le serpent lache dans nos villes

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le serpent lache dans nos villes
LE SERPENT LACHE DANS NOS VILLES
"la presse et l'opinion (…) représentent de vastes caisses de résonance, un réseau extrêmement
étendu d'imitateurs d'autant plus prêts à suivre leurs directives, à adopter leurs modes, qu'aucune
tradition n'y fait obstacle. L'homme ancien était tenu en lisières et protégé par la coutume.
L'homme moderne est libre, donc vulnérable aux modes passagères."
(Serge Moscovici, "L'âge des foules", 1981)
• Dans nos sociétés modernes, le désir mimétique est libre de toute entrave
« Nulle aptitude psychologique n’est sans doute plus fondamentale que la capacité de résister à ses
pulsions. »
(Daniel Goleman, « L’intelligence émotionnelle », 1995)
Toute la pensée moderne est faussée par une mystique de transgression.
La société occidentale matérialiste (laïque, démocratique et libérale) a renversé les
barrières qui empêchaient le désir de s'épanouir : tabous religieux, interdits culturels,
système judiciaire.
Elle se caractérise par un exercice plus libre des phénomènes mimétiques et une
canalisation vers les activités économiques et technologiques.
Thomas Merton parle “de cupidité, de luxure et d’amour de soi, c’est-à-dire des trois
concupiscences qui foisonnent dans les broussailles pourries de ce qu’on appelle “le monde”. La
société matérialiste et la soi-disant culture qui s’est développée sous les auspices du capitalisme, ont
poussé la frivolité jusqu’à ses limites extrêmes ; nulle part, sauf peut-être dans la Rome païenne, on
n’a assisté à un épanouissement de convoitises et de vanités mesquines, dégoûtantes et communes,
tel qu’on le voit dans le monde capitaliste où le mal est entretenu et encouragé par amour de
l’argent. Toute la politique de notre société consiste à exciter chaque nerf du corps humain et à le
maintenir au plus haut degré de tension artificielle, à bander à l’extrême tous les désirs et à en créer
de nouveaux (…)
La principale faiblesse du communisme est de n’être qu’un autre fruit de ce même matérialisme,
source et racine de tous les maux qu’il sait si clairement voir ; de n’être qu’un autre produit de la
décadence du système capitaliste. 1”
Et selon Françoise Thom, « Au sortir du communisme, il faut avant tout réconcilier les hommes
avec l'existence de leur prochain, en leur faisant voir que celle-ci peut être autre chose qu'une
dangereuse concurrence dans l'obtention de biens rares ».2
Si la société traditionnelle connaît elle aussi des divisions internes et des luttes, il semble
que le conflit soit un élément permanent de l'organisation sociale fragmentée et diversifiée
de nos sociétés technologiques.
La place des individus n’y étant plus déterminée à l’avance, les hiérarchies étant effacées,
on se fabrique un destin, on se distingue du troupeau, on fait carrière (cf la mythologie du
héros). "Le statut assigné s'oppose au statut acquis un peu comme l'Etre au Faire. Quand on veut
connaître quelqu'un dans la société traditionnelle, on demande "De qui est-il le fils ?". Dans la
société technologique, on demande "Que fait-il ?"…"3
1
“La Nuit privée d’étoiles”, 1951
"Les fins du communisme"
3
Guy Rocher "Introduction à la sociologie générale", 1968
2
1
Les élites se succèdent à un rythme rapide. Elles se heurtent les unes aux autres, se
bousculent, s'opposent…
Plus les rivalités s'exaspèrent, plus la rivalité devient pure, de prestige (on oublie la cause)
: chaque rival devient pour l'autre le modèle adorable (à absorber) et haïssable (à abattre).
