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Chapitre 10 Verbes 10.1. Formes verbales synthétiques et formes verbales analytiques 10.1.1. La notion d’auxiliaire A côté d’un ensemble bien délimité de formes synthétiques (traditionnellement désignées comme temps simples), qui réunissent en un mot unique lexème et éléments flexionnels, la description du système verbal des langues mentionne généralement un ensemble de formes analytiques (traditionnellement désignées comme temps composés 1) dont la délimitation est souvent beaucoup plus floue. Les formes verbales analytiques sont typiquement formées d’un auxiliaire, qui a les caractéristiques morphologiques d’une forme verbale simple indépendante, et d’une forme intégrative d’un autre verbe, qu’on peut désigner comme auxilié. Ce qui justifie de reconnaître qu’on a affaire à une combinaison auxiliaire + auxilié plutôt que simplement à deux verbes dans une relation de dépendance, c’est que l’auxiliaire ne manifeste aucune propriété prédicative d’assignation de rôles sémantiques à des arguments, seul intervenant à ce niveau l’auxilié. Par exemple, en français, avoir en tant que verbe plein est un verbe transitif qui assigne à son sujet et à son objet les rôles de possesseur et de possédé, mais en tant qu’auxiliaire de l’accompli, il ne fait que transmettre à son sujet le rôle sémantique que l’auxilié assigne en principe à son sujet, et les termes qu’on peut trouver dans la construction de avoir + participe passé sont les mêmes que dans la construction d’une forme synthétique de l’auxilié (cf. par exemple Il pleut / Il a plu, Jean court / Jean a couru, Jean m’offre un livre / Jean m’a offert un livre). 1 La décision de parler de formes verbales analytiques plutôt que composées est motivée par le fait que ces formes ne relèvent pas de la composition au sens de procédé de formation de lexèmes composés (comme ouvre-boîte ou savoir-faire). En outre, cette utilisation du terme d’analytique est conforme à la valeur qu’il a en typologie morphosyntaxique, où analytique / synthétique renvoie à la concurrence entre constructions syntaxiques et variations morphologiques des mots pour exprimer les mêmes distinctions sémantiques. 162 Syntaxe générale, une introduction typologique 10.1.2. Formes verbales analytiques et structure en constituants La définition de la notion d’auxiliaire ne préjuge pas de la structure en constituants de l’unité phrastique, et notamment n’implique pas que la séquence auxiliaire + auxilié soit un constituant ; elle laisse ouverte la possibilité d’analyser différemment, d’un cas à l’autre, la structure en constituants des unités phrastiques comportant une forme verbale analytique. A l’origine des formes verbales analytiques, on a des constructions dans lesquelles ce qui deviendra ultérieurement un auxiliaire est un verbe indépendant qui régit un complément phrastique, comme en français dans Jean propose à Marie [d’aller au cinéma]. La réanalyse d’une construction verbe régisseur + verbe subordonné comme auxiliaire + auxilié suppose que, dans les emplois où il s’auxiliarise, le verbe régisseur perd à la fois la possibilité d’assigner un rôle sémantique à son sujet (auquel il ne fait que transmettre un rôle assigné par le verbe subordonné) et celle d’avoir dans sa construction d’autres termes que le sujet et le groupe verbal dont la tête est le verbe subordonné. Par exemple, en tswana, mhero ‘mauvaise herbe’ est difficilement acceptable comme sujet de aga ‘construire’ – ex. (1a), mais est par contre parfaitement acceptable comme sujet de tlhoga ‘pousser’ – ex. (1b). Or, (1c) est tout aussi acceptable que (1b), car aga en (1c) fonctionne comme auxiliaire aspectuel (‘faire quelque chose continuellement’), en dépit du fait que, superficiellement, la forme verbale analytique de l’ex. (1c) ne se distingue en rien d’une construction dans laquelle deux unités phrastiques dans une relation de subordination auraient respectivement pour tête un verbe au présent de l’indicatif et un verbe à la forme circonstancielle du présent2. (1) a. *Mhero 3mauvaise herbe o a aga S3:3 DISJ construire.FIN litt. ‘La mauvaise herbe construit’ b. Mhero 3mauvaise herbe o a tlhoga S3:3 DISJ pousser.FIN ‘La mauvaise herbe pousse’ c. Mhero 3mauvaise herbe o aga o tlhoga S3:3 construire.FIN S3:3 pousser.FIN ‘La mauvaise herbe n’arrête pas de pousser’ (litt. ‘La mauvaise herbe construit en poussant’) 2 La forme circonstancielle du verbe tswana (cf. 10.7.2) s’utilise dans des subordinations de type circonstanciel. Ici, la forme circonstancielle que prend le verbe ‘pousser’ en (c) et la forme indépendante de présent qui apparaît en (b) se distinguent à la fois par le ton et par le fait qu’à la forme indépendante du présent, a (glosé DISJ ‘disjoint’) apparaît automatiquement si le verbe est le dernier mot de l’unité phrastique dont il est la tête (cf. 10.4.4), alors que rien de semblable ne se produit à la forme circonstancielle. Verbes 163 Au stade où l’auxiliaire reste formellement analysable comme un verbe ayant pour complément un groupe verbal dont la tête est une forme intégrative de l’auxilié, on parle parfois de ‘semi-auxiliaires’ pour marquer la distinction avec des combinaisons plus intégrées, dans lesquelles il n’est plus possible d’analyser le verbe auxilié comme tête d’un groupe verbal complément de l’auxiliaire – situation dont les auxiliaires d’accompli des langues romanes fournissent un bon exemple, comme nous le verrons en 37.3. 10.1.3. Formes verbales analytiques et renouvellement de la morphologie verbale Même entre des langues qu’on sait être apparentées de très près, il n’est pas rare d’observer des différences importantes dans les distinctions qui s’expriment dans la morphologie verbale et les marques qui servent à les exprimer (la morphologie nominale présentant généralement plus de stabilité). Mais d’autre part, les distinctions encodées dans la morphologie verbale sont souvent étonamment semblables dans des langues très éloignées géographiquement et génétiquement. Ceci suggère, d’une part que les processus historiques qui renouvellent la morphologie verbale opèrent généralement à une cadence relativement rapide, et d’autre part que ces processus obéissent à l’échelle des langues du monde à des régularités dont l’explication serait à chercher au niveau cognitif. Les processus aboutissant à modifier la morphologie verbale se situent généralement dans le prolongement des processus d’auxiliarisation qui donnent naissance à des formes verbales analytiques, l’auxiliaire ayant