle présidence de cinq
ans bien qu'il fût par ses origines un homme de la CDU/CSU aujourd'hui dans
l'opposition. Mais Herzog, comme la plupart de ses prédécesseurs, avait rapidement fait oublier son appartenance partisane en multipliant à destination de
ses compatriotes les rappels historiques et les exhortations morales fort bien
reçus par les médias. Johannes Rau, après Gustav Heinemann (1969-1974),
grand-père de sa femme, est le deuxième président fédéral issu du SPD, de
la Social-démocratie, mais la fonction aussi bien que les qualités des titulaires
ont fait oublier chaque fois le point de départ politique de l'élu.
Le premier président fédéral était un Libéral ; à cette époque les Libéraux étaient
les alliés de Konrad Adenauer et Theodor Heuss (1949-1959) comme le chancelier lui-même était un parlementaire expérimenté de la République de Weimar.
Quinze ans plus tard Walter Scheel devint le deuxième président fédéral libéral,
mais cette fois-ci son élection fut le résultat de l'alliance que les Libéraux avaient
nouée sous sa conduite en 1969 avec les Sociaux-démocrates. La désignation
de Willy Brandt comme chancelier de la nouvelle coalition SPD-FDP coïncide
à quelques jours près avec l'élection de Gustav Heinemann à la présidence fédérale. Issu des cadres laïcs de l'Église protestante, Heinemann, après s'être opposé aux tentatives nazies de mise au pas du protestantisme (Heinemann et ceux
qui agissaient dans le même sens que lui formaient une minorité influente que
les Hitlériens évitaient d'attaquer frontalement – ils constituaient ce qu'on appelait
à l'époque l'Église confessante, die bekennende Kirche). Après 1945 Gustav
Heinemann se joignit à la nouvelle Union démocrate-chrétienne qui voulait
mettre fin à l'isolement politique des catholiques allemands dans le parti du Zentrum en unissant des militants appartenant aux deux confessions dans un parti
commun – face aux socialistes et aux communistes et face à ce qui restait ou
ressuscitait de groupements nationalistes. Il fut ministre de l'Intérieur dans le premier gouvernement Adenauer, mais quitta pouvoir et parti quand le chancelier
décida d'engager la République fédérale sur la voie d'une alliance politique et
militaire avec les puissances occidentales. En raison de ces lointains positionnements la fille de Heinemann, Uta (tante de Madame Rau, fille d'un de ses
frères), a été contre Rau, au premier tour, candidate du parti PDS, « néo-communiste » et surtout opposé, avec véhémence, à l'action de l'OTAN au Kosovo,
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de cette OTAN dont l'Allemagne fait partie depuis 1956 dans la logique des choix
auxquels s'était opposé Gustav Heinemann, mais ce fut exclusivement une
manifestation contre l'OTAN et « sa » guerre, sans rapport aucun avec la politique intérieure allemande. Après avoir fondé un parti neutraliste et pacifiste Heinemann (le père et grand-père) avait d'ailleurs fini par rejoindre la Social-démocratie, en laissant de côté ses positions radicales du début de la République
fédérale, et c'est ainsi qu'il fut élu en 1969 – vingt ans après les débuts de la
RFA – président fédéral, fonction dans laquelle il se signala, comme plus tard
Weizsäcker et Roman Herzog, par ses discours à la nation qu'il exhortait à
renoncer à ses passés noirs (ou plutôt bruns) et à adhérer en profondeur aux
valeurs démocratiques. Walter Scheel lui succéda en 1974 – il est toujours en
vie – et son élection plus encore que celle de Heinemann marquait l'importance
du choix en faveur de l'alliance entre Sociaux-démocrates et Libéraux dont il
avait été l'artisan et qui devait gouverner l'Allemagne et orienter ses options pendant treize ans – de 1969 à 1982. Karl Carstens, qui lui succéda en 1979 pour
cinq ans, était un responsable CDU qui vécut sans influencer beaucoup le changement de majorité de 1982 par lequel les Libéraux revenaient à l'alliance avec
la CDU/CSU, inaugurant une nouvelle étape de l'histoire de la République fédérale qui devait durer seize ans. Après la brève interruption de la « Grande Coalition » unissant CDU/CSU et SPD entre 1966 et 1969 il y eut ainsi depuis 1949
les quatorze ans de Konrad Adenauer (suivis de la transition Erhard entre 1963
et 1966), les treize ans des gouvernements Brandt et Schmidt et les seize ans
de Helmut Kohl. Ces longues durées attestent l'extraordinaire capacité de stabilité dont les pères de la Loi fondamentale avaient en 1949 doté le nouvel État
de l'Allemagne occidentale. En cinquante ans sept chanceliers, en comptant
Gerhard Schröder qui n'a pas encore un an de pouvoir derrière lui – et huit présidents – en comptant celui qui vient d'être élu.
