La Part des Choses
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La Part des Choses
La Part des Choses vu par Le philosophe François Dagognet Les sociologues n’ont pas cessé de parcourir la cité et de l’examiner sous tous les angles mais Ludovic Cantais, à travers ses valeureuses images, explore une piste tout à fait nouvelle et particulièrement révélatrice. Pourquoi les connaisseurs de l’urbanité ont-ils manqués ce territoire ? Sans doute parce que est étudié ici ce qui ne date que d’hier. En effet, jadis, les habitants de la cité se débarrassaient comme ils pouvaient de leurs restes et de leurs « ordures ménagères », mais surtout ils étaient moins envahis que nous par les résidus et immondices. Nous sommes les victimes de nouveau statut de la marchandise : le commerce, en effet, l’enrobe, pour le protéger et surtout pour l’enjoliver. Il la fragmente aussi, afin de l’alléger. Tout contribue à l’empaquetage : le carton, le plastique, le verre etc… servent aux boîtes, aux coffrets, aux récipients. ( des objets d’objets qui contribuent à l’envahissement). En outre, dans nos villes, deux névroses se sont répandues : celle de la propreté (débarrassons nous des guenilles et des lambeaux jetés à la rue, là où Ludovic Cantais les trouve et les cerne) et celle de la soumission à la modernité (ne conservons pas le rapiécé ou l’obsolète. Sachons changer avec ce qui change. Abandonnons le vieilli !) La cité a dû se doter d’un double service (la voirie) : Le ramassage, puis le traitement de ses déchets. Il est même demandé le tri de ce qui est abandonné, sont prévus des contenants appropriés (verre, métal, papier, « fringues »). Mais Ludovic Cantais ne se propose pas avec son iconographie des rues et trottoirs encombrés, de travailler à l’hygiène publique (le débarras). Il a compris que l’usé, le démantibulé, l’abandonné représente, en réalité, un Méta-Objet. L’objet neuf, à l’inverse, nous séduit et surtout nous trompe. Il frappe par sa lisséité et tout ce qui l’agrémente. On ne sait d’ailleurs pas de quoi et comment il est fait. Celui qui a servi incorpore en lui la mémoire de son exercice, ainsi que celle des hommes qui l’ont manié. Déjà il appartient moins au monde de la physique qu’au culturel et au compassionnel. On élimine ces restes non sans peine mais nous savons que le feu va les convertir et qu’ils nous reviendront, ce qui nous console de notre ingratitude. Les images photographiques de Ludovic Cantais, une sorte de musée de résidus, nous permettent de rejoindre ce que la technologie nous a appris, à savoir que le rare et le précieux se cachent souvent dans la boue, la lie, les sédiments. Les artistes, de leur côté, ceux qui pressentent l’avenir, se sont emparés de l’abject : ils l’ont entassé (parfois pour protester ainsi contre la folie de ceux qui nettoient et s’allègent) ou, mieux encore, tel Boltanski exposant ce qui a appartenu aux plus démunis, qui ont tenu à le conserver : le vieux téléviseur, le frigidaire hors d’usage, le radiateur défunt nous parlent mieux que les « ready made » de Marcel Duchamp. Nous ne doutons pas que l’appareil bosselé et défraîchi nous touche particulièrement. Au lieu d’annoncer la mort ou le rejet, l’image photographique lui donne une seconde vie. Elle devient le témoin d’un moment ou d’un usage. Nous l’avons déjà souligné : nous sommes abusés par le neuf et l’impeccable ( son « entièreté » empêche que nous le comprenions) La preuve ? Le brocanteur, plus avisé, ne manque pas de surveiller la marée de ce qui échoue dans nos rues et sur les trottoirs, le démoli et le déprécié. Il y trouve des outils ou des marchandises d’un autre âge. Il les rafistole, de telle manière qu’ils vont tous entrer dans une nouvelle existence. Le paradis du rare et du quasi brillant, ce qui a souffert mais qui désormais ressuscite. Après la nuit de l’absence, le soleil de la reconnaissance. Ce qui a été jeté au dehors, parce que vermoulu et usé, un vieux cadre , une chaise au paillage fatigué, ou même un matelas affaissé, rentre un jour par la porte pour siéger au milieu de l’appartement qui rassemble « les antiques ». La rue n’aura été qu’un moment de purgatoire, auquel le ramasseur compassionnel met fin. Ce dernier n’est d’ailleurs pas ce que l’on croit. Suivons le bien : Historien d’hier, anthropologue aujourd’hui, il nous aide à mieux définir les quartiers des villes, les orientations des rues, les usages des habitants. Qu’on sache ce qu’ils abandonnent, nous apprendrons à les situer entre les deux extrêmes : la rétention des uns et le renoncement des autres. La sociologie s’en ira car on verra qu’il faut compter deux sortes (au moins) de riches et de bourgeois. Les uns sont rivés à la conservation (même des breloques) quand les autres souhaitent un lieu vide ou presque, là où nous n’apercevons que leur capacité à gérer et à redresser. Arrêtons nous sur les icônes de Ludovic Cantais. Chacune mériterait un commentaire. Toutes vérifient cette vérité première : C’est bien à travers les loques et débris qu’on s’approche le mieux des hommes, des rues et des choses sociales. François Dagognet