souvent tendance à s’attacher à l’auxilié pour former avec lui un mot unique. Il est fréquent que des formes verbales analytiques se transforment ainsi en formes synthétiques dont l’un des formatifs provient d’un ancien auxiliaire. L’histoire des formes de futur des langues romanes illustre ce processus : – le latin classique avait une forme synthétique de futur, qui pour certains types de conjugaison au moins (notamment celui illustré par cantabo ‘je chanterai’), était probablement issue d’une forme analytique du proto-indo-européen ; – dans toutes les langues romanes, la forme synthétique de futur du latin a été très tôt remplacée par une forme analytique, le plus souvent issue d’une construction infinitif + présent de habere ‘avoir’ (cantare habeo) ; cette construction avait initialement une valeur modale (un peu comme j’ai à chanter en français), mais elle est devenue synonyme de la forme synthétique de futur, qu’elle a ensuite éliminée ; – en se morphologisant, cette forme analytique a donné naissance aux formes synthétiques de futur des langues romanes : la ressemblance entre les terminaisons du futur roman et le présent du verbe avoir s’explique par le fait que ces terminaisons sont le réflexe de l’ancien auxiliaire avoir : (je) chanter-ai, tu chanteras, etc. ; un processus semblable affectant la périphrase infinitif + imparfait de habere a donné naissance parallèlement au conditionnel des langues romanes, qui quant à lui ne se substituait pas à une forme du latin classique, et représente au contraire une innovation romane relativement au système verbal latin. Le portugais présente la particularité d’attester une étape de l’évolution où la réanalyse de avoir auxiliaire du futur et du conditionnel comme une désinence 164 Syntaxe générale, une introduction typologique verbale n’est pas achevée. En effet, en portugais, les pronoms conjoints objets et datifs s’insèrent au futur et au conditionnel (et seulement à ces deux formes) entre la base verbale (qui coïncide avec l’infinitif) et la terminaison – ex. (2)3. Dans la mesure où les pronoms conjoints du portugais ne semblent pas avoir atteint le stade d’évolution où on pourrait considérer qu’ils sont devenus des affixes, une analyse à la fois simple et cohérente est que le futur et le conditionnel du portugais ne sont pas des formes verbales synthétiques au même titre que le futur et le conditionnel des autres langues romanes, mais des formes en quelque sorte semi-analytiques, dans lesquelles ce qui est devenu la désinence de futur ou de conditionnel dans les autres langues romanes reste un auxiliaire, mais un auxiliaire qui a le même statut d’enclitique que le pronom conjoint qui peut s’insérer entre lui et l’auxilié. (2) a. Cham-av-as appeler-IMPARF-S2S o João DEF João / ‘Tu appelais João’ b. Chamar=ei appeler.INF=AUX.PRES.1S ‘J’appellerai João’ Chama-av-a=lo appeler-IMPARF-S2S=O3S ‘Tu l’appelais’ o João / Chama=lo=ei DEF João appeler.INF=O3S=AUX.PRES.1S ‘Je l’appellerai’ Mais alors même que l’évolution aboutissant à la morphologisation du futur roman infinitif + avoir n’est pas achevée dans la totalité du domaine, plusieurs langues ont développé une nouvelle forme analytique de futur (français : (je) vais chanter) tendant à concurrencer le futur roman ; la tendance à exprimer le futur par la nouvelle forme analytique aller + infinitif est particulièrement avancée en espagnol, où le futur roman issu de infinitif + habere s’utilise largement comme forme à valeur modale de probabilité mais s’emploie encore moins qu’en français avec une véritable valeur de futur. La grammaticalisation d’une ancienne périphrase aller + infinitif est attestée en catalan aussi, mais dans cette langue, les formes en question ont rapidement perdu la valeur de futur qu’elles ont eue initialement pour prendre une valeur de passé narratif – cf. 11.4. L’histoire du verbe russe illustre un autre scénario qui aboutit à transformer une forme verbale analytique en forme verbale synthétique, mais d’une façon différente, et qui affecte plus le système, puisqu’elle touche à la nature même des distinctions exprimées dans la flexion verbale. En russe moderne, une forme synthétique de présent-futur fléchie selon la personne du sujet s’oppose à une forme synthétique de passé fléchie selon le genre et le nombre du sujet mais ne portant aucune marque de 3 Exceptionnellement dans la présentation de cet exemple, compte tenu de l’importance de cette distinction pour une analyse cohérente des données du portugais, le symbole ‘=’ a été utilisé pour indiquer spécifiquement le rattachement d’une forme liée ayant le statut de clitique plutôt que celui d’affixe. Pour une bonne compréhension de cet exemple, il convient de savoir que, si du point de vue combinatoire les pronoms conjoints du portugais conservent des propriétés qui suggèrent de les analyser comme clitiques plutôt que comme affixes, par contre, en termes d’interaction phonologique, leur comportement en position d’enclise est plutôt celui qui est considéré comme typique d’affixes. En effet, leur présence peut avoir pour effet de modifier la finale de la base à laquelle ils s’attachent. Verbes 165 personne. L’origine de cette dissymétrie est qu’à une époque où les formes verbales finies slaves étaient uniformément fléchies selon la personne du sujet, le russe, comme les autres langues slaves, a créé une forme analytique de passé présent du verbe être + participe. A ce stade, l’auxiliaire de cette forme analytique de passé était fléchi selon la personne du sujet, et l’auxilié, en tant que participe, était fléchi en genre et en nombre. Ensuite, le russe a éliminé le présent du verbe être, à la fois dans sa fonction de copule et dans sa fonction d’auxiliaire du passé. Il n’est donc resté de l’ancienne forme analytique de passé que le participe, qui par conséquent a été réanalysé comme forme synthétique finie, avec comme résultat la dissymétrie entre la flexion du passé et celle du présent-futur. 