partie prenante » : environnement et poétique dans la litterature
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« PARTIE PRENANTE » : ENVIRONNEMENT ET POÉTIQUE DANS LA LITTERATURE FRANҪAISE ET FRANCOPHONE DES XXème ET XXIème SIÈCLES BY GWENOLA CARADEC A dissertation submitted in the partial fulfillment of the requirements of the degree of Doctor of Philosophy (French) at the UNIVERSITY OF WISCONSIN-MADISON 2012 Date of final oral examination: 05/25/2012 The dissertation is approved by the following members of the Final Oral Committee: Professor Steven Winspur, Professor of French, Chair Professor Névine El-Nossery, Assistant Professor of French Professor Stephanie Posthumus, Assistant Professor of French (Mc Gill University) Professor Anne Vila, Professor of French Professor Ernesto Livorni, Professor of Italian i Remerciements J’aimerais d’abord remercier très chaleureusement les membres de mon comité qui, grâce à leurs encouragements, leur enthousiasme et leur disponibilité, ont veillé à ce que le projet aboutisse. Généreuse en temps comme en commentaires, Névine El-Nossery, toujours à l’écoute, m’a confortée dans le choix d’inclure des textes francophones à la thèse, et de fructueuses discussions s’en sont suivies. Dès les premières ébauches du projet, Anne Vila m’a également apporté son soutien et l’a maintenu à toutes les étapes de mon parcours ; ses précieuses remarques et son talent pour ouvrir de nouvelles pistes de recherches ont nourri et continuent à nourrir mon engagement intellectuel. Un grand merci aussi à Stéphanie Posthumus pour avoir, du Canada, engagé de très riches échanges et stimulé des réflexions qui continueront certainement à étayer mes projets futurs. Merci à Ernesto Livorni pour sa passion pour la poésie, son intérêt pour le sujet de la thèse et la lecture qu’il en a faite. Enfin je tiens à remercier tout particulièrement mon directeur de thèse Steven Winspur, en qui j’ai trouvé un interlocuteur hors pair : avant même de commencer le programme de doctorat à UW-Madison en automne 2007, j’ai mesuré la chance que j’avais de pouvoir être guidée par un expert de Guillevic et de poésie contemporaine. J’ai en plus découvert, au fil des semestres, de ses cours et des innombrables discussions autour des textes, un fin philosophe et un amoureux de la nature. Sa patience, son attention aux détails lors du processus d’écriture et son soutien sans faille pour la thèse m’ont portée tout au long de mes années de doctorante et armée pour les étapes suivantes. Je remercie aussi les professeurs du département, et en particulier William Berg dont les cours m’ont inspirée, ainsi que Martine Debaisieux et Ullrich Langer pour leurs cours stimulants comme leurs encouragements. De même, sans tous pouvoir les nommer, je remercie mes ii collègues étudiants doctorants, et surtout Cyrielle Faivre et Denis Dépinoy pour leur amitié et nos échanges autour de littérature, de bande-dessinées, de musique ou de bons plats. Au-delà du département, la communauté de CHE (Center of Culture, History & Environment à UW-Madison) a également nourri et vivifié la thèse, notamment suite à un cours aussi décisif que passionnant avec Rob Nixon qui a soutenu le projet dès ses prémices et n’a jamais manqué de le dynamiser. Merci aussi aux étudiants gradués et collègues du département d’anglais (notamment Sarah Harrison, Andrew Mahlstedt et Heather Swan) pour les riches discussions autour de l’écocritique et des questions environnementales. Merci encore à ma famille (mes parents Emilie et René, ma sœur Marie-Laure et mon frère Bertrand) pour leur confiance. Enfin et surtout, merci à mon compagnon de route, de voyage et de cœur, Steven Andrew Budd (sans oublier notre compagnon à quatre pattes - Wallyau soutien tout aussi inconditionnel). iii SOMMAIRE INTRODUCTION -------------------------------------------------------------------------------------------- 1 CHAPITRE I : POETIQUE ET ENVIRONNEMENT ----------------------------------------------- 13 I. Quels atouts de la poésie pour rendre compte de la Nature ? ---------------------------------- 13 1. Le poétique : une ébauche de définition------------------------------------------------------------- 14 2. Ce que le poétique n’est pas -------------------------------------------------------------------------- 16 3. Le poétique par opposition au narratif --------------------------------------------------------------- 20 II. Le poétique comme travail de la langue ------------------------------------------------------------ 29 1. La prédominance de la matérialité des mots -------------------------------------------------------- 29 2. L’intensité du poeïen ----------------------------------------------------------------------------------- 34 3. Le poétique comme ouverture ------------------------------------------------------------------------ 39 III. Le poétique dans une perspective environnementale ------------------------------------------ 49 1. Notions de « nature » et « environnement » -------------------------------------------------------- 50 2. Evolution du concept de nature en France ---------------------------------------------------------- 56 CHAPITRE II : UNE POETIQUE ECOLOGIQUE -------------------------------------------------- 72 I. D’un mouvement de vie à un questionnement vital ----------------------------------------------- 75 1. Nature et poétique comme « processus » ----------------------------------------------------------- 77 2. Entre silence et cri, le tremblement d’un dire sauvage : le chant -------------------------------- 89 3. Une poétique de l’errance : de la dérive au choc de la rencontre -------------------------------- 96 II. Mouvement et événements : un retour à la vie ouvrant sur un questionnement -------- 103 1. Evénements et rencontres ou « trouées » des textes --------------------------------------------- 105 2. L’événement selon Merleau-Ponty, Whitehead et Deleuze/ Guattari ------------------------- 110 3. Une autopoeisis naturelle et textuelle ------------------------------------------------------------- 116 CHAPITRE III: QUESTIONNER & PARTICIPER ----------------------------------------------- 123 I. Sous l’ébranlement de la question : vers un contact charnel avec les choses -------------- 123 1. « Une question sans réponse / Comme la paroi » (AP, 31) ------------------------------------- 123 2. « Descendre et séjouner / Dans cette espèce de terre » (DD, 134) ---------------------------- 135 3. A partir d’un « socle « nature » » fertile --------------------------------------------------------- 142 iv II. Partie Prenante : « convergences » et « concrescences » vers une sphère d’entente --- 147 1. (R)éveil des sens, base d’une poésie « solidaire » ----------------------------------------------- 148 2. La « chair » du monde : une enveloppe écologique --------------------------------------------- 160 3. Les mots comme auxiliaires aux cinq sens pour « la tombée du sens » ---------------------- 168 CHAPITRE IV : REPOSITIONNEMENTS & UN MODELE CARIBEEN D’INSERTION AU MONDE ------------------------------------------------------------------------------------------------ 182 I. Repositionnements et reconfigurations ------------------------------------------------------------ 183 1. Décentrement, d’une hiérarchie à une égalité ---------------------------------------------------- 183 2. Une nature complexe, hétérogène et diverse ----------------------------------------------------- 190 3. « Noces de l’espace et du temps » ----------------------------------------------------------------- 194 II. De la plantation antillaise au « Tout-Monde » -------------------------------------------------- 201 1. Un espace-temps propre aux Caraïbes ------------------------------------------------------------- 202 2. Un paysage personnage ------------------------------------------------------------------------------ 209 3. D’un « lieu incontournable » à une Poétique de la Relation ----------------------------------- 228 III. Poétiques caribéennes ------------------------------------------------------------------------------- 235 CONCLUSION --------------------------------------------------------------------------------------------- 245 ABREVIATIONS ------------------------------------------------------------------------------------------ 256 BIBLIOGRAPHIE ---------------------------------------------------------------------------------------- 259 1 Introduction Le poème Nous met au monde. (Guillevic Art Poétique, 291) La vie est une poésie de la matière… (Chamoiseau, Les neuf consciences du Malfini, 230) Pas un jour sans que nous soyons bombardés de chiffres et de données rendant plus saillantes les attaques actuelles sur l’environnement. Que ce soient les conséquences désastreuses des 800 millions de litres de pétrole brut déversés dans les eaux du Golfe du Mexique le 20 avril 2010 (à un flot 60 fois supérieur à l’accident de l’Exxon Valdez sur les côtes d’Alaska en 1989), celles peut-être plus pernicieuses encore de l’accident nucléaire de Fukushima provoqué par un tsunami le 11 mars 2011, ou bien les données de plus en plus probantes du réchauffement climatique, nous sommes assaillis de preuves irréfutables, visibles ou moins visibles, quant à la détérioration de notre monde actuel. Une espèce ou de plante disparaît toutes les vingt minutes et près d'un quart de ces espèces pourraient disparaître d’ici le milieu du siècle en raison des activités humaines1. Face à ce constat, une prise de conscience s’impose, mais la littérature peut-elle jouer un rôle dans notre sensibilisation face à la nature ? Est-elle à même de représenter ce que certains philosophes et écrivains qualifient d’un monde dépassant le monde humain (« more-than-humanworld2 ») comprenant des entités humaines ou non-humaines, et surtout leurs interactions et leurs échanges, animés ou inanimés ? Et si oui, quelle(s) forme(s) littéraire(s) s’y prêteraient le mieux? 1 D’après le site « Planétoscope, La planète vivante » : http://www.planetoscope.com/Faune/126-nombre-d-especes-de-flore-et-faune-sauvage-disparues.html Voir aussi le rapport aussi fascinant qu’alarmant, « Perspectives de l'environnement de l'OCDE à l'horizon 2050 : Les conséquences de l'inaction », en particulier les prévisions pour la diversité : http://www.oecd.org/document/15/0,3746,fr_2649_37465_49673487_1_1_1_37465,00.html 2 Terme forgé par David Abram dans The Spell of the Sensuous: Perception and Language in a More-Than-Human World, 1997. 2 Pour répondre à ces questions, ce projet se penche en particulier sur des auteurs de roman et de poésie des vingtième et vingt-et-unième siècles (français et francophones) et explore l’hypothèse d’un rapport entre un mode d’écriture « poétique » et une conscience plus aigüe de l’environnement. Plusieurs objectifs sous-tendent cette intervention : d’abord, le constat que, bien que les études environnementales et l’écocritique aient pris de plus en plus d’ampleur dans les dernières années, elles restent encore principalement l’apanage de la critique littéraire anglo-saxone où les études traitant de la nature se sont multipliées, surtout à partir des années 1990. Si l’écocritique, définie très sommairement comme l’étude du rapport entre la littérature et l’environnement naturel, est en plein essor à l’heure actuelle (comme en témoigne le nombre d’adhérents à l’association ASLE3 par exemple), encore bien peu de contributions ont jusqu’à présent traité de textes hors des frontières américaines ou anglaises. Dans la lignée de pionniers et pionnières en ce domaine, comme Ursula Heise et Sabine Winke (pour la littérature allemande), ou encore Stéphanie Posthumus, Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe (pour la littérature française), le présent travail vise donc à élargir le mouvement d’ecocriticism en l’étendant aux productions de l’hexagone, mais aussi aux Antilles francophones (Guadeloupe et Martinique). Pourtant, étendre la sphère géographique concernée sans considérer les schémas conceptuels qu’ils impliquent serait peine perdue. Tout en nous inspirant des travaux de l’écocritique américaine, un autre objectif majeur de notre recherche est donc de la confronter à la spécificité de la littérature française et francophone afin de la diversifier et d’instaurer un dialogue entre différentes conceptions de la nature et surtout du rapport entre mot et texte. Une des spécificités de la tradition continentale est en effet de toujours remettre en question 3 L’acronyme renvoie à l’«Association of the Studies in Literature and Environment», créee en 1992. 3 l’équation mot = chose et d’avoir conscience qu’aucun texte ne peut nous donner directement accès à la nature ; il n’est fatalement qu’un intermédiaire de notre expérience avec elle. Autrement dit, comme le remarque avec justesse Greg Garrard, « the challenge for ecocritics is to keep one eye on the ways in which « nature » is always in some ways culturally constructed, and the other on the fact that nature really exists, both the object and, albeit distantly, the origin of our discourse.»4 Le texte ne peut, dans cette optique, se contenter d’être un reflet de la nature sans que sa forme n’entre en jeu. Or cette dimension formelle et textuelle n’a, jusqu’à présent, que peu été explorée ou questionnée et a d’ailleurs, comme le remarquent les auteurs de l’ouvrage novateur Littérature et écologie, vers une écopoétique5 dans leur introduction, provoqué plus de soupçon et de méfiance que d’intérêt (d’où la prise de distance, pour bien des écocritiques, envers l’esthétique littéraire). La plupart des approches de l’environnement a ainsi, surtout dans les premiers temps, opté pour une étude thématique des œuvres (privilégiant par conséquent des textes à orientation réaliste ou politique). Sans renier l’importance de ces travaux, notre travail se propose au contraire de considérer non seulement la forme comme centrale et cruciale6, mais va même plus loin : nous proposons qu’une écriture poétique, du fait de sa complexité, est, plus que tout autre mode de discours, à même de rendre compte des mouvements de la nature et de nous y insérer. Pourquoi ? Qu’est-ce qui prédispose le poème (et par extension une écriture poétique), à encourager un rapport plus « écologique » (que nous définirons) au monde ? Tout d’abord, dans 4 Ecocriticism. London: Routledge, 2004, 10. Ouvrage paru en 2008. A ma connaissance, une des seules tentatives, étiquetée comme telle, de définir une « écopoétique » à la française par les trois auteurs de l’introduction, Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe. 6 Un geste qu’esquissent les auteurs mentionnés ci-dessus en mentionnant les travaux de Dana Philipps et Jonathan Skinner notamment. (22) 5 4 notre optique, le poème ne prétend pas représenter fidèlement la nature, et témoigne toujours, comme le souligne avec insistance Nicolas Pesquès dans ses entretiens, d’une « séparation », d’un « coup de hache » que représente le langage (et d’autant plus le langage écrit) avec le réel puisque « [l]es mots ne nous donnent pas les choses, ils nous les enlèvent, et les dire c’est les faire autrement ».7 Ainsi « La mue de la couleuvre, le recroquevillement du scorpion sont des gestes qu’on écrira jamais. » (Face Nord de Juliau IV) Il poursuit par contre : « Je tends vers l’inhumain incorporé avant la mémoire vers le déblocage musculaire de la pensée. » Car au cœur de notre projet réside ce « faire autrement », cette utilisation de la langue capable de mettre en branle la pensée non pas de façon mimétique avec le réel, mais parallèlement. Aux mouvements de la nature et des choses répondent en effet ceux, linguistiques et tout aussi complexes, du texte. Ils ont en commun d’appeler, voire de requérir, notre activité en tant que participant au monde ou lecteur de poème. Dans les deux cas, il nous faut, comme le relève Guillevic, y « entrer » « pour le travailler / [l]e modifier » : Dans le poème On peut lire Le monde comme il apparaît Au premier regard. Mais le poème Est un miroir Qui offre d’entrer Dans le reflet Pour le travailler, Le modifier. - Alors le reflet modifié Réagit sur l’objet Qui s’est laissé refléter. (AP, 178) 7 Entretien avec Emmanuel Laugier, « Juliau la Physicienne » in Faire Part, revue littéraire (2009) ,136. 5 Il n’y a donc de fixité ni du côté de la nature, ni du côté du poème, mais les deux génèrent une coopération requise pour le lecteur avec à la clef un bouleversement de nos manières de pensée habituelles. Pour élucider ce parallèle, ses mécanismes et leurs enjeux, notre corpus intègre des textes poétiques à proprement parler, et plus précisément les œuvres de trois poètes français contemporains : Eugène Guillevic8 (1907-1997), Philippe Jaccottet (1925-) et Nicolas Pesquès (1946-). En partie ancrés dans des lieux spécifiques (la Bretagne pour Guillevic, la Drôme pour Jaccottet et l’Ardèche pour Pesquès), et ayant recours à des registres fort différents, ils illustrent tous néanmoins l’un des enjeux fondamentaux de la poésie : un travail inépuisable et acharné sur la langue, grâce à un certain type d’écrit traquant « la diction des choses » (FNJI, 28) rendant vie aux mots.9 Si l’intensité de leurs poèmes nous aidera à cerner les contours de ce que nous définirons comme le « poétique » au chapitre un, l’acceptation de ce dernier ne se cantonne cependant pas, dans notre optique, aux frontières (toujours relativement artificielles) d’un genre. La poésie peut en effet être conciliée à la prose (comprenons une prose de qualité dont la marque serait justement d’être ouverte au poétique). Cette quête d’un verbe résonnant est clairement manifeste à la fois chez l’écrivain franco-irlandais Samuel Beckett (1906-1989) et l’écrivaine française, née en Indochine, Marguerite Duras (1914-1996). Leurs romans Molloy et Le Ravissement de Lol V. Stein, bien qu’ils ne se semblent pas de prime abord se prêter à une 8 Par la suite, nous ne référons à ce poète que par son nom de famille, Guillevic ayant choisi de retirer son prénom de son nom de poète. 9 Guillevic l’exprime ainsi : « Alors les mots, qui sont pour moi des êtres vivants, des sortes d’animaux pleins de plumes, de piquants, de poils, de vie, sont, dans le dictionnaire, comme des bêtes de naturalistes. Il faut les sortir de là pour les manier, les peser, les forcer un peu, les faire entrer dans le poème et leur redonner vie.» (Vivre en Poésie, 225) 6 lecture « écologique », requièrent cependant du lecteur le même type d’engagement que les poèmes évoqués plus haut, entraînant dans leur foulée une reconsidération de ce qu’est la nature. Enfin, malgré leur distance géographique, nous intégrerons à notre étude trois auteurs majeurs des Caraïbes francophones : l’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé (1937-), et les auteurs martiniquais Patrick Chamoiseau (1953-) et Edouard Glissant (1928-2011). Si leur ajout pourrait d’abord sembler incongru tant le contexte socio-historique de leurs œuvres contraste avec celui de la métropole (et nous y reviendrons), ces particularités ne devraient pas occulter de nombreux points de convergence au niveau de la pratique de l’écrit. Car tous nos écrivains, audelà de leur ancrage dans un lieu donné, et même si leurs modes d’engagement au monde varient, se positionnent tous de façon plus humble et plus égalitaire face à leur milieu que leurs antécédents littéraires. Il n’est d’ailleurs sans doute pas anodin que presque tous nos auteurs aient un rapport unique à la langue française, souvent exacerbé par une situation de bilinguisme qui les rend plus conscients encore que « Les mots, les mots, / Ne se laissent pas faire / Comme des catafalques. // Et toute langue / Est étrangère. » (Terraqué, 138). Ainsi Guillevic, auteur de ces vers, a-t-il été exposé au breton enfant et bien que non-bretonnant (cette langue lui ayant été défendue à l’école), il en a gardé une certaine distance avec le français (VP, 18). L’expérience durassienne s’en rapproche avec le vietnamien (que Duras parlait par contre, enfant10) alors que Beckett a opté de traduire une grande partie de son œuvre de l’anglais au français. Cette opération de traduction est d’ailleurs une activité que pratiquent Guillevic et Jaccottet (notamment de l’allemand au français) mais aussi Pesquès (de l’anglais au français). Condé, Chamoiseau et Glissant ont pour leur part un rapport avec la langue française affecté par leur immersion dans la 10 Selon ses propres dires dans Les Lieux de Marguerite Duras, Les éditions de Minuit, Paris : 1977, 60. 7 langue créole (même si les trois auteurs caribéens y sont exposés à des degrés variés) qui s’accompagne, selon le terme de Lise Gauvin, d’une « surconscience linguistique ».11 Au-delà de leurs spécificités, nos auteurs se rejoignent donc d’une part par leur « exploration des divers possibles du discours »12 qui caractérise, selon Gérard Genette, le poétique. D’autre part, ils ont également en commun de proposer, à travers leur utilisation des mots, un prolongement des événements du réel. Afin d’expliciter cette notion d’ « événement », centrale à notre projet, nous nous appuierons sur les travaux d’Alfred North Whitehead, Maurice Merleau-Ponty et Gilles Deleuze / Felix Guattari pour rendre plus évidente le parallèle entre les réseaux textuels (phonétiques, sémantiques, associatifs se tissant entre les mots d’un poème) et les réseaux constituant le monde naturel. Les textes considérés proposent en effet de faire écho, verbalement, aux interrelations qui pour Deleuze constituent le monde « comme ensemble de parties hétérogènes : patchwork infini, ou mur illimité de pierres sèches (un mur cimenté, ou les morceaux d’un puzzle, recomposeraient une totalité).» (Critique et Clinique, 76) Dans les deux cas (réseaux textuels et environnementaux), il s’agit pour le lecteur / participant au monde de « s’[y] insinuer au mieux ». Au cours de notre travail, nous allons donc mettre en avant le traitement spécifique que réservent nos poètes et écrivains à la langue, perçue comme un matériau (chapitre 1) et comme « une caisse à résonance » d’événements (chapitre 2) pour voir quels questionnements et participation (chapitre 3) il suscite. Dans une approche comparative, nous terminerons en considérant les repositionnements qu’ils engendrent, et en testant ces mécanismes hors du contexte occidental pour voir si et comment certaines productions caribéennes (s’inscrivant, 11 Voir son ouvrage, a n an p ne a s e es an es: entretiens. Paris: Editions Karthala, 1997, 5. Dans Critique et poétique (1972, 11) cité par Domique Combe dans sa préface à Postcolonial Poetics, Genre and Form. Edited by Patrick Crowley and Jane Hiddleston. Liverpool : Liverpool University Press, 2011, 2. 