LA LECON D`ANATOMIE DE REMBRANDT (1632)
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LA LECON D`ANATOMIE DE REMBRANDT (1632)
LA LECON D'ANATOMIE DE REMBRANDT (1632) A.C. MASQUELET Hôpital Avicenne - 93009 BOBIGNY «[...] La leçon d'anatomie de Rembrandt, oui, j'en suis aussi demeuré tout surpris. Te rappelles-tu les couleurs des chairs ? C'est de la terre, surtout les pieds [...] Il y a aussi, parfois, je devrais dire toujours, un rapport d'opposition entre le ton du costume et celui du visage.» Vincent Van Gogh à son frère Théo Le célèbre tableau de la leçon d'anatomie voit le jour en 1632 ; Rembrandt a 26 ans. Il est définitivement installé à Amsterdam depuis un an. Auparavant, il a déjà passé deux ans dans cette ville foisonnante auprès du peintre Lastman qui lui a transmis l'héritage du Caravage sur l'utilisation du clair/obscur. N'ayant plus rien à apprendre du Maître, Rembrandt est retourné entre temps à Leyde, sa ville natale. Il a été remarqué par Huygens, homme politique au service de la Maison d'Orange et grand amateur d'art, qui l'a recommandé à Uylenburgh, marchand d'art à Amsterdam. Ce dernier, habile à déceler les talents, a confié d'emblée à Rembrandt la réalisation d'un portrait de groupe sur la commande du Professeur Nicolas Tulp. Dans la Hollande du XVIIème siècle, le portrait de groupe est un genre très en vogue, une véritable institution sociale. Il est le symbole même d'une bourgeoisie naissante et émancipée, forgée par le négoce et déjà triomphante. Après trente ans de lutte contre le joug espagnol, sept provinces septentrionales des Pays-Bas, dont la Hollande, ont arraché leur indépendance et conquis la liberté de commerce. Les Provinces-Unies, entité politique assez lâche, terre d'accueil du calvinisme, vont connaître un formidable essor économique, fondées en grande partie sur le commerce avec les Indes Orientales et Occidentales. Au milieu du XVIIème siècle, la moitié du commerce européen transite sur des navires hollandais qui ont la redoutable réputation de pouvoir être aisément transformés en navire de guerre. En 1650, les titres des deux compagnies des Indes rapportent 500 % par an. Des comptoirs fleurissent dans l'Océan Indien, à Java, à Formose, au Japon. Les Portugais sont chassés de Malacca et de Colombo. La compagnie des Indes Occidentales pratiquent la traite des Noirs, s'établit au Brésil, en Guyane, aux Caraïbes et fondent même sur le continent américain la Nouvelle-Amsterdam, qui, ultérieurement échangée aux Anglais contre le Surinam deviendra la Nouvelle York. L'opulente bourgeoisie d'Amsterdam, à l'ascension fulgurante, vit bien et aime se regarder vivre. Les familles aisées, les personnages importants, les syndics de corporations et compagnies de milices commandent en grande quantité des portraits de groupe, réalisés par une multitude d'artistes qui en vivent. Il est de bon ton également d'être représenté en compagnie de personnages de renom qui détiennent quelques unes des clés politiques du pays. Les notables payent, souvent fort cher, pour figurer dans, ces portraits de groupe officiels. Nicolas Tulp est précisement l'un de ces personnages centraux dans la vie de la cité au XVIIème siècle. Il a 39 ans, l'année de la leçon. C'est un homme de connaissance, chirurgien et anatomiste. Il est depuis 4 ans Praelector Anatomiae de la gilde des chirurgiens. Ses travaux sur les monstres sont célèbres ; il a décrit l'anatomie de la valvule iléo-caecale qu'on attribue à tort, en France, au Suisse Bauhin. Mais, surtout, Tulp est un grand politique : il sera huit fois trésorier de la ville et à quatre reprises son bourgmestre. Tulp a décidé de mettre en scène une leçon d'anatomie, son élément naturel. Les personnages qui figurent sur le tableau, au nombre de sept, sont en majorité de grands bourgeois de la ville. Deux seulement sont médecins. L'occasion d'une dissection se présente le 16 janvier 1632. La précision de la date a son importance ; la gilde des chirurgiens d'Amsterdam n'autorise encore qu'une dissection publique par an sur le corps