10.1.4. Formes verbales semi-analytiques Il est utile dans certaines langues de reconnaître des formes verbales semianalytiques comportant un élément grammatical qui a des propriétés de forme liée tout en étant moins intégré au mot verbal que les affixes flexionnels que comportent les formes verbales synthétiques de la même langue. A l’exemple du portugais évoqué en 10.1.3 on peut ajouter celui du turc. Certaines formes verbales du turc portent des marques personnelles identiques aux clitiques pronominaux attachés au nom en fonction prédicative (cf. 20.4), alors que d’autres ont des jeux différents de marques personnelles ayant le statut de suffixes. Les deux types de marques personnelles manifestent leur différence de nature dans l’interrogation et la coordination. Le clitique interrogatif mi ~ mı ~ mu ~ mü 4 précède en effet les clitiques pronominaux mais succède aux marques de personne qui ont le statut de suffixes – ex. (3). Dans la coordination, un seul clitique pronominal peut marquer le sujet commun à deux verbes coordonnées, alors que dans les mêmes conditions, une marque de personne suffixée doit être répétée – ex. (4). (3) a. Gel-iyor=mu=sunuz? / *Gel-iyor-sunuz-mu / *Gel-di-mi-niz venir-PROG=INTERR=S2P ‘Est-ce que vous venez ?’ b. Gel-di-niz=mi? venir-ACP-S2P=INTERR ‘Est-ce que vous êtes venus ?’ (4) a. [Bulașık yıkı-yor, temizlik yap-ıyor]=um vaisselle laver-PROG propreté faire-PROG=S1S ‘Je lave la vaisselle et je fais le ménage’ 4 Le marqueur d’interrogation totale mi ~ mı ~ mu ~ mü est un enclitique qui s’attache soit au verbe (si la question porte globalement sur la phrase), soit au dernier mot du constituant qui précède immédiatement le verbe (avec pour effet de restreindre à ce constituant la portée de l’interrogation – ce qui est cohérent avec le fait que la position immédiatement à gauche du verbe est en turc une position de focus) ; par exemple : Hasan geldi=mi? ‘Est-ce que Hasan est venu ?’ / Hasan=mı geldi? ‘Est-ce Hasan qui est venu ?’. 166 Syntaxe générale, une introduction typologique b. Bulașık vaisselle yıka-dı-m, temizlik yap-tı-m laver-ACP-S1S propreté faire-ACP-S1S ‘J’ai lavé la vaisselle et j’ai fait le ménage’ c. *[Bulașık yıka-dı, temizlik yap-tı]-m vaisselle laver-ACP propreté faire-ACP-S1S impossible au sens de ‘J’ai lavé la vaisselle et fait le ménage’5 Une partie des formes verbales du turc qui s’attachent des marques personnelles clitiques identiques à celles des prédicats non verbaux sont d’ailleurs formées sur une base qui existe par ailleurs comme participe, et peuvent donc être reconnues comme issues d’une prédication adjectivale. Dans d’autres formes verbales semi-analytiques du turc, une copule cliticisée joue le rôle d’auxiliaire – ex. (5)6. (5) a. Bekli-yor=du-k attendre-PROG=COP.PAS-S1P < Bekli-yor attendre-PROG i-di-k COP-PAS-S1P ‘Nous attendions’ b. Yıkan-acak=tı-m se laver-FUT=COP.PAS-S1S < Yıkan-acak se laver-FUT i-di-m COP-PAS-S1S ‘J’allais me laver’, ‘Je me serais lavé’ Pour comprendre ces phénomènes, il est utilise d’observer dans des langues proches le degré de séparabilité de l’auxiliaire et de l’auxilié dans les formes verbales analytiques. Le français a des formes verbales analytiques qui autorisent de larges possibilités d’insertion (cf. par exemple Il a certainement encore une fois tout oublié ). Dans les autres langues romanes, les mêmes formes analytiques ont généralement des possiblités d’insertion plus réduites, le cas limite étant celui de l’espagnol, qui ne tolère aucune insertion. La contiguïté nécessaire de l’auxiliaire et de l’auxilié dans des formes verbales analytiques telles que celles de l’espagnol crée les conditions pour que l’auxiliaire développe des propriétés de forme liée. 10.2. Verbes obligatoirement accompagnés d’un auxiliaire Dans la majorité des langues, les verbes peuvent donner naissance à des phrases indépendantes en se combinant seulement avec des constituants nominaux, et en plus de leur distribution caractéristique, présentent des variations morphologiques 5 Bulașık yıka-dı, temizlik yap-tı-m est possible, mais à condition de considérer yıka-dı comme une forme de 3ème personne, et non pas sous la portée de la marque de 1ère personne suffixée au deuxième verbe : ‘Il/elle a fait la vaisselle, j’ai fait le ménage’. 6 Pour plusieurs de ces formes semi-analytiques (notamment celles citées ici) la cliticisation de la copule est considérée comme la norme en turc standard, et sa réalisation comme un mot à part, bien que théoriquement possible, tend à être vue comme un trait dialectal. Verbes 167 qui les rendent immédiatement reconnaissables. Il y a toutefois des langues où les mots que la définition retenue ici permet de reconnaître comme verbes (ou une partie d’entre eux) s’accompagnent obligatoirement d’un élément grammatical qui ne leur est pas morphologiquement attaché, mais dont les variations expriment des distinctions sémantiques qui dans la majorité des langues tendent à s’exprimer à travers la flexion verbale. Parfois, cet élément grammatical à la fois nécessaire à la prédication verbale et morphologiquement distinct du verbe a par ailleurs par lui-même un fonctionnement prédicatif autonome, ce qui permet de le reconnaître comme un verbe ayant, en plus de son emploi proprement verbal, un emploi d’auxiliaire. Dans une telle langue, seuls quelques verbes ont des formes synthétiques indépendantes, les autres n’ayant comme formes synthétiques que des formes intégratives. Par exemple, en basque, seuls quelques verbes ont une conjugaison synthétique avec des formes indépendantes dont les variations marquent la distinction présent/passé et l’accord en personne et en nombre avec un, deux ou trois arguments (selon la valence du verbe). La plupart des verbes n’ont comme formes synthétiques que des formes non finies dont les variations sont limitées à l’expression de l’aspect, et leur emploi en phrase indépendante exige la présence d’un auxiliaire. Le choix de l’auxiliaire dépend de la valence du verbe, et ses variations marquent des distinctions de temps et de personne. L’ex. (6) illustre le cas d’un verbe transitif typique, hartu ‘prendre’, construit avec un auxiliaire qui en emploi prédicatif autonome signifierait ‘avoir’, et qui marque l’accord avec deux termes nominaux. On notera que la place de l’auxiliaire dans les phrases négatives est cruciale pour montrer qu’il s’agit bien d’un mot distinct de l’auxilié, et non pas d’un suffixe. (6) a. Liburua hartzen livre.SG prendre.INACP dut AUX.PRES.S1S.O3S ‘Je prends le livre’ cf. Liburua dut ‘J’ai un livre’ b. Ez NEG dut liburua hartzen AUX.PRES.S1S.O3S livre.SG prendre.INACP ‘Je ne prends pas le livre’ c. Liburua hartzen livre.SG prendre.INACP nuen AUX.PAS.S1S.O3S ‘Je prenais le livre’ cf. Liburua nuen ‘J’avais un livre’ d. Liburua hartu livre.SG prendre.ACP dut AUX.PRES.S1S.O3S ‘J’ai pris le livre’ e. Liburua hartu livre.SG prendre.ACP dugu AUX.PRES.S1P.O3S 168 Syntaxe générale, une introduction typologique ‘Nous avons pris le livre’ cf. Liburua dugu ‘Nous avons un livre’ f. Liburuak hartu livre.PL ditut prendre.ACP AUX.PRES.S1S.O3P ‘J’ai pris