12 8 selon l’expression de Glissant à la fois dans une « poétique » et une « relation ») peuvent les valider ou les réfuter en proposant un modèle de rapport au monde (chapitre 4). En conclusion nous esquisserons les conséquences, pour le lecteur, de tels textes sur un plan éthique : la portée écologique inscrite au cœur de nos textes poétiques se déploie en effet au-delà du texte, et peut accompagner le lecteur bien après la lecture, à la manière d’une ritournelle. Notre premier chapitre commence par dessiner les contours de ce que nous entendons par le « poétique » afin de capter ce qui le rend plus apte que d’autres types de discours à (r)établir un contact avec le monde extérieur. Pour mieux le cerner, nous l’abordons d’abord à travers ces acceptions communes et la théorie, puis par les œuvres des poètes Guillevic, Jaccottet et Pesquès (où ses traits sont plus prononcés). Nous verrons que tout texte poétique se distingue d’abord et surtout par une sensibilité aigüe à la matérialité des mots, à travers l’utilisation des sons, des rythmes, et autres éléments verbaux et textuels, si bien que cette « épaisseur des mots » (formule de Ponge reprise par Pesquès, FNJI, 29) réfracte le sens littéral en une multitude d’échos, en des significations plurielles qui échappent aux fonctions principalement communicatives du langage habituel. Un critère majeur chez tous nos auteurs retenus dans notre étude est en effet la prédominance du mot sur le reste : le mot règne, vibre, et une présence en émane. Le choix des mots est donc au cœur de l’entreprise poétique qui ne mise pas sur la transmission d’un message mais sur l’écho des mots entre eux. Pourtant, bien que la forme des mots, leur agencement et leurs relations internes deviennent centrales, et bien que nous nous basions sur des textes poétiques nous verrons que le poétique n’est pas confiné à la poésie et qu’il dépasse les cloisons des genres puisqu’il peut également se manifester dans le roman (comme dans les textes de Duras, Beckett, Chamoiseau et Condé). Nous nous demandons donc ce que le poétique apporte par rapport au narratif et 9 inversement, que ce soit par opposition ou par combinaison. Enfin, nous précisons ce que recouvrent les notions de « nature » et d’ « environnement » tant dans le domaine anglophone que francophone. Tout en tenant compte des approches d’outre-Atlantique, nous pourrons ainsi positionner nos auteurs dans une tradition française ayant jusqu’à présent privilégié l’étude du paysage. Le deuxième chapitre vise à mettre à jour le potentiel des bouleversements engendrés par une utilisation poétique du langage. Nous interrogeons le parallèle évoqué plus haut entre les agencements dynamiques de la langue poétique et ceux des processus naturels mis en avant par Merleau-Ponty et Whitehead. Tout en continuant à considérer les poèmes de Guillevic, Jaccottet et Pesquès, nous analysons les mouvements inhérents aux romans de Beckett et Duras, Molloy (1951) et Le Ravissement de Lol V. Stein (1964). Au sein du tissu éco-poétique, un faisceau d’échanges (similaires à ceux d’un écosystème) ont en effet lieu, créant ainsi des dynamiques internes au texte, relayées notamment par les phrases. Ces dernières sont, dans les textes de nos auteurs, génératrices de mouvements qui ont, comme l’exprime Nicolas Pesquès, « Quelque chose de manqué, de sauté, qui serait une réussite. » (FNJII, 53). Nous nous attardons également sur un autre type de mouvement : celui, constant, et propre au genre poétique, d’une alternance entre cri et silence se manifestant en chant. Ce duetto vivifie lui aussi le langage poétique tandis qu’il l’ouvre à une dimension non verbale en cours dans la nature. Une troisième manifestation du mouvement est également celle des déambulations et de l’errance des protagonistes de Duras et Beckett : au lieu de proposer des personnages conquérant leur espace en le parcourant dans le but d’atteindre une destination, Lol V.Stein et Molloy se perdent et se reperdent en vagabondant. Mais leur dérive octroie à ces personnages, souvent en marge de la société, une appréciation des lieux défiant l’appréhension habituelle de l’espace, y compris langagier. 10 Dans un second temps, pour élucider ce que Nicolas Pesquès appelle l’ « événement du poème » (FNJII, 31), nous revenons, après avoir exploré certaines de ses occurrences, sur la pensée de l’événement chez Merleau-Ponty, Whitehead et Deleuze/ Guattari. Si chaque penseur se distingue, tous remettent cependant en question la séparation, héritée de Descartes, entre objet et sujet (nous détachant par conséquent du monde, considéré comme passif et figé) au profit d’une pensée considérant la nature comme un ensemble toujours changeant de processus créatifs auxquels nous participons pleinement. Pour clore ce chapitre, et toujours pour étoffer le parallèle entre agencements et mouvements poétiques et processus naturels, nous explorons la notion, empruntée par Félix Guattari à Francisco Varela et Humberto Maturana, d’autopoiesis13 à la fois verbale et naturelle. A partir de notre troisième chapitre, nous prenons en compte les conséquences des dynamiques textuelles et naturelles dessinées précédemment : elles entraînent, premièrement, une série de questionnements, à commencer au niveau du texte. La nature ne serait-elle pas, comme le langage, une entité bien plus instable et complexe que les concepts dont on la targue ne laisseraient à penser ? Au lieu d’être assertif, le texte poétique questionne en effet, sans jamais offrir de réponse arrêtée, en témoignent tous les textes évoqués précédemment. Tous encouragent une observation plus aguerrie des mécanismes langagiers et de la matière verbale, tout comme ils incitent à prolonger le mouvement vers le « socle « nature » » (pour reprendre une expression du peintre Cézanne chère à Merleau-Ponty). Face à cette matière, les sens et le corps s’avèrent de précieux auxiliaires de « convergence14» autrement dit de participation ou d’être « avec » (une préposition chère à Guillevic). Nous le constatons à la fois dans les poèmes du poète breton, de Jaccottet et Pesquès, 13 14 Dans Trois Ecologies de Félix Guattari. Formule de Guillevic, Etier, 110 11 mais aussi dans les deux romans de Patrick Chamoiseau, Le vieil homme esclave et le molosse, et Les neuf consciences du Malfini. Le concept merleau-pontien de « chair », entendu comme et étendu à la notion d’une enveloppe reliant en son sein des assemblages multiples (Deleuze) renforce alors une lecture écologique des textes. Enfin nous analysons comment les mots prennent le relais des cinq sens tout en se refusant à se plier à l’empire du sens15, c’est-à-dire à une lecture trop abstraite et unilatérale. Est au contraire privilégiée une écriture « en devenir », libérée de certains carcans conceptuels. Notre quatrième et dernier chapitre explore d’autres repositionnements résultant des chapitres deux et trois dont le principal est le décentrement flagrant que provoquent les textes poétiques considérés : tous proposent de dépasser un égocentrisme hiérarchisant le non-humain et le reléguant au second plan pour lui préférer un rapport plus égalitaire au monde. Une vision plus complexe de la nature découle également des textes étudiés : si elle peut toujours comprendre celle d’écosystème, elle ne s’y limite plus et rejoint au contraire la turbulente image, rapportée par les sciences contemporaines (et la théorie du chaos notamment) d’une nature hétérogène, diverse et en constante évolution. Dans cette dynamique, certains motifs (tel le nuage, marié à la poésie guillevicienne) nous proposent un autre rapport à l’espace et au temps, non plus considérés comme des entités séparées, mais comme un « espace-temps » ouvert à des possibles permettant notamment d’échapper au temps de l’horloge pour un temps plus participatif. Le deuxième volet de ce chapitre se penche sur un « espace-temps » précis : celui des Antilles. L’enjeu de cette partie est de confronter les réflexions concernant le rapport entre poétique et environnement élaborées dans le reste du projet aux textes martiniquais et 15 Pesquès parle d’une « tombée du sens » (FNJII, 52) 12 guadeloupéens de Chamoiseau et Condé (les validant ou les infirmant) tout en tenant compte de problématiques à la croisée du postcolonial et de l’environnemental. Mais il s’agit aussi, et surtout, d’explorer la richesse des poétiques glissantiennes tant elles proposent des « relations » répondant à l’appel de Niles Eldredge : « We need a new vision, a revised story of who we are and how we fit into the world ».16 Le roman de Condé, Traversée de la mangrove, offre un point de départ aussi riche que complexe pour illustrer la portée d’un nouveau modèle de relation au monde et à autrui : celui, dans la lignée de Deleuze et Guattari, et par contraste à l’ « identitéracine », de l’« identité- rhizome » proposée par ce « paysage personnage » qu’est la mangrove dans le (con)texte guadeloupéen. Enfin nous dégageons le potentiel écologique des poétiques caribéennes qui offrent (de par leur attention à une langue créolisée, leur préférence pour le « multivers » et non l’ « univers », ou encore leur respect affiché pour l’« opacité » de l’écrit comme d’autrui), un modèle possible d’insertion au monde. 16 Life in the balance, humanity and the biodiversity crisis, 166. 13 Chapitre I : Poétique et environnement Le mot et moi, nous conversons Il m’aide, lui, à ressentir Comment tient le monde. (Guillevic, Maintenant, 91) I. Quels atouts de la poésie pour rendre compte de la Nature ? Qu’est-ce que sont la poésie et le poétique ? Si ces questions appellent de nombreuses réponses, le plus souvent des plus élusives, l’un des enjeux principaux de ce premier chapitre sera justement de tenter de mieux les cerner, non tant pour aboutir à deux définitions strictes et figées (ce qui relèverait de l’impossible) que pour tester le postulat d’un écrit poétique portant en germe une visée plus écologique du monde. Nous tâcherons donc de définir le poétique afin d’étayer l’hypothèse qui est la nôtre, à savoir que le poétique se prête mieux que tout autre type d’écrit à nous rendre plus sensibles à notre environnement, ou encore à nous inscrire comme participants au monde17. Ce point de départ peut paraître contradictoire étant donné la perception actuelle assez répandue de la poésie comme étant emblématique de la « culture », soit du fait de son hermétisme et de l’initiation qu’elle semble requérir, soit de son association à un langage raffiné et à l’esthétique. Comment dès lors pourrait-elle rendre compte de ce qui se situerait à ses antipodes, la nature ? D’ailleurs qu’entendons-nous par « nature » et « environnement » ? 17 Comme l’annonce Jonathan Bate dans The Song of the Earth, il s’agit de se demander pourquoi la poésie compte et par conséquent d’affirmer «the capacity of the writer to restore us to the earth which is our home ». (vii) dans The Song of the earth. Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 2000. 14 Nous verrons pourtant en quoi certains présupposés sur la relation entre poésie (ou poétique) et nature ne leur rendent pas toujours justice, surtout dans le cas de nos auteurs. Pour affiner ces notions, nous positionnerons nos poètes et écrivains par rapport à leurs prédécesseurs et à la tradition poétique d’une part, et par rapport à leur posture face au monde environnant d’autre part. Ce premier chapitre aura donc trois volets : d’abord dessiner les caractéristiques générales du poétique, notamment par contraste avec ce qu’il n’est pas ; puis mettre à jour sa spécificité et ses atouts en tant que travail de la langue ; et enfin voir comment ces traits deviennent (dans notre perspective d’un rapport plus étroit avec la nature) une richesse. Nous nous appuierons à la fois sur des réflexions théoriques (notamment celles de Paul Valéry, Gérard Genette, Roland Barthes, Roman Jakobson et Dominique Combe), mais aussi et surtout sur l’exploration des poèmes ou réflexions de Guillevic, Jaccottet et Pesquès, tout en considérant également Beckett, Duras, Chamoiseau, Condé et Glissant tant leur écriture se veut, dans notre acceptation, également poétique. 1. Le poétique : une ébauche de définition S’il y avait une réponse précise, formulable, elle effacerait la poésie. Qui a jamais fait plus qu’approcher ? (Lorand Gaspar, Approche de la parole, 53) En effet, s’il s’avère difficile de définir d’emblée la poésie et le poétique, il nous faut éviter l’écueil que relève Valéry dans Variété : « certains se font de la poésie une idée si vague qu’ils prennent ce vague pour l’idée même de la poésie ». Comme le remarque Jean-Louis Joubert18, si la poésie existe, il est légitime d’essayer non seulement de la définir mais aussi de la 18 Joubert, Jean-Louis. a s e: formes et fonctions. Paris: A. Colin, 1988. 15 sortir d’un certain discrédit l’associant trop souvent à une beauté gratuite et dépourvue de sens. Car comment une activité marginalisée et souvent discréditée pour sa futilité peut-elle encore compter ? De nombreux écrivains, poètes et critiques ont remarqué la résistance de la poésie à être cantonnée dans une définition lapidaire. Loin d’être aisément définissable, elle semble échapper à toute catégorisation hâtive. Toutefois, comme le note Duras, si définir la poésie abstraitement relève de la gageure, le lecteur « sait » quand il se trouve face à une écriture poétique : « Je ne sais pas ce que c’est [une écriture poétique]. Personne ne le sait. Mais on le sait quand il y en a un(e) » (Ecrire, 42). A quoi tient cette reconnaissance, aussi ténue soit-elle ? Qu’est-ce qui nous le fait dire, qu’est-ce qui nous permet de sentir, sans pour autant « savoir » que nous avons affaire à un poème ou une écriture poétique ? Est-ce que le ressenti primerait ici sur la connaissance ? Nous essayerons ici d’apporter quelques éléments de réponse. Partir des définitions courantes de la poésie et du poétique offre un point de départ qui explique en partie le flou entourant cette notion : ainsi l’entrée du Petit Larousse reflète-t-elle la multiplicité des acceptations du terme, alors même que plusieurs traits y sont récurrents : la poésie est d’abord définie comme « art de combiner les sonorités, les rythmes, les mots d’une langue pour évoquer des images, suggérer des sensations, des émotions ». Or, cette capacité n’est pas limitée au langage puisque la définition de poésie est potentiellement étendue à tout ce dont le « caractère […] touche la sensibilité, émeut (La poésie du paysage). » C’est d’ailleurs sur cette double acception que revient Valéry dans Propos sur la Poésie puisque pour lui la poésie tend à « restituer l’émotion poétique » afin de « trouver des moyens de fixer et de ressusciter » ce premier émoi poétique. 16 Ainsi expression et émotion première seraient inextricablement liées, une attitude que nous retrouverons dans une certaine mesure chez Jaccottet. Si nous nous pencherons par la suite bien plus sur l’art du langage, il est intéressant de noter que Valéry ne sépare pas les deux acceptations du terme et ne penche pas exclusivement du côté langagier. Il insiste au contraire sur « l’état émotif essentiel » que tenterait selon lui de retracer le poème et qu’il assimile à une « sensation d’univers ». Dans sa perspective, l’écriture poétique s’inscrirait donc d’entrée de jeu dans le sillon d’un ressenti unique de l’homme face au monde (et sur lequel nous reviendrons). Le Petit Larousse propose également deux autres définitions répandues du terme « poésie » : « 2.Genre poétique (Poésie épique, lyrique) et « 3. Œuvre, poème en vers de peu d’étendue ». Bien que plus communes, nous serons amenés à moduler, sinon à réfuter la rigidité de ces deux définitions en nous apercevant que les genres ne sont peut-être pas si opaques qu’il n’y paraît et que tout texte en vers n’en est pas pour autant automatiquement un poème lyrique. 2. Ce que le poétique n’est pas Puisqu’il est si difficile de définir ce qu’est la poésie (et par extension le poétique), il est utile de la définir par contraste à ce qu’elle n’est pas et ainsi d’anticiper et de rectifier certains présupposés. Remarquons d’abord que le poétique est souvent perçu comme en opposition au « langage ordinaire », comme le remarque Valéry : « La poésie est l’ambition d’un discours qui soit chargé de plus de sens, mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter » (Variété II, 255). La répétition de « plus » dans la remarque de Valéry résume en effet la perception commune de la poésie comme étant « le langage ordinaire » ou de la prose « plus » quelque chose qui la rendrait poétique. Dans son chapitre du De z e ’ t e « Y a-t-il une écriture poétique ?» Barthes rappelle la conception classique de la poésie qui dote cette dernière d’« attributs particuliers du 17 langage, inutiles mais décoratifs » dont la prose est dépourvue (« tels que le mètre, la rime ou le rituel des images ») si bien que la distinction entre prose et poésie n’est que quantitative et peut être schématisée par « la double équation de M. Jourdain : Poésie = Prose + a+ b + c Prose = Poésie – a – b – c. (39) Or Barthes met bien en évidence les limites d’une telle conception de la poésie (pourtant bien souvent encore ancrée dans les esprits) puisqu’elle cantonne la poésie à « l’inflexion d’une technique verbale ». Cette conception classique de la poésie n’a plus cours et c’est pourquoi nous ne pouvons limiter l’écriture poétique à des contraintes comme le vers par exemple. Toute poésie n’est donc pas forcément versifiée et Guillevic, Pesquès et Jaccottet n’ont d’ailleurs pas ou presque pas recours à cette contrainte formelle. Ils choisissent de capter le rythme par d’autres moyens, et s’en expliquent, comme ici Guillevic : « Fatalement, rimer / C’est répéter, piétiner / […] Or je veux que les mots / Aillent à l’aventure. » (AP, 272) De plus, la prose peut aussi accueillir ou se faire elle-même écriture poétique comme l’illustrent tous les auteurs retenus ici. Nous reviendrons sur les très riches remarques que Barthes propose dans son chapitre sur l’écriture poétique mais retenons pour l’instant que l’opposition poésie / prose ou poésie / langage ordinaire devra être remise en cause. Inversement, nos poètes ont tous cette même défiance face à ce qu’ils nomment ou « littérature » ou « poétisation », toutes deux en deçà du type d’écriture recherchée. Ainsi « tomber dans la littérature » est pour Pesquès une hantise, un danger menaçant à chaque tournant de phrase tant cette pente serait tentante. Quoique difficile à atteindre, la poésie et l’écriture poétique requièrent autre chose de plus authentique. Cette constante réticence face à la « littérature » semble être un leitmotiv révélateur et Barthes apporte quelques éléments de 18 réponse dans e e z e ’ t e quant à l’opposition littérature/poétique : il remarque dans son introduction la consécration de la littérature au dix-neuvième siècle comme une « institution » (9). Son objectification « comme une poterie ou un joyau » (11) enjoint ainsi, selon Barthes, toute écriture à se positionner face à « cette Forme-Objet »19. Nous reviendrons sur cet aspect figé et rigide de la Littérature et de l’écrit interprétés comme « objet » et nous verrons de quelle(s) façon(s) - notamment en s’inspirant des recherches sur le langage de la pensée (Rimbaud, Mallarmé, Valéry) - le poétique y répond et comment il permet de dépasser une représentation d’un état stable de la nature. Une autre opposition fondamentale est celle établie par le linguiste Roman Jakobson. Son célèbre schéma des fonctions du langage distingue la fonction poétique qu’il caractérise comme étant centrée sur la forme du message elle-même et non sur son contenu par contraste à la fonction communicative. Pour autant, Jakobson souligne que les fonctions ne s’excluent pas les unes les autres. Dans Propos sur la poésie, Valéry avait en quelque sorte anticipé l’analyse du théoricien russe en insistant précocement sur la primauté de la forme pour la poésie : « La poésie se reconnaît à cet effet remarquable par quoi on pourrait bien la définir : qu’elle tend à se reproduire dans sa forme, qu’elle provoque nos esprits à la reconstituer comme telle » (49). Pourtant, si la forme prévaut et devient centrale, le poétique ne saurait, encore une fois et malgré les préconceptions communes sur ce dernier, se limiter à une belle forme. Autrement dit le beau ne suffit pas, et si les allusions de nos poètes à la beauté sont nombreuses, elles sont loin de toujours poser l’équation poétique = beau. Cette remarque nous semble capitale puisque les acceptations les plus répandues du poétique comme de la nature établissent souvent trop hâtivement une corrélation entre poétique et beau ou nature et beau. Nos poètes et écrivains 19 « que l’écrivain rencontre fatalement sur son chemin, qu’il lui faut regarder, affronter, assumer, et qu’il ne peut jamais détruire sans se détruire lui-même comme écrivain.» (11) 19 s’inscrivent vivement à contre-courant de cette restriction à outrance du poétique, et dénoncent d’ailleurs ce penchant qu’ils qualifient de « poétisation » facile. Nous verrons dans quelle mesure dépasser le « piège du beau » dénoncé par Pesquès est crucial tant du point de vue du poétique que de l’environnement. En plus de résister à se cantonner au beau ou un certain « poétisme », nos écrivains se dégagent aussi de tout envol vers les nues : ils rejettent toute quête de sublime ou la voie purement subjective du lyrisme. Si traces de lyrisme il y a, c’est en restant sur terre, ainsi pour Guillevic : « Il s’est agi depuis toujours / De prendre pied, / De s’en tirer / Mieux que la main du menuisier / Avec le bois » (Terraqué, 140). L’optique n’est plus celle du sublime et des visées romantiques20 puisque, comme le souligne le poète breton, « Mon poème n’est pas / Chose qui s’envole / Et fend l’air ». Il rejoint au contraire la « [p]rofondeur terrestre » (Art Poétique, 185). Ainsi la poésie n’a-t-elle pas de fonction assignée, auquel cas elle n’en serait plus. Une posture nouvelle se dégage donc chez nos auteurs car ils se détachent nettement de leurs prédécesseurs et des canons de la beauté classique. Or si le beau ne constitue plus le noyau du poétique, que resteil, et quels autres critères permettent alors de délimiter la poésie/ le poétique ? Pour esquisser une réponse nous tiendrons compte de l’évolution et de la spécificité de la poésie actuelle en questionnant les changements qu’elles impliquent face à la nature. En quoi nos poètes et écrivains contemporains s’inscrivent-ils dans le sillage d’Orphée (et dans une certaine mesure des poètes du dix-neuvième siècle notamment) mais offrent cependant un autre modèle d’insertion au monde ? 20 Même si certains éléments du sublime ne sont pas forcément contradictoires avec la position de nos auteurs. Cette filiation historique mériterait d’ailleurs d’être explorée pour la nuancer, en se référant notamment à l’ouvrage de Dominique Peyrache-Leborgne, Poétique du sublime de la fin des Lumières au romantisme pour relever les effets d’écho entre les penseurs du XVIIIème siècle et notre corpus. 20 Bien que différemment, nos auteurs ont d’abord fait le choix de s’ancrer dans leurs environs, de se rapprocher de la terre et de l’essentiel (une approche lisible tant dans le choix du vocabulaire que dans les thèmes). Leur langage et vocabulaire sont principalement quotidiens, sans emphase. Au contraire du lyrisme et de la poésie du dix-neuvième siècle, un certain dénuement ou épurement les caractérise - au point que Jaccottet et Guillevic expriment expressément leur souhait de trouver une expression qui ne soit pas « une poétisation du monde » mais au contraire une expression qui tente de se rapprocher le plus possible du réel. Cette aspiration est retranscrite dans la forme même des poèmes, plus dépouillée. Dans le cas de Guillevic et de Jaccottet, l’influence du haïku et leur attrait commun pour les réflexions d’Hölderlin ne sont certainement pas anodins et manifestent un certain effacement de la figure même de poète qui s’estompe pour laisser autre chose sur le devant de la scène. Cela ne leur empêche cependant pas de travailler une certaine opacité21 mais au lieu de faire obstacle, cette dernière tend vers un langage riche de connections. Ainsi parvenons-nous progressivement, par un jeu de définitions négatives, à mieux cerner ce que le poétique n’est pas : il ne relève ni d’une « poétisation du monde », ni seulement d’« un langage ordinaire ». Il n’est de plus ni fatalement assujetti au beau, ni encore au lyrique ou à une quête du sublime. Mais avant de nous rapprocher de ce qu’est et surtout de ce que fait le poétique, il nous reste à sonder l’opposition sans doute la plus fructueuse - même s’il faudra là encore la nuancer -, celle entre poétique et romanesque. 3. Le poétique par opposition au narratif Si nous ne prétendons pas ici établir une démarcation stricte et inamovible entre « poésie/ poétique » et « roman / narratif », mettre à jour certains contrastes entre les deux genres est 21 Nous explorerons cette dimension du langage poétique au chapitre quatre. 