"Il est étonnant de constater comment, sans s'être concertés, les membres d'une société
technologique ont tous dans la tête une même représentation de la distribution hiérarchique des
occupations (…) Cette quasi-unanimité est d'autant plus frappante qu'il est généralement bien
difficile d'expliquer d'une manière satisfaisante pourquoi et d'après quels critères une occupation
est plus prestigieuse qu'une autre."
De l'érotisme à l'ambition (professionnelle ou intellectuelle), la rivalité mimétique est
omniprésente et manque de catharsis, d'expulsion.
Résultat : l'homme travaille au perfectionnement d'un univers hautement concurrentiel au
sein duquel il étouffe.
De même, il n'y a plus de rites d'initiation pour préparer aux épreuves inévitables de la
vie en commun.
Comme le dit Joseph Campbell, « the psychological dangers through which earlier generations
were guided by the symbols and spiritual exercices of their mythological and religious inheritance,
we today (…) must face alone, or, at best, with only tentative, impromptu, and not often very
effective guidance. »4
Traditionnellement, le mâle étant en première ligne sur le front social, la chaîne
d’initiation la plus marquée et la plus « résistante » était père-->fils.
La crise de l’autorité parentale, et en particulier l’absence des pères (cf les familles
monoparentales) ont contribué à créer une génération d’adolescents attardés qui
représentent autant de proies aux yeux des tentateurs. Car comme le disait Ibn’Arabi5,
« celui qui n’a pas de maître a pour maître Satan »
Tous les éducateurs sont d’accords : plus le cercle des adultes de référence est large, plus
le jeune a des chances de mieux vivre son adolescence.
Un adolescent français qui, depuis son plus jeune âge, a regardé la télévision à raison de
trois heures par jour, a assisté à 40 000 meurtres et 3 000 agressions sexuelles.
Le psychiatre et ethnologue Boris Cyrulnik constate : « Toutes les cultures ont inventé des
façons de canaliser le désir par des rituels, des codes pour faire la cour : s’habiller de telle façon,
réaliser une prouesse physique, pour exprimer son désir. Dans certains villages du Massif Central,
les filles acceptaient ou rejetaient ces avances en nouant leur fichu d’une certaine façon. Notre
culture a détruit ces rites. Actuellement, l’adolescent, envahi par cette intense pulsion, ne trouve
plus aussi sûrement ces cadres pour l’exprimer. Le désir est une énergie, la culture doit lui fournir
une forme. Cette forme, c’est la tendresse. »6
En 1998, on est à 175 00 mises en cause de mineurs dans les délits en France, contre 40 000
en 1960. En 1960, dans 90% des cas, il s’agissait de vols. Entre 1975 et 1995, les atteintes aux
personnes ont quadruplé : violences à caractère sexuel, toxicomanie.
En Allemagne, une femme sur sept a déjà été violée ou victime d’abus sexuel.
Aux Etats-Unis, 20% des jeunes garçons de ferme interrogés de façon anonyme ont
reconnu avoir pénétré au moins une fois un animal femelle.
Si plus personne ne se sent responsable de rien, il est facile (et jouissif) de se livrer à des
petites dégradations. La société laisse faire car toute idée de norme commune imposable à
tous tend à s’évanouir.
« Il ne s’agit plus forcément de s’enrichir en s’emparant du bien d’autrui, mais de manifester un
mal-être : on casse, on dégrade, on agresse des passants, souvent d’autres jeunes. On retourne la
4
« The hero with a thousand faces », 1949
Mystique soufi andalou du XIIIème siècle
6
In « La vie », 29/06/00
5
2
violence contre soi par la toxicomanie (…) Si dans les années 60, les familles abîmées venaient de
tous les horizons sociaux, aujourd’hui elles viennent souvent de l’immigration. »7
Les manuels du succès (amour, affaires…) prolifèrent.
Ils présentent une stratégie du rapport à l'autre dont la recette unique est : pour réussir, il
suffit de donner l'impression que c'est déjà fait. Chacun s'efforce de prouver à l'autre qu'il
possède déjà l'enjeu de la lutte : la certitude rayonnante de sa propre supériorité8. H.W.