les livres’ cf. Liburuak ditut ‘J’ai des livres’ Dans d’autres langues ayant ce fonctionnement, l’élément grammatical nécessaire à la prédication verbale bien que non attaché au verbe n’est pas reconnaissable de manière aussi évidente comme verbe auxiliaire, et les données comparatives confirment qu’il n’est pas nécessairement d’origine verbale. On peut alors s’en tenir à un terme comme marqueur prédicatif, qui de manière générale peut servir à désigner tout élément grammatical directement impliqué dans la manifestation des propriétés prédicatives d’un mot plein7. Par exemple, on trouve en Afrique de l’ouest des langues qui utilisent à des degrés divers un schème de construction de la phrase verbale qu’on peut figurer comme S p (O) V (X), avec immédiatement après le sujet (et donc susceptible d’être séparé du verbe par l’objet si le verbe est transitif) un marqueur prédicatif dont les variations peuvent indiquer des distinctions de temps-aspect-mode, de polarité (positif / négatif), et parfois aussi la personne du sujet8. Parmi ces langues, le zarma9 illustre le cas limite où il n’y a aucune variation morphologique du verbe en fonction prédicative, des distinctions comme accompli / inaccompli et positif / négatif apparaissant exclusivement dans le marqueur prédicatif postposé au constituant nominal sujet – ex. (7)10. (7) a. Muusaa Moussa na feejoo wii ACP.POS mouton.DEF tuer ‘Moussa a tué le mouton’ 7 Le terme de marqueur prédicatif est couramment utilisé dans la description des langues mandé, qui présentent typiquement ce type d’organisation, mais son emploi n’a rien de général. Par exemple, les descriptions de langues couchitiques désignent souvent comme sélecteurs ces mots grammaticaux qui dans certaines langues accompagnent obligatoirement le verbe et expriment des distinctions qui à l’échelle des langues du monde tendent plutôt à apparaître dans les variations du verbe lui-même. 8 On laisse ici ouverte la question de savoir si ces marqueurs prédicatifs sont des mots autonomes, des clitiques attachés au dernier mot du groupe sujet ou des clitiques attachés au premier mot du groupe verbal. Les descriptions disponibles ne donnent généralement pas les informations qui permettraient de décider, la seule chose claire étant qu’ils ont un sémantisme typique des affixes verbaux sans être morphologiquement attachés au verbe. 9 En zarma, la phrase verbale transitive se présente usuellement avec l’objet antéposé au verbe, mais la postposition de l’objet au verbe est possible, et c’est même la seule construction autorisée avec un nombre limité de verbes transitifs. Dans d’autres langues ouest-africaines (langues mandé, langues sénoufo), le contraste entre objet antéposé au verbe et obliques postposés au verbe constitue une règle qui ne souffre aucune exception. 10 Il importe de préciser que dans les phrases de cet exemple, on pourrait substituer à feejoo un constituant nominal quelconque, ce qui exclut une analyse en termes d’incorporation. Verbes b. Muusaa Moussa mana feejoo wii ACP.NEG mouton.DEF tuer 169 ‘Moussa n’a pas tué le mouton’ c. Muusaa Moussa ga feejoo wii INACP.POS mouton.DEF tuer ‘Moussa va tuer le mouton’ d. Muusaa Moussa si feejoo wii INACP.NEG mouton.DEF tuer ‘Moussa ne va pas tuer le mouton’ Cette situation est toutefois exceptionnelle, et dans la plupart des langues, le verbe présente une flexion plus complexe que celle des autres espèces de mot. 10.3. Indices pronominaux dans la flexion verbale Il y a quelques langues (notamment les langues sara) dont la flexion verbale consiste uniquement en indices pronominaux représentant un ou plusieurs arguments du verbe. Il s’agit toutefois d’une situation exceptionnelle. Inversement, il y a des langues dont la flexion verbale exprime des distinctions de temps-aspect-mode, de polarité, etc., mais où aucun indice pronominal n’apparaît, ni au niveau du verbe lui-même, ni au niveau d’un marqueur prédicatif morphologiquement distinct du verbe. Sans être exceptionnelle, cette situation n’est toutefois pas la plus courante. Dans la majorité des langues du monde, la flexion verbale met en jeu à la fois des indices pronominaux représentant un ou plusieurs arguments du verbe et des marques d’autres types de distinctions sémantiques. Dans les langues où la prédication verbale nécessite un marqueur prédicatif morphologiquement distinct du verbe, des indices pronominaux représentant les arguments du verbe peuvent s’attacher au marqueur prédicatif plutôt qu’au verbe lui-même. Le degré d’intégration morphophonologique des indices pronominaux attachés au verbe est très variable, ainsi que leurs conditions d’apparition (ils peuvent constituer un élément nécessaire du mot verbal, ou n’apparaître que dans certaines conditions). Nous reprendrons cette question dans les ch. 16 à 18, car l’existence d’indices pronominaux correspondant à certains termes nominaux de la construction d’un verbe contribue à caractériser leur rôle syntaxique. 10.4. Autres types de distinctions encodées dans la flexion verbale 10.4.1. Temps-aspect-mode Les types les plus communs de distinctions sémantiques encodés dans les variations morphologiques du verbe sont ceux pour lesquels on utilise couramment les termes de temps, aspect et mode. L’étude approfondie du système de temps- 170 Syntaxe générale, une introduction typologique aspect-mode constitue un aspect délicat de la description des langues, sur lequel le ch. 11 s’efforcera d’apporter quelques clarifications. 10.4.2. Evidentialité Il est universellement possible de nuancer l’assertion au moyen d’adverbes (paraît-il, apparemment, etc.) ou de constructions phrastiques complexes (on dit que …, on dirait bien que …, je suis bien obligé d’admettre que …, etc.) qui explicitent la façon dont l’énonciateur a accès à l’information qu’il livre. Dans certaines langues, les variations morphologiques du verbe contribuent aussi à l’explicitation de telles distinctions. Par exemple, le turc distingue deux formes d’accompli dont l’une (la forme en -mIș) peut selon le contexte s’interpréter comme ‘il paraît que …’, ‘de ce que je constate je déduis que …’ ou ‘je m’aperçois soudain que …’, alors que l’autre (la forme en -dI ) ne véhicule aucune implication de ce type. Le terme le plus répandu pour de telles distinctions est celui d’évidentialité 11. A côté de langues comme le turc qui ont une forme verbale évidentielle relativement polysémique, d’autres ont un répertoire varié de formes verbales à valeur évidentielle qui indiquent chacune un type particulier d’accès à l’information (par inférence, par ouï-dire, etc.). On parle parfois de mirativité pour des formes qui marquent la surprise devant un événement inattendu (ce qui est l’une des valeurs possibles de la forme en -mIș du turc). On peut se demander si l’évidentialité ne pourrait pas être considérée comme un type particulier de signification modale, car la valeur du terme de mode tel que l’utilisent traditionnellement les grammairiens est suffisamment vague pour pouvoir inclure l’évidentialité. Mais si on précise la notion de mode en s’inspirant de la définition logique de la modalisation comme quantification sur un ensemble de mondes possibles délimités selon des critères de conformité à la connaissance que nous avons de l’univers (modalités épistémiques) ou à un ensemble de normes (modalités déontiques), alors il est clair qu’il n’y a pas lieu de ranger l’évidentialité parmi les significations modales. 