21 capital pour mieux définir l’enjeu qu’opter pour l’un ou l’autre représente. La théorie des genres remonte à Aristote et de nombreux critiques (dont nous retiendrons surtout Valéry, Genette, Todorov, Barthes et Combe) l’ont plus récemment explorée. Parmi les oppositions entre narratif et poétique, trois d’entre elles nous semblent particulièrement saillantes : d’abord la distance qu’implique le roman et l’immédiateté que permet le poème; deuxièmement l’association du genre narratif à un temps linéaire tandis que la poésie tendrait au cyclique et se prêterait peut-être plus à une exploration de l’espace ; enfin l’impression que le récit va de soi alors que la poésie serait plus artificielle. En effet, le roman classique met en œuvre des mécanismes provoquant une distance entre le lecteur, le référent et l’auteur. Comme a pu le démontrer Genette dans Figures II, la diegesis (action de raconter ou récit pur) y prévaut généralement sur la mimésis (imiter ou imitation parfaite). Dans son essai « L’écriture du roman »22, Barthes confirme cette caractéristique du genre en analysant les valences de deux « faits d’écritures » emblématiques du roman : le passé simple et la troisième personne. Prenant comme référent les grands romans du dix-neuvième siècle, il note dans ces derniers « la construction d’un univers autarcique, fabriquant lui-même ses dimensions et ses limites, et y disposant son temps, son espace, sa population, sa collection d’objets et ses mythes. » (mes italiques, 29) La répétition de la troisième personne du possessif renforce l’adjectif « autarcique » qualifiant un univers en vase-clos, déconnecté du réel et générant son propre univers, selon ses propres lois. Le roman revendique ainsi une distance (bien sûr modulable, selon le degré de focalisation par exemple) que l’utilisation du passé simple « retiré du français parlé » accentue et que la troisième personne vient renforcer puisque le « il » « réalise un état à la fois plus littéraire et plus absent. » (35-36) Est-ce à dire pour autant que le 22 Dans e De z e ’ t e. 22 poétique pencherait automatiquement plus du côté de la mimesis ? Nous esquisserons plus loin quelques éléments de réponse. De plus, Genette remarque dans « La littérature et l’espace » (Figures II) que « le mode d’existence d’une œuvre littéraire est essentiellement temporel » (43), une caractéristique exacerbée dans le cas du roman puisque tout y est agencé pour satisfaire une progression narrative linéaire. L’action y est généralement orchestrée pour tendre vers un but et la résolution d’un conflit. Autrement dit les contraintes de la narration régissent et orientent les mots. Barthes rejoint Genette dans son analyse de l’utilisation du passé simple dont, selon lui, le rôle est de ramener la réalité à un point, et d’abstraire de la multiplicité des temps vécus et superposés, un acte verbal pur, débarrassé des racines existentielles de l’expérience, et orienté vers une liaison logique avec d’autres actions, d’autres procès, un mouvement général du monde : il vise à maintenir une hiérarchie dans l’empire des faits. La finalité commune du Roman et de l’Histoire narrée, c’est d’aliéner les faits : le passé simple est l’acte même de possession de la société sur son passé et son possible. (32) Dans l’optique de Barthes, le narratif implique de plier les faits à la logique propre au roman en question. Une fois l’objectif atteint (typiquement le dénouement du récit), l’on pourrait presque disposer de ce langage qui s’est fait uniquement vecteur d’une histoire. L’analyse barthésienne fait ainsi écho à la distinction que relève Paul Valéry entre la prose et la poésie. Il les compare respectivement, en développant une citation de Malherbe cité par un auditeur lui écrivant, à la marche et à la danse : La marche comme la prose a toujours un objet précis. Elle est un acte dirigé vers quelque objet que notre but est de joindre. […] La danse, c’est tout autre chose. Elle est, sans doute, un système d’actes, mais qui ont une fin en eux-mêmes. Elle ne va nulle part. (Propos sur la poésie, 42) Si le narratif et la marche sont donc associés au linéaire, la poésie et la danse relèvent au contraire d’un mouvement cyclique. Valéry note que « la poésie serait impossible si elle était astreinte au régime de la ligne droite » (44) en partie parce que le poème ne « va nulle part » 23 mais aussi parce qu’il invite le lecteur à une relecture indéfinie. Il remarque quant à l’homme qui marche : « Quand cet homme a accompli son mouvement, quand il a atteint le lieu, le livre, le fruit, l’objet qu’il désirait, aussitôt cette position annule tout son acte, l’effet dévore la cause, la fin absorbe le moyen » (44), ce qui correspond textuellement à un « langage [qui] s’évanouit à peine arrivé » (46). Valéry poursuit en insistant qu’il ne reste de ce dernier que le « sens »23 qu’il portait. Nous retrouvons ici l’équivalent de la fonction communicative de Jakobson où la forme24 est sacrifiée sur l’autel du sens. La forme devient au contraire l’apanage de la poésie (ou de la danse) puisque le poème n’a de cesse de la faire revivre, s’inscrivant ainsi dans un mouvement cyclique : « le poème ne meurt pas pour avoir servi ; il est fait expressément pour renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment ce qu’il vient d’être » (48). Cette circularité est d’ailleurs mise en relief et fortement privilégiée chez nos poètes. Ainsi Guillevic affiche-t-il sa nette préférence pour le cercle. Le plus clair exemple en est sans doute la série d’Euclidiennes où l’opposition entre « droite » et « cercle » ou « sphère » ne pourrait être plus frappante : Droite Tu vas sans rien apprendre Et sans jamais donner. (DD, 149) * Cercle Tu es un frère On peut s’entendre 23 « Je l’ai émis pour qu’il périsse, pour qu’il se transforme irrévocablement en vous, et je connaîtrai que je fus compris à ce fait remarquable que mon discours n’existe plus. Il est remplacé entièrement et définitivement par son sens, ou du moins par un certain sens, c’est-à-dire par des images, des impulsions… » (Propos sur la poésie, 35) 24 « En d’autres termes, dans les emplois pratiques ou abstraits du langage qui est spécifiquement prose, la forme ne se conserve pas, ne survit pas à la compréhension, elle se dissout dans la clarté, elle a agi, elle a fait comprendre, elle a vécu. » (PSP, 47) 24 Fais-moi pareil, Enferme-moi. Réchauffons-nous Vivons ensemble Et méditons. (DD, 157) * Sphère I Je t’aime d’être habituelle. Espace pour mes jours, Pour mon regard les yeux fermés. […] (DD, 176) La droite, sèche, solitaire et avare n’est qu’espace de négation alors que le cercle ou la « sphère » (titre d’un des recueils de Guillevic) accueille, englobe, offre un échange et une chaleur porteuse d’avenir. Or il se trame ici précisément ce que Genette esquisse dans « La littérature et l’espace » (Figures II) car si « le mode d’existence d’une œuvre littéraire est essentiellement temporel » (43), et donc a fortiori celui du roman, il ajoute qu’« une certaine sensibilité à l’espace, ou pour mieux dire une sorte de fascination du lieu, est un des aspects essentiels de ce que Valéry nommait ’ tat p t q e. » (44) Genette va plus loin encore et sonde une « spatialité littéraire » au niveau du langage même, puis au niveau du texte écrit, et enfin au niveau des « figures ». Or les textes qui se prêtent le plus à accueillir cette « spatialité » penchent justement vers le poétique en ce qu’ils explorent des rapports non seulement « horizontaux de voisinage et de succession » (comme dans le cas d’un récit linéaire), « mais aussi […] des rapports qu’on peut dire verticaux, ou transversaux, de ces effets d’attente, de rappel, de réponse, de symétrie, de perspective, au nom desquels Proust comparait lui-même son œuvre à une cathédrale ». (46) Il prolonge cette analyse en faisant justement allusion à l’invitation de relecture que suscite ce genre d’écrits : 25 Lire comme il faut lire de telles œuvres (en est-il d’autres ?), c’est seulement relire, c’est toujours déjà relire, parcourir sans cesse un livre dans tous ses sens, toutes ses directions, toutes ses dimensions. On peut donc dire que l’espace du livre, comme celui de la page, n’est pas soumis passivement au temps de la lecture successive, mais qu’en tant qu’il s’y révèle, et s’y accomplit pleinement, il ne cesse de l’infléchir et de la retourner et donc en un sens de l’abolir.25 (46) Si cette opération est toujours recommencée mais constamment nouvelle, il est intéressant de remarquer que Genette, comme Guillevic, utilise le terme de « figure »26 (47) et même si leurs acceptions sont différentes, elles partagent le sème d’une pluri-dimension ou d’équivoque. Ils envisagent à la fois la relecture et l’exploration des figures par opposition à la fine droite linéaire d’un texte purement narratif, dans toute son « épaisseur de sens qu’aucune durée ne peut réellement épouser, et encore moins épuiser ». D’où sans doute la prédilection des rythmes cycliques qui parcourent toute l’œuvre de Guillevic comme ici : « Tout doit toujours / Etre recommencé, / Nous le savons. (Etier, 72), de même que dans le poème Encore : Tu ramasseras des cailloux, Encore, Comme si c’était La première fois. * Tout ce que tu diras A ces cailloux. Je ne cherche pas A deviner. C’est toujours neuf. (E, Encore, 81) Cette tendance à creuser ou forer est peut-être ce qui explique l’une des postures de nos poètes : il semblerait qu’ils soient adeptes d’un rapport cyclique au monde : soit par la 25 Nous reviendrons, notamment au chapitre quatre, sur cet autre rapport au temps qu’un texte poétique encourage. Genette la définit ainsi : « la figure, c’est à la fois la forme que prend l’espace et celle que se donne le langage, et c’est le symbole même de la spatialité du langage littéraire dans son rapport au sens ». (47) 26 26 redécouverte quotidienne du même lieu, soit par l’errance de lieux en lieux. Or si la seconde voie pourrait sembler plus propice à une certaine variété, les poètes se prêtant à un retour prolongé sur un lieu familier établissent avec lui un lien qui leur permet justement de mieux percevoir son inlassable richesse. Bien loin de provoquer un ennui ou de s’amenuiser, l’attention à un espace particulier permet au contraire de mieux le lire, et ainsi de capter et ressentir ces moindres changements. Il est alors perçu sous un angle constamment nouveau : « Ce n’est pas / Que ce soit la première fois // Depuis des années / Je recommence // Au même endroit / Par la même fenêtre » (Guillevic). Ainsi Pesquès, Guillevic ou Jaccottet ont-ils leurs lieux de prédilection et y sont-ils liés intimement. L’autre option, celle d’une errance qui ne se prive cependant pas de haltes dans certains endroits (comme chez Beckett ou Duras) offre aussi, à travers le passage des saisons ou d’un voyage itinérant revisitant les mêmes lieux notamment, une certaine cyclicité et un indéniable sentiment d’inépuisable ou d’infini. Ces deux postures n’ont de cesse d’explorer les environs et insistent sur le fait qu’ils recèlent de surprises. C’est ici un procédé de lecture et de déchiffrage qui est en jeu : les poètes se font lecteurs de leur milieu comme nous nous faisons lecteurs de leur poème. Notons que cette attitude face au lieu part souvent de ce dernier, et non de l’humain (ce sur quoi nous reviendrons plus loin) au contraire du narratif qui, corollaire d’une instrumentalisation du langage vers un but précis, se rapproche parfois d’une certaine domination du monde et côtoie un désir de le contrôler. Nous verrons dans quelle mesure cette tendance peut affecter la relation au monde en considérant la place traditionnellement réservée à la nature dans les romans (le plus souvent en arrière plan et par le biais de descriptions). Par contraste, nos auteurs brisent avec cette posture plus traditionnelle, et - particulièrement nos poètes - insistent 27 sur une position bien plus humble face au monde. Ils se positionnent avec lui d’égal à égal, non en conquérants. La capacité de raconter des histoires est en effet ce qui nous distingue (et par extension nous coupe) des animaux27. Tandis que le narratif renforce la plupart du temps l’écart entre l’humain et la nature, le poétique se prête mieux à reconnaître le paradoxe énoncé par Jonathan Bate dans The Song of the Earth : « we are both part and apart from nature » (33). Peutêtre est-ce cette distinction qui prompt Duras à dire « [é]crire, ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires » (Vie matérielle, 31). Ce faisant cette attitude est à la fois plus humble et plus respectueuse et nous nous demanderons plus loin si le poétique partagerait plus le royaume des bêtes, ce qui le rendrait plus réceptif aux cris, aux silences. Peut-être serait-il dans une certaine mesure plus prêt de l’effervescence de la Vie, par opposition au tracé linéaire et fatalement orienté, voire « enchaîné »28 vers une fin d’un texte principalement narratif.29 Il n’est donc pas surprenant que dans De la Poésie (échange entre Jaccottet et Reynald André Chalard), Jaccottet réagisse à la lecture d’un roman d’un auteur qui le fascine (George William Russell) en avouant sa déception face au fait que « le récit semblait « pervertir » l’authenticité de l’expérience » (10). Cette remarque nous amène à reconsidérer une perception commune de la poésie comme expression raffinée et réservée aux initiés alors que la narration irait plus de soi. Or le lexique retenu par nos poètes et écrivains frappe surtout par sa quotidienneté et son apparente accessibilité. Le poétique ne serait donc pas synonyme de beau langage ni de langage 27 « A child playing with building bricks, learning how to balance them, could be a chimpanzee. A child listening to a story could not. Once we have language, we soon want narratives. […] All human communities have myths of origin, stories which serve both to invent a past which is necessary to make sense of the present and to establish a narrative of humankind’s uniqueness and apartness from the rest of nature. […] The danger of such progressive narratives is hubris. » (Jonathan Bate, Song of the Earth, 26) 28 Ainsi Jacques Dupin évoque-t-il une poésie qui résiste « aux chaînes du récit » dans Dehors. 29 Dans une formule provocatrice, Barthes associe ainsi le roman à la mort : « Le Roman est une Mort ; il fait de la vie un destin, du souvenir un acte utile, et de la durée un temps dirigé et significatif. » (De z e ’ t e, 32) 28 hermétique. Cela rejoint la remise en cause de Genette dans « Frontières du récit » de la perception du récit comme relevant du naturel30. Sans tomber dans le mythe rousseauiste des origines, la poésie serait-elle alors plus proche d’une parole primitive et nous permettait-elle un accès plus direct, plus authentique au monde environnant ? Nous verrons plus tard que l’approche de David Abram dans The Spell of the Sensuous offre plusieurs arguments convaincants en ce sens mais qu’elle doit être cependant affinée et questionnée. Pour autant si ces deux modes d’écriture sembleraient s’exclure et si de forts clivages peuvent exister, ils ne sont pas incompatibles et peuvent se compléter. Les frontières entre le romanesque et le poétique sont en effet poreuses si bien que les appellations moins restrictives d’ « écrit » ou d’ « écriture » ont pu séduire des auteurs comme Duras. Ces termes dépassent la notion de genre tout en prônant le caractère poétique d’une bonne œuvre31: « Il y a souvent des récits et très peu souvent de l’écriture » note-t-elle dans Ecrire (96). En effet, si la notion de genre peut être fructueuse comme point de départ, nous constaterons que nombre d’œuvres se trouvent à la croisée des deux. Le poétique s’insère alors dans le narratif et s’y immisce comme le souligne Mireille Calle-Gruber en qualifiant l’écriture durassienne : « C’est une interrogation poétique chevillée au corps du texte narratif. C’est au lieu de l’articulation qu’elle interroge et fait irruption.32» (72) Ainsi Duras précise-t-elle que, pour elle, « [l]es romans vrais sont des poèmes » (Le Monde extérieur, 218). Autrement dit, plus que de clairement séparer les deux genres, ce qui importe pour nos auteurs (et les réunit), est la place centrale qu’occupe le travail sur la langue et les mots. Nos 30 « Définir positivement le récit, c’est accréditer, peut-être dangereusement, l’idée ou le sentiment que le récit va de soi, que rien n’est plus naturel que de raconter une histoire ou d’agencer un ensemble d’actions dans un mythe, un conte, une épopée, un roman. L’évolution de la littérature et de la conscience littéraire depuis un demi-siècle aura eu, entre autres heureuses conséquences, celle d’attirer notre attention, tout au contraire, sur l’aspect singulier, artificiel et problématique de l’acte narratif. » (Figures II, 49) 31 « Car il n’y a d’écrit que l’écrit du poème » (Le Monde extérieur, 218). 32 « La scène la phrase ou qu’est-ce qu’un ton en littérature », dans Marguerite Duras, La tentation du Poétique. 29 auteurs n’ont de cesse d’y revenir et c’est ce travail qui devient central. Par conséquent, le moi lyrique est détrôné et dépassé ; de plus, le poétique n’est plus cantonné à une certaine esthétique de la beauté ; enfin le poétique brise une progression linéaire, de pure pensée (par opposition à un texte purement narratif). Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous explorerons ce travail sur les mots pour en sonder les conséquences dans une optique environnementale. II. Le poétique comme travail de la langue 1. La prédominance de la matérialité des mots Plus qu’une opposition ou un cloisonnement entre genres, le poétique, même s’il a bien sûr comme lieu de prédilection la poésie, ne s’y cantonne pas. Cette partie du chapitre s’appuiera surtout, pour mieux capter la particularité d’une écriture poétique, sur l’œuvre de trois poètes : Jaccottet, Pesquès et Guillevic. Toutefois, un roman peut tout aussi bien être poétique pour peu qu’il se prête à un travail sur la langue, non pas ornemental, mais central, au projet d’écriture. Car ce dernier caractérise en grande partie le poétique, c'est-à-dire la capacité de faire (poien) avec ou à partir du matériau verbal. Dès lors, comment et quoi faire, et surtout dans quel but, pour quelle aventure33? Nous proposerons quelques éléments de réponse pour esquisser comment opère le poétique et sur quoi il permet d’ouvrir. Premièrement, comme le rappelle Valéry, le poétique se distingue du « langage courant » en ce, comme nous l’avons vu plus haut, qu’il est consubstantiel d’une forme qui n’est pas vouée à disparaître dès qu’elle est dite, dès que le message de communication y est passé34. Car [a]u contraire, le poème ne meurt pas d’avoir vécu : il est fait expressément pour renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment ce qu’il vient d’être. La poésie se reconnaît à cette 33 « Chaque poème/ Est une aventure// En même temps / Que le constat de l’aventure » (AP, 187) « (…) En d’autres termes, dans les emplois pratiques ou abstraits du langage, la forme, c'est-à-dire le physique, le sensible, et l’acte même du discours ne se conserve pas ; elle ne survit pas à la compréhension ; elle se dissout dans la clarté ; elle a agi ; elle a fait son office ; elle a fait comprendre : elle a vécu. » (Œ es I, 1325-26) 34 30 propriété qu’elle tend à se faire reproduire dans sa forme : elle nous excite à la reconstituer identiquement. […] C’est là une caractéristique admirable et caractéristique entre toutes. (OI, 1331) Autrement dit la forme et le sens sont pour Valéry inséparables. Cette « indissolubilité » (OI, 1333) est la particularité du poème. Ce qui importe n’est donc plus tant qu’il soit en prose ou en vers, mais que « [l]e poème n[e soit] pas du style ajouté à un sens » : la facture verbale devient constitutive et première, et elle s’imbrique au(x) sens. Le poétique naît donc premièrement d’une attention aigüe au pouvoir des mots portés vers une « parole singulière » (selon la formule de Laurent Jenny35) où convergent, s’entrechoquent des élément formels, linguistiques et sémantiques. Car tout texte poétique a d’abord et surtout une sensibilité plus fine à la matérialité des mots, à travers l’utilisation des sons, des rythmes, et autres éléments verbaux et textuels, si bien que cette « épaisseur des mots »36 réfracte le sens littéral en une multitude d’échos, en des significations plurielles qui échappent aux fonctions principalement communicatives du langage habituel. L’enjeu est en effet un certain type d’écrit qui travaille « la diction des choses » (FNJII, 28). Pesquès l’exprime ainsi : Comme si écrire – écrire vraiment, ce serait alors chaque fois être en poésie – embarquait avec soi quelque chose qui, absent de la prose, d’une certaine prose, n’écarterait pas le poème, n’en interdirait pas la venue. Quelque chose de manqué, de sauté, qui serait une réussite. (FNJII, 52-53) Et si, comme nous l’avons vu, le poétique et le narratif ne s’excluent pas mutuellement, la forme et l’intensité de la parole poétique prennent le dessus sur la logique chronologique motivée par un dénouement. Le mot n’est donc plus seulement un vecteur où le signifié importe plus que le signifiant. Les deux faces du signe importent et se mêlent puisque le poétique explore les 35 36 Jenny, Laurent. a a e n e. Paris: Belin, 1990. formule de Ponge reprise par Pesquès, (Face nord de Juliau I, 29) 31 ressources du signifiant tout autant que celles du signifié. Le poème met en exergue les deux facettes du mot, ce sur quoi joue par exemple Guillevic ici : Dans la plaine Un arbre, Se détache sur le ciel. Heureusement, Car je m’y accroche. Je le constate et je me demande Si plutôt qu’à l’arbre Ce n’est pas à un mot que je m’accroche Par exemple, ici, Au mot noyer qui le désigne. (AP, 153) Cette reconnaissance de la prédominance du mot, du mot juste et surtout du mot inséré dans un maillage d’autres mots se faisant écho par des associations ou répétitions à l’intérieur du poème est fondamentale. Un autre poème de Guillevic, le numéro XVIII tiré de Terre à Bonheur permet de mieux saisir l’enjeu de cette perception : Un mot n’est pas un clou Qu’on pique sur la page et qui, là, reste seul, Egaré sur le blanc au milieu d’autres mots. Un mot, C’est plein de mains Qui cherchent à toucher. Un mot, ça va A la recherche d’autres mots Pour quelque chose. Ca veut dire, ça veut Se gonfler de paroles Où le silence a déposé. Un mot, ça veut servir A relier les choses. 