L'on constatera en alignant ces chiffres que l'Allemagne et la France ont également tiré la leçon des difficultés vécues par nos IIIe et IVe Républiques et par
la République de Weimar du fait de la courte durée des gouvernements et du
manque de pérennité du pouvoir. La France, entre 1945 et 1958, avait soutenu
l'effort de stabilisation que les Alliés et les responsables allemands effectuaient
avec succès outre-Rhin alors qu'elle-même manqua de se doter d'une continuité durable à la tête de l'État. De Gaulle, avec sa constitution de 1958, couronnée par l'élection directe du Président ajoutée en 1962, obtint pour la France une stabilisation analogue – à une grande différence près qui tient au rôle
de la Présidence. Celle-ci est en France investie d'un pouvoir qui fait ressembler la Ve République à la monarchie royale – sauf quand elle se trouve en état
de cohabitation, situation en quelque sorte contraire à sa nature. En Allemagne
la Présidence n'a guère de pouvoirs institutionnels. Son influence est presque
exclusivement morale et le discours est par conséquent son instrument essentiel. Ce faisant la Présidence, de cinq ans et souvent de dix ans, ajoute sa stabilité à celle du pouvoir gouvernemental et la complète. Si un jour le Président
fédéral voulait marquer publiquement une opposition fondamentale à une décision importante prise par le Gouvernement, l'Allemagne connaîtrait sans doute
une crise politique majeure et le choix de l'opinion dépendrait dans une très
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large mesure de la personnalité du chancelier et de celle du président qui se
trouveraient ainsi opposés l'un à l'autre dans un conflit qui ne pourrait se terminer que par l'effacement de l'un ou de l'autre. C'est une situation que les
pères de la Loi fondamentale ont voulu éviter et qui a été évitée même quand
président et chancelier appartenaient aux deux camps opposés comme ce fut
le cas au début de la présidence Carstens et dans les derniers mois de la présidence Herzog. Comme le Président fédéral n'a que très rarement des décisions importantes à prendre la problématique de la cohabitation ne se pose
guère, mais au cours de telles périodes qui en principe sont relativement
brèves, un affrontement serait théoriquement possible.
Le Président fédéral a des pouvoirs réels
Il y a eu cependant dans le passé des moments où le Président fédéral a quand
même pu utiliser dans une intention politique précise les pouvoirs point inexistants que la Loi fondamentale lui accorde. C'est lui, notamment, qui peut décider
de dissoudre le Bundestag (ou de ne pas le faire) si ce dernier met le gouvernement fédéral en minorité. La situation s'est présentée deux fois, en 1972 et
en 1983 – et dans ces deux cas la mise en minorité des gouvernements de Willy
Brandt et de Helmut Kohl avait été provoquée délibérément par les chanceliers
qui ne disposaient pas d'une majorité suffisante pour pouvoir gouverner tranquillement. Le conflit constitutionnel qu'aurait pu provoquer un refus du Président fédéral a été évité dans les deux cas, il aurait été difficile à aplanir.
Le Président fédéral peut aussi théoriquement refuser de promulguer des lois
votées par les deux branches du Parlement, mais là encore un conflit majeur
résulterait d'une telle action ou réaction, et dans ce cas le président risquerait
de se trouver acculé à la démission. Le président nomme aux postes gouvernementaux et administratifs et peut refuser de telles nominations proposées
par le Gouvernement, mais là aussi le conflit, s'il est poussé à l'extrême, aboutirait à une situation sans issue autre que la démission, si le gouvernement de
son côté ne cède pas devant la détermination du président. Aucun cas de ce
type ne s'est produit depuis 1949 et l'on ne peut guère imaginer une confrontation aussi grave entre MM. Rau et Schröder.