10.4.3. Négation Il est très courant dans les langues du monde que les marques de la négation soient intégrées à la flexion verbale, comme l’illustre l’ex. turc (8). (8) a. yap-tı / yap-ma-dı faire-ACP.3S faire-NEG-ACP.3S ‘il/elle a fait’ ‘il/elle n’a pas fait’ b. gel-di / gel-me-di venir-ACP.3S venir-NEG-ACP.3S ‘il/elle est venu(e)’ ‘il/elle n’est pas venu(e)’ 11 Ce terme est un calque de l’anglais evidentiality, et on ferait un contresens en voulant l’expliquer à partir du sens qu’a en français évidence. Verbes 171 10.4.4. Marques de modalité énonciative Il est courant que les langues aient des formes verbales spéciales d’impératif, et il n’est pas rare que les phrases de type interrogatif soient signalées par une conjugaison spéciale du verbe, comme dans l’ex. groenlandais (9). (9) Piniar-puq / Piniar-pa? / Kina piniar-pa? chasser-S3S.DECL chasser-S3S.INTERR qui? ‘Il chasse’ ‘Est-ce qu’il chasse ?’ ‘Qui est-ce qui chasse?’ chasser-S3S.INTERR 10.4.5. Marques de l’articulation discursive de la phrase Des variations morphologiques du verbe peuvent contribuer à signaler des changements dans l’articulation discursive de la phrase, comme en sérère – ex. (10), où des formes verbales spéciales signalent la focalisation du sujet, et d’autres, la focalisation d’un objet ou d’un oblique. (10) a. Jeen anyaama Diène manger.ACP.S3S maalo riz ‘Diène a mangé du riz’ b. JEEN nyaamu maalo Diène manger.ACP.S3S.FOCS riz ‘C’est Diène qui a mangé du riz’ c. MAALO Jeen anyaamu riz Diène manger.ACP.S3S.FOCO/X ‘C’est du riz que Diène a mangé’ Il convient de soulever ici la question de distinctions parfois signalées dans la morphologie verbale selon que le verbe est ou non en fin de phrase, comme en k’ichee’ et dans un certain nombre de langues d’Afrique subsaharienne (notamment bantoues). Dans les langues bantoues, cette distinction entre des formes verbales disjointes apparaissant automatiquement en fin de phrase et des formes verbales conjointes impossibles en fin de phrase n’est pas aussi automatique qu’elle peut le sembler à un examen superficiel, et constitue plutôt une marque d’articulation discursive. En tswana, on peut trouver les formes verbales disjointes en position interne, non suivies de pause12, ce qui signale que les constituants qui suivent, tout en étant sémantiquement incidents au verbe, n’apportent pas véritablement une information nouvelle, et ne font que préciser ou rappeler une information supposée connue. L’utilisation d’une forme verbale disjointe produit ainsi un effet de focalisation du verbe, alors qu’une forme conjointe implique un focus postverbal. En particulier, un objet succédant à une forme verbale disjointe doit être représenté 12 Du point de vue des règles tonales postlexicales du tswana, la jonction entre une forme verbale disjointe et ce qui lui succède peut être traitée comme n’importe quelle autre limite de mots, et pas forcément comme la limite finale d’une phrase. 172 Syntaxe générale, une introduction typologique dans la forme verbale par un indice d’objet, alors que la présence d’un indice d’objet est incorrecte lorsque l’objet succède à une forme conjointe – ex. (11). (11) a. Ke S1S thusa Kitso aider.FIN 1Kitso / *Ke mo thusa Kitso / *Ke a thusa Kitso ‘J’aide Kitso’ b. Ke S1S a mo thusa Kitso DISJ O3:1 aider.FIN 1Kitso ‘Je l’aide, Kitso’ 10.4.6. Marques de respect / familiarité intégrées à la morphologie verbale Le verbe japonais inclut des marques de la nature de la relation entre interlocuteurs, avec une opposition entre formes neutres ou familières et formes de respect – ex. (12). (12) a. Reiko-wa Reiko-TOP kinoo eiga-o mi-ta hier voir-PAS film-ACC ‘Reiko a vu un film hier’ (neutre ou familier) b. Reiko-wa Reiko-TOP kinoo eiga-o mi-mash-ita hier voir-RESP-PAS film-ACC ‘Reiko a vu un film hier’ (poli) Le verbe coréen marque de manière indépendante le respect de l’énonciateur à la fois envers l’allocutaire et envers le référent du sujet. Un phénomène du même genre s’observe en basque, où indépendamment de l’accord du verbe en personne avec un, deux ou trois arguments, des formes verbales spéciales (souvent désignées comme ‘allocutives’) sont obligatoirement utilisées lorsque l’interlocuteur est quelqu’un à qui on s’adresserait par le pronom de 2ème personne familier hi (et non pas par le pronom de 2ème personne non marqué zu 13). Par exemple, Jon etorri da ‘Jon est venu’ devient Jon etorri duk si l’interlocuteur est une personne de sexe masculin avec laquelle on est dans une relation de familiarité, et Jon etorri dun si l’interlocuteur est une personne de sexe féminin avec laquelle on est dans une relation de familiarité ; de même, Jon ikusi dut ‘J’ai vu Jon’ devient Jon ikusi diat si on s’adresse à une personne de sexe masculin avec laquelle on est dans une relation de familiarité, et Jon ikusi dinat si on s’adresse à une personne de sexe féminin avec laquelle on est dans une relation de familiarité. 