32 Un mot, ça veut marcher Aussi vite et plus vite Que le temps, puisqu’il marche (31-32) Guillevic y oppose une définition négative du mot (figé, cloué, immobile, perdu, passif et isolé) qu’il rejette pour mieux affirmer la mouvance (« ça va ») et l’action d’un mot vivant, puisque doté non seulement de mains investigatrices mais aussi de volonté (« cherchent » ; « à la recherche » ; « ça veut » répété). Le rythme, la cadence du poème, les sonorités, l’agencement des strophes renforcent une utilisation du terme « mot » comme hors-norme, ou plus subversive que celle adoptée dans le « langage courant » dont parlait Valéry. Or ce n’est pas tant l’écart à une norme elle-même (impossible à définir d’ailleurs) qui importe, mais plutôt les possibles et les équivoques qui en découlent : après la lecture, le mot prend une tout autre dimension. Il n’est plus simple trace « qu’on pique sur la page » mais prend vie, donne vie. S’il est un trait qui regroupe nos poètes et auteurs, c’est d’ailleurs cette sensibilité au potentiel du mot, au point qu’il prime d’ailleurs sur les idées. Ainsi Valéry relate-t-il les conseils donné par Mallarmé à Degas lorsque le peintre faisait part au poète de ses difficultés d’écrire ses premiers poèmes : « Ce n’est point avec des idées, mon cher Degas, que l’on fait des vers. C’est avec des mots37 » (OI, 1324). Mais contrairement à tout autre art, le matériau n’est pas spécifique à la poésie puisqu’il est aussi celui du langage de tous les jours. Valéry (comme plus tard Guillevic) remarque que le langage poétique consiste en « un langage dans un langage38 » (OI,1324). D’où l’importance, pour s’en différencier, de la forme : « Le poème / Un contenant/ 37 « Le grand peintre Degas m’a souvent rapporté ce mot de Mallarmé qui est si juste et si simple. Degas faisait parfois des vers, et il en a laissé de délicieux. Mais il trouvait souvent de grandes difficultés dans ce travail accessoire de sa peinture. (D’ailleurs, il était homme à introduire dans n’importe quel art toute la difficulté possible.) Il dit un jour à Mallarmé : « Votre métier est infernal. Je n’arrive pas à faire ce que je veux et pourtant, je suis plein d’idées… Et Mallarmé lui répondit : [...] » (Valéry, Œ es I, 1324) 38 « L’Univers poétique n’est pas si puissamment et si facilement crée. Il existe, mais le poète est privé des immenses avantages que possède le musicien. Il n’a pas devant soi, tout prêt pour un usage de beauté, un ensemble de moyens fait exprès pour son art. Il doit emprunter le langage. » (OI, 1327-28) 33 Qui trouve sa forme / Au fur et à mesure / Qu’il se remplit » (AP, 262). Sculpter le matériau verbal ou le façonner comme Guillevic a « vu le menuisier / tirer parti du bois » et « donner la juste forme » (TB, XVII, 30) permet surtout de donner une densité inégalée au résultat, permettant « des collisions de sens comme le feraient des rencontres en plein midi » (PSN, Jaccottet, 26). Cette intensité, cette recherche vibratoire de la langue est d’ailleurs doublement liée à « l’état poétique au moyen des mots » tel que le définit Valéry puisqu’il peut soit recréer, soit susciter l’état poétique : En vérité, un poème est une sorte de machine à produire l’état poétique au moyen des mots. […] En quelques minutes, ce lecteur recevra le choc de trouvailles, de rapprochements, de lueurs d’expression, accumulées pendant des mois de recherche, d’attente, de patience et d’impatience. […] Le poète s’éveille dans l’homme par un événement inattendu, un incident extérieur ou intérieur : un arbre, un visage, un « sujet », une émotion, un mot. Et tantôt, c’est une volonté d’expression qui commence la partie, un besoin de traduire ce que l’on sent ; mais tantôt, c’est au contraire, un élément de forme, une esquisse d’expression qui cherche sa cause, qui se cherche un sens dans l’espace de mon âme… Observez bien cette dualité possible d’entrée de jeu : parfois quelque chose veut s’exprimer, parfois quelque moyen d’expression veut quelque chose à servir. (OI, 1338) Le mot du poème est donc soit réceptacle, soit émetteur du poétique, comme l’image des «navettes » de Jaccottet le rappelle : C’est ainsi que le rôle des mots, à défaut de pensées, des images me viennent ; je vois des navettes courant sur le métier de tisserand, des barques sur des canaux, des remorqueurs, des péniches comme on en découvre à certains nœuds du trafic, dans le miroitement des Pays-Bas. Un instant, les mots m’apparaissent pareils, allant et venant, circulant dans l’espace invisible de l’esprit, tissant un réseau utile, inlassablement, depuis toujours, ou aussi bien une sorte de vêtement. Ils aideraient la vie, ils nous réchaufferaient, nous abriteraient. (Et comme, même autour des navires de commerce, il y a l’espace du monde – eau et ciel - , le risque, l’incertitude, ainsi autour des simples paroles d’échange, il pourrait subsister un infini. (CV, 22-23) Les mots sont ici loin d’être neutres mais se font surtout auxiliaires et intermédiaires soit pour entrevoir « l’espace du monde » et « l’infini », soit pour s’en protéger. L’image du vêtement 34 associée aux mots comme s’ils pouvaient compléter, s’associer aux choses et aux paysages apparaît aussi chez Pesquès : Que la parole la [la colline] gante (de cette manie d’enfanter des caresses, des sentiers de vaches, une chanson clouée dans sa poussière) ou l’offusque (de ce hérissement né parfois d’un canif insidieux), les mots qui lui élèvent toujours une embellie où il vacille, des odeurs qu’il dilapide… Beauté pourtant scellée et odeurs bridées par ces mots mêmes, et en eux détenues (c'est-à-dire couvées… puis abandonnées). De sorte que ce que la colline abrite là, sous mes yeux, qui n’a pas de nom, qui est son corps et son habit, qui est ELLE VRAIMENT, attend aussi l’infini vêtement des mots qui la découvriront… qui lui ouvriront l’insatiable récit pour lequel elle patiente. Un si illimité pollen, sous le butin des mots, entretient-il en nous une même fécondité ? (Face Nord de Juliau I, 55) Ainsi les mots peuvent-ils vêtir le réel déjà présent, s’y ajouter, mais aussi - ce que la poétique met en évidence - le déclencher, le créer, comme le révèle la citation de Jacques Dupin, en exergue dans le texte de Pesquès : « Et le paysage s’ordonne autour d’un mot lancé à la légère et qui reviendra chargé d’ombre » (FNJI, 53). Dans un entretien, « Juliau la Physicienne », Pesquès précise d’ailleurs : J’ajouterai qu’au fil du temps je suis de plus en plus stupéfait par les performances du langage : ce qu’il fait au paysage et à nos corps, ce qu’il est capable de nous faire faire, ce que le paysage lui procure, lui permet. L’énorme responsabilité qu’il a des liens qui nous rattache au monde et les uns aux autres. En sorte que tout travail qui enquête sur la nature de ces liens a une dimension inévitablement poétique. (136) Rien d’étonnant alors que nombre de poèmes et écrits poétiques aient en leur cœur, toujours sous-jacente, une interrogation sur ce dire. 2. L’intensité du poeïen « Ce qu’il fait […], ce qu’il est capable de nous faire faire », voilà peut-être une des définitions les plus proches du sens étymologique de poeïen, du « faire » grâce et par le verbe, de la création poétique. Valéry les rattache à une « force » et une « action » (OI, 1349) à effet de 35 ricochet39 mais pour l’obtenir un type d’écriture est requis : elle doit correspondre à une « certaine condensation d’énergie » comme le note Bernard Noël40. Chez Guillevic, cette concentration se ressent dans la forme même des poèmes, influencée comme certains de ceux de Jaccottet par le haïku : ses poèmes sont concis mais d’une densité travaillée et dont l’idéal serait la roche et son « suc »41, une pierre compacte et solide, frôlant le fil de fer afin d’aboutir à un autre type de parler, et par extension (comme le suggérait Pesquès et comme nous verrons plus loin) à un autre rapport avec le monde : Ecrire, C’est faire avec la langue du pays Un autre usage, Autre chose. Par exemple, C’est faire, avec de la ficelle42, Du fil de fer, Quand même assez ductile Pour épouser la marche, Son rythme, Sa sinusoïde, 39 « Mais au contraire, aussitôt que cette forme sensible prend son propre effet une importance telle qu’elle s’impose, et se fasse, en quelque sorte, respecter ; et non seulement remarquer et respecter, mais désirer, et donc reprendre- alors quelque chose de nouveau se déclare : nous sommes insensiblement transformés, et disposés à vivre, à respirer, à penser selon un régime et sous des lois qui ne sont plus de l’ordre pratique – c'est-à-dire que rien de ce qui se passe dans cet état ne sera résolu, achevé, aboli par un acte bien déterminé. Nous entrons dans l’univers poétique ». (OI, 1327) 40 « La poésie n’est pas visuelle mais elle est obsédée par le visuel. Or le problème du peintre, c’est de mettre dans l’espace des objets qui font que, tout à coup, l’espace devienne adéquat à l’identification, à une circulation entre celui qui regarde et cet espace. Cela unit le regard à l’espace peint parce que les objets ont été disposés dans une harmonie, un équilibre, je ne sais quoi… Je me demande si le poème n’est pas la même chose : en écrivant on a affaire à un espace dans lequel on dispose des objets verbaux. Et voilà, c’est tout à coup un poème…. A cause d’une certaine condensation d’énergie.» (Espace du poème, 17) 41 « Rocher / Je crois savoir pourquoi / Tu as quelque chose // De commun avec un poème, / Un vrai / Toi pas plus que ce poème / Tu ne bavardes, //Tu ne t’épanches / Dans un langage qui ne serait pas / Le suc de la roche / Tu te bornes à parler pierre. » (Quotidiennes, 62) 42 Guillevic revient sur cette métaphore en qualifiant l’écriture poétique dans un entretien : « -Ecrire, c’est donc exclusivement la poésie ? - Exclusivement, oui. Toujours ce langage de fil de fer. Le langage ficelle de m’a jamais intéressé. Il fallait qu’il y ait rythme, tension. » (Vivre en poésie, 69) 36 Pour enserrer. (Inclus, 72) Cet « autre usage », « autre chose » qui prend en compte « la pesée du vocable » (FNJ, 29) est rendu possible par la tension que subissent les mots, lisible dans « enserrer » qui évoque la forme du poème, notamment le poème en vers, bien cadré et que Guillevic ne dénigre absolument pas, au contraire43. Pour autant, comme le note avec justesse Merleau-Ponty, la poésie et le poétique n’emprisonnent guère les mots : « contrairement à la philosophie qui propose de réfléchir sur les mots et suppose que chaque mot a un sens (ce qui est illusoire puisque chaque mot a connu des glissements de sens), la poésie tient sans cesse compte de ses flottements, et en joue »44. Deux facteurs contribuent à ces « glissements » de sens : le côté fragmentaire, parcellaire du poème et le rapport moins abstrait que concret avec les mots que le poétique provoque. Pour Noël en effet, et c’est une visée que partagent nos poètes, « [l]e poème n’est pas définitif. C’est la différence avec autrefois. Quand il y a du récit, il y a du trajet définitif. Mais la fragmentation du poème chasse cette linéarité, ce fléchage temporel. Nous revoilà dans l’interminable, qui peut aussi s’écrire, l’infini, et il invite chaque lecteur à défaire et à refaire. » (Espace du Poème, 34) Jaccottet est particulièrement sensible à cette dimension du poème : « Je pense quelquefois que si j’écris encore, c’est, ou ce devrait être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins probants, d’une joie qu’on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous » (Cahier de verdure, 9). Le travail du poète consiste donc à rassembler, à récolter sous forme fragmentaire des bribes de paroles, des « éclats » de langue, ou « éclairs » (VP, 50). Or tout ce labeur poétique est loin d’être aisé : 43 « Mais la poésie versifiée me paraît quand même l’essentiel, c’est la poésie essentielle, le minerai et la matière précieuse, la pierre précieuse de la poésie ; je crois, comme je l’ai déjà dit tout à l’heure, que ca va de pair. » (Vivre en poésie, 32) 44 Merleau-Ponty, Maurice, and Dominique Séglard. a at e tes, sD e De an e. Paris: Editions du Seuil, 1995, 76. 37 pour parvenir à créer, à voir « jaillir » le poétique, le chemin est tortueux, long, souvent douloureux.45 Car les mots résistent : « Les mots, les mots / Ne se laissent pas faire / Comme des catafalques // Et toute langue est étrangère » (Terraqué, 138) et cette lutte, ce combat verbal avec les mots constitue justement le faire poétique. Dans Poésie et pensée abstraite, Valéry relève ce phénomène propre au texte poétique en opposant la limpidité des mots dans leur usage usuel et la difficulté dont ils recèlent parfois et que le poétique travaille et met à jour46. Pour l’illustrer Valéry contraste notre utilisation utilitaire et pressée des mots (telle une marche sur un pont) avec une sorte de pause, d’arrêt sur les mots qui soudainement (lorsque l’on se met à danser sur le pont) fragilise la structure de la langue, la rend vulnérable : Chaque mot, chacun des mots qui nous permettent de franchir si rapidement l’espace d’une pensée, et de suivre l’impulsion de l’idée qui se construit elle-même son expression, me semble une de ces planches légères que l’on jette sur un fossé, ou sur une crevasse de montagne, et qui supportent le passage de l’homme en vif mouvement. Mais qu’il passe sans peser, qu’il passe sans s’arrêter – et surtout, qu’il ne s’amuse pas à danser sur la mince planche pour éprouver sa résistance !... Le pont fragile aussitôt bascule ou se rompt, et tout s’en va dans les profondeurs. Consultez votre expérience ; et vous trouverez que nous ne comprenons les autres, et que nous ne nous comprenons nousmêmes, que grâce à la vitesse de notre passage par les mots. Il ne faut point s’appesantir sur eux, sous peine de voir le discours le plus clair se décomposer en énigmes, en illusions plus ou moins savantes. (OI, 1317-1318). Exploiter les mots poétiquement nécessite donc de ne plus les percevoir comme simples vecteurs de sens pour aller d’un point A à B (d’un côté et de l’autre de pont) mais suggère aussi une autre 45 Ainsi Guillevic relate ces premières tentatives d’écriture : « Je voulais, j’essayais de réunir le poème mais je m’en sentais tellement loin. Qui aurait pu s’intéresser à ce magma de mots, où moi-même je ne me retrouvais pas toujours ? Le chemin serait long, solitaire, ardu, mais c’était mon chemin et je supporterais tout pour le suivre et pouvoir me dire enfin : voilà un poème. » (VP, 89) 46 « Voici la remarque : vous avez certainement observé ce fait curieux, que tel mot, qui est parfaitement clair quand vous l’entendez ou l’employez dans le langage courant, et qui ne donne lieu à aucune difficulté quand il est engagé dans le train rapide d’une phrase ordinaire, devient magiquement embarrassant, introduit une résistance étrange, déjoue tous les efforts de définition aussitôt que vous le retirez de la circulation pour l’examiner à part, et que vous lui cherchez un sens après l’avoir soustrait à sa fonction momentanée ? […] Ce phénomène facilement observable a pris pour moi une grande valeur critique. J’en ai fait d’ailleurs une image qui me représente assez bien cette étrange condition de notre matériau verbal. » (OI, 1317) 38 dimension temporelle, celle de l’apprivoisement des mots, de leur côtoiement. L’appréhension des mots, le traitement et l’estime que nos poètes réservent aux mots est d’ailleurs remarquable, au point que les mots sont considérés, par Guillevic du moins, comme des choses, voire des êtres vivants ou des animaux / « animots »47. Lors d’un entretien au titre révélateur, Choses Parlées, Guillevic explique ainsi à Raymond Jean : Les mots pour moi sont des êtres vivants, comme cette guêpe que tu vois en ce moment derrière la vitre, des animaux presque, plus ou moins velus, en tous les cas des organismes… Ce qui m’a toujours effrayé, qui continue à m’effrayer, c’est qu’il y a ces énormes étables qu’on nomme des dictionnaires et où les mots ne se révoltent pas, d’où ils ne sortent pas, alors qu’on les viole en les y mettant, on ne dit jamais d’eux ce qu’ils sont vraiment, ce n’est pas leur portrait véritable, c’est toujours un peu caricatural, les mots pour moi n’ont de sens que dans le contexte du poème. (74) Contrairement au dictionnaire, le poème est donc l’espace privilégié pour le travail des mots, un travail qui les animerait, leur redonnerait vie. Le poète a un rapport concret, tactile aux mots qu’il considère parfois comme des entités vivantes, à respecter, à « manier » en tous les cas, une expression chère à Guillevic et qui implique un contact tactile, physique : « [c]’est important pour moi d’écrire matériellement le poème, je ne pourrais pas écrire à la machine, j’écris en effet à la main, j’ai un peu l’impression de sculpter… Je n’aime pas écrire des lettres, mais des poèmes, oui, c’est un plaisir, c’est un travail physique, c’est faire quelque chose. Je crois que la comparaison avec la sculpture est juste : la sculpture du silence ». (CP, 82) De même Jaccottet insère-t-il une dimension corporelle à nombre de ses poèmes, et Pesquès écrit-il : « J’aime écrire quand j’écris vraiment, c’est-à-dire physiquement » (FNJII, 8). Cette position le place d’emblée en porte-à-faux avec une approche plus abstraite puisque nos trois poètes, bien qu’à des degrés différents, sont en contact étroit avec les mots et les choses. 47 Terme utilisé dans Pas si bêtes!, recueil pour enfants de Guillevic. 39 3. Le poétique comme ouverture Or, aussi périlleux que soit l’exercice de « danse sur le pont » décrit par Valéry, il est loin d’être vain pour nos poètes : s’il réussit, s’il arrive à « faire » quelque chose ou « autre chose », c’est à une toute une autre dimension qu’il permet d’accéder. Car la clef de cette posture est son ouverture, aussi paradoxale fusse-t-elle étant donné l’apparente clôture de l’ « objet complet, [de] cette composition de beautés » (OI, 1334) qu’est le poème et à laquelle Valéry fait allusion lorsqu’il compare son fonctionnement et celui de la danse48. Pourtant c’est justement dans l’assemblage, le « rassemblement » (Hölderlin), le « recueillement » (Jaccottet) de mots qu’une ouverture est possible : elle s’opère grâce aux entrechocs et rencontres de mots alors même que le contenu et le contenant font acte. D’où l’importance du travail sur la forme49, intrinsèque au poème car « Il [le noir, et peut-être à travers lui, l’écrit] n’a conscience de rien / Tant qu’il n’a pas pris forme // C’est du départ » (Guillevic, Etier, 158). Au point que même la forme classique d’un poème, loin d’être reniée, soit également propice à ce genre d’ouverture, comme Jaccottet le souligne : « [e]t la forme même du poème, avec ses quatrains de vers réguliers et rimés, imitait celle d’une fenêtre ; il n’y résonnait plus que l’accord monotone de la terre et du ciel ». (PFA, 153). La primauté du contenant, allant de pair avec le contenu est rehaussée par la définition qu’offre Michel Deguy du « fait poétique »: A quoi ça ressemble, la poésie ? Ҫa peut ressembler à ça : un poème enveloppe l’inquiétude de son rapport avec la poésie, cet étrange « tout » qui est partie à ce poèmeci. Un poème a du contenu pour autant qu’il a de la contenance, et sa contenance, 48 « Le philosophe exulte ! Point d’extériorité ! La danse n’a point de dehors… Rien n’existe au-delà du système qu’elle forme par ses actes, système qui fait songer au système tout contraire et non moins fermé que nous constitue le sommeil » ; « au point d’aller jusqu’à considérer la danse comme « [u]ne vie intérieure, mais celle-ci toute construite de sensations de durée et de sensations d’énergie qui se répondent, et forment comme une enceinte de résonances. » (OI, 1399 ; 1409) 49 « La poésie se reconnaît à cette propriété qu’elle tend à se faire reproduire dans sa forme : elle nous excite à la reconstituer identiquement. C’est là une caractéristique admirable et caractéristique entre toutes. » (OI, 1331) 40 autrement dit sa forme, est une « capacité » déterminée par la poésie qui la décontenance, par le passage de la poésie qui n’est pas « contenue » dans ce poème […].50 Ce potentiel de la forme et du poème comme point de « départ » ou comme « capacité » suggère qu’il se trame dans le poème quelque chose d’unique : en dépit ou peut-être grâce à l’aspect fragmentaire du poème, sa « force » tient en effet à l’énergie qu’il condense, ou, selon Jaccottet, à « la coïncidence, ou du moins la convergence, à demi-confuse, de plusieurs sensations qu’une analyse stériliserait » (PFA, 119). Cette remarque frappante met l’accent, par l’allitération en /k/ des mots « coïncidence » et « convergence » (tous deux des termes renvoyant étymologiquement à des phénomènes ou événements situés par rapport à un point ou un rayon) sur leur caractère géométrique. La figure de sphère au centre de laquelle se trouve le « noyau » ou « foyer » (PFA, 173) du poème sont d’ailleurs un leitmotiv tant chez Guillevic que chez Jaccottet pour qui « [l]es “ouvertures” proposées au regard intérieur apparaiss[ent] ainsi convergentes, tels les rayons d’une sphère; elles désign[ent] par intermittences, mais avec obstination, un noyau comme immobile.» (PFA, 31). Or, au lieu d’être, comme de coutume, placés sous le sceau de l’« analyse », Jaccottet les lie phonétiquement à l’adjectif « à demiconfuse » et aux « sensations ». Pour nos poètes en effet, la forme est certes centrale, tout comme les figures géométriques évoquées (et auxquelles Guillevic consacre plusieurs poèmes dans Euclidiennes), mais le rapport à ces dernières dépasse la sécheresse de l’analyse scientifique. Elles visent à capter, à recueillir, à condenser, afin d’aboutir à une « ouverture » pour laquelle la confusion n’est pas néfaste comme elle le serait en science, mais inhérente et porteuse51. 50 a p s e n’est pas seule, court traité de poétique, 42-3. « Chaque poème // A sa dose d’ombre / De refus. // Pourtant, le poème / Est tourné vers l’ouvert. // Et sous l’ombre qu’il occupe / Un soleil perce et rayonne. // Un soleil règne. » (AP, 180) 51 41 Autrement dit, « des fragments, des débris d’harmonies » (PFA, 124) naît une relation autre, non plus « déductive » mais « créatrice » au niveau des mots entre eux d’abord, comme le note Merleau-Ponty52. Pourtant il s’opère aussi, et par conséquent, un rapport « indéfinissable mais merveilleusement juste »53 (Valéry) entre les mots et le monde. Nous y reviendrons dans notre prochaine partie, mais notons pour le moment l’aspect propre au poème, à savoir le condensé d’harmonies dans une « enceinte » close qu’il propose. C’est précisément cette caractéristique qui le rend si porteur et lui donne l’intensité requise pour forer une ouverture, faire éclater le mode commun de communication. Valéry associe d’ailleurs l’aspect fragmentaire du poème à un autre type de valeur que l’on peut retrouver dans la nature. Or seul le « travail » permet de rendre compte de ses « richesses » : Nous n’en obtenons ainsi que des fragments. Toutes les choses précieuses qui se trouvent dans la terre, l’or, les diamants, les pierres qui seront taillées, s’y trouvent disséminés, semés, avarement cachés dans une quantité de roche ou de sable, où le hasard les fait parfois découvrir. Ces richesses ne seraient rien sans le travail humain qui les retire de la nuit massive où elles dormaient, qui les assemble, les modifie et les organise en parures. Ces parcelles de métal engagées dans une matière informe, ces cristaux de figure bizarre doivent prendre tout leur éclat par le labeur intelligent. C’est un labeur de cette espèce qu’accomplit le véritable poète. (OI, 1334) Ces « parcelles », ces « cristaux » de langue rare, mais tout autant le labeur qu’ils supposent, sont la condition d’une ouverture ; une ouverture sujette à une certaine anxiété puisque ces rapprochements de mots n’ont lieu parfois que par accident, ou après bien des heures de travail. 52 « Une conscience poétique reconnaît qu’elle ne possède pas totalement son objet, qu’elle ne peut le comprendre que par une véritable création, et qu’elle crée la clarté par une opération non pas déductive, mais créatrice ». (RC, 76) 53 « Je la [l’émotion poétique] connais en moi à ce caractère que tous les objets possibles du monde ordinaire, extérieur ou intérieur, les êtres, les événements, les sentiments et les actes, demeurant ce qu’ils sont d’ordinaire quant à leurs apparences, se trouvent tout à coup dans une relation indéfinissable, mais merveilleusement juste avec les modes de notre sensibilité générale. C’est dire que ces choses et ces êtres connus – ou plutôt les idées qui les représentent – changent en quelque sorte de valeur. Ils s’appellent les uns les autres, ils s’associent tout autrement que selon les modes ordinaires ; ils se trouvent (permettez-moi cette expression) musicalisés, devenus résonnant l’un par l’autres, et comme harmoniquement correspondants. L’univers poétique ainsi défini présente de grandes analogies avec ce que nous pouvons supposer de l’univers du rêve. » (OI, 1320-1321). 