Une autre faculté constitutionnelle a pu jouer un certain rôle dans les premières
années de la République fédérale pour tomber ensuite en désuétude : la possibilité que possède le Président de saisir la Cour constitutionnelle pour lui
déférer une loi votée par le Parlement, voire même une importante décision
administrative, en vue d'un examen de sa constitutionnalité. Dans un cas
grave (il s'agissait des Traités de 1962, le « Traité général » et celui concernant
la CED, la Communauté européenne de Défense, qui devaient donner une
base solide à l'option pro-occidentale de la RFA), le Président fédéral avait
demandé l'avis de la Cour constitutionnelle ; comme il s'avérait que celui-ci
serait négatif, le président – ici d'accord sur le fond avec le chancelier Adenauer – finit par revenir sur sa demande de consultation. En fin de compte les
Traités furent adoptés, grâce notamment aux manœuvres successives lancées par le Président fédéral. Cependant, à la suite de cette affaire, la consul5
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tation de la Cour par le président est sortie de l'usage. En fait le système
constitutionnel de la République fédérale n'a cessé d'accroître la cote de la
Cour et de réduire celle du président. Tout ceci, il est vrai, peut changer si,
comme ce ne fut jamais le cas jusqu'à présent, une crise institutionnelle majeure venait ébranler les solides équilibres qui ont été les conséquences à la fois
de la sagesse des « Grundgesetzväter » et du désir de stabilité si populaire
dans une société et une économie qui ont longtemps donné largement satisfaction à la large majorité des Allemands.
Conformément à sa situation institutionnelle, M. Herzog n'a pas beaucoup
gêné l'action du gouvernement Schröder, si ce n'est en refusant de signer
quelques changements de hauts fonctionnaires qui, à ses yeux, ne se justifiaient pas du fait de l'absence de caractère politique de leurs responsabilités.
M. Rau, social-démocrate de longue date qui s'est trouvé à la tête du gouvernement du Land le plus peuplé et le plus important du point de vue économique pendant près de vingt ans, met en principe le gouvernement à l'abri de
toute surprise majeure.
Pour obtenir le rajeunissement souhaité à Düsseldorf (où il a été en effet remplacé par son principal adjoint Clement) le parti avait promis à Rau (qui n'a que
68 ans) la fonction présidentielle. Ainsi toutes les positions essentielles sont
à présent en Allemagne détenues par le SPD, la Chancellerie, la Présidence
fédérale, la Présidence du Bundestag et celle de la Cour constitutionnelle
– alors que le SPD fournit le ministre-président dans neuf des seize Länder
et possède de ce fait une majorité relative au Bundesrat. (Dans cette dernière
instance cette majorité peut se trouver insuffisante comme ce fut le cas pour
le vote du projet de réforme du droit de citoyenneté pour lequel le SPD dut s'assurer, en négociant, l'accord des Libéraux associés à des gouvernements à
direction social-démocrate dans plusieurs Länder). Il est vrai qu'au Bundestag
et au Gouvernement fédéral la Social-démocratie a surtout besoin de ses alliés
« Verts », mais en cas de défaillance de ceux-ci leur remplacement par les
Libéraux est à portée de négociation. Les difficultés réelles dans une situation
où le principal parti gouvernemental possède de tels avantages ne peuvent
donc venir que de l'intérieur, comme on l'a vu au moment de la crise qui a
entraîné l'éloignement d'Oskar Lafontaine.
Du Landesvater (monarque père de la patrie) au Bundesvater
(père de la République fédérale)
Par ailleurs la désignation de celui qui fut jusqu'à il y a peu de temps Ministreprésident de Rhénanie Nord-Westphalie venant prendre place au-dessus d'un
chancelier qui fut Ministre-président de Basse-Saxe (Lafontaine, lui, ayant été
longtemps Ministre-président de la Sarre et son successeur au ministère des
Finances Ministre-président de Hesse) montre à quel point la structure fédérale est et demeure essentielle dans l'organisation et le fonctionnement des
pouvoirs étatiques en Allemagne. M. Herzog avait présidé la Cour constitutionnelle, von Weizsäcker, lui, était resté pendant quelques années maire du Land
de Berlin, mais avant lui aucun Président n'avait accumulé une réelle et longue
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expérience à la tête d'un Land. Sur ce plan l'élection de Johannes Rau, sans
être une innovation marquante, ne manquera pas d'accentuer encore le caractère fédéral du fonctionnement de l'État allemand à un moment où les progrès
de la construction européenne exigent un redimensionnement des structures
politiques et administratives aux quatre étages majeurs de la vie publique :
commune-région ou Land-État (le plus souvent « national ») et Union européenne. Avec sa grande expérience de chef du gouvernement à Düsseldorf,
le nouveau Président contribuera donc à fortifier la base fédérale de l'existence
collective des Allemands, là aussi dans la stricte continuité de ce que fut la
volonté des « Pères » de 1949.