d'un condamné à mort. Les mois d'hiver sont propices à la conservation des corps car les séances durent habituellement plusieurs jours... Aris Kindt vient d'être pendu pour vol ; aussitôt il est transporté dans l'Amphithéâtrum Anatomicum de la gilde des chirurgiens. Dans le tableau, le décor est à peine visible. Dans l'ombre qui circonscrit la scène, on devine une voûte de pierre, un réglement affiché au mur, un livre ouvert probablement un traité d'anatomie, peut-être celui de Vesale paru en 1543. La leçon ne s'adresse pas uniquement aux personnages figurant sur le tableau. Le regard du Professeur Tulp survole ceux qui se pressent autour de la table pour s'adresser à un public qu'on n'a pas de peine à imaginer. Rembrandt, bien sûr, est présent. D'emblée il va donner la mesure de son génie dans la composition du tableau. Dans les portraits de groupe, si nombreux au XVIIème siècle, le formalisme de la composition est la règle ; dans une Hollande pénétrée de l'esprit d'égalitarisme, tous les personnages sont placés de façon que nul ne puisse revendiquer une prééminance spéciale. Il s'agit de ménager les susceptibilités : d'où des compositions rigoureusement symétriques. Il n'est besoin, pour s'en rendre compte, que de contempler la leçon d'anatomie du Docteur Sébastien Egbertsz, réalisée par Thomas Keyser en 1619. De part et d'autre de la ligne médiane verticale, figurée par le squelette, les personnages sont disposés selon deux triangles parfaitement symétriques. L'objet de la dissection, le squelette, n'est qu'un élément de décor. Rembrandt a cet exemple en tête. Il veut impérativement rompre avec cette uniformité statique, sans toutefois accorder d'importance à l'un quelconque des personnages, sauf à Tulp dont il convient, naturellement, de faire ressortir la maîtrise de la situation. Sur le côté droit du tableau, l'anatomiste s'inscrit dans une pyramide couronnée par un large chapeau noir, symbole de la haute position sociale qu'il occupe. Les observateurs, qui font contrepoids à la présence écrasante de Tulp, sont disposés selon deux figures géométriques entrelacées : une pyramide dont le sommet est le personnage qui dépasse d'une bonne tête tous les autres (il est probablement juché sur un tabouret), et un losage oblique dont l'un des sommets est représenté par l'observateur qui tient en main le document sur lequel sont inscrits les noms de tous les participants. La composition en losange délivre une impression d'étirement dans l'espace animé par l'orientation des regards, des visages, des grands cols plissés. Au centre, le cadavre est enfoncé comme un coin dans la masse des vivants, impression encore accentuée par l'attitude penchée de l'observateur faisant ombre sur la tête du mort. Grâce à cette composition remarquable, le cadavre et l'anatomiste demeurent les personnages principaux. L'utilisation de la lumière et des contrastes par Rembrandt est tout aussi remarquable ; alors que dans le portrait de Keyser, le squelette n'était qu'un alibi à la pose des personnages, Rembrandt fait du cadavre un évènement central dont il tire un effet de dramatisation spectaculaire. Comme dans beaucoup d'autres tableaux, surtout réalisés dans la deuxième moitié de sa carrière (on pense en particulier à «La fiancée juive»), Rembrandt fait jaillir la lumière des personnages eux-mêmes qui sont proprement illuminés de l'intérieur. En l'occurrence, le foyer lumineux est le cadavre. Certes, une source de lumière vient de l'extérieur, de la gauche du tableau, comme en témoignent les ombres portées des visages sur les fraises, mais c'est pour créer un premier contraste horizontal entre la masse sombre de Tulp et la pyramide faiblement éclairée des observateurs, ce qui renforce encore la présence psychologique dominante du Professeur Tulp. Le second contraste s'organise de bas en haut, entre l'assemblée sombre des vivants et le mort, dont l'éclat singulier, d'une froideur ivoirine, porte en lui la révélation décisive mise à jour par la dissection. La zone lumineuse du cadavre s'absorbe progressivement