Gabriel nous apprend par exemple « Comment dominer et influencer les autres »9 : « La
seule méthode qui soit efficace et facile à appliquer est celle qui consiste à se voir tel qu’on désire être
et agir comme si on l’était déjà. Je ne connais aucun exemple de célébrité qui se soit forgé un
pouvoir personnel sans l’avoir d’abord utilisée. »
C’est du reste une technique bien éprouvée par les nazis, comme le rappelle Primo Levi :
« L. n’ignorait pas que passer pour puissant, c’est être en voie de le devenir… »10
Ainsi les rapports humains ne dépendraient que de l'impression donnée et reçue.
Impression… reproduction… doubles… image… mirage… fascination… hypnotisme…
enfermement… et maniaco-dépression… Car en réalité il faut toujours reconquérir l’enjeu
en l'arrachant à l’autre.
Les auteurs de ces manuels jouent de façon obscène sur la mécanique du désir mimétique.
Ils savent que ce qui décide le désir à se polariser sur tel objet plutôt que sur tel autre ne
relève en dernière analyse que de l'habileté manœuvrière, et non d'une différence
d'essence. « Dans la rue, au bureau, dans un ascenseur, dans un restaurant, partout où vous êtes
en contact avec les autres, obligez-vous à penser que les autres sont là (…) On doit pouvoir
discerner dans vos yeux un sourire chaud, amical, plein d’intérêt pour l’existence des autres. Vous
sortirez alors du lot commun des mortels. Pour peu que vous y ajoutiez l’attitude révélatrice de
votre pouvoir personnel, vous serez immédiatement considéré comme l’exemplaire unique sur un
million auquel tout le monde rêve de ressembler »
Tout le monde ne lit pas ce genre de livre, mais nous subissons tous les stratagèmes
continuels des directions marketing pour entretenir le désir mimétique de leurs cibles.
Lionel Bellenger rappelle que « C’est dans le champ complexe des velléités d’imitation et de
différenciation que l’homme de marketing effectue ses investigations pour trouver la teneur des
discours persuasifs capables d’emporter l’adhésion ».
Le cycle infernal de la mode est mu par la quête infinie de différenciation du désir
mimétique. Les sujets de la mode sont toujours prêts à renoncer à tout, et d'abord à euxmêmes, pour ne pas renoncer à la mode, pour conserver au désir un avenir. La roue
s’emballe : tous repèrent l'effet d'identité en même temps, tous cherchent à différer de la
même façon ! Le renoncement à la mode est une mode.
La réciprocité des doubles se perpétuent. C’est l’escalade.
Quant aux émissions de « télé-réalité », elles sont toutes ouvertement fondées sur le
mécanisme d’expulsion qui aboutit à l’élection de ce qui est supposé devenir le Modèle
des spectateurs… C’est la « star » de la « Star Academy », de « La Nouvelle Star », le
gagnant du « Maillon faible », le dernier habitant du « Loft » ou de « La Ferme », le
survivant sur Koh Lanta, le couple qui résiste sur « L’île de la tentation »…
En août 2000, avant que ces émissions n’existent en France, Emmanuelle Anizon évoquait
dans « Télérama » les ancêtres anglo-saxons de ces émissions : « un seul candidat doit rester
au final pour empocher le jackpot, de 700 000 F en Grande-Bretagne à 7 millions aux Etats-Unis.
7
Hugues Lagrange, in « Télérama », 21/11/01
Comparer avec ce conseil du Père Monier : « Quand vous parlez à un être humain, ne vous imposez ni par votre
intelligence, ni par vos raisonnements, ni par aucun moyen » (« Jésus-Christ tel qu’il est », 1975)
9
1962
10
« Si c’est un homme » 1958.
