Théâtre du blog – Christine Friedel – 25/03/2015

Transcription

Théâtre du blog – Christine Friedel – 25/03/2015
25 mars 2015
Gros Câlin, d’Emile Ajar, mise en scène d’Hélène Mathon
À ce moment-là, Romain Gary (1914-1980) n’a rien à prouver, comme on dit. Diplomate, ancien
résistant, auteur d’une quinzaine de romans publiés sous son nom, lauréat du prix Goncourt,
réalisateur de deux films : à peu près le parcours rêvé d’un intellectuel qui met les mains dans le
cambouis.
Vers 1973, cela ne lui suffit pas. Sans doute, il se supporte mal en homme vieillissant. Alors il se
réinvente, se rajeunit, et publie Gros Câlin, sous le nom d’Emile Ajar (« braise », en russe) qui obtient
aussi le Goncourt.
Gros Câlin, ça brûle, ça pétille, ça envoie des escarbilles, sur un thème aussi morne que possible, la
solitude d’un employé moyen, Michel Cousin, autrement dit, un anonyme. Dans cette histoire d’un
solitaire qui se love dans les anneaux d’un python de deux mètres vingt, Gary-Ajar joue avec la
langue, la tortille, l’ouvre pour en faire jaillir le rire et les larmes. Il faut plus de deux bras pour aimer,
constate Michel Cousin, qui rêve sur ses rencontres dans l’ascenseur avec sa collègue
Mademoiselle Dreyfus ou va se faire consoler chez les «bonnes putes». En attendant, il y a Gros
Câlin, son python de compagnie, qui fait hurler la concierge portugaise, mais qui lui tient chaud : il
faut trouver quelqu’un à la maison quand on rentre le soir.
Hélène Mathon et le comédien Benoît Di Marco ont concentré leur adaptation sur ce besoin
d’amour, sur fond de légère « souffrance au travail » : il est dur d’être différent, sournoisement
écarté, et de garder le sourire, ou presque. Ce Michel Cousin-là vient à nous en clown
mélancolique, un peu empêtré dans son costume à peine trop grand, le sourire fixé et le regard
flottant : tout cela tient à ces nuances délicates. Dès son entrée, évidemment discrète, dans une
scénographie simple et insolite (quelle est la différence entre un vivarium et un ascenseur ?), le
comédien nous captive et nous capture. L’extraordinaire plasticité de son corps et de son visage
répond du tac au tac à la langue de Gary-Ajar, avec une liberté aussi directe, aussi dépourvue
d’artifice et naïve qu’insolite et “pointue“. Cela donne un jeu d’une finesse et d’une précision
extraordinaire, à la hauteur, pas moins, des grands burlesques du cinéma muet américain.
Avant Benoît Di Marco, de grands comédiens ont laissé leur marque sur Gros Câlin: Pierre
Leenhardt, le premier, dès la sortie du livre, qui s’est mis en scène lui-même, puis Thierry Fortineau,
le grand, le regretté, et récemment Jean-Quentin Châtelain. À chaque fois, on redécouvre le roman,
à neuf, ce qui est la marque des chefs-d’œuvre. Ne vous privez pas de cette création avec un acteur
carrément prodigieux. Dépêchez-vous, il ne vous reste que trois représentations !
Christine Friedel

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