dans l'ombre, vers le haut, créant un espace clos et cependant mal cerné, un espace malléable, dans lequel les corps dessinent un ensemble plastique. A l'immobilité stricte du cadavre s'oppose le mouvement des participants. On l'aura compris. La leçon d'anatomie, comme tous les tableaux de Rembrant, s'inscrit sous le double registre du mouvement et de la profondeur, celle de la signification humaine. Rembrandt est extérieur à la scène. Il est encore très jeune au moment où il produit ce tableau. Il est introduit dans un univers étranger au sien, celui des grands bourgeois, des hommes de sciences et de la dissection anatomique. Mais il n'est pas certain comme cela a été écrit (1), qu'il peint un tableau dont l'essentiel lui échappe, c'est-à-dire le sens de la démonstration de Tulp. Et nous risquerons une hypothèse à la question : quelle information savante apporte cette leçon d'anatomie ? Quoiqu'il en soit, Rembrandt travaille sur l'effet produit par l'information de Tulp sur les participants. La composition et le dosage subtil des contrastes du groupe des observateurs définissent deux mouvements : l'un perspectif, d'avant en arrière et vers le haut, et l'autre, vers le bas. Ce double mouvement imprimé au groupe par le truchement d'une déformation des figures géométriques traduit à la fois l'élan de fascination et le recul de l'effroi devant la découverte du corps et de son mystère. Les regards sont anxieux, intéressés mais également craintifs révélant une sourde inquiétude. Au XVIIème siècle, Amsterdam et les Provinces-Unies sont un haut lieu du savoir où la notion de progrès de la connaissance, en particulier la connaissance anatomique, n'est pas nécessairement en conflit avec la religion. A la même période c'est en Italie que se déroule le procès de Galilée. C'est à Leyde que Descartes, soucieux de préserver sa liberté de pensée et de mouvement, a trouvé refuge et qu'il publie le Discours de la méthode en français ; c'est que l'on sait à quoi s'en tenir dans les pays réformés sur la position du soleil... Il n'empêche ! La dissection d'un corps humain n'est pas un acte naturel. La généralisation de la dissection n'interviendra que dans le courant du XVIIIème siècle. En attendant, les autorisations officielles ne sont que parcimonieuses, délivrées à d'illustres représentants de l'Université, à des fins pédagogiques et représentatives. On commente, on vérifie les descriptions de la Fabrica, œuvre magistrale de Vesale dont la seconde édition inaugure l'ère de l'anatomie moderne, factuelle et descriptive, en rompant définitivement avec le finalisme spéculatif de Galien, héritier d'Aristote. A ce propos, est-ce bien d'une leçon d'anatomie qu'il s'agit ? Tulp montre-t-il quelque chose d'inédit qu'il présente à l'étonnement des spectateurs ? Le sens du tableau est-il simplement «qu'on le voit dégager avec ses pinces ce qu'il entend montrer, les muscles des doigts et leur irrigation, en souligant de la main gauche ce qu'il explique.» (2) Voici l'explication que je donne du tableau de Rembrandt. Elle repose sur plusieurs indices : 1/ Il ne s'agit pas d'une leçon d'anatomie au sens où on l'entendait au XVIIème siècle car le corps n'a pas été anatomisé (de ana, de bas en haut et tomo, je coupe). Les leçons d'anatomie débutaient toujours par l'étude de l'abdomen, puis du thorax, pour prévenir la décomposition rapide des viscères. Rembrandt a d'ailleurs peint une deuxième leçon d'anatomie, commandée par le successeur de Tulp, à la gilde des chirurgiens, où l'on voit l'opérateur procéder à l'examen du cerveau sur un cadavre largement éviscéré. Or, dans la leçon qui nous occupe, le cadavre est intact. Seul l'avant-bras gauche est ouvert. Tulp a donc voulu montrer un phénomène qui l'intéressait particulièrement, sans passer par les étapes habituelles des dissections à visée didactique. 