En élisant « Bruder Johannes », Frère Jean, dignitaire pratiquant de l'Église protestante à la première dignité de l'État, l'Assemblée fédérale – qui pour la première fois siégeait au nouveau Reichstag de Berlin – a marqué aussi la continuité de l'influence des Églises chrétiennes sur l'État qui a été édifié sur les ruines
laissées par le national-socialisme. Mais c'est aussi l'occasion de nous interroger
sur le sens et la profondeur de cette persistance. Comme le fait observer avec
beaucoup d'acuité de vue le professeur Walter dont nous commençons dans le
présent numéro la publication des remarquables études sur la situation des principaux partis politiques dans la société allemande, les composantes traditionnelles qui ont marqué depuis le XIXe siècle les implantations des groupements
politiques les plus importants, sont en train de se modifier profondément depuis
le début des années 80 et surtout au cours des années 90. Celui qui fut longtemps maire d'un des principaux centres du protestantisme rhéno-westphalien,
la ville de Wuppertal, va être le porte-parole le plus officiel et le plus élevé d'un
peuple au sein duquel la participation à la vie des Églises diminue rapidement
à l'Ouest, après avoir été pratiquement marginalisée à l'Est – ce fut là, soit remarqué en passant, l'un des aspects les plus significatifs de la désignation de la candidate, Dagmar Schipanski, que la CDU opposa à l'ancien Président du Gouvernement rhéno-westphalien. Fille de pasteur et chrétienne pratiquante,
universitaire brimée et marginalisée par le pouvoir communiste, la « rivale » de
Johannes Rau représentait avec beaucoup de netteté cette population chrétienne résiduelle qui, dans sa situation très minoritaire, préfigure certainement dans
une large mesure ce qui est en train de se passer également dans l'ancienne
République fédérale où la participation aux activités des Églises se réduit, là
aussi, très rapidement. (1) La fréquentation dominicale recule très vite, même
dans la population catholique, mais pour l'instant l'option d'une grande partie des
électeurs chrétiens et surtout catholiques en faveur des « Partis de l'Union »
(CDU/CSU) survit à la vie religieuse proprement dite. L'on peut cependant se
demander si cet aspect fondamental de la continuité par rapport à 1949, conti-
(1) Certes la base des Églises dans la pratique religieuse se rétrécit d'une manière pour elles inquiétante.
Cependant le poids socio-économique des institutions ecclésiastiques demeure considérable. Les deux grandes
centrales de l'action sociale, Caritas (catholique) et Diaconie (protestante), maintiennent un chiffre d'affaires
annuel de 100 milliards de DM et occupent 1,1 million de salariés. Les deux confédérations regroupent 54.000
institutions de base. (Chiffres fournis par la Chambre de Commerce et d'Industrie de Stuttgart et publiés par
la Süddeutsche Zeitung du 7 juin 1999).
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nuité dont Johannes Rau va être le gardien officiel, pourra résister longtemps à
l'amenuisement de sa base socio-spirituelle. La fidélité de l'électorat catholique
et d'une partie de l'électorat protestant au parti rassemblé autour de Konrad Adenauer quand celui-ci décida, avec d'autres responsables issus du refus opposé
à l'hitlérisme, de ne pas reproduire la structure politique catholique née à l'époque
de Bismarck et du Kulturkampf et d'élargir ces anciennes structures aux électeurs
et militants protestants, peut devenir l'objet d'une interrogation de plus en plus critique. Or c'est cette unification autour d'un parti biconfessionnel qui a pendant cinquante ans érigé un obstacle majeur devant les mouvements d'extrême droite et
leur séduction, aussi bien que sur un autre plan devant l'attrait de la deuxième
grande formation « centriste », la Social-démocratie. L'une et l'autre sont en effet
peu à peu devenues « centristes », l'une occupant la place d'un centre droite et
l'autre d'un centre gauche. Dans un univers socio-mental marqué par la mondialisation et par ses conséquences menaçantes par le bien-être relatif dont jouissaient les majorités dans nos pays d'Europe occidentale l'on peut redouter une
emprise grandissante des idéologies de propagande et d'organisations néo-nationalistes, voire néo-fascistes. Plusieurs fois depuis 1949 des observateurs allemands et étrangers avaient prédit de tels développements qui finalement ne se
sont jamais produits. En sera-t-il toujours ainsi au XXIe siècle ?