13 Cette distinction entre deux pronoms de 2ème personne du singulier en basque n’est que partiellement comparable à la distinction entre tu et vous pour s’adresser à un interlocuteur unique en français, car la 2ème personne familière du basque hi est utilisée dans des conditions beaucoup plus restrictives que le tutoiement du français, et elle peut à la limite être totalement absente de l’usage de certains locuteurs. Verbes 173 10.5. Marques d’opérations sur la valence verbale (voix) On désigne ici par voix toute relation régulière entre un changement morphologique du verbe et un changement dans sa construction. L’ex. tswana (13) illustre le fait que certains changements de construction de l’équivalent tswana du verbe français descendre impliquent des changements morphologiques, alors que rien de semblable ne se produit avec le verbe descendre du français. On reconnaît en (b) une dérivation causative – cf. ch. 24, et la phrase (c) illustre un emploi particulier des formes dites applicatives – cf. ch. 25, qui peuvent servir en tswana à modifier le rôle sémantique qu’un verbe de déplacement assigne à son complément locatif. (13) a. Batho ba 2personne S3:2 fologa terena descendre.FIN 9train ‘Les gens descendent du train’ b. Batho ba 2personne S3:2 folosa merwalo mo loring descendre.CAUS.FIN 4bagage 9camion.LOC PREP ‘Les gens descendent les bagages du camion’ c. Batho ba 2personne S3:2 fologela ko nokeng descendre.APPL.FIN PREP 9rivière.LOC ‘Les gens descendent à la rivière’ Les variations morphologiques du verbe corrélées à des changements de construction relèvent dans l’ensemble clairement de la morphologie dérivationnelle plutôt que flexionnelle. Les exceptions à cette régularité semblent concerner essentiellement l’encodage d’opérations sur la valence de type moyen (cf. ch. 22) ou passif (cf. ch. 23), qui dans certaines langues mettent en jeu des marques dont le statut flexionnel est difficilement contestable, car elles amalgament une valeur de voix avec d’autres types de distinctions sémantiques typiquement exprimées dans la flexion verbale (personne et/ou temps-aspect-mode). 10.6. Le ‘pluriel verbal’ La notion de pluriel verbal doit être distinguée de l’accord du verbe en nombre avec un ou plusieurs termes de sa construction. Cette notion recouvre des procédés de dérivation plus ou moins systématiques qui marquent que l’événement est conçu comme pluriel au sens où, ou bien un même événement se répète, ou bien un événement met en jeu une pluralité de participants assumant un même rôle. L’existence de dérivations verbales signifiant la répétition de l’événement est un phénomène bien connu, traditionnellement rattaché à la notion d’aspect. Par exemple, en hausa, Naa aikèe su (où le verbe aikèe ‘envoyer’ est à la forme non dérivée), et Naa a’’àikee sù (où a’’àikee est la forme pluractionnelle de aikèe) peuvent se rendre également en français par ‘Je les ai envoyés’. Mais la première 174 Syntaxe générale, une introduction typologique phrase suggère l’interprétation ‘Je les ai envoyés tous en même temps au même endroit’, alors que la forme pluractionnelle implique, soit que chacune des personnes envoyées s’est rendue à un endroit différent, soit que chacune des personnes envoyées est partie à un moment différent. L’existence de verbes dont le sens lexical implique une pluralité de participants est probablement un phénomène universel (cf. par exemple en français tuer / massacrer, ou donner / distribuer), et on conçoit aisément que cela puisse donner lieu à un phénomène plus ou moins systématique de dérivation. Il n’est par contre pas évident qu’il y ait lieu de rapprocher les deux phénomènes, c’est-à-dire de reconnaître une notion de pluralité verbale englobant pluralité d’événements et pluralité de participants. Cette reconnaissance s’impose toutefois du fait de l’existence de langues dans lesquelles la même forme morphologique est apte à encoder indifféremment, soit la répétition d’un événement qui n’implique pas forcément une pluralité de participants, soit une pluralité de participants dans un événement qui ne se répète pas forcément. Le pluriel verbal s’exprime de manière iconique dans des langues où le redoublement du verbe peut signifier indifféremment répétition de l’événement ou pluralité de participants. On notera d’ailleurs (cf. exemple ci-dessus) que les verbes pluractionnels du hausa comportent une réduplication de l’initiale qui suggère la grammaticalisation d’un ancien procédé iconique de redoublement. 10.7. Marques d’intégration Un constituant phrastique à l’intérieur d’une phrase complexe peut avoir pour tête une forme verbale qui ne porte aucune marque morphologique d’intégration14, des marques de l’intégration du constituant phrastique pouvant alors être présentes à la marge du constituant, comme la conjonction que dans J’ai déjà dit [que [j’irai au cinéma avec Jean]]. Mais l’insertion d’un constituant phrastique à une structure phrastique complexe peut aussi mettre en jeu des marques morphologiques d’intégration localisées au niveau du verbe. Trois types de situations sont à distinguer. 14 C’est volontairement qu’on parle ici d’intégration plutôt que de dépendance, et qu’on désigne comme intégratives les formes verbales plus couramment désignées comme dépendantes. Le terme de forme verbale dépendante évoque une relation de tête à dépendant (ou si on préfère, de subordination) et peut donc s’avérer ambigu si on l’applique à des formes verbales qui sont certes dépendantes au sens où elles ne font pas de l’unité phrastique dont elles sont la tête une unité autonome d’énonciation, mais qui n’impliquent pas non plus que cette unité phrastique entre dans une relation de dépendance au sens le plus étroit du terme (c’est-à-dire puisse être reconnue comme subordonnée). Ceci vaut notamment pour les formes verbales entrant dans les constructions séquentielles du type qui sera évoqué en 31.2.3. En désignant de telles formes comme intégratives plutôt que comme dépendantes, on marque clairement qu’on laisse ouverte la question de la nature précise des constructions phrastiques complexes où elles entrent. Verbes 175 10.7.1. Marques d’intégration ajoutées à une forme verbale indépendante Il peut arriver qu’une marque d’intégration s’ajoute à une forme verbale déjà constituée, qui pourrait telle quelle figurer dans une phrase indépendante. Le basque a plusieurs marques de ce type : la phrase (a) de l’ex. (14) illustre l’emploi de -ela attaché au verbe d’une subordonnée complétive de type déclaratif, et la phrase (b) illustre l’emploi de -en attaché au verbe d’une interrogative indirecte. (14) a. Maitek [hor Maite.ERG là dago-ela Edurne] se trouver.PRES.S3S-SUB Edurne uste du croyance avoir.PRES.S3S.O3S ‘Maite croit que Edurne est là’ b. Maitek [non dago-en Maite.ERG où? se trouver.PRES.S3S-SUB galdetu du demander.ACP AUX.PRES.S3S.O3S egunkaria] journal .SG ‘Maite a demandé où est le journal’ 10.7.2. Formes verbales intégratives ne présentant aucune déficience morphologique Un constituant phrastique peut aussi avoir pour tête une forme verbale spéciale, mais dont la structure morphologique est comparable à celle d’une forme verbale indépendante. Par exemple, les formes traditionnellement désignées comme subjonctifs dans