2/ Le Professeur Tulp tient dans sa main droite une pince qui prend en masse un corps musculaire qu'il est aisé d'identifier comme le fléchisseur superficiel des doigts par sa situation superficielle et sa terminaison en tendons multiples sur la deuxième phalange de chaque doigt. Lorsque l'on veut désigner, ou offrir un élement anatomique à l'observation des élèves, on utilise habituellement une règle, comme le Professeur Egbertsz dans le tableau de Keyser. La saisie du muscle traduit une autre intention que la monstration simple d'une structure. 3/ La main gauche de Tulp est dans une curieuse posture. On a voulu lui attribuer une fonction emphatique pour souligner le discours du Maître. Or, si l'on veut bien se donner la peine d'observer, cette posture de la main est complexe : le poignet est en extension, les articulations métacarpo-phalangiennes en rectitude et les articulations inter-phalangiennes proximales en flexion. Il en résulte une position de la main et des doigts qui n'est pas naturelle. C'est dans la main gauche de Tulp que réside, à mon sens, la signification de la leçon. Volontairement Tulp adopte cette posture pour montrer que la traction sur la masse musculaire, qu'il maintient dans la pince, va entrainer le même mouvement de flexion des articulations proximales des doigts sur le cadavre ; autrement dit, Tulp fait découvrir aux observateurs l'action du fléchisseur superficiel commun des doigts en associant un mouvement volontaire et la démonstration sur le cadavre. Mais, objectera-t-on, pourquoi Rembrandt n'a-t-il pas représenté les doigts du cadavre en flexion ? Le sens de la leçon aurait été plus clair. Certes, mais cela aurait privé le tableau de la marque du génie de Rembrandt qui est l'art de suggérer le mouvement. La simultanéité des deux actions aurait nuit à la dynamique de la scène. Dans le cas présent, on peut imaginer que Tulp montre ce qui est la flexion des interphalangiennes sur sa main gauche et qu'il s'apprête à tirer sur la masse musculaire du cadavre pour expliquer la nature causale du mouvement volontaire. D'autres indices viennent à l'appui de cette hypothèse : observons l'attitude des deux personnages au premier plan, ceux qui semblent les plus intéressés par la leçon de Tulp. Peut-être sont-ils les deux médecins du groupe. Celui de gauche, que l'on voit presque de profil, a les yeux fixés sur l'avant-bras du cadavre ; celui de droite a la ligne du regard dirigée vers la main gauche de Tulp. Ce double regard semble attester de la réalité du phénomène qui va se produire après l'instant fixé par l'éternité du tableau, c'est-à-dire l'action au niveau des doigts du cadavre, de la traction sur les muscles tenus par la pince. Ainsi, par le truchement des deux regards appartenant à deux personnages différents, Rembrandt nous suggère la survenue d'un phénomène qui a une certaine durée dans le temps. Enfin, dernier indice, l'homme au regard fixé sur la main de Tulp a, lui aussi, la main gauche sur la poitrine, en position de flexion des doigts, comme s'il répétait le mouvement que Tulp est en train de faire. Avec cette hypothèse, le tableau prend une autre dimension ; celle non pas d'une leçon d'anatomie statique et descriptive mais celle d'une leçon de physiologie et d'anatomie fonctionnelle. Et l'on retrouve l'une des clés principales à la source du génie de Rembrandt : le mouvement. Le mouvement du groupe, si fortement suggéré par la composition et l'ordonnancement des personnages, n'est-il pas tout simplement un mouvement d'étonnement devant ce que Nicolas Tulp leur montre : l'action des fléchisseurs communs des doigts sur la flexion et la deuxième phalange ? On saisira aisément le sens de ma conclusion : Rembrandt est tout entier dans la leçon d'anatomie du Docteur Tulp ; il nous livre, par ce tableau qui se situe à la croisée des chemins, historique, artistique, sociologique et épistémologique, la Hollande de son temps ; et, par-delà la Hollande, la préoccupation essentielle du XVIIème siècle européen, celle du mouvement préoccupation partagée par Descartes, Gassendi, Galilée, Leibniz, Newton et... Rembrandt. En 1632, Rembrandt n'a que 26 ans. Mais n'est-ce-pas la définition même du génie que de faire des choses relevant du génie, sans en avoir conscience ?