L'influence des syndicats
De l'autre côté de l'horizon socio-politique chez les Sociaux-démocrates des
phénomènes semblables peuvent être constatés. Ce que les Églises étaient
pour les Partis de l'Union, les syndicats le représentaient dans une certaine
mesure pour la gauche non-communiste (contrairement à ce qui s'est longtemps passé en France, les communistes, de toute façon peu nombreux,
n'avaient guère d'emprise sur le syndicalisme en République fédérale. C'est
pourquoi l'introduction de la cogestion par Adenauer et son extension sous les
gouvernements à direction social-démocrate des années 70 n'eurent pour ainsi
dire pas à repousser des critiques d'origine politique). La grande majorité des
salariés syndiqués et beaucoup de non-syndiqués votaient traditionnellement
pour le SPD. Là aussi des changements pourraient se produire dans les temps
qui viennent, interrompant une continuité qui dure depuis cinquante ans et qui
s'était fondée bien avant 1914. Pour l'instant les anciens syndiqués qui ont quitté les structures traditionnelles continuent généralement à voter social-démocrate, mais les conséquences de la mondialisation, et en premier lieu le chômage élevé, pourraient provoquer là aussi des changements négatifs. Pour
faire face à de telles perspectives les hommes et les femmes politiques en activité, pris dans les contradictions et les difficultés quotidiennes et obligés de courir au plus pressé, ne suffiront pas. La très grande utilité d'une présidence qui
n'intervient pas dans les affaires quotidiennes sera dès lors sa capacité de
démontrer et de dénoncer les menaces fondamentales. L'on a vu comment une
affaire, qui au départ parut marginale, celle du Kosovo, après avoir fait naître
en un premier temps en Allemagne aussi une sorte d'unanimité très large des
opinions et jugements, avait commencé à diviser profondément les individus
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et les groupes et à susciter des passions contestataires auxquelles les gouvernants et leurs majorités avaient dû chercher des ripostes. Le président Rau,
non mêlé aux décisions quotidiennes, sera dès lors très vite appelé à jouer un
rôle de « praeceptor Germaniae » dans des situations beaucoup plus difficiles
à maîtriser que ce ne fut le cas pour la plupart de ses prédécesseurs.
La question de la double nationalité
Il est frappant que l'affaire qui a suscité les contradictions et les affrontements
les plus engagés ait été la question de la « double nationalité » (en réalité il s'agit
de la double citoyenneté – Staatsbürgerschaft). Le malaise profond qui s'est
ainsi manifesté exprime le fait qu'en dépit de toutes les officielles affirmations
contraires l'Allemagne était devenue et demeure un « pays d'immigration ». Sur
ce plan l'effet du reflux massif des « Allemands ethniques » (Volksdeutsche) sous
la désignation de « rapatriés tardifs » s'ajoute en le renforçant à celui produit par
la présence de plus de sept millions d'étrangers. C'est là encore un problème
dont le poids joue contre la continuité et renforce les tendances néo-nationalistes
si contraires qu'elles soient aux intérêts nationaux. A aucun moment depuis les
grandes migrations des premiers siècles de notre ère (et qui eurent pour effet
la germanisation d'une grande partie de l'actuel territoire allemand) un phénomène comparable ne s'était produit en Allemagne, et ses conséquences peuvent
bouleverser beaucoup de réalités traditionnelles. Immigration persistante et chômage massif permanent pourront d'ailleurs unir leurs effets destructeurs d'équilibres qui étaient devenus traditionnels et mettre ainsi un terme à des continuités
qui paraissaient promises à des durées indéterminées.
Le nouveau Président fédéral, fidèle partisan d'une Europe unie depuis les
débuts de sa carrière, verra également se renforcer les effets des décisions
intervenues dans ce domaine au cours des années précédentes, et notamment ceux de l'adoption de l'euro. En même temps la nécessité d'aller plus loin
et plus vite dans la construction européenne se feront sentir de plus en plus
vigoureusement, donnant naissance ou renforçant des oppositions et des
résistances qui jusqu'à présent étaient restées marginales. L'option pour
davantage d'Europe se heurtera de plus en plus aux remontées de type sinon
nationalistes du moins fortement marquées d'attachement aux « valeurs nationales » et pour employer un néologisme en vogue chez nos « souverainistes ».