42 Rien n’est jamais véritablement garanti et si ouverture il y a, elle est le plus souvent le fruit d’une longue quête, d’une recherche parfois inquiète (surtout chez Jaccottet et Pesquès) puisqu’elle propose de côtoyer infini et inconnu : Face à l’inconnu, à ce qui toujours résiste et reste à dire, le désir vient du harcèlement et de l’obstination… du retour entêté, d’assaut en assaut, vers cela : l’inépuisable, l’inachevable, ce qui appelle sans cesse un peu plus de patience, ce qui réclame une force de ressassement qui ne doit être qu’élan et porter par son flux, comme un ressac, la parole jusqu’aux choses… Et les choses, alors, par quelque prise, s’en trouvent touchées. […] Parole lancinante de l’approche et, dans l’approche, de l’écart, de l’inassouvi de toute proximité… Face à l’inconnu : l’inlassable répétition, la hargne têtue de faire naître ce qui est, à dire encore les recommandations d’une même chose. (FNJI, 9) La gamme de mots visant à qualifier ce qui justement ne peut se décrire (« l’inconnu, l’inépuisable, l’inachevable ») est saisissante ici puisqu’elle est partagée non seulement par les poètes mais par les écrivains. Mais si ce préfixe négatif pourrait dissuader la quête, il la motive au contraire, et la rend à jamais inassouvie. Duras note ainsi : « On est là au bout du monde, au bout de soi, dans un dépaysement incessant, dans une approche constante qui n’atteint pas » (Yeux Verts, 80). Pourtant, cette « approche » a au moins le mérite de faire sentir au poète (et par extension, au lecteur) qu’il frôle, qu’il touche du doigt « autre chose » (Guillevic) : Il y a cela sur quoi je ne peux pas mettre le doigt parce que le mot déclenche l’insaisissabilité. Il y a cela que la langue fait paraître et repousse. Il y a l’étreinte vide qui s’est saisie de la langue dans le poème, la langue en dehors de ses dimensions habituelles. Je ne sais pas comment ça se passe, il y a l’introduction d’une aberration, d’un excès de langue : une anomalie où, la chose étant tout à fait elle-même, la langue s’y fracture. C’est l’évènement du poème. (FNJI, 31) Ainsi le poète traque-t-il « l’événement du poème » dans une quête et une incertitude permanente certes, mais il est aussi taraudé par l’espoir d’une ouverture, d’une « percée » qui s’opère ainsi : Et je travaille à ces phrases, souhaitant une percée, quand bien même une telle percée, je ne le sais que trop, serait l’œuvre d’une provocation ou d’une déviance forte dont je ne cesse de tenter la venue tout en m’y opposant par la traîne de ce travail. (FNJI, 2) 43 Car ce sur quoi ouvre le poème, cette « ouverture infinie » (Jaccottet, Paysages avec Figures Absentes, 149) dont on ne peut prévoir la venue54, en vaut la peine : elle permet d’atteindre une joie inégalée dont témoignent les poèmes de Guillevic, comme ici : Pourvu que se dessine, Que s’annonce un courant, Que ça ne soit pas là A stagner, à tourner en rond, A bouger sans aller Vers du nouveau. Quand je sens les parois Bousculées, basculées, Quand je sens l’ouverture, La probable embouchure. Ce que mon corps alors Peut contenir de joie ! (AP, Paroi, 48) Dans ce fragment de Paroi un mouvement est escompté (« courant », « vers du nouveau »), dans le souhait (« pourvu que ») d’une « embouchure » accompagnée d’une éruption de sensations, ou du moins de l’anticipation de leur venue (« s’annonce » ; « je sens » ; « probable »), et qui dans le poème aboutissent au mot « joie », ici captée et englobée dans l’enveloppe corporelle. Nous reviendrons sur les modalités de cette joie et de cette ouverture plus en détails dans les chapitres suivants, puisque, même si l’issue varie selon les poètes, elles ont comme point commun de générer un mouvement (que nous analyserons plus en détails dans le chapitre II) permettant un « rapprochement »55. Comment et vers quoi? Nous y apporterons quelques éléments de réponse dans notre prochaine partie, mais soulignons que les mots (bien souvent sous un type d’écrit 54 « Si j’écris c’est disons / Pour ouvrir une porte // Le plus curieux : / J’ignore // A quel moment se fait / Cette ouverture. » (AP, 147) 55 « …Et sans cesse autre chose étonne. […] un rapprochement ». (PFA, 17) 44 fragmentaire comme nous avons pu le remarquer plus haut, notamment chez Jaccottet56) sont les intermédiaires d’un « faire » permettant d’entrouvrir une « boîte de Pandore » et d’en dégager « un secret », ainsi décrit ici par Pesquès: Ces phrases – et celle-ci dont je sais qu’elle concerne précisément Juliau, je m’empêche encore d’en vérifier le savoir ; je la préfère ainsi, conservant son secret qui, même bénin, n’en résonne pas moins densément ; phrase qu’il me plaît de lire et de relire avec l’illusion de toucher là, de Juliau, presque malléable, une profondeur joueuse – phrase qui m’ouvre une boîte de Pandore où je peux voir ma colline bâiller d’ombres. (FNJI, 56) Cette opération est donc salvatrice car les mots ne sont désormais plus uniquement cantonnés à une ligne communicative qui les associait à un sens donné : ils se voient au contraire libérés d’une certaine syntaxe pour, au niveau de la phrase, des sonorités, du rythme notamment, créer un assemblage, un réseau qui leur est propre57. A ce propos, la reprise du mot « phrase » par Pesquès est cruciale puisque c’est bien à ce niveau que les mots agissent en se dégageant d’un certain cadre syntaxique qui les plierait à une certaine norme. Ils s’en défont et agissent d’une façon autre, plus équivoque qui serait, selon Muriel Calle-Gruber, le propre du poétique58. Ce faisant, ce geste poétique rend possible un mouvement, d’« aller », selon Jaccottet, «vers le moins en moins visible, qui est aussi le plus révélateur et le plus vrai » (TNPD, 27). Au terme de ce cheminement rien n’est donc distinct, ni net. Ce qui importe est en effet moins d’atteindre quelque chose de clair que le processus de rapprochement, souvent imbu de mystère59. Nous reviendrons sur cette dimension clef du poème : jamais saisissable complètement, il nous échappe toujours d’une façon ou d’une autre alors même qu’il tente de 56 « Je pense quelquefois que si j’écris encore, c’est, ou ce devrait être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. » (CV, 9) 57 Jaccottet explique ainsi en quoi consiste la poésie : « Cela tient à un choix suprême des mots, de la structure de la phrase, de la combinaison des images et des idées ». (TNPD, 22) 58 A ce titre, Muriel Calle-Gruber propose une distinction importante entre « phrase » et « syntaxe » dans son article « La scène la phrase ou qu’est-ce qu’un ton en littérature », une distinction que nous explorerons plus loin. 59 « Le mystère/ Est ce qui n’a pas de volume. //Il peut avoir de la paroi, / Mais il lui faut de l’ouverture/ Vers son domaine sans frontière. // Sinon, ce n’est pas du mystère, / C’est un problème. » (AP,138) 45 mettre à jour ce qui reste d’ordinaire caché. Or voilà une caractéristique que le poème partagerait d’après Guillevic60 avec les éléments naturels. Jaccottet est lui aussi particulièrement sensible au paradoxe que nous évoquions plus haut, à savoir la quête d’un équilibre entre une forme par nature limitée et une ouverture sur l’ « Illimité », l’« insaisissable » ou toutes ses modulations qui parcourent les œuvres de nos poètes. Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps, c'est-à-dire quand on voit des formes tout en devinant qu’elles ne disent pas tout, qu’elles ne sont pas réduites à elles-mêmes, qu’elles laissent à l’insaisissable sa part. Il n’y a pas de beauté, du moins pour nos yeux, dans l’insaisissable seul, et il n’y en pas dans les formes sans profondeur, complètement avouées, déployées. Mais les combinaisons de la limite et de l’illimité sont en nombre infini, d’où la variété de l’art. (Semaison 1, 35) En plus de la visibilité nouvelle qu’elle permet, l’ouverture se manifeste également par l’amoindrissement des frontières entre le dedans et le dehors, provoquant ainsi un repositionnement du poète et du lecteur face au monde extérieur. Ainsi Guillevic met-il en garde contre une posture relativement commune en poésie ; celle d’une posture laudative mais qui serait par là même distante face aux choses et au monde : Tu ne feras pas l’éloge. Louanger, c’est t’écarter, Te séparer De ce que tu louanges. Car on ne louange pas du dedans, Mais assurément du dehors. (AP, 183) Par contraste, il prône une posture allant à l’encontre de la « louange » pour lui préférer non « le dehors » mais « le dedans », ou mieux encore, un mélange des deux que la préposition « avec » résume dans nombre de ses poèmes. Le but est ici d’atteindre « Un espace que rien / 60 « Quoi que tu fasses /Le poème / Garde mystère. // Pas plus / Que l’arbre et le buisson, // Que la palourde / Et sa coquille, // Que ta bague / De quartz rutile.» (AP, 289) 46 Ne découpe en morceaux»61 (AP, 56-57), que rien ne cloisonne. Pour y parvenir, « faire un trou » (comme le fait l’air dans les nuages, ou encore le poème sur la page), est la tâche à laquelle le poète s’attèle. Recoudre les espaces du dedans et du dehors est aussi l’une des ambitions de Jaccottet et, pour que cette couture tienne, il faut encore une fois passer par les mots, et reconnaître leur position frontalière entre signe et sens, entre le moi et nos pensées : Dehors, dedans : que voulons-nous dire par dedans ? Où cesse le dehors ? Où commence le dedans ? La page blanche est du dehors, mais les mots écrits dessus ? Toute la page blanche est dans la page blanche, donc en dehors de moi, mais tout le mot n’est pas dans le mot. C’est-à-dire qu’il y a le signe que je trace, et son sens en plus ; le mot a d’abord été en moi, puis il sort de moi et, une fois écrit, ressemble à un entrelacs, à un dessin dans le sable ; mais il garde quelque chose de caché, qui n’est perçu que par la pensée. C’est la pensée qui est le dedans ; et le dehors, c’est tout ce que saisit la pensée, tout ce qui l’affecte, l’atteint. Elle-même n’a ni forme, ni poids, ni couleurs ; mais elle se sert des formes, des poids, des couleurs, elle en joue, selon certaines règles. Tout cela surprenant. (S1, 37) Ainsi, l’ouverture tant recherchée par nos poètes remet-elle en question la conception valérienne du poème comme un « objet complet ». S’il est incontestablement reconnu comme étant la plupart du temps une forme close, il n’en est donc pas pour autant un vase clos, déconnecté du réel, bien au contraire. Dans Choses Parlées, Guillevic adresse avec force cette question de rapport entre le texte et le monde : 61 « Lorsque je suis dedans, A l’intérieur des murs, Je souffre sous ces murs, je veux Ouvrir, casser, S’il le faut, Faire un trou, Pour avoir devant moi, Tout autour, Un espace que rien Ne découpe en morceaux. » (AP, 56-57) 47 A l’origine d’Inclus, il y a une prise de position ; j’avais lu quelque part « Tout poème qui fait référence au monde extérieur est réactionnaire », ça m’avait mis en boule… ce ne veut rien dire, car le langage fait obligatoirement référence au monde extérieur. (CP, 64) En d’autres termes, l’écriture poétique permet en quelque sorte au langage de le sortir de ces gonds de façon à ce que, comme l’écrit Guillevic, « les mots / Aillent à l’aventure » (AP, 272). Ou encore que le langage devienne, en un sens, « sauvage » (Duras, Ecrire, 24). En outre, les fréquentes allusions au « chant » (soit-il du merle ou du rossignol chez Guillevic en particulier) ouvrent une comparaison fructueuse (sur laquelle nous reviendrons) entre l’action du chant de l’oiseau et celle du poète. Toujours est-il que le « merle […] / Lui aussi / Troue le ciel / Nous agrandit l’espace. » (AP, 98) Le lien avec un référent est d’ailleurs explicitement recherché et revendiqué chez nos trois poètes, qui prônent un rapport aiguisé au monde et perçoivent le poème non seulement comme un « miroir » du monde extérieur (rappelant la célèbre phrase de Stendhal sur le roman) mais comme un espace accueillant, luimême rendu agent d’un éveil face à ce qui nous entoure62. L’ouverture est donc maintenant concevable comme la possibilité d’un mouvement, d’un passage entre le texte et le monde, puisque « le reflet modifié/ Réagit sur l’objet / Qui s’est laissé refléter » (AP, 178). Comme l’exprime Jaccottet, le mouvement est à double sens car il a lieu sur deux plans : 62 « Dans le poème On peut lire Le monde comme il apparaît Au premier regard. Mais le poème Est un miroir Qui offre d’entrer Dans le reflet Pour le travailler, Le modifier. […] » (AP, 178) 48 Je devine donc que si l’écume m’a touché, c’est d’abord en tant qu’elle-même (en tant que chose qui devrait être simplement nommée « écume » et non pas comparée à rien d’autre) ; puis, au second plan, comme rappel du mot et de la chose « plume ». (PFA, 55) Bien loin de proposer une échappatoire à la vie, les œuvres poétiques nous en proposent au contraire une parcelle, ramifiée à la Vie (comme nous l’explorerons dans le chapitre II), ce que Jaccottet résume avec justesse, reprenant l’image de l’ouverture : Les œuvres ne nous éloignent pas de la vie, elles nous y ramènent, nous aident à vivre mieux, en rendant au regard son plus haut objet. Tout livre digne de ce nom s’ouvre comme une porte, ou une fenêtre. (PFA, 124-125) Au terme de cette partie, une redéfinition du beau se dessine donc. Le beau devient en effet inséparable du travail du matériau que sont les mots : « Dans un poème, si l’on demande pourquoi tel mot est à tel endroit, et s’il y a une réponse, ou bien le poème n’est pas de premier ordre, ou bien le lecteur n’a rien compris […] Pour un poème vraiment beau, la seule réponse, c’est que le mot est là parce qu’il convenait qu’il fut. La preuve de cette convenance, c’est qu’il est là et que le poème est beau. Le poème est beau, c’est à-dire que le lecteur ne souhaite pas qu’il soit autre. » (PFA, Simone Weil, citée par Jaccottet, 169) Et ce « beau », cette utilisation des mots non plus fortuite mais travaillée, a, comme nous allons le voir, des répercussions majeures chez nos poètes car « Le poème / Nous met au monde (AP, 291) mais le mot est en avant si c’est du mot que je pars la terre suit. A. du BOUCHET (cité par Pesquès, FNJI, 57). 49 III. Le poétique dans une perspective environnementale Le troisième volet de ce premier chapitre vise à positionner les œuvres de nos poètes selon leur potentiel face au monde. Si le poétique est, à travers les mots, un « faire », comme le rappelle Nicolas Pesquès (« Les mots ne nous donnent pas les choses, ils nous les enlèvent ; ils nous les enlèvent pour les dire, et les dire c’est les faire autrement », Juliau la physicienne, 136), quel est ce faire, ou que peut-il être dans une perspective environnementale? Quelle est la particularité du rapport que les œuvres de nos poètes et écrivains entretiennent avec le monde et selon quels critères peuvent-elles ou non avoir une portée écologique ? Pourquoi présenter les textes de Guillevic, Jaccottet, Pesquès, Beckett, Duras, Condé, Chamoiseau et Glissant comme ayant une dimension environnementale ? Est-ce uniquement leur contemporanéité qui les y prédispose d’emblée, ou cela tient-il à un type d’écrit particulier ? Inversement, les siècles précédents sont-ils vierges d’œuvres que nous pourrions qualifier d’écologiques ? Et d’abord qu’entendons-nous par ces termes, et a fortiori par les termes de « nature » et d’« environnement »? Nous y répondrons en essayant de mieux cerner ce qu’ils recouvrent, tout particulièrement dans le contexte français en les contrastant avec leurs acceptions dans le contexte anglophone, ce qu’un bref parcours historique permettra de mettre en relief. Dans un second temps, situer nos auteurs et voir en quoi l’action de leurs textes diffère (ou parfois se rapproche) de celle de leurs prédécesseurs nous mènera à voir comment ils peuvent être abordés dans une approche critique environnementale, en plein essor aux Etats-Unis mais encore embryonnaire en France (du moins sous cette appellation). Enfin, et surtout, nous serons tout particulièrement attentifs à ce qu’apportent les œuvres elles-mêmes pour déterminer en quoi elles façonnent et modulent notre appréhension de la nature. 50 1. Notions de « nature » et « environnement » […] the word « nature » - well, even if one’s hand were galaxy-sized, one could not throw them up high enough to express the appropriate discomfort with a space-chameleon word like « nature». - Jack Collom63 Bien que d’usage extrêmement courant, le terme « nature » n’est cependant pas aussi limpide qu’il n’y paraît64 comme l’attestent les définitions qu’en propose le TLF : I. II. Ensemble de la réalité matérielle considérée comme indépendante de l’activité et de l’histoire humaines 1. Milieu terrestre particulier, défini par le relief, le sol, le climat, l’eau, la végétation; 2. Environnement terrestre, en tant qu’il sert de cadre de vie à l'espèce humaine, qu'il lui fournit des ressources. Ensemble de l'univers, en tant qu'il est le lieu, la source et le résultat de phénomènes matériels. Sa complexité s’observe notamment en ce qui concerne sa relation à l’humain : indépendante de ce dernier comme dans la définition I.1, mais utilisée comme « ressources » à son dessein en I. 2, tandis que la définition II. 3 fait explicitement référence à la notion contemporaine d’ « environnement ». Prendre en compte l’étymologie du mot peut être aussi éclairant, bien que sans surprise majeure, puisque le mot « nature » est emprunté au latin natura (« le fait de la naissance, état naturel et constitutif des choses, tempérament, caractère, cours des choses»65) issu du participe passé latin de nacere, « naître », natus, « né » et apparaît en 1119 (Grand Robert). Or la fréquence de son usage a rendu le concept plus vague et sa longévité a multiplié ces acceptions. Pour nous aiguiller dans la myriade de définitions possibles de la nature, retenons 63 Dans « Preface to SECOND NATURE: Poetry Strained Relationality » in The Ecolanguage Reader, 82-83. Kate Soper ouvre son livre, intitulé What is Nature? , par ces lignes: « “Nature”, as Raymond Williams has remarked, is one of the most complex words in the language. » (Introduction, 1) 65 Article “Nature” sur le site du CNRTL (http://www.cnrtl.fr/etymologie/nature) 64 51 trois niveaux clefs d’analyse (« métaphysique », « réaliste » et « de surface ») proposés par Kate Soper pour délimiter la nature dans un contexte écologique, et qu’elle articule ainsi : I. II. III. Employed as a metaphysical concept, which it mainly is in the argument of philosophy “nature” is a concept through which humanity thinks its difference and its specificity. It is the concept of the non-human even if… the absoluteness of the humanity-nature demarcation has been disputed, and our ideas about what falls to the side of “nature” have been continuously revised in the light of changing perceptions of what counts as “human”[…]. Employed as a realist concept, “nature” refers to the structures, processes and causal powers that are constantly operative within the physical world that provide the object of study of the natural sciences, and condition the possible forms of human intervention in biology or interaction with the environment. It is the nature to whose laws we are always subject, even as we harness them to human purposes, and whose processes we can neither escape nor destroy. Employed as a “lay” or ‘surface” concept, as it is in much everyday, literary and theoretical discourse, “nature” is used in reference to ordinary observable features of the world: the “natural” as opposed to the urban or industrial environment (“landscape”, “wilderness”, “countryside”, “rurality”) […] This is the nature of the immediate experience and aesthetic appreciation; the nature we have destroyed and polluted and are asked to conserve and preserve. (155-156) Ces catégories sont fort utiles comme point de départ et témoignent de la complexité du concept de nature : à un premier niveau, la nature est donc ce qui n’est pas humain, ce qui s’en démarque (ou en est indépendant, comme nous avons pu le constater dans la définition I. du TLF) ; à un second, plus biologique, la dimension « en cours », de processus du monde extérieur est soulignée et nous verrons à quel point elle est cruciale en l’explicitant plus loin, surtout dans notre deuxième chapitre ; à un troisième, la définition de « surface » offerte par Soper est celle le plus souvent associée au concept d’environnement : elle renvoie à l’expérience immédiate et l’appréciation esthétique (notion sur laquelle nous reviendrons). Or, comme le souligne Bate (S0E, 34), la détérioration de la nature dans ce sens III découle du fait que nous avons considéré la nature comme « Other » (SOE, 35), comme « autre » dans le sens I. Car qui dit paire binaire de ce genre, dit valorisation de l’une et dévalorisation de l’autre, tel que la déconstruction de 52 Derrida a pu le démontrer. Ces conceptualisations ne sont donc pas hermétiques, et nous verrons qu’elles correspondent aussi à une évolution historique du mot dans un contexte bien défini. Le mot « environnement » quant à lui, bien qu’il apparaisse dès 1265 sous la forme environemenz, « contour, circuit » n’était que fort peu usité jusqu’aux années 1960, période à laquelle le mot est réintroduit pour traduire le concept du mot anglais environment. Le sens de « contour » ou d’espace clos a donc été abandonné au profit du sens que nous connaissons aujourd’hui, comme l’indique le Grand Robert : 1. Action d’environner, son résultat ; 2. Environs, cadre, milieu; 3. (1921, techn.; répandu v. 1960; d'après l'angl. environment). Ensemble des conditions naturelles (physiques, chimiques, biologiques) et culturelles (sociologiques) susceptibles d'agir sur les organismes vivants et les activités humaines. Comme le note Stéphanie Posthumus66, le terme « environnement » est donc par essence ambigu, voire problématique, au point que son usage comme synonyme de monde extérieur soit dûment remis en cause par certains scientifiques ou critiques soucieux de mettre à jour les implications du mot. Ainsi David Quammen dénonce-t-il le mot « environmentalism », qu’il estime être un « perverted word » qui aurait à tort détrôné le mot anglais « conservation » : My complaint is that people keep fussing about « the environment » when they should be concerned with something more intricate, less flat, less peripheral, more important. What’s more intricate and more important than the environment? This is: the collective assemblage of beings and relationships and processes and physical objects that we might choose to call by the term “nature”. An alternative term is “the biosphere”. Another alternative, less precise but just as accurate, is “the world”67. (25) L’auteur motive sa critique en expliquant que « [t]he world is foreground whereas the environment is background. This is not just a matter of words. This involves the concepts and attitudes to which words give shape and power ». Et effectivement, « environner » suppose 66 67 “Framing French eco-difference: A brief overview”. “Dirty Word, Clean Place”, Outside Magazine, 1991. 53 toujours un centre au sein duquel se place « some central, preeminent subject ». Or, dans la grande majorité des cas, il est implicite que ce sujet soit l’homme. Autrement dit, le mot même suggère une hiérarchie puisque ce qui entoure l’humain est perçu comme secondaire, simple arrière-plan des moindres faits et gestes de ce dernier. Ce que dénonce David Quammen est donc l’anthropocentrisme latent du mot même (« still, “environmentalism” is an apt bit of terminology for use by whoever might want to declare themselves utterly, unapologically anthropocentric », 25). À choisir, il lui préfère donc le terme de « nature » car selon lui le terme d’environnement trahirait une orientation humaine et égoïste des efforts portés à cette dernière. Au point que dans le scénario qu’il imagine si nous continuons à opter pour ce terme (et donc cette mentalité), la biodiversité en souffrirait crûment puisqu’elle n’entre pas directement en compte dans la perspective humaine, et serait donc négligée. C’est d’ailleurs cette analyse que mettent en avant certains penseurs, comme Michel Serres, pour réfuter ce terme, et nous verrons comment elle s’orchestre dans le contexte français. Au cœur de cette critique apparaît donc un clivage entre ce que l’évolution du mot laisse entrevoir : une tension entre un espace clos et un espace plus ouvert d’une part, et entre une vision anthropocentrique plaçant l’humain au centre et une vision plus éco-centrique (où l’humain est soit éclipsé, soit moins présent) d’autre part. Loin d’être triviales, ces nuances et leurs emplois sont lourds de répercussions idéologiques, notamment autour de la question d’appartenance ou non de l’homme à la nature. Bate rappelle ainsi que, Central to the problem of environmentalism is the fact that the act of identifying the presumption of human apartness from nature as the problem is itself a symptom of that very apartness. The identification is the product of an instrumental way of thinking and of using language. It may therefore be that the necessary step in overcoming the apartness is to think and to use language in a different way. (SOE, 37) 54 Or cette remarque va droit au cœur de notre problématique et touche précisément au projet de nos poètes qui proposent, grâce à une utilisation autre du langage, une définition de la nature différente de celle qui nous en sépare. Nous tâcherons de la préciser, au fil de cette partie. Par ailleurs, l’héritage culturel que portent les mots de nature et environnement les rendent évocateurs de réalités différentes selon qu’ils sont utilisés dans les contextes américain, français, ou encore francophone. Ainsi Quammen oppose-t-il le mot « environmentalism » au terme « conservation » (qu’il lui préfère grandement), mais cette notion ne correspond pas à une pratique suffisamment répandue en France pour qu’elle puisse y constituer une véritable alternative. Car l’emploi des mots est lié aux pratiques culturelles, et ils naissent aussi de l’usage qu’ont pu en faire les écrivains, comme de l’image qu’ils en ont forgée. Du côté nord-américain, la tradition de Nature Writing d’Henry David Thoreau, John Muir, Aldo Leopold, Ralph Waldo Emerson, Edward Abbey (pour ne citer que les auteurs les plus célèbres) a souvent dépeint une nature sauvage et vierge d’interventions humaines. C’est là un idéal que les parcs nationaux américains (dont le premier, Yellowstone National Park, fut créé en 1872) tentent de préserver en limitant l’intrusion des hommes dans un espace naturel géré dans une optique conversationniste, afin d’y recréer un habitat sauvage. D’où le débat actuel lancé autour du concept de « Wilderness », un concept que William Cronon68 juge comme étant, ironiquement peut-être, indissociable de notre culture. En effet, le filtre culturel par lequel nous observons la réalité est crucial et l’héritage littéraire et culturel français offre un paradigme différent face au monde environnant69 : si le mythe de la nature vierge d’impact humain y est aussi présent, il est cependant rarement 68 “The Trouble with Wilderness, or, Getting Back to the Wrong Nature” (1995) in The Great New Wilderness Debate, ed. J. Baird Callicott and Micheal P. Nelson. Athens, University of Georgia Press,1998. 69 Whiteside, Kerry H. Divided Natures: French Contributions to Political Ecology. Cambridge, Mass: MIT Press, 2002, 5. 