8
3
Le groupe décide régulièrement d’expulser quelques- uns des siens, avec explications détaillées sur
son choix : « Il n’aide pas pour le ménage », « elle est fausse, hypocrite, je ne la sens pas », « il
mange trop, ronfle fort ». Les candidats soumettent des noms, les téléspectateurs votent (…)
summum du plaisir, le vote sacrificiel, avec pleurs du candidat banni, demande d’explications,
hystérie collective (…) En Allemagne, c’est Zlatzo « the Brain » (« le Cerveau ») que l’on s’arrache.
Zlatzo, le plus inculte des colocataires, qui se demandait entre autres, qui était Shakespeare. Depuis
son éviction, le jeune macho de 24 ans anime une émission sur RTL2, a enregistré un CD et
provoque une émeute à chacune de ses sorties (…) Les Américains travaillent, eux, sur le concept
d’une femme enchaînée avec quatre hommes pendant une semaine (avec obligation d’en éliminer un
tous les deux jours), et sur une version live de la série « Le Fugitif », avec un candidat en cavale à
travers les Etats-Unis, les téléspectateurs participant à la chasse, bien sûr. »
Ce qui est intéressant, c’est que le mécanisme mimétique n’est plus occulté, et donc ne
fonctionne plus à fond. Il est obligé de se reproduire tous azimuts, en des simulacres
sacrificiels qui disparaissent, se chevauchent, dans un affolement qui évoque les derniers
soubresauts et coups de queue de la Bête agonisante…
Les écrivains modernes, par leur lucidité sans espoir, participent au « désenchantement »
du monde.
Je ne sais pas à quoi est dû le succès littéraire de Michel Houellebecq. Cet auteur à la mode
est un peu le pendant français de l’américain Bret Easton Ellis en ce que ses personnages
ont eux aussi un rapport à la fois autistique et clinique au monde ; mais ils sont plus
maniaco-dépressifs que paranoïaques, et plus réflexifs qu'actifs.
Mais ce qui me paraît intéressant est la conscience aiguë qu’a Houellebecq de l’errance du
désir métaphysique. En 1997, il écrit dans « Dix » : « La mort de Dieu en Occident a constitué
le prélude d’un formidable feuilleton métaphysique, qui se poursuit jusqu’à nos jours (…) le
christianisme réussissait ce coup de maître de combiner la croyance farouche en l’individu (…) avec
la promesse de la participation éternelle à l’Etre absolu. Une fois le rêve évanoui, diverses tentatives
furent faites pour promettre à l’individu un minimum d’être ; pour concilier le rêve d’être qu’il
portait en lui avec l’omniprésence obsédante du devenir. »
Nos auteurs modernes exaltent une mystique de la transgression érotique, où le désir
mimétique se focalise sur un modèle-obstacle.
Dans « Vénus Erotica »11, Anaïs Nin dévoile le processus en même temps qu’elle l’excite :
"Oui, Bijou connaissait assez bien les hommes pour savoir que c'était le genre de femme qu'ils
aimaient initier à l'amour, qu'ils aimaient voir devenir esclaves de leur sensualité. Plus la femme
était légendaire, plus ils avaient envie de la profaner, de l'éveiller à l'érotisme.".
La triangularisation mimétique entraîne le sujet dans le cercle confus de la rivalité des
doubles, jusque dans l'homosexualité : "Avec un regard espiègle, Donald dit à Elena : "(…) Toi
et moi vivons dans ces régions du monde sensuel où règne la folie. Tu m'attires dans le
merveilleux. Ton sourire a un pouvoir hypnotique."
Miguel les rejoignit (…) Miguel leur dit : "Vous êtes identiques, tous les deux.
- Mais Donald est plus franc", répondit Elena.
"Parce qu'il aime moins, dit Miguel. Il est narcissique." (…)
Un amour sans barrières les unissait tous les trois, un amour partagé, contagieux qui les
enchaînait."