Le transfert des centres de décision à Berlin, après cinquante ans de « Bonn
capitale provisoire » ne manquera pas d'agir dans le sens d'un renforcement
de ces tendances : grande ville d'immigration et capitale prusso-allemande
pendant plus de deux siècles et demi, Berlin sera un signe éclatant de discontinuité. Le rhéno-westphalien Rau, succédant au bavaro-franconien Herzog,
prendra aussi la suite de la résidence présidentielle de Bellevue où Herzog
avait déjà tenu à s'établir le plus longtemps et le plus souvent possible.
Le nouveau chef de l'État allemand, né en 1931, appartient à la même génération que l'ex-chancelier Kohl (natif de 1930) qui a encore vécu en adolescent
déjà capable de comprendre le monde qui l'entourait les dernières années de
la Deuxième Guerre mondiale, pour participer ensuite rapidement à la recons9
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truction. Il cohabitera avec un chancelier qui lui n'a connu consciemment que
la République fédérale déjà solidement établie et aux rayonnages bien garnis
grâce au « Miracle économique » erhardien. Sur ce plan aussi la mondialisation
avec ses grands mouvements partant à la fois de Wall Street et de Pékin, est
en train de rompre les continuités du demi-siècle précédent. De nouveaux
départs ? Certes mais vers quels objectifs, et dans quelles directions ?
Au moment où M. Rau accède à la fonction suprême l'Allemagne s'est trouvée
pour la première fois depuis cinquante ans fortement engagée dans une opération militaire qu'on pouvait difficilement ne pas qualifier de guerre et qui, en
compagnie de ses alliés, l'opposait à un autre État européen souverain. Si la
guerre du Kosovo se fût prolongée, c'eût été un autre signe évident d'un changement majeur, d'une nouvelle Wende, car la surprise qui dans les premiers
mois avait rassemblé autour de la participation allemande une quasi-unanimité
(faite plus de Ratlosigkeit, d'absence d'alternative réaliste, que d'adhésion profonde) risquait de s'épuiser et une critique véhémente, à forts accents antiaméricains de prendre la place. L'on aura vu peut-être alors rapidement ressurgir les courants contestataires qui autour de 1968 visaient autant l'économie
capitaliste « nationale » que« l'injuste » guerre américaine en Indochine. De
toute façon, même militairement terminée, l'affaire duKosovo oblige à se
demander si la « République de Bonn » continuera d'être le fidèle et riche protectorat américain que la RFA était depuis cinquante ans, ou si elle voudra à
nouveau se donner un « destin national » alors que seule l'Europe unie, la
République fédérale européenne, aurait les moyens, la force et la vigueur
morale pour (re)devenir une grande puissance indépendante. M. Rau devrat-il se rappeler que son grand-père par alliance (qui fut aussi l'un des inspirateurs de sa jeunesse), Gustav Heinemann, avait quitté le gouvernement Adenauer en 1950 pour marquer son refus de l'alignement sur une coalition
occidentale dominée par l'Amérique ? L'histoire avait donné tort au grand-père.
Le choix se présentera-t-il une deuxième fois ? Et cette fois-ci, pour citer un
texte célèbre de Marx, sous la forme de farce ?
Les impératifs de la rédaction et de l'impression ne nous permettent pas de
présenter dans le numéro une réflexion quelque peu développée sur l'élection
européenne du 13 juin. Henri Ménudier s'en chargera dans le cahier suivant
– avec l'avantage d'une certaine distanciation. Les résultats des nombreuses
élections régionales du mois de septembre permettront d'approfondir ou de
corriger les constatations que nous avons formulées au sujet des résultats de
juin. Il convient cependant, ne fût-ce qu'en quelques mots, de souligner deux
phénomènes majeurs de cette consultation : le taux-record des abstentions
et le succès impressionnant de la CDU. Comme en France les électeurs allemands ne voient toujours pas à quel point leur avenir et leurs affaires dépendent déjà et dépendront de plus en plus des institutions européennes. Et si peu
de temps après la défaite spectaculaire de septembre 1998 le parti qui n'est
plus celui de Helmut Kohl et qui n'a pas pour l'instant de grande figure de proue
connaît une revanche éclatante mais celle-ci n'exprime-t-elle pas avant tout
un mécontentement très répandu à l'égard de M. Schröder et de sa politique.
A suivre…
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