55 observable en Europe. Si bien que depuis l’expansion européenne notamment, la représentation idyllique de la nature est souvent associée à l’ailleurs, lointain, et souvent insulaire tel que dans le Paul et Virginie de Bernardin de Saint Pierre par exemple (mais les exemples sont légion). Car dans le périmètre français, comme dans tout le territoire européen et par contraste aux grands espaces américains, la présence humaine est aussi inévitable que notable. L’histoire y a façonné ces espaces en y rendant l’empreinte humaine souvent indélébile, ce qui expliquerait que les questions d’écologie et d’environnement soient, en France, plus imbriquées à la culture et à une dimension humaine. A titre de comparaison, le premier parc national français, celui de la Vanoise, ne fut créé qu’en 1963 et les débats qu’il a suscités à l’époque70 sont révélateurs du souhait d’allier patrimoine culturel et espace naturel. A cet égard, Stéphanie Posthumus offre une analyse saillante sur la conception française de la nature : An essential element of this history [of maintaining natural spaces in France] is the role of human perspective in re(con)figuring natural spaces. Following the protection of historical monuments in France (1887), similar laws were instituted to protect – not unsettled, wilderness regions like in the U.S.A – but rather landscapes as natural monuments. Under the influence of landscape artists and writers, these laws aimed at restoring the beauty of a particular vista that often included human elements. (« Framing French eco-difference », 2) En témoigne surtout l’emploi relativement restreint de l’expression « études environnementales » comme nous allons le voir, dans le contexte français, alors que les études du « paysage » sont bien plus répandues, un concept qui s’en trouve bien plus finement articulé. Ainsi, tout en nous appuyant sur les riches et récents travaux anglophones en « environmental studies » (dont l’ouvrage fondateur est sans doute Silent Spring de la biologiste 70 Kerry Whiteside relate ainsi les débats d’alors: « One member of parliament observed that French national parks cannot protect “virgin” nature, since “it is impossible to find a single significant, extended area in France that remains innocent of human intervention” (Viard 1990:102). An official explained that national parks à la française would represent what nature should be (ibid: 103). Nature protection would have to be conceived not as a matter of setting aside wilderness but as a new way of weaving together human design and bio-physical processes.» (DNF, 22) 56 Rachel Carson puisqu’il a tiré une sonnette d’alarme retentissante tant dans les milieux scientifiques que littéraires) et des publications de la critique littéraire américaine en « ecocriticism71 », nous prendrons garde de ne pas perdre de vue le contexte propre à nos œuvres et leur rapport particulier à la nature. Dans son ouvrage, Divided Natures : French Contributions to Politcal Ecology, Kerry Whiteside base ainsi son argument sur le clivage qu’il repère entre la tendance anglo-saxonne à articuler la nature en fonction d’un centre (soit anthropo- soit écocentrique) et la tendance française à élider la question en mêlant humain et nature72. Les textes français, francophones et anglophones ont néanmoins fort en commun, et le dialogue peut s’avérer des plus fructueux pour permettre de reconsidérer les concepts de « nature » et « environnement ». 2. Evolution du concept de nature en France Pour mieux cerner la position de nos auteurs, les insérer dans leur tradition (même brièvement) est important pour comprendre comment ils la prolongent ou y répondent. L’étude de Catherine et Raphael Larrère, Du bon usage de la nature, pour une philosophie de ’en nnement s’avère fort utile ici car elle met en évidence la fascinante progression du rapport avec la nature, et par conséquent de sa conceptualisation, découpée en trois temps : S’il y a une liaison si étroite entre notre vision (essentiellement informée par la science) de la nature et le rapport éthique que nous entretenons avec elle, c’est que, connaître la nature, c’est d’abord se situer par rapport à elle. Schématiquement, on peut être dedans, ou dehors. Quand on est dedans, on peut se placer au centre, ou pas. On peut donc définir trois positions différentes : celle qui place l’homme, microcosme dans le macrocosme, au 71 Jonathan Levin définit ainsi le terme “ecocriticism”: « Ecocriticism is a term used by scholars trained in literary studies to describe an interdisciplinary approach to the study of nature, environment, and culture. » (dans son article “Beyond Nature? Recent Work in Ecocriticism”, Contemporary Literature XLIII,1, 2002, p.171) 72 « Conventionally, “humanizing nature” has implied that there is some knowable nonhuman world out there (“nature”), which we then alter (“humanize”) to make it better conform to our needs and wishes. The principal contributors to French ecologism generally have something different in mind. For them, “humanizing nature” means that the concepts of nature and humanity are bound together in historical-cultural processes (variously described by various theorists), such that what nature is can be understood only in relation to human practices, hopes, and fears – and vice-versa. » (73) 57 centre de la nature, en position d’observation. Celle qui met l’homme à l’extérieur de la nature, en position d’expérimentation et de maîtrise. Celle qui réinscrit l’homme dans la nature, sans position privilégiée, et qui le considère comme un « compagnon-voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution73». Ces trois visions sont apparues successivement. La première est typiquement grecque. La seconde est incontestablement moderne : elle sépare le sujet et l’objet, ouvrant la possibilité d’une maîtrise expérimentale et technique. La troisième, enfin, est la plus récente : elle insiste sur notre appartenance à la nature, elle y insère la relation de connaissance aussi bien que la technique. (18-19) Au-delà de cette périodisation, les Larrère soulignent deux visions au début opposées de la nature : alors qu’au temps des Grecs la vision naturaliste d’un monde clos, d’un « cosmos fini » prédomine, l’arrivée du Christianisme contribue à une dévalorisation de la nature puisque « [l]a nature n’est plus un cosmos, elle n’existe plus de toute éternité, elle n’est pas engendrée, elle est créée. […] Chose créée, la nature est contingente, elle aurait pu ne pas être, elle peut cesser d’être : « Dieu l’a jetée quand il l’a voulu et il l’escamotera au dernier jour comme un immense décor ». » (DBUN, 57). Dans ce contexte, Descartes présente, dans Les principes de la philosophie, une nature réglée par des lois74 et perçue comme homogène d’une part, et comme une entité fixe d’autre part. Cette vision mécanique de la nature correspond à la natura naturata, autrement dit à une nature passive. Or, comme le soulignent les Larrère, [l]a nature ne peut se penser comme une simple contingence, il lui faut l’appui de la nécessité, mais celle-ci est un enchaînement inéluctable, donné une fois pour toutes, plutôt qu’un processus a l’œuvre. Passer de Descartes a Spinoza, c’est comprendre l’insuffisance épistémologique de natura naturata. Peut-être la nature que nous connaissons est-elle une nature faite, mais si nous ne voulons pas nous trouver devant un éparpillement d’éléments que rien ne relie, il nous faut bien supposer une nature en train de se faire, des lois, des processus à l’œuvre, une natura naturans. (70) Cette nouvelle articulation de la nature comme natura naturans introduite par Spinoza au dixseptième siècle se manifeste plus lisiblement au dix-huitième siècle grâce au naturaliste Buffon 73 Aldo Leopold, A mana ’ n mt es sab es (Sand County Almanach, 1948), Aubier, 1995, p.145. « A proprement parler ce qu’on appelle Nature n’est proprement autre chose que les lois générales que Dieu a établies pour conserver un ouvrage par des voies très simples, par une action toujours uniforme, constante, parfaitement digne d’une sagesse infinie et d’une cause universelle » (DBUN, 68) 74 58 qui voit en elle une activité constante75 si bien que, même s’il la perçoit toujours comme un mécanisme, l’« intériorité du processus » est mis en avant (DBUN, 78). Les Larrères soulignent d’ailleurs que Diderot partage cette critique de la mathématisation du réel pour lui préférer comme Buffon son « flux continuel »76. Dès lors, le « finalisme anthropocentrique » de Descartes n’est plus possible puisque la natura naturans peut se passer de l’homme. Elle en devient déstabilisante : La nature comme natura naturans mécanique, comme processus se déroulant nécessairement une fois qu’il est enclenché n’a pas besoin de l’homme : la modernité s’est efforcée de surmonter cette « découverte très embarrassante », qu’elle avait cependant rendue possible en mettant l’homme à l’extérieur de la nature. Cela peut en effet s’interpréter comme une dépossession : l’homme se trouve à l’extérieur d’une nature qui existe sans lui, qu’il affronte comme une puissance menaçante, car cette nature neutre, cet automate, n’a pas souci de lui. (84) Ce « décentrement épistémologique» est, selon les Larrère, difficile à accepter et il s’ensuit une tentative de réinscrire l’homme dans une nature qui ne serait pas nécessairement faite pour lui77. La théorisation rousseauiste de l’état de nature dans le D s ss ’ ne e ’ n a t , un jugement non plus négatif mais productif sur cette dernière, lui permet de dénoncer la réduction de la natura naturans à une natura naturata78. Rousseau perçoit malgré tout l’homme comme étant désormais séparé de la nature et tout rapprochement avec cette dernière ne peut relever que de l’ « illusion » (DBUN, 100), une illusion qui est selon les Larrères entretenue par Rousseau, souvent à la « lisière du social » et qui porte en germe la posture romantique d’une fusion 75 « La nature est elle-même un ouvrage perpétuellement vivant, un ouvrier sans cesse actif, qui sait tout employer, qui travaillant d’après soi-même, toujours sur le même fonds, bien loin de l’épuiser le rend inépuisable ». DBUN, 76 76 Les Larrère reviennent sur l’Inte p tat n e a nat e (1753) de Diderot. 77 C’est dans ce contexte que les Larrères expliquent l’apparition du paysage : « Le paysage est une invention moderne » et de la Renaissance au XIXème, ce dernier passe de l’arrière au premier plan. (DBUN, 86). 78 « L’inertie dynamique que Rousseau présente dans son tableau de l’état de nature est celui de la natura naturans : quelque chose qui existe par soi-même, qui entretient son propre mouvement, dont la vie humaine fait partie – on peut se représenter un état de nature, ce n’est pas une abstraction indéterminée. Cependant, dans son rapport d’extériorité à la nature, l’homme se conduit vis-à-vis de celle-ci comme s’il s’agissait d’une natura naturata, d’un matériau inerte, décomposable à volonté, parce qu’il n’est fait que de parties extérieures les unes aux autres, que l’homme peut utiliser selon ses fins ». (DBUN, 99) 59 émotionnelle avec la nature. Si elle reste insatisfaisante, elle ouvre cependant la voie vers une conception de la nature plus écologique en ce que l’écologie « poursuit l’enquête sur les formes d’organisation du vivant, comme sur les processus de la natura naturans » (DBUN, 131). Suite aux travaux de Newton et aux développements scientifiques récents, c’est cette notion qui est maintenant reprise et affinée lorsque nous évoquons la « nature ». C’est ce paradigme d’une nature bien plus complexe, considérée d’une part comme dynamique et non plus stable, mais souvent perturbée, et intégrée d’autre part aux activités humaines et non-humaines79 que nous retiendrons. Ce changement d’attitude face à la nature et au non-humain est d’autant plus important que nos auteurs reconnaissent l’héritage culturel qui leur est légué et sont soucieux de se positionner à son égard. Guillevic revient ainsi sur ces lectures dans ses entretiens, et précise : Le poète, pour moi, c’est toujours le canal, c’est un homme qui est porteur de quelque chose. Ou je me différencie de la tradition romantique, c’est que je ne crois pas que le poète doive se raconter lui-même, l’individu-poète n’est pas plus intéressant qu’un autre, seulement, c’est un homme qui parle un langage qui est en communion avec le monde, avec les choses, avec les autres, et donc je crois qu’il est un canal porteur de quelque chose, c’est cela qui le rend bien pareil à l’étier, et alors que l’étier laisse des tas de sel, le poète laisse des poèmes – tas de sable, tas de sel - d’où le titre Etier. (BH, 42) Dans ces lignes, Guillevic se désolidarise de la « tradition romantique », centrée autour de l’« individu-poète » au profit d’une « communion avec le monde », une position résumée par la préposition « avec » où le moi s’éclipse pour devenir « canal ». Cette opération de rapprochement est rendue possible par l’utilisation d’un certain « langage » permettant d’en témoigner. Sans doute est-ce aussi la recherche d’un langage plus approprié qui motive Pesquès à prendre ses distances avec la « littérature » qui le précède, même si certains prédécesseurs sont 79 « Que sont les écosystèmes en tant qu’objets scientifiques ? Ils paraissent ontologiquement flous et bornés de manière ambiguë […] L’idée que la nature est d’une certaine manière stable […] est dépassée. La nature est dynamique. Elle est du reste chaotique, imprédictible. […] L’état normal de la nature est la perturbation. […] Les activités humaines sont, dans cette écologie, explicitement et nécessairement intégrés : « la vielle opposition entre la nature et l’artifice perd son sens ».» (DBUN, 143) 60 revendiqués par nos poètes, qu’ils soient français ou non, écrivains ou peintres (nos trois poètes connaissent bien l’œuvre de Cézanne, point de départ pour le projet de Pesquès). Notons au passage qu’au-delà des frontières de l’hexagone, plusieurs poètes allemands (dont Goethe, Trakl et surtout d’Hölderlin, côtoyés intimement par l’exercice de la traduction) sont une référence majeure tant pour Jaccottet que pour Guillevic. 3) Quelle posture écologique chez nos auteurs et quels sont les atouts du poétique pour en rendre compte ? Si nos auteurs sont donc les héritiers d’une certaine tradition, ils vivent cependant à une époque caractérisée par un sentiment d’urgence flagrant face à l’état alarmant de la Terre. Ce dernier appelle une réponse, une action imminente, dont nos poètes (ici Guillevic) ont fort conscience. Il est certain que dans cette période où il existe une tendance à l’uniformisation, à la robotisation, la déshumanisation – ce sont de très jolis mots tout ca ! -, la poésie est indispensable, parce qu’elle est une exaltation. Enfin, la poésie telle que moi je la comprends est une aide à vivre, une aide à faire. (BH, 32) Dans ce contexte, quelle réponse apporter à la célèbre question d’Hölderlin : Wozu Dichter in t e e t80? (A quoi bon les poètes en temps de détresse ?) ou encore, pour étendre le champ de la poésie au « poétique », demandons-nous avec Michel Deguy « [c]omment la poièse des arts, comment la Dichtung réfléchie dans le langage poétique, peut-elle nous douer d’une capacité d’habiter ? » ( a p s e n’est pas se e, 16) Autrement dit ici, dans quelle mesure nos auteurs peuvent-ils être qualifiés d’écologistes ? Quels peuvent être les liens entre une telle inclination et leur mode d’écriture et inversement ? En quoi « eco » et « poein » se recoupentils ? Pour y répondre, revenons sur les textes et voyons ce qui les rassemble de façon à voir se dessiner plus précisément les contours de « poétique » et de « nature ». 80 La question est rhétoriquement posée par Jonathan Bate dans The Song of the Earth. 61 L’un des premiers critères d’un texte écologique consiste en son rapport privilégié avec un lieu ou des lieux particuliers et les affinités qu’il entretient avec un habitat donné. C’est un des traits communs entre nos auteurs : que ces lieux soient associés à l’enfance (comme cela est fortement le cas chez Guillevic81) ou non (comme pour Jaccottet par exemple), ils sont véritablement le terreau des œuvres, retranscrits thématiquement, mais aussi textuellement. Les textes de Nicolas Pesquès en offrent sans doute l’exemple le plus marquant puisque ses cahiers se constituent autour de la colline Juliau en Ardèche, prenant comme modèle le travail approfondi de Cézanne sur le Mont Sainte-Victoire, et le retour incessant sur un motif, le côtoiement continu et quotidien d’un lieu. Il en va de même pour Guillevic pour qui Carnac, les landes bretonnes et la mer du Morbihan sont plus qu’un leitmotiv : ce lieu sous-tend toute l’œuvre82 et hante bien des poèmes qui semblent de prime abord s’en affranchir. Pour Philippe Jaccottet, l’attrait pour le silence des montagnes suisses est en filigrane, et c’est la région de Grignan qui, après son installation en Drôme provençale, devient son terrain de prédilection. Chez Maryse Condé comme le révèle le titre de son roman, la mangrove fait concurrence aux personnages : loin d’être seulement cadre du roman, ses ramifications sont bien plus profondes car cet écosystème guadeloupéen fragile affecte tous les personnages de Rivière à Sel. Patrick Chamoiseau va encore plus loin en réservant une part quasi égale à l’humain et au non-humain dans Le vieil homme esclave et le molosse (où les bois, les éléments et la bête permettent au vieil homme de se constituer à travers eux). Le roman-fable Les neuf consciences du Malfini va même jusqu’à renverser les attentes traditionnelles d’un roman en occultant presque les humains, 81 « Si chacun de nous est déterminé par son enfance, cela est particulièrement vrai pour le poète. Je crois que le paysage intérieur du poète –je ne trouve pas d’autres mots pour dire ca- est filigrané par ses souvenirs d’enfance, parce que c’est là qu’il y a eu la révélation du monde et des choses que l’on dit extérieures. C’est là aussi qu’il a eu ses premiers rapports faciles, étranges ou curieux, avec le langage, avec les mots. Je ne dis pas que le paysage intérieur des poètes est borné à leur paysage natal, mais je crois que celui-là joue un rôle fondamental. » (VP, 50) 82 « Quand je dis la mer / C’est toujours à Carnac » (Carnac, 158) 62 marginalisés et surnommés « Nocifs » pour faire de l’île de la Martinique, et plus spécifiquement la forêt de Rabuchon, l’aire de vol des deux protagonistes principaux et connaisseurs des lieux : un rapace (le Malfini) et un colibri (Foufou). Et si les personnages de Samuel Beckett et de Marguerite Duras ne sont pas confinés à un espace bien défini, Lol V. Stein comme Molloy sont tout particulièrement sensibles aux lieux : maritimes pour Lol (la plage de S. Tahla, T. Beach, et les rues qui longent la mer), ils opèrent pour elle une attraction magnétique, tandis que Molloy s’achemine le long de routes campagnardes indéterminées. Aussi imprécis que puissent être ces lieux dans ces deux cas, ils prennent cependant une dimension majeure pour les protagonistes qui communient avec eux le plus souvent en silence, et seuls. Ainsi une valorisation de l’échange avec un cadre spatial donné ressort-elle à un premier niveau : celui du sujet des œuvres. En quoi se démarque-t-elle cependant de textes comme La Promenade Vernet de Diderot ou les Rê e es ’ n p mene s ta e e R ssea ? Dans les deux cas, bien que ces derniers traitent de la nature, elle n’y est finalement que secondaire. La particularité de nos textes les rendant plus « écologiques » provient du fait que le « sense of place » thématique soit simultanément relayé par un apparatus textuel, autrement dit que langue et thème agissent ensemble. C’est ici que le poétique entre en jeu, et se déploie de multiples façons, notamment en recréant l’écosystème du lieu à travers le langage. Non que le texte soit une simple représentation du lieu mais que le texte crée, avec ses propres outils – les mots – un réseau d’interactions, de résonances et d’échos qui tendent à créer en microcosme ce que Valéry appelle une « sensation d’univers » : J’ai dit sensation d’univers. J’ai voulu dire que l’état ou l’émotion poétique me semble consister dans une perception naissante, dans une tendance à percevoir un monde, ou système complet de rapports, dans lequel les êtres, les choses, les événements et les actes, s’ils ressemblent, chacun à chacun, à ceux qui peuplent et composent le monde sensible, le monde immédiat duquel ils sont empruntés, sont, d’autre part, dans une relation 63 indéfinissable, mais merveilleusement juste avec les modes et les lois de notre sensibilité générale… Ils s’appellent les uns les autres, ils s’associent autrement que dans les conditions ordinaires. (Propos sur la poésie, 15) Un parallèle s’opère en effet entre l’expérience du monde extérieur, et celle, condensée, de la lecture du poème, comme a pu le constater Angus Flechter83. Quelles en sont ces manifestations matérielles ? La lecture d’un texte poétique requiert d’abord une attention minutieuse aux détails : tout comme s’attarder sur un « brin d’herbe » (Guillevic) permet de découvrir tout un monde autour84, se pencher sur un mot révèle tout un faisceau de relations avec les mots qui l’entourent. Isolés de leur « écosystème », ni les composantes d’un lieu, ni les mots d’un texte auxquels ils appartiennent respectivement n’ont la même portée85, tel le cerisier de Jaccottet dans Un Cahier de verdure : « Le sûr, c’est que ce même cerisier, extrait, abstrait de son lieu, ne m’aurait pas dit grand-chose, pas la même chose en tout cas » (10). Cette capacité d’adhésion à un ensemble et d’ouverture vers une dimension plus large (que nous avons évoquée plus haut) explique l’ancrage dans le quotidien, le familier, le proche qu’affectionnent nos écrivains: « Rien comme ce qui est précis / N’ouvre sur l’illimité » (ET, 84). D’où la tendance, pour Guillevic et Pesquès de se cantonner à un lieu pour en explorer les incessants changements, interactions et échanges qui s’y produisent à la manière du personnage de Condé, Man Sonson, pour qui le rituel quotidien permet d’accéder à une connaissance intime du lieu: 83 Angus Flechter décrit ainsi un « environment poem » dans A New Theory for American Poetry: Democracy, the Environment, and the Future of Imagination: « such a poem does not merely suggest or indicate an environment as part of its thematic meaning but actually gets the reader to enter into the poem as if it were the reader’s environment of living. […] The poem is itself to be taken as a world ». 84 « Le brin d’herbe/ A les dimensions du monde » (ET, 59) 85 Nous explorerons plus loin une autre conséquence de ce constat : la vie qui émane de ses rapports / le(s) mouvement(s) qui y naissent et qui suggèrent que le statut d’objet ne fait justice ni au brin d’herbe ni au mot : ils ne se limitent pas à cet aspect apparemment figé des choses (comme la conception d’une natura naturata avait pu le colporter) mais s’inscrivent dans un mouvement plus large, et incessant, de vie. 64 Puis, je sors faire un tour dans l’odeur de pluie de la campagne au matin. Je regarde du côté de la mer pour savoir de quelle couleur sera la journée avant de m’enfoncer dans les bois pour chercher les plantes qui soulagent mes vieux os. La nuit est entrée dans mon œil gauche et je les reconnais à leur odeur, poivrée comme celle de l’anis étoilé, ferrugineuse, saumâtre, douce-amère. (Traversée de la mangrove, 86) Or le texte poétique suscite le même genre d’approche, comme le remarque John Burroughs dans The Art of seeing things : pour lui la lecture de la nature (comme celle d’un poème), si elle se veut fructueuse, se doit d’être attentive (même si elle ne peut jamais être exhaustive). The book of nature is like a page written over or printed upon with different-sized characters and in many different languages, interlined and cross-lined, and with a great variety of marginal notes and references. There is a coarse print and fine print; there are obscure signs and hieroglyphics. We all read the large type more or less appreciatively, but only the students and lovers of nature read the fine lines and the footnotes. It is a book which he reads best who goes most slowly or even tarries long by the way. He who runs may read some things. We may take in the general features of sky, plain, and river from the express train, but only the pedestrian, the saunterer, with eyes in his head and love in his heart, turns every leaf and peruses every line. […] For my part, my delight is to linger long over each page of this marvelous record, and to dwell fondly upon its more obscure text. (9) Elle ne saurait donc se contenter d’un balayage rapide puisque se mêlent sur la page plusieurs niveaux de lectures, enchevêtrés les uns aux autres. De même que bien saisir toute la dimension d’un brin d’herbe nécessite de pouvoir le considérer comme partie prenante d’un ensemble plus vaste, le mot d’un poème détient sa force du maillage dans lequel il se fond. Le texte poétique est tout particulièrement apte à recréer ces liens intra-textuels puisque son objectif n’est pas uniquement de faire passer un message86. Lesté de cette fonction principalement communicative du langage habituel ou d’autres types de textes, voilà que s’y orchestrent et se réfractent plusieurs niveaux de lectures, le littéral heurtant le figuré dans un espace condensé où le va-et- 86 Sartre l’exprime ainsi dans Q ’est-ce que la littérature ? : « Le poète s’est retiré d’un seul coup du langage instrumental ; il a choisi une fois pour toute l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes […] l’homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet ; le Poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques, pour le second, ils restent à l'état sauvage.» 