Les nouvelles « érotiques » d’Anaïs Nin diagnostiquent le mal tout en l’entretenant. La
compagne d’Henry Miller sait que le sujet moderne, sans garde-fous sociaux pour
canaliser son désir mimétique, est la proie des mirages romantico-héroïques : "Miguel
n'était pas le père dont il avait besoin - Miguel était trop jeune. Miguel était aussi un enfant.
Miguel désirait lui offrir un paradis quelque part, une plage déserte où ils pourraient librement
11
1940
4
s'aimer, faire l'amour jour et nuit, un paradis de caresses et de baisers ; mais lui, Donald, voulait
autre chose. Il aimait les affres de l'amour, l'amour mêlé d'obstacles et de souffrance. Il désirait tuer
les monstres, venir à bout des ennemis et combattre comme un autre Don Quichotte."
Comme tout fantasme, le fantasme érotique fige la vie. Il cristallise le désir et objective
l’autre. La relation est « mécanisée », le partenaire (ou plus généralement le monde) utilisé.
Les partenaires se ressemblent : chacun est divisé. Chacun mime un rôle, sans vivre
réellement. "Enfant, Elena était déjà cette actrice qu'elle était en train de devenir aujourd'hui
pour Pierre - une simulatrice qui vivait dans ses rêves et jouait ses rôles sans savoir ce qu'elle
éprouvait réellement."
Dans "Extension du domaine de la lutte",12 Houellebecq fait une analyse pertinente d’un
aspect du cancer de nos sociétés libérales qui propagent la rivalité contagieuse sans jamais
l’endiguer, et exacerbent le mécanisme mimétique sans jamais le résoudre : "Tout comme le
libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des
phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l'amour tous les jours ; d'autres cinq ou six
fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l'amour avec des dizaines de femmes ; d'autres avec
aucune. c'est ce qu'on appelle la "loi du marché". Dans un système économique où le licenciement
est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l'adultère
est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit (…) Le libéralisme
économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à
toutes les classes de la société. De même le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la
lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société (…) Les entreprises
se disputent certains jeunes diplômés ; les femmes se disputent certains jeunes hommes ; les
hommes se disputent certaines jeunes femmes ; le trouble et l'agitation sont considérables"
Finalement la disparition du rituel, l'effacement des cloisonnements symboliques font de
nos sociétés régies par la concurrence, le mérite, et le succès, des sociétés plus esclaves des
instincts primaires que celles des primitifs régies par la filiation et l’élection (sociétés
« religieuses », aux institutions fondées sur le sacrifice).
En 1880 déjà, dans « Les Frères Karamazov », Dostoïevsky mettait dans la bouche du
starezt Zossima ces paroles magistralement visionnaires : « Le monde a proclamé la liberté,
ces temps derniers surtout, et que voyons donc sous la couleur de la liberté ? l’esclavage seulement
et le suicide ! Car le monde dit : « Tu as des besoins, satisfais-les donc, car tes droits sont les mêmes
que ceux des plus grands et des plus riches. Ne crains pas de les satisfaire et multiplie-les même »,
voilà la doctrine actuelle du monde (…) On assure que plus on va, plus le monde s’unit, qu’il
s’établit en une communauté fraternelle en réduisant les distances, en transmettant la pensée par
les airs. Hélas ! ne croyez pas à cette union des hommes. Concevant la liberté comme
l’accroissement des besoins et leur prompte satisfaction, ils faussent leur nature car ils feront naître
en eux nombre de désirs insensés et stupides, d’habitudes et d’absurdes inventions. Ils ne vivent que
pour s’envier les uns les autres, pour la sensualité et l’ostentation. »
12
1994
5
• Le citoyen des démocraties libérales sous la férule du plaisir immédiat
« la capacité de différer la satisfaction de ses désirs est un élément essentiel du potentiel intellectuel
(…) l’intelligence émotionnelle est une métafaculté qui détermine dans quelle mesure l’individu
saura tirer parti de ses capacités. »
(Daniel Goleman, « L’intelligence émotionnelle », 1995)
Notre société a perdu ses repères, elle est déboussolée.
Le désir est partout, sans entrave, et pourtant, le citoyen des démocraties se sent déprimé,
impotent, flasque, comme un pénis mou13.
Comme le constate Jean-Claude Guillebaud : “Nous sommes taraudés par l’idée que le désir
s’exténue. Pourquoi ? Parce qu’on a laissé prévaloir une logique de la performance. On a fait passer
le discours moral à l’arrière-plan au profit d’un discours sur le bon fonctionnement ou le
dysfonctionnement. Suis-je assez performant ? Suis-je comme le voisin ? Ne suis-je pas en train de
voir s’exténuer mon désir alors que celui de l’autre est vigoureux ? Autrement dit, il y a une sorte
d’enfer mimétique dans lequel nous sommes entrés, qui est tout sauf une libération.”
Le plaisir recherché par le désir mimétique subvertit notre volonté et remet en question
notre humanité même en faisant de nous des mécaniques sans vie. Ainsi Kinsey, révolté
contre son éducation religieuse, s’est-il systématiquement adonné à toutes les pratiques
recensées dans son fameux rapport où prévalait une conception physiologique du plaisir.
Plus les sociétés se libéralisent, plus le plaisir y est à la fois banalisé et pénalisé.
Banalisé par l’argent. Le discours permissif a en effet transhumé de la gauche à la droite, et
le Grand Marché Libéral se félicite de la jouissance tous azimuts. Il a tout intérêt à ce que
la société soit amorale, car la morale obéit à d’autres lois que les siennes.
Par ailleurs, la société post-soixante-huitarde, qui ne veut plus édicter d’interdits en
matière sexuelle, remet cette tâche entre les mains des juges.
C’est un processus doublement infantilisant : la banalisation du plaisir donne l’impression
que tous les plaisirs se valent (aux francs près) ; sa pénalisation nous réduit à des enfants
punissables.
Ainsi comme l’analysent Antoine Garapon et Denis Salas dans "La justice et le mal" :
"Partout, le nombre de détenus augmente ; partout, se dessine une tendance à criminaliser les
problèmes sociaux que la société n'arrive pas à régler autrement14. On voit même revenir dans nos
sociétés des réactions qui prennent les allures d'une expiation sacrificielle, d'un retour du
mécanisme du bouc émissaire comme en matière de crimes sexuels dont les enfants sont victimes."
13
Cf les anti-héros de Houellebecq.
Aux Etats-Unis, la population pénitentiaire des prisons fédérales et d’Etat a doublé en dix ans. Un
Américain sur 150 est en prison ou en maison d’arrêt. Un Américain né en 1999 a une chance sur 20 de
passer du temps derrière les barreaux (une chance sur 4 pour un noir).
La moitié des prisonniers sont noirs (1 million) pour 12% de la population totale. Il y a plus de jeunes noirs
en prison qu’à l‘université.
L’entretien d’un détenu coûte de 80 000 à 100 000 $ ; celui d’un étudiant 20 000 $.
14
6
• La nécessité d’une démocratie représentative de sujets maîtrisant leur désir
"Les sociétés contemporaines ont progressivement évacué la responsabilité individuelle au profit
d'une vision "assurancielle" (par exemple, l'attitude sociale vis-à-vis des accidents de la route) (…)
De plus en plus, la vieille notion de responsabilité individuelle, essentielle pour l'évaluation de la
faute, ne résiste pas à l'enchevêtrement des décisions et des fonctionnements organisationnels"
(Jean-Claude Ruano-Borbalan, in "Sciences Humaines")
Les utopistes sont des inventeurs de systèmes totalitaires.
L’homme n’est pas le centre de l’utopie ; il doit se conformer à la place qui lui désigne cet
état parfait que l’on fait advenir.
La vraie science politique repose uniquement sur l'observation du fonctionnement des
sociétés humaines. On en tire des enseignements, ce qui a bien fonctionné, ou mal
fonctionné. Seulement après, l'on formule le droit.
La première représentation de l’utopie (du grec « ou topos » : non lieu) à proprement
parler est l’île Utopia de Thomas More15. Ce pays idéal est une terre fermée, ronde (de
forme parfaite), gardée par des forts sur ses remparts et irriguée par une rivière interne.
Comme le note Laurent Gerverau16, « cette île fonctionne comme un cerveau dans sa boîte
crânienne, qui se défend contre les agressions de l’extérieur ».
Puis il analyse le dessin d’un projet d’assemblée datant de la 1793 : « Dans l’idée du demicercle de l’assemblée, qui s’inspire directement de l’agora athénienne, il y a une confrontation : le
demi-cercle qui manque rappelle soit l’autorité de l’Etat, soit le forum de la société civile à laquelle
ses représentants doivent des comptes. Les tribuns se succèdent face à un peuple physiquement
absent mais symboliquement présent. Quand on casse le cercle totalisant de l’utopie, on parvient à
réaliser la démocratie. »
Mais tout le monde sait aujourd’hui qu’en dégénérant, la démocratie peut engendrer la
dictature. Lorsqu’une mosaïque d'intérêts particuliers s'affrontent au détriment d'autrui et
en utilisant la rhétorique de l'intérêt général, l'anarchie mimétique entraîne la tentation du
gouvernement autoritaire.
Le Familistère de Godin à Guise17, censé offrir clarté et confort aux ouvriers, relève d’une
conception de l’architecture basée sur l’utopie égalitaire qui aboutit aux horreurs
architecturales concentrationnaires (HLM et autres prisons). « Là, le carré est la figure
parfaite », commente Gervereau. « L’idéal de l’égalité, c’est chacun dans sa case. »
Nous reviendrons sur ce sujet au chapitre 4. Pour l’heure, contentons-nous de dire que
dans une démocratie digne de ce nom, la représentation collective devrait être la
représentation de valeurs individuellement intériorisées.
Pour cela il faut abandonner le consensus pour le consentement (du latin "consens" =
accord). Le consensus décrit un état de fait, alors que le consentement est l'action de
consentir, d'acquiescer à quelque chose.
Il faut réintroduire les notions de responsabilité de l'individu envers la société et celle de
l'Etat envers les autres Etats du monde18.
Le citoyen d’une démocratie, pour devenir véritable sujet, doit savoir orienter son désir.
« Les liens qui unissent l’individu à la société sont à ce point dénaturés aujourd’hui dans le monde,
que l’unique issue qui apparaisse est de rétablir le rôle joué par l’homme dans son propre destin. »19
15
1516
Conservateur du musée d’Histoire contemporaine à Paris (in Télérama, 26/04/00).
17
1859
18
Cf la Déclaration des Devoirs du Citoyen" de 1795 restée lettre-morte
19
Andreï Tarkovski, « Le Temps Scellé, 1989
16
7
« Concentrer l’attention à la liberté sur le pouvoir du choix exclusivement, c’est mettre la liberté en
perte de vitesse et la rendre bientôt impuissante au choix même, faute d’élan suffisant ; c’est
entretenir cette culture de l’abstention ou de l’alternance qui est le mal spirituel de l’intelligence
contemporaine. La ramasser sur la seule conquête de l’autonomie, c’est encourager cette crispation
de l’individu qui le rend opaque et indisponible. Le mouvement de liberté est aussi détente,
perméabilisation, mise en disponibilité. Il n’est pas seulement rupture et conquête, il est aussi et
finalement adhésion. L’homme libre est un homme que le monde interroge, et qui répond : c’est
l’homme responsable. »20
20
Emmanuel Mounier, « Le personnalisme », 1949
8