les descriptions des langues d’Europe ne sont pas toujours strictement intégratives (les subjonctifs présents des langues romanes peuvent par exemple figurer en phrase indépendante avec une valeur de type exhortatif), mais même les subjonctifs strictement dépendants (comme le subjonctif imparfait du français classique, ou le subjonctif futur du portugais) ont une flexion en personne semblable à celle des formes verbales indépendantes15. Les formes circonstancielles du verbe tswana fournissent un autre exemple de ce type de forme verbale intégrative : ces formes s’utilisent exclusivement dans des subordonnées circonstancielles se référant à un événement qui a une relation logique ou temporelle avec celui auquel se réfère le verbe principal, mais à la 15 Selon son étymologie, le terme de subjonctif, ainsi que son équivalent dans d’autres langues européennes (italien congiuntivo, etc.), convient pour étiqueter des formes propres à des unités phrastiques subordonnées. Or le subjonctif français s’emploie dans des phrases comme Que tout le monde se lève ! qu’on ne peut ramener à une construction phrastique complexe qu’en admettant un recours à la notion d’ellipse qu’il est permis de juger abusif, car l’interprétation d’une telle phrase ne nécessite aucun recours au contexte pour rétablir un verbe principal sous-entendu. De manière générale, les formes couramment appelées ‘subjonctifs’ n’ont pas seulement les emplois subordonnés qui justifient leur dénomination, mais aussi des emplois indépendants qui pourraient justifier des dénominations comme optatif, exhortatif ou jussif. 176 Syntaxe générale, une introduction typologique différence des participes ou gérondifs qu’on peut trouver avec une fonction semblable dans les langues d’Europe, leur flexion reproduit exactement les distinctions qui se manifestent dans la flexion des formes verbales indépendantes (elles incluent obligatoirement un indice de sujet, et expriment exactement les mêmes distinctions de temps-aspect-mode), et elles se construisent avec un sujet exactement comme les formes verbales indépendantes, comme l’illustre l’ex. (15)16. (15) a. Kitso o 1Kitso S3:1 tsamaile [kítsɔ́ 'ʊ́tsámàìlè] partir.PARF ‘Kitso est parti’ b. Mpho o 1Mpho S3:1 gorogile Kitso a tsamaile arriver.PARF 1Kitso S3:1 partir.CIRC.PARF [kítsɔ́ átsàmáílè] ‘Mpho est arrivé alors que Mpho était parti’ Diachroniquement, de telles formes sont souvent d’anciennes formes verbales indépendantes qui ont perdu la faculté de s’utiliser comme tête de phrases simples indépendantes, et ne subsistent que dans certains types de constructions phrastiques complexes. C’est ainsi que la forme de subjonctif passé de l’espagnol caractérisée par le formant -ra- a pour origine le plus-que-parfait du latin, qui employé dans des unités phrastiques subordonnées est devenu en espagnol synonyme du subjonctif en -se- hérité du latin, et dont les emplois comme forme verbale indépendante n’ont plus qu’un caractère résiduel (le plus-que-parfait s’exprimant de manière productive par la forme analytique imparfait de l’auxiliaire haber + participe passé). Toutefois, le développement d’une flexion personnelle de l’infinitif en portugais (l’infinitif fléchi en personne étant pour une partie des verbes portugais homonyme du subjonctif futur) montre que des formes verbales intégratives présentant les mêmes caractéristiques flexionnelles que des formes verbales indépendantes doivent pouvoir aussi se développer à partir d’anciennes formes verbales non finies. 10.7.3. Formes verbales intégratives morphologiquement déficientes Un constituant phrastique peut enfin diffèrer d’une phrase indépendante par l’utilisation de formes verbales qui ont par rapport aux formes indépendantes une morphologie réduite (infinitifs, participes ou gérondifs, regroupés sous le terme de formes verbales non finies), comme dans J’aimerais [aller au cinéma avec Jean], [Marie étant allée au cinéma avec Jean], Nathalie s’est retrouvée seule, ou encore [En allant au cinéma avec Jean], je suis sûr que je passerais une soirée agréable. Nous reviendrons en détail sur les formes verbales non finies au ch. 13, où nous examinerons notamment la question de la distinction entre formes verbales non finies et formes non verbales dérivées de verbes. 16 La distinction entre la forme indépendante du parfait du verbe ‘partir’ de la phrase (a) et la forme circonstancielle du parfait de la phrase (b) se manifeste ici dans la forme de l’indice de sujet de 3ème pers. cl. 1 (o à la forme indépendante, a à la forme circonstancielle) et dans le contour tonal de la forme verbale. Verbes 177 10.7.4. Marques de changement de sujet (switch-reference) On peut rattacher à la question générale de la présence de marques d’intégration à une construction phrastique complexe au niveau du verbe un type d’enchaînement d’unités phrastiques dont l’interdépendance se concrétise par le fait que la morphologie du premier verbe indique systématiquement si son sujet est identique à celui du deuxième verbe ou différent. Ce phénomène, connu sous le nom de switch-reference 17, a été identifié principalement dans des langues amérindiennes et dans les langues papoues de Nouvelle-Guinée. Les phénomènes de ‘switch-reference’ ont une affinité indéniable avec la logophoricité – cf. 5.2.2, mais il y a aussi des différences qu’il ne faudrait pas sousestimer, notamment dans le fait qu’ils semblent concerner exclusivement des langues à verbe final, n’impliquent pas une subordination au sens strict du terme et s’expriment par un marquage morphologique du verbe, alors que la logophoricité n’est pas réservée à des langues ayant un type particulier d’ordre des constituants, se manifeste seulement dans des structures de subordination, et s’exprime au niveau de formes pronominales qui ne sont pas nécessairement des formes liées pouvant être analysées comme affixes. 10.8. Formes verbales non marquées comme indépendantes ou intégratives Parmi les langues qui mettent en défaut une application brutale de la dichotomie entre formes verbales indépendantes et intégratives, un cas intéressant est celui de langues où on a une distinction ternaire plutôt que binaire, avec à la fois : (a) des formes verbales qui répondent pleinement à la notion de forme verbale finie, car elles s’utilisent comme tête de phrases indépendantes, et leur utilisation comme tête de constituants phrastiques non autonomes est soumise à des restrictions (le cas le plus net étant celui où la perte d’autonomie de telles formes doit toujours se concrétiser par la présence d’une marque d’intégration, que ce soit sur la forme verbale elle-même ou ailleurs dans la construction) ; (b) des formes verbales intégratives, que leur morphologie permet plus ou moins de caractériser comme non finies, mais qui en tout cas ne s’emploient pas comme tête de phrases indépendantes (sinon éventuellement dans le cadre de formes verbales analytiques où elles se combinent avec un auxiliaire) ; (c) des formes verbales qui peuvent de manière totalement productive être la tête d’une phrase indépendante, mais qui diffèrent des formes finies les plus typiques par le fait qu’elles fonctionnent de façon également productive, sans l’adjonction d’une quelconque marque d’intégration, dans des contextes typiques de formes verbales non finies, et avec des comportements typiques de formes verbales non finies. L’anglais permet d’imaginer ce que peuvent être de telles formes. En effet, en anglais, la distinction entre forme finie de passé et participe passé n’apparaît qu’avec les verbes forts (ou ‘irréguliers’). Pour les autres verbes, ces deux formes 17 Il n’existe pas de traduction communément admise de ce terme en français. Un terme comme disjonction référentielle pourrait constituer un équivalent acceptable. 178 Syntaxe générale, une introduction typologique sont homonymes, et il suffirait donc que les verbes forts de l’anglais alignent par analogie leur flexion sur celle des verbes faibles pour avoir un système dans lequel une forme unique, marquée par un suffixe -ed, assumerait avec une égale productivité des emplois de forme assertive finie et des emplois de type participial. La forme d’accompli négatif de l’akhvakh, caractérisée par un suffixe -iɬa, est un cas typique de forme pouvant s’employer aussi bien comme forme verbale indépendante – ex. (16a) – que comme participe – ex. (16b) ; l’ex. (16c) montre qu’en tant que participe, cette forme présente le comportement typique des adjectifs de l’akhvakh, qui est de pouvoir se substantiviser à condition de s’attacher un suffixe de genre-nombre – cf. 12. 4.2. (16) a. me-de PRO2S-ERG kitabi b-eχ-iɬa livre SNH-prendre-ACP.NEG ‘Tu n’as pas pris le livre’ b. me-de PRO2S-ERG b-eχ-iɬa kitabi SNH-prendre-ACP.NEG livre ‘le livre que tu n’as pas pris’ b. me-de PRO2S-ERG b-eχ-iɬa-be SNH-prendre-ACP.NEG-SNH ‘celui que tu n’as pas pris’ L’observation de l’évolution des formes verbales analytiques permet d’imaginer un scénario selon lequel peuvent apparaître des formes verbales présentant cette dualité de fonctionnement. Les formes analytiques auxiliaire + forme non finie de l’auxilié évoluent souvent dans le sens de la morphologisation, le résultat ultime étant l’apparition d’une nouvelle forme synthétique finie dont la flexion est le réflexe de l’ancien auxiliaire. Mais une autre évolution possible, attestée notamment dans l’histoire du russe, est la disparition de l’auxiliaire, la forme non finie initialement combinée à l’auxiliaire devenant de ce fait une forme synthétique indépendante (cf. 10.1.3). Dans le cas précis du russe, cette évolution n’a pas débouché sur l’instauration d’une forme présentant la même dualité de fonctionnement que la forme d’accompli négatif de l’akhvakh, car parallèlement, le participe en question a cessé de s’utiliser productivement dans les autres emplois qu’il avait initialement. Le résultat est donc en russe une forme finie dont la flexion atypique (en genre et en nombre, mais pas en personne) constitue la seule trace de sa nature participiale originelle. Mais si une forme analytique auxiliaire + forme non finie de l’auxilié voit disparaître ainsi son auxiliaire sans que la forme non finie de l’auxilié perde par ailleurs ses emplois de forme non finie, on aura au terme de l’évolution une forme synthétique non marquée comme indépendante ou intégrative18. 18 A ce qui a été dit ci-dessus sur la possibilité qu’une forme verbale semi-finie apparaisse en anglais par confusion entre la forme finie de passé et le participe passé, on peut ajouter qu’il existe dans des usages non standards de l’anglais une tendance à effacer l’auxiliaire de la forme analytique de progressif. Cet effacement aboutit à faire de la forme en -ing, Verbes 179 Notice bibliographique Steele 1999 offre un panorama succinct de la question de l’auxiliation. A consulter aussi sur cette question Benveniste 1974, Heine 1993, Creissels 1998a, Creissels 1998b, Kuteva 2004. Sur la morphologisation des auxiliaires, cf. Andersen 1987. Creissels 1997b discute un scénario diachronique possible de conversion d’adpositions en marqueurs prédicatifs. Sur les marqueurs prédicatifs des langues couchitiques (ou ‘sélecteurs’) évoqués en 10.2, cf. Mous 2005. Sur la personne, cf. Mithun 1999 (p. 69-78), Cysouw 2003, Siewierska 2004. Cf. Creissels 2006b pour un scénario inhabituel d’émergence d’un accord en personne en akhvakh. Pour la présentation détaillée d’un système verbal bantou présentant une complexité morphologique particulière, avec notamment une distinction entre formes verbales conjointes et formes verbales disjointes encodée principalement dans la morphologie tonale, cf. Creissels 1996a, Creissels, Chebanne & Nkhwa 1997, Creissels 1999b. Comrie 1999, Dahl 1999, Lehmann 1999, Miller 1999, Palmer 1999a et Palmer 1999b donnent une première orientation concise sur temps, aspect et mode. Pour approfondir, cf. la notice bibliographique du ch. 11. Sur l’évidentialité, Blakemore 1999 peut fournir une première orientation. Pour approfondir, on pourra consulter Chafe & Nichols (éds.) 1986, Guentchéva (éd.) 1996, DeLancey 1997, Lazard 1999a, Johanson & Utas (éds.) 2000. Pour une information générale sur la grammaticalisation de marques de respect ou de familiarité, cf. Shibatani 1999b. Sur la voix, Shibatani 1999c fournit une première orientation. Pour approfondir, cf. les notes bibliographiques des ch. 21 à 26. Le ch. 8 de Corbett 2000 donne un panorama général de la question du pluriel verbal. A consulter aussi Newman 1990 sur les langues tchadiques, Tiffou & Patry 1995 sur le bourouchaski, Mithun 1999 (p. 83-93) sur les langues amérindiennes, Yu 2003 sur le tchétchène. Durie 1986 et Frajzyngier 1997 abordent la question sous l’angle de la grammaticalisation. Sur le mécanisme de ‘switch-reference’, cf. pour une première orientation Stirling 1999b, Mithun 1999 (p. 269-271). La référence essentielle dans ce domaine est Haiman & Munro (éds.) 1983. dans les usages en question, une forme verbale non marquée comme indépendante ou intégrative. 180 Syntaxe générale, une introduction typologique