65 vient constant entre sons et sens rend le texte plus opaque, offrant ainsi plus de résistance à une lecture trop hâtive. Car en son sein, le signifiant devient tout aussi riche que le signifié : au lieu d’être limité à un sens et n’être que vecteur, le mot doit être considéré dans la constellation du poème ou du texte poétique qui révèle, à travers l’expression du potentiel des mots, le potentiel du monde : « Etre / A longueur du temps // Un poème exponentiel. » (AP, 242) Tous nos auteurs ont ainsi une sensibilité aigüe à l’« épaisseur des mots » (formule de Ponge reprise par Pesquès, J1, 29) si bien que l’utilisation des sons, des rythmes, et autres éléments verbaux et textuels éclatent en des significations plurielles87. Les exemples de cette dimension poétique foisonnent, se mêlant souvent, mais surtout dépassant narrations, ou descriptions de la nature. Ils opèrent à des degrés différents, d’une gamme allant d’une description enjolivée88, comme ici : Le territoire du jour ne ressemblait à rien à celui de la nuit. Le premier était un enchantement de clarté avec les flaques d’eau dans les nids-de-poule de la route, les gouttes de rosée accrochées aux herbes et les confidences des grands arbres dans la fraicheur des bois. (TM, 113) à de belles comparaisons, mais surtout à des imbrications bien plus complexes où le texte résiste plus fortement. C’est le cas dans le ’es a e e mme et e m sse où l’effet rendu par les mots tout au long de la scène de course du vieil esclave au travers des bois, par exemple au moment de l’invasion de lumière accablante lorsqu’il ôte le bandeau qui lui protégeait les yeux : A la faveur de cette lumière qui défaisait ses équilibres, les fulgurances fuligineuses voulurent le submerger. Elles paraissaient prévenir de partout, sillons de terre, zinzole de 87 Pesquès ouvre ainsi La Face nord de Juliau par une belle citation de Levinas : « La fonction première… du verbe ne serait pas de désigner mais de résonner, d’amener les choses à l’éclat de leur paraitre ». (FNJI, 7) 88 Ainsi : « […] la première nuit que Francis Sancher passa à Rivière au Sel, le vent enragé descendit de la montagne, hurlant, piétinant les bananeraies et jetant par terre les tuteurs des jeunes ignames. Puis qu’il sauta sur le dos de la mer qui dormait paisible et la fouetta, la tailladant de creux de plusieurs mètres. » (TM, 34) Cette personnification du vent coïncidant à l’entrée en scène de Sancher couplée au rythme effréné des deux phrases annonce la prise d’assaut et les ravages possibles de Sancher, signes avant-coureurs d’un dérèglement futur retranscrit dans la cadence affolée des phrases. 66 parler, siwawa de peuples, grands bouquets de personnes…. Sensations d’étourdi. (84) [mes italiques] Les allitérations en [f], [l], [p] et [s] recréent par les sons l’impression d’assaut, de déferlement de lumière et du vertige qui en résulte, faisant naître d’autres images de « siwawa (« abondance » en créole) de peuples », rapprochées par les bruissements sonores des mots. En outre il est frappant que ce passage soit précédé d’une réflexion récurrente chez Chamoiseau (mais aussi tous nos autres auteurs) concernant l’ineffable : le poétique est en effet constamment en lutte pour surmonter les difficultés d’un dire qui semble souvent inadéquat ou en deçà de ce que l’on s’escrime à exprimer : La lumière fut blessure. […] Le reste est impossible à décrire dans cette langue, que l’on m’amène des sons et des langages anciens, des vocaliques plurielles, des gerbes tonales et des liaisons effervescentes, je mène chantier aux genèses nouvelles. Oui, lumière menait des transhumances en lui. L’insuffisance du verbe est une réalité à laquelle se heurtent tous nos écrivains: alors même que ce dire reste le seul matériau possible, ils ont conscience qu’il reste souvent en deçà. D’où le recours, comme le justifie Sartre dans Orphée Noir, au silence pour palier à ce manque, et reconnaître l’inadéquation de ce « bourdonnement d’insecte »89 auquel peuvent équivaloir les mots : « puisque nous ne pouvons nous taire, il faut faire silence avec le langage » (Situations III). De Lol à Molloy ou du vieil homme esclave à Sancher, les personnages de nos auteurs ont une relation ambiguë à la parole : tandis qu’en société ils sont prédisposés au silence, ils sont, face au non-humain, étrangement plus enclins au dialogue. Cette insertion du silence est 89 « Et les mots que je prononçais moi-même et qui devaient presque toujours se rattacher à un effort de l’intelligence, souvent ils me faisaient l’effet d’un bourdonnement d’insecte. Et cela explique pourquoi j’étais peu causeur, ce mal que j’avais à comprendre non seulement ce que les autres me disaient, mais aussi ce que moi je leur disais à eux. » (Molloy, 66) 67 capitale90 mais ne capitule pas : elle provoque au contraire une tension qui déclenche la quête d’un mot plus juste, plus adéquat, comme ici : J’aime à croire, comme je l’aime, que si Lol est silencieuse dans la vie c’est qu’elle a cru, l’espace d’un éclair, que ce mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se tait. C’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. […] Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les contamine, c’est le chien mort de plage en plein midi, ce trou de chair. […] ce mot n’existe pas, pourtant est là : il vous attend au tournant du langage, il vous défie, il n’a jamais servi, de le soulever, de le faire surgir hors de son royaume percé de toutes parts à travers lequel s’écoulent la mer, le sable, l’éternité du bal dans le cinéma de Lol V. Stein. (RLVS, 48) Nous reviendrons sur ces aspects, mais notons que nombre de réflexions méta-discursives sur le rôle du langage et du silence ponctuent les écrits et qu’ils ont deux conséquences majeures : le silence provoque d’abord une écoute plus active des environs comme c’est le cas pour Molloy : C’est peut-être le bruit lointain toujours le même que fait la terre et que les autres bruits cachent, mais pas pour longtemps. Car ils ne rendent pas compte de ce bruit qu’on entend lorsqu’on écoute vraiment, quand tout semble se taire. (M, 66) Matériellement, ce silence se concrétise notamment par la ponctuation (points de suspension ou multiplication de points comme chez Beckett et Duras) mais aussi par l’espace blanc de la page, que le texte poétique rehausse. Deuxièmement, cette typographie et cette dissémination de blancs met en valeur le texte lui-même qui gagne en puissance d’autant que la densité et la condensation du poétique le rapprochent d’un « cri » ou « chant » venant percer le silence. Comme l’exprime Guillevic, « En fait la tension naît d’un rapport entre le texte et le silence, c’est un duetto entre les deux ». (CP, 76-77) Loin d’être vide, il contribue donc au « faire » du texte, à y créer un mouvement. Quelles répercussions cette oscillation entre silence et texte / chant a-t-elle dans le domaine environnemental ? 90 Guillevic va jusqu’à noter « […] le silence / ma délivrance » (ET, 124, 125) ou encore « C’est le silence / Qui m’apporte, qui me donne / Le souffle du monde.» 68 Au-delà de l’incitation à une lecture active (nous expliciterons ces termes plus loin), elle ouvre aussi et surtout la possibilité d’une ouverture au non-humain puisque le domaine d’échanges possibles n’est plus limité aux détenteurs de « parole ». Y sont désormais invités oiseau, chien, chêne, mais aussi pierre et rivière, aussi silencieux soient-ils. Une certaine disponibilité et une certaine lenteur (pour rendre possible une lecture approfondie) sont également prônés puisque le flot de parole ne régit plus uniquement l’échange : il y est aussi fait place à des pauses apparemment creuses mais fécondes d’interactions à la frontière du verbal et du non-verbal. Ainsi devient-il possible, comme Guillevic, d’esquisser un autre type de rapport aux choses et au monde : « On ne s’ennuie jamais / Tous les deux // On a tellement de choses / A ne pas se dire // C’est comme la mer / et la marée ». (Du Domaine, 10). Il en résulte un certain décentrement91, où nature et humain ne sont plus séparés mais imbriqués les uns les autres92. Serait-ce à dire que la poésie peut inciter à plus d’interactions avec le monde ? C’est certainement ce que soutient Guillevic qui y voit une tentative de rejoindre, d’être « avec les choses, avec les autres » (ou encore « ma poésie est solidaire, elle est avec », VP, 42). L’une des plus belles illustrations en est ce poème : Etre Où et quoi ? N’importe où, 91 Comme le montre Kerry Whiteside: « In sum, ecologism becomes non-centered when three ideas become integral to its perspective. First, “nature” does not have value-radiating or interest activating centers. It consists of things whose identities depend on the social and scientific processes through which they become characterized. Second, the psyche is understood to harbor a profusion of impulse, emotions, and aspirations that make it impossible to refer to “humanity” as a unified essence. Third, humanity and nature are not portrayed as separate entities that can make claims on each other. They are conceptually interdependent through and through. » (DNF, 71) 92 Le contraste avec la vision de la nature de Rousseau (perçue comme une échappatoire aux maux de la société, mais en aucun cas complémentaire) ne pourrait être plus grand ici : « Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’étais pas fait pour y vivre, et que je n’y parviendrais jamais à l’état dont mon cœur sentait le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentais n’y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautait déjà par-dessus l’espace de ma vie, à peine commencée, comme sur un terrain qui m’était étranger, pour se reposer sur une assiette tranquille où je pusse me fixer ». (RPS, 1012) 69 Mais pas rien qu’en soi. Etre dans le monde. Fragment, élément du monde. Supérieur à rien, Pas à quiconque, pas à la pluie qui tombe, Se sentir égal Et pareil au pissenlit, à la limace. Inférieur à rien, Ni au baobab, ni à l’horizon, Vivre avec tout Ce qui est en dehors et en dedans, Tout ce qui est au monde, Dans le monde. (AP, 315) L’insistance de Guillevic à « se sentir égal / Et pareil » aux autres éléments montre bien que le poète s’ouvre au monde, non plus pour revenir uniquement vers le « moi » romantique, mais pour s’y insérer, pour « vivre avec » ce dernier. Ainsi loin de nous poster comme possesseur ou dominateurs de la nature, l’expression poétique nous permet non plus de discourir extérieurement sur la Nature, mais plutôt de nous y offrir une entrée, une insertion possible et de nous rappeler que nous en faisons partie prenante, d’y être « inclus » pour reprendre le titre d’un des recueils de Guillevic. Alors – A lui seul ce mot Disait la conjonction. Donc : Examiner. Et, si possible, ensuite, S’insinuer au mieux. (Etier, Réseau, 43) 70 Ainsi, comme le souligne Suzanne Allaire, le poétique « passe par un travail de la langue qu’elle [la pensée poétique] charge non pas d’exprimer un monde, mais d’accéder à un monde, à tout le moins d’en toucher le seuil »93. Une définition du poétique tel qu’il se révèle chez nos auteurs et tel que nous l’entendons se dessine alors : il correspond à un mode d’écriture qui, dépassant les cloisons de genre (et en particulier la linéarité du narratif), permet, grâce à sa fabrique verbale où se mêlent forme et fond, thème et langue, de révéler la richesse du langage, et par effet de ricochet, celle, inépuisable, du monde, dans sa complexité, diversité, et surtout ses faisceaux d’interrelations. En ce, il permet de rendre l’environnement plus tangible comme Guillevic le suggère dans Vivre en poésie : « La poésie est la sensation de nos rapports avec les choses les plus humbles comme les plus grandes » (11). Ces caractéristiques du poétique rejoignent donc ce que Pete Gunter désigne comme étant deux axes centraux de toute posture environnementale : le premier étant la reconnaissance de la valeur de la nature (l’environnement, la biosphère), une valeur qui n’est plus conçue en fonction de l’humain seulement, et le deuxième renvoyant à l’idée de nature comme un grand ensemble de relations nécessaires et constitutives les unes des autres94. Jonathan Bate explicite à sa façon le rôle de l’écologiste : The ecologist builds a model which shows us the wholeness of the living globe, shows us the extreme intricacy and precision of its interconnected working parts – winds, currents, rocks, plants, animals, weathers, in all their swarming and law-abiding variety”. At the same time, he shows us “the extreme smallness” of the earth, “its finiteness and frailty”. Moreover, with this model the ecologist puts the whole globe into our hands, as something now absolutely in our care. (SOE, 28) 93 Parole de poésie, 19. Pete A. Y Gunter l’exprime ainsi: « What is it that, stripped down to the essentials, most environmentalists […] believe? So long as one concedes that these axioms have multiple consequences, one does little harm in stating that the overwhelming majority of environmentalists subscribe to two axioms: a) Nature (the environment, the biosphere) is of value, and not merely value for humans, and b) Nature (the environment, the biosphere) is a complex of sustaining relationship, in which everything is related to everything. » (“Whitehead's Contribution to Ecological Thought: Some Unrealized Possibilities”.Interchange. 31 (2000): 212.) 94 71 C’est précisément ce que parviennent à faire nos écrivains dont les textes témoignent de plus d’une adhésion de l’humain au non-humain dans une vision solidaire95, remettant en question et la dissociation courante homme-nature, responsable en partie, selon Pelt, de la dégradation de notre environnement : The problem is that, through scientific study, “[man] develops an unfortunate tendency to see himself as autonomous, separated from an environment that he perceives as outside of himself; this development brings about a rupture in the deep links [solidarities] that tie man and his milieu’. (Pelt, 1977:16) This explains why “the earth has become sick”. En réponse, Guillevic propose « Redescendons. / Ce coin de terre / A grand besoin de nous » (TB, 42). Ce « nous » inclusif reste vague (écrivains peut-être, d’abord, emportant dans leur foulée leurs lecteurs ?) mais ces dernières lignes sont en tout cas celle d’un poème s’ouvrant, par l’impératif réitéré (« Redescendons »), réclamant, mais surtout engendrant un mouvement vers « ce coin de terre » qui ne se veut plus seulement nature sauvage et lointaine, mais se mêle à l’humain96. L’un des traits notables du poétique est en effet de saisir un mouvement, de le capter et de le transcrire pour en saisir les ramifications, comme le note Lorand Gaspar, « Le monde est un événement, et non pas un assemblage d’entités indépendantes. La poésie qui est faire, se confond avec l’influx de ce changement » (Approche de la parole, 52). Pourquoi cette mise en mouvement est-elle centrale, et comment s’opère-t-elle ? Nous y répondrons en en analysant de nombreuses variantes dans le chapitre suivant afin de sonder le questionnement et les reconfigurations du monde qu’elle engendre. 95 voir Jean-Marie Pelt, La Solidarité: Chez les plantes, les animaux, les humains. Paris: Fayard, 2005 Seule facon, selon Jean Dorst, de véritablement sauvegarder la nature: « If one wishes to save wild nature – or at least what remains of it – this can only be done by integrating it in the theater of human activities ». (Avant que nature ne meure, cité par Kerry Whiteside (DNF, 24) 96 72 Chapitre II : Une poétique écologique Même sédentaires, même casaniers, nous ne sommes jamais que des nomades. Le monde ne nous est que prêté. (Jaccottet, A travers un verger, 33) « L’écologie poursuit l’enquête sur les formes d’organisation du vivant, comme sur les processus de la natura naturans » nous rappellent Catherine et Raphaël Larrère dans Du Bon Usage de la Nature, (131). Or le texte poétique a précisément la capacité non seulement de rendre compte d’un mouvement mais de se faire mouvement, de devenir - comme nous l’avons vu - un matériau lui-même mobile, opérant à multiples niveaux, mettant en œuvre une foule de procédés rassemblés comme pour étoffer, étayer, donner corps à un mouvement de vie qui se laisse pourtant si difficilement capter. C’est dans cette tentative d’attraper au vol cet élan, de le saisir sans le briser que semblent se rejoindre au mieux l’expérience du « poétique » et celle de la « nature ». L’enjeu de ce chapitre est donc d’appréhender de plus près (à travers les œuvres de nos poètes, mais aussi celles de Beckett et Duras) ce « faire » poétique : comment l’agencement particulier du dire permet-il d’exprimer les choses et vies du monde et, réciproquement, comment ces vies mettent-elles en mouvement le langage poétique ? Comment le langage prendil et donne-t-il vie, et comment le poétique rend-il ces mouvements de vie tangibles ? Quelles peuvent, de plus, en être les répercussions ? Nous allons maintenant considérer si un mouvement du langage se crée vers l’extérieur et vice-versa. Si c’est le cas, le texte pourrait alors ne plus être considéré comme une entité isolée et séparée du monde mais comme le vecteur d’une rencontre, 73 d’une ouverture au non-humain. Le cas échéant, quelles en seraient les manifestations textuelles et quelles reconsidérations de la notion même de « Nature » appelleraient-elles? Toutes ces questions ne sont pas étrangères à l’œuvre de quatre penseurs-philosophes majeurs qui mettent en avant, comme les Larrère, l’aspect de nature en tant que processus : Maurice Merleau-Ponty, Alfred-North Whitehead et Gilles Deleuze / Félix Guattari permettront de poursuivre le questionnement déjà en germe dans nos textes et nous verrons en quoi leurs approches, aussi variées soient-elles, se recoupent et se complètent, rendant leur constellation aussi pertinente que stimulante pour adresser la poétique environnementale de nos poètes et écrivains. En effet, si Merleau-Ponty et Deleuze/ Guattari pourraient, de prime abord, sembler irréconciliables (Deleuze ayant nettement pris ses distances avec la phénoménologie), l’œuvre de Whitehead est charnière ici : Merleau-Ponty comme Deleuze ont fortement été influencés par son approche de la Nature (telle qu’elle se dessine surtout dans The Concept of Nature, Process and Reality, et Nature and Life). Dans ses Résumés de Cours et dans son dernier ouvrage, malheureusement inachevé, e V s b e et ’In s b e, Merleau-Ponty tente d’ailleurs de sortir de l’impasse phénoménologique de la « conscience » et d’y réinsérer une dimension plus concrète de notre expérience du monde. Même s’il n’y parvient sans doute jamais complètement et n’arrive pas à se défaire totalement d’un anthropocentrisme marqué, ses réflexions sur la nature sont incontournables. De son côté, l’œuvre de Deleuze et Guattari offre, comme les récentes études compilées sous la houlette de Bernd Herzogenrath97 le démontrent, une gamme d’outils novateurs pour penser nature, écologie et environnement. Quant à Whitehead, l’impact écologique de sa pensée, pressenti par Merleau-Ponty et étayé et prolongé par Deleuze reste 97 Bernd Herzogenrath. Deleuze /Guattari & Ecology . London: Palgrave Macmillan, 2009, et An (un)likely Alliance: Thinking Environment(s) with Deleuze/Guattari. Newcastle: Cambridge Scholars, 2009. 74 largement sous-exploité98. S’il est impossible ici d’épuiser toutes les pistes écologiques entrouvertes par ces trois philosophes (qui, pour faire écho à un article de Ronald Bogue, avoisineraient « mille écologies »99), nous essayerons, au cours de notre parcours avec nos poètes et écrivains d’en relever certains points saillants qui, malgré leurs angles d’approches différents, rendent légitime un rapprochement « écologique » entre Merleau-Ponty, Whitehead et Deleuze/ Guattari d’une part, et nos auteurs d’autre part. Tous quatre s’accordent en effet sur plusieurs points : d’abord, leur « diagnostic » d’un manque flagrant d’une considération adéquate de la nature dans la tradition philosophique classique. Non qu’elle n’y ait été traitée ; Merleau-Ponty commence d’ailleurs par parcourir les « variations du concept de la nature » dans le début de ses cours sur la Nature. Il démontre pourtant à quel point l’approche traditionnelle est insuffisante car elle ne tient pas compte du caractère propre à la nature que l’auteur résume ainsi : « La Nature est un objet énigmatique qui n’est pas tout à fait un objet : elle n’est pas tout à fait devant nous. Elle est notre sol, non pas ce qui est devant mais ce qui nous porte. » (RC, 20) C’est par ce point que nous allons commencer ici : pour nos auteurs, la nature est d’abord et avant tout un mouvement. Dans un deuxième temps, nous explorerons plus en détail quelques points névralgiques entre les penseurs évoqués et nos auteurs, en particulier le concept d’événement. Ils nous permettront de proposer quelques recoupements entre poétique et nature dans une perspective écologique. 98 A ce propos voir les études de Keith Robinson, Isabelle Stengers ou encore Bruno Latour (tous connaisseurs intimes de son œuvre) qui déplorent le peu d’études sur la pensée de Whitehead. 99 Voir son article « A Thousand Ecologies » in Deleuze/ Guattari & Ecology (42-56) et sa conclusion: « if thought may unfold across a thousand plateaus, there are a thousand ecologies that would unfold within those plateaus, a thousand ways of attempting to create a new collectivity and a new earth. » (55) 75 I. D’un mouvement de vie à un questionnement vital Vers 335-322 avant J.C, Aristote avait, dans Métaphysique, et comme le remarque Carolyn Merchant, défini la nature (physis) comme « the source of movement of natural objects, being present in them either potentially or in complete reality »100. Cependant, la vision mécaniste de la nature au dix-septième siècle a le plus souvent occulté cette dimension d’une nature constamment changeante. Merchant va même jusqu’à comparer la métaphore de la machine, si courante à partir de cette époque, à l’arrêt de mort de la nature car elle lui ôte toute force interne ou organicité.101 Malgré tout, ce mécanisme sied mal au vivant et dès le dixhuitième siècle, Buffon anticipe une acceptation plus écologique de la nature comme natura naturans : selon lui, « [l]a nature est elle-même un ouvrage perpétuellement vivant, un ouvrier sans cesse actif, qui sait tout employer, qui travaillant d’après soi-même, toujours sur le même fonds, bien loin de l’épuiser le rend inépuisable » (DBUN, 76). Son activité interne et inlassable, de même que son indépendance sont ici mises en avant au point que la nature est perçue « dans un mouvement de flux continuel ». (DBUN, 79) C’est précisément ce mouvement que nous retrouvons dans les œuvres de nos auteurs. Mais loin d’y faire seulement allusion (abstraitement ou thématiquement), l’utilisation poétique du langage permet de l’engendrer, de l’intérieur. Jack Collom y voit ainsi ce qui la distingue alors d’autres types d’écrits : It seems to be taken for granted in such writings [in which Nature is secondary] that language is above and mostly separate from its subject matter, that the formal concerns of creative writing are not intimately, causally, viscerally connected with their content, that 100 Dans Death of Nature, l’auteur cite ce passage de Métaphysíque, in Richard McKeon, ed. The Basic Works of Aristotle (New York: Random House, 1971) 755, line 1015a15. 101 « The removal of animistic, organic assumptions about the cosmos constituted the death of nature – the most farreaching effect of the Scientific Revolution. Because nature was now viewed as a system of dead, inert particles moved by external rather than inherent forces, the mechanical framework itself could legitimate the manipulation of nature. » (DNF, 93) 76 there is such a geometry as “about” that liberates the shapes above the writing line (above the threshold of the paper) from those below it. In other words, that speech is not particularly, not importantly, a physical act. […] I propose that language should consider resembling nature […] If we realize we are inside nature, we can write it, meaning get beyond (within) description. (« Preface to Second Nature: Poetry of Strained Relationality», The Ecolanguage Reader, 86) Dès lors, comment le poétique parvient-il à ressembler à la nature, non dans un sens purement mimétique, mais bien plutôt dans son orchestration de mouvements internes, d’interrelations et de flux comme ceux à l’œuvre dans un écosystème ? Divers types de mouvements s’opèrent en effet, offrant plusieurs parallèles remarquables entre poétique et nature : d’abord, l’écrit poétique avoue l’insaisissabilité de cette motion constante et multiple, réfractée dans un maillage de réseaux dont les participants (végétaux, animaux, humains) sont amenés à s’interpeller et à dialoguer les uns avec les autres. Ce faisant, pour qu’il reste une trace de ce « [f]lux passé au marbre glaçant de l’écriture »102 , une distorsion du seul matériel disponible – celui des mots et de la syntaxe ordinaire - est requise, rendant possible une « absorption du dehors », grâce au rythme, aux enjambements, et autres manifestations du mouvement. Fondamental est aussi le mouvement pendulaire, d’oscillation, entre silence et cri, trouvant son équilibre dans le chant, un chant permettant de recueillir dans le poétique un dire plus sauvage. Enfin, ces mouvements sont vagabonds, à la dérive comme les protagonistes de Beckett et Duras, mais cette disponibilité leur accorde un statut frontalier, à la croisée de l’humain et du non-humain. 102 Pour reprendre l’expression de Nicolas Pesquès, utilisée dans son entretien avec Emmanuel Laugier, « Juliau la Physicienne » in Faire Part, revue littéraire (2009) ,138. 77 1. Nature et poétique comme « processus » a. « Ce besoin d’infini / Qui fait bouger la mer » (AP, 173) Lors de ses cours enseignés en 1960-1961, Maurice Merleau-Ponty retrace l’évolution du concept de nature à travers le temps pour aboutir au Concept of Nature d’Alfred-North Whitehead. Décédé en 1961 d’un arrêt cardiaque, il n’aura malheureusement pas l’occasion d’explorer toutes les voies entrouvertes par le philosophe et mathématicien britannique. MerleauPonty insiste pourtant sur le caractère d’ « occurrence » de la nature, « ce qui signifie qu’elle est tout entière en chacune de ses apparitions, et n’est jamais épuisée par aucune d’entre elles103 ». Parallèlement, l’un des mouvements fondamentaux propres au poétique est un geste d’écriture résigné à « n’en jamais finir », à ne jamais tarir le motif, contrairement à la description104. « On n’en finit jamais/ Avec la lune » (AP, 165) admet Guillevic. Peut-être est-ce le phénomène d’attraction lunaire, et son caractère cyclique qui la rendent particulièrement captivante car elle apparaît chez Beckett de façon éclairante: Non, ce qui fait mon affaire en ce moment, c’est d’en finir avec cette histoire de lune qui est restée inachevée, moi je le sais. […] Cette lune donc, réflexion faite, elle me remplit soudain de stupeur, d’étonnement si l’on préfère. […] je […] ne tardais pas à faire la découverte suivante, entre autres, mais je ne retiens que la suivante, que cette lune qui venait de passer fière et pleine devant ma fenêtre, la veille ou l’avant-veille, l’avant-veille, je l’avais vue jeunette et mince, renversée sur le dos, un copeau. Et je m’étais dit, Tiens, il a attendu la nouvelle lune pour se lancer sur des chemins inconnus, conduisant vers le sud. Et puis un peu plus tard, Si j’allais voir maman demain. Car tout se tient, par l’opération du saint-esprit comme on dit. Et si je n’ai pas mentionné cette circonstance à sa place, c’est qu’on ne peut pas tout mentionner à sa place, mais il faut choisir, entre les choses qui ne valent pas la peine d’être mentionnées et celles qui le valent encore moins. Car si l’on voulait tout mentionner, on n’en finirait jamais, et tout est là, finir, en finir. (M, 53-54) 103 La nature : notes de cours au Collège de France, 160. Pesquès remarque ainsi : « Au fil des ans, je constate que le lieu m’épuise plus que la lettre. La certitude de n’en jamais finir, l’assurance que Juliau pourra toujours engloutir tout essai descriptif sans pourtant lasser sa contemplation, ni rassasier sa lecture, m’ont de plus en plus incliné vers ce sur quoi il n’a pas prise et qui peut le contraindre, lui ressembler, brusquer son paraître : la littérature.» (Face Nord de Juliau II, 16) 104 78 Comme souvent chez Beckett, le fil narratif est ici interrompu au profit d’un commentaire métadiscursif qui fait chanceler le récit puisque le narrateur met à jour sa construction et sa faillibilité en avouant son choix d’avoir, dans un premier temps, éclipsé la lune. D’autre part, l’analepse que suscite l’emboîtement de « cette histoire de lune […] inachevée » déstabilise la progression du récit d’autant plus qu’elle rehausse le conflit entre la volonté d’en venir à bout de l’histoire, « d’en finir », et le mouvement cyclique et inexorable de la lune. Cette insertion de la lune n’est donc pas anodine puisqu’elle génère un mouvement tout autre dans le texte. Il déborde du cadre narratif et octroie à la lune (avec tout le mordant de Beckett) le statut privilégié de « choses qui ne valent pas la peine d’être mentionnées ». Ajoutons : mais qui mentionnées, sinon importent, du moins existent, et créent un mouvement. Bien que par des procédés fort différents de ceux de Guillevic, Beckett admet donc implicitement, en dépit de l’assertion de Molloy (« tout est là, finir, en finir »), le caractère toujours inachevé de l’écriture poétique. Le texte poétique n’a de cesse de s’écrire105, et le travail insatiable et toujours insuffisant du poèteécrivain fait explicitement écho à celui des éléments, notamment à l’élément marin. L’action 105 Guillevic en est fort conscient : « Nous ne cessons pas / de nous inventer // Dans la complicité / Comme la terre et le soleil ». (Possibles Futurs, 42) Ou encore : « Tu n’en finiras donc jamais ? Encore un poème, Encore un, Cette pensée t’agace Et même elle t’affole. Ce besoin d’infini Qui fait bouger la mer. » (Art Poétique, 173) Et de même Pesquès : « Ne serait-ce pas infini d’en parler ? Pourtant, je cesserai de la faire... sans rien interrompre cependant, laissant la parole à son propre abandon, qui n’est tout à fait silence, ni complètement l’oubli mais qui poursuit, sans relâche, sans même parfois qu’on y prenne garde, le travail des mots à l’œuvre dans leur chaîne… : Ressassement d’une parole enceinte, encore muette, de l’être. » (Face Nord de Juliau I, 45) 79 rythmée et régulière de ce dernier, régie par l’attraction gravitationnelle qu’opère la lune sur les vagues, est similaire, pour Guillevic au jet des phrases sur la page: L’océan lui aussi Ecrit et ne cesse d’écrire. A chaque marée Il écrit sur le sable. Il écrit tous les jours, Toujours la même chose. C’est sans doute Ce qu’il doit se dire, La même chose, et pourtant, Qui s’en fatigue ? Ne le jalouse pas ; C’est l’océan. (AP, 211) Beckett et Duras partagent d’ailleurs la même fascination pour cette vaste étendue d’eau toujours en mouvement. Ainsi Molloy révèle-t-il, « [u]ne grande partie de ma vie a déferlé devant cette immensité frissonnante, au bruit des vagues grandes et petites et des griffes du ressac. » (91) Tandis que la mer agit sur Lol V. Stein comme un a(i)mant: née à S.Thala puis traumatisée par le bal de T.Beach106, c’est irrésistiblement vers l’espace marin, rivalisant avec l’amant, que Lol déambule. Ce dernier prompte même Jacques Hold à dire, jaloux : « Qu’a-t-elle été chercher au bord de la mer, où je ne suis pas, quelle pâture ? ». Ce rapport privilégié avec la mer, le long des plages et de son sable recouvert par la marée rythme, à marée basse, à marée haute, le récit. L’alternance du mouvement liquide est ainsi retranscrite textuellement: 106 Duras elle-même explique, dans un long entretien avec Michelle Porte « Les différents lieux de Lol V. Stein sont tous des lieux maritimes, c’est toujours au bord de la mer qu’elle est, très longtemps j’ai vu des villes très blanches, comme ça, blanchies par le sel, un peu comme si du sel était dessus, sur les routes et les lieux où se déplace Lola Valérie Stein. Et c’est après coup que j’ai compris que c’étaient des lieux, non seulement marins mais relevant d’une mer du Nord, de cette mer qui est la mer de mon enfance aussi, des mers… illimitées.» (Les Lieux de Marguerite Duras, 82) 80 Nous sommes sortis par la porte qui donne sur la plage. Nous y sommes allés sans le décider. Arrivée au jour, Lol s’est étirée, elle a longuement baillé. Elle a souri, elle a dit : - Je me suis levée tellement tôt, que j’ai sommeil. Le soleil, la mer, elle baisse, baisse, laisse derrière elle des marécages bleus de ciel. Elle s’allonge sur le sable, regarde les marécages. (RLVS, 182, mes italiques) Cette brève phrase (en italiques) s’insère dans un passage marqué par la langueur d’un sommeil imminent et la répétition du verbe « baisse » et du phonème [ɛ] (« baisse »/ « laisse ») imite le glissement léger de l’eau. Son bercement rassurant suscite d’ailleurs le passage de la position debout à celle allongée, alors même que les marécages recevant le « bleu du ciel » anticipent l’accueil par le sable du corps de Lol. La séduction sonore, visuelle et tactile du lieu se manifeste phonétiquement par un réseau envoutant d’allitérations en [l], [s] et [m] et d’assonances en [e] (et [ɛj]) qui semblent attirer dans leurs mailles les deux protagonistes rendus passifs, se déplaçant, «sans le décider ». Par contraste, le mouvement montant de la mer apparaît ainsi quelques pages plus loin : Je suis avec elle à m’attendre : la mer monte enfin, elle noie les marécages bleus les uns après les autres, progressivement et avec une lenteur égale ils perdent leur individualité et se confondent avec la mer, c’est fait pour ceux-ci, mais d’autres attendent leur tour. La mort des marécages emplit Lol d’une tristesse abominable, elle attend, la prévoit, la voit. Elle la reconnaît. (RVLS, 186) A la légèreté et l’abandon du premier extrait succède ici une inquiétude rendue par les nasales, et les sons ouverts [o], [wa] envahissant, menaçant le texte tel que la mer les lieux. Car pour Duras, « [l]a mer est complètement écrite (…). C’est comme des pages, voyez, des pages pleines, vides à force d’être pleines, illisibles à force d’être écrites, d’être pleine d’écriture. » (LMD, 83) Réciproquement, ce mouvement de ressac se retrouve pour Pesquès également au niveau de l’écriture face à ce qui « résiste et reste à dire », « réclamant » un « retour », dans un « ressassement » incessant : autant de « re » pour un de va-et-vient, de flux et de reflux : 81 Face à l’inconnu, à ce qui toujours résiste et reste à dire, le désir vient du harcèlement et de l’obstination… du retour entêté, d’assaut en assaut, vers cela : l’inépuisable, l’inachevable, ce qui appelle sans cesse un peu plus de patience, ce qui réclame une force de ressassement qui ne doit être qu’élan et porter par son flux, comme un ressac, la parole jusqu’aux choses… Et les choses, alors, par quelque prise, s’en trouvent touchées. .. (FNJI) Tous ces exemples rejoignent une notion reprise par Merleau-Ponty et introduite par Whitehead dans Process and Reality : an Essay in Cosmology, celle d’une nature comme processus, comme « pur passage » puisque « [i]l n’y a pas moyen d’arrêter la nature pour la regarder » (RC, 160). De même, Jaccottet insiste sur l’action permanente du monde : « La terre n’est pas un tableau fait de surfaces, de masses, de couleurs ; ni un théâtre où les choses auraient été engagées pour figurer une autre vie que la leur. Je surprends un acte, un acte comme l’eau qui coule. » (PAFA, 41) Cette particularité de notre rapport à la nature est frappante : la surprenant « en acte », nous ne sommes jamais en mesure de la saisir d’un coup et sommes condamnés à une appréhension du monde fragmentée, en occurrences éclatées. Cependant, toutes ces manifestations, aussi parcellaires et neuves soient-elles, font partie d’un processus et un mouvement les orchestre et les lie. De même, le poétique ne peut tarir toutes les possibilités du langage et tout poète a conscience qu’il n’en propose qu’une fraction. Pour autant ces segments ou fragments de nature et de verbe n’en sont pas insignifiants puisqu’ils saisissent et condensent en eux (au niveau du texte ou de l’échange avec la nature) une dynamique plus large. b. « Recoudre l’univers » : dynamiques d’un tissu éco-poétique Si le texte poétique capte ce passage et s’inscrit dans ce processus, s’y mêlant et le renforçant, d’autres mouvements internes se manifestent au cœur du texte. Un faisceau d’échanges, similaires à ceux d’un écosystème, y ont lieu. A une différence près : les associations se créent au sein d’une communauté de mots investis de l’espoir qu’ils puissent 82 additionner les « rapports avec le monde »107. Les mouvements sont donc doubles : le texte poétique doit être équipé d’un maillage dynamique suffisamment dense pour lui-même égaler les réseaux du dehors, et ainsi être digne de les appeler et de les accueillir. Comme l’a finement et judicieusement démontré Steven Winspur dans La poésie du lieu, l’adresse devient alors cruciale dans ce procédé. A travers elle, de nombreux poèmes de Guillevic entretiennent un mouvement entre entités, comme ici : « Me prendrez-vous dans vos réseaux, / Vous qui dormez ? » (AP, 123). L’apostrophe n’est d’ailleurs plus l’apanage d’humains entre eux, mais est employée par Guillevic dans toutes sortes de configurations (humain, non-humain ; végétal- animal ; minéralvégétal, etc.). Ces infinies variantes partagent cependant un trait : « comme un appel », elles créent un élan vers le destinataire de l’adresse tout en l’accueillant dans ce réseau d’échanges : Ecrire comme un appel : Quand j’écris, C’est comme si les choses, Toutes, pas seulement Celles dont j’écris Venaient vers moi Et l’on dirait et je crois Que c’est Pour se connaître. (AP, 149) Ainsi l’acte d’écrire même est-il propice à une venue « des choses », comme si ellesmêmes étaient happées par le tissu poétique. Inversement, il permet et répond également à une « absorption dans le dehors » comme l’appelle Jaccottet108 puisque l’appel ouvre sur un échange 107 « Rêvé / D’un seul poème // Qui dirait la somme / De tes rapports avec le monde / Et ce toi-même en toi. // La somme que le tout / Doit dire à travers toi. » (AP, 303) 108 « …mais il faut que le pas en ces abords ne soit plus entendu, que l’esprit et le cœur ralentissent ou presque oublient, au bord de la disparition bienheureuse, d’on ne sait trop quelle absorption dans le dehors ». (Cahier de Verdure, 32) 83 bilatéral entre émetteur et récepteur, aussi inattendus soient-ils. Nuit, pierre, fleur, oiseau, arbre, nuage sont autant d’interlocuteurs possibles. Le geste de salutation, soit du poète vers un élément/ une entité ou vice-versa parcourt ainsi les œuvres. Et si ce mouvement est verbalisé par le poète, reproduisant souvent une rythmique semblable à celle du va-et-vient de la marée, il n’y est pas confiné, au contraire, puisqu’il naît souvent d’un regard ou d’une sensation : J’ai joué sur la pierre De mes regards et de mes doigts Et mêlées à la mer, S’en allant sur la mer, Revenant par la mer, J’ai cru à des réponses de la pierre. (S, 144) Dans ce poème, Carnac, le salut de la pierre semble approuver l’approche sensuelle du « je » vers elle, la valider. Nous pouvons alors nous demander, avec Guillevic, « Mais saluant la pierre, / Qu’est-ce que tu salues ? » (S, 58). Ou comme Jaccottet : Un salut, au passage, venu de rien qui veuille saluer, de rien qui se soucie de nous le moins du monde. Pourquoi donc, sous ce ciel, ce qui est sans voix nous parlerait-il ? Une réminiscence ? Une correspondance ? Une sorte de promesse, même ? Vues dont le mouvement, comme celui des oiseaux, recoudrait l’univers. (CV, 33) Les deux poètes ont conscience que l’enjeu de ce « salut » dépasse le verbal, sans doute parce que figurativement, « saluer » quelqu’un que l’on aborde (par une parole, mais aussi par un geste, un regard, un appel), est avant tout « accueillir (quelque chose, un événement) par des manifestations extérieures », voire « honorer quelqu’un en lui reconnaissant un titre au respect », selon le Grand Robert. La particularité du salut chez nos poètes est qu’il s’étend au non-humain tandis que le caractère d’événement du salut prend le pas sur le dire même. Le salut s’apparente ainsi un appel (comme « [l]’appel de Carnac », S, 178), ou à une inclination plus large: 84 Conseils venus du dehors : certains lieux, certains moments nous « inclinent », il y a une pression de la main, d’une main invisible, qui vous incite à changer de direction (des pas, du regard, de la pensée) ; cette main pourrait être aussi un souffle, comme celui qui oriente les feuillages, les nuages, les voiliers. Une insinuation, à voix très basse, comme de qui murmure : regarde, ou écoute, ou simplement : attends. (CV, 16) Dans ce passage Jaccottet tente d’expliquer le dynamisme de ce mouvement qui fait pression et nous « incite à changer de direction » tout comme la mer ou les champs de seigle agissent sur Lol et la forêt sur Molloy. Pour en rendre compte cependant, même si ces appels sont ressentis à de multiples niveaux par les poètes- écrivains, seuls les mots sont à leur disposition. Limités, insuffisants certes, mais incontournables109. Pesquès décrit ainsi une relation nécessairement « toujours triangulaire entre une chose, un individu et un langage » où « il semble exister un lien qui interdise d’évincer le rôle d’aucun. » (FNJII, 38). Dans cette configuration, les mots ne sont donc plus secondaires car c’est d’eux qu’émane le mouvement permettant de rejoindre un « espace » plus vaste: « L’étonnant / C’est que tu n’arrives/ A cet espace / Qu’avec des mots » (AP, 267). Les mots, en habillant les choses tendent donc, selon Pesquès à « l’insatiable récit »110 de ce que les choses sont vraiment, même si deux travers principaux rendent l’exercice périlleux. D’une part les mots ne peuvent peut-être pas égaler « le pollen » illimité des choses, et leur propre fécondité ou capacité à engendrer un mouvement de vie est loin d’être acquise. Second danger: tomber dans la représentation et ne pas faire une richesse de la faillibilité inhérente aux mots, une « incompétence » qui est aussi leur force : 109 « Ce dire médiateur, incontournable – seule chose qui crée rapport entre nous : transit et acte de naissance – ce dire est aussi pierre d’étranglement. Là, par les mots, se dresse un écran meuble ; là s’aiguillent des pistes où quelque chose chaque fois surgit, s’affole et tombe… : rigueur fragmentée, grandissant d’échos jusqu’à quelque innommable solitude ». (FNJ1, 39) 110 « De sorte que ce que la colline abrite là, sous mes yeux, qui n’a pas de nom, qui est son corps et son habit, qui est ELLE VRAIMENT, attend aussi l’infini vêtement des mots qui la découvriront… qui lui ouvriront l’insatiable récit pour lequel elle patiente. Un si illimité pollen, sous le butin des mots, entretient-il en nous une même fécondité ? » (FNJI, 55) 85 Plus je la visite et la choie d’attentions, plus ce que les phrases ne parviennent pas à dire subsiste comme leur plus profonde raison d’être. A savoir que ce dont elles évoquent sans lassitude l’aveu, ce pour quoi elles s’entêtent, est précisément cette incompétence où elles puisent toute leur force, répétant, au fil des pages, que la chose ne saurait être dite ni atteinte sans mettre en péril le procès de la représentation, sans tuer à coup sûr par un silence entier ce que la parole a pour vocation de taire. (FNJIII, 46) Par conséquent le texte poétique s’escrime à ne pas « taire » ce potentiel du verbe, et pour ne pas céder au piège de la représentation, il doit « s’entêter ». Les mots doivent résister à une syntaxe trop normée, trop pressée d’ « en finir ». Le mouvement poétique va donc à contre-courant, puisqu’au-delà de l’ouverture évoquée dans le premier chapitre, ce dernier active un mouvement accueillant chocs, déséquilibres, et chancellements de la parole. Tel un mouvement de houle déstabilisant les bases du langage courant, le poétique détrône, secoue l’édifice de la parole. Une des traductions matérielles de ce passage de la nature qu’on ne « saisit jamais dans ses manifestations, sans que jamais ces manifestations ne l’épuisent » (RC,163), est, comme le rappelle Merleau-Ponty, l’enjambement. Whitehead exprime son rôle en ces termes : « La nature est pur passage. Elle est comparable à l’être d’une vague, dont la réalité n’est que globale et non parcellaire. L’individualité de l’ordre n’est pas identité matérielle. Tout comme la vague n’est qu’un enjambement, de même la Nature est un enjambement du temps et de l’espace sérial. » (RC, 163) Bien que l’acception du terme « enjambement » pour Whitehead ne corresponde pas, strictement parlant, à son acception en poésie, toutes deux partagent toutefois un sème commun : celui du saut qu’il permet de vague à vague ou de ligne en ligne, et l’ébranlement de la structure (dans notre cas syntaxique ou métrique) qu’il provoque. L’enjambement est courant chez Guillevic comme dans ce poème de Réseau : Difficile à comprendre Est à quoi tend Le mouvement, sinon 86 A l’arrêt définitif, Avec De temps en temps la grâce De quelque halte partagée. (E, 46) L’utilisation de ce procédé saccade le rythme du poème en segments interrompus : alors qu’il est composé d’une seule et unique phrase, sa décomposition en sept vers ou étapes, exacerbe la tension entre « le mouvement » que capte le poème et la « halte partagée ». Chaque cassure ou brisure syntaxique sépare la chaîne normalement continue de sujet et verbe, verbe et complément, préposition et nom, puis nom et gérondif. Elles sont matérialisées par les enjambements qui, en accentuant ces pauses, rehaussent pourtant d’autant plus l’élan du poème. Un effet que l’on retrouve chez Jaccottet à la fin d’un poème dont le début déplorait notre éphémère passage sur terre en tant qu’être-humains : Néanmoins, En passant, nous aurons encore entendu Ces cris d’oiseaux sous les nuages Dans le silence d’un midi d’octobre vide, Ces cris épars, à la fois près et comme très loin (ils sont rares, parce que le froid S’avance telle une ombre derrière la charrue des pluies) Ils mesurent l’espace (PSN, 21-22) Le rejet de « ces cris » au troisième vers les rend plus sonores encore (surtout que le groupe nominal encadre le quatrième vers, marqué par un rythme ternaire ou chaque pause se heurte soit au « silence », à « midi » ou au « vide ») tandis que l’avancée métaphorique du « froid » à cheval sur deux vers à la fin du poème est renforcée par l’enjambement. Nous reviendrons prochainement à cette déflagration du cri dans le texte poétique, mais évoquons d’abord, avant de l’aborder, un autre niveau déstabilisant mais tout aussi perforant et générateur de mouvement au sein du tissu poétique : celui de la phrase. 87 c. « Quelque chose de manqué, de sauté, qui serait une réussite. » (FNJII, 53) C’est en effet au niveau de la phrase que se capte peut-être le plus vivement le mouvement subversif du texte. Comme le démontre Mireille Calle-Gruber dans son article sur le style poétique durassien, un certain « descellement » l’accompagne, c’est-à-dire une certaine transgression dans son sens premier de dépassement, d’aller au-delà. De quoi ? L’avancée de la phrase, pleine de potentiels et d’équivoques, va à l’encontre d’une syntaxe plus rigide111. Face à l’ordre, à la rigueur et aux codes syntaxiques, Mireille Calle-Gruber voit dans la phrase un champ plus personnel et un champ de résistance. Peut-être est-ce dans cet écart de langage, pour faire écho à Beckett 112, qu’a lieu le poétique. Cette subversion de la langue distinguerait alors la plupart des textes d’une « écriture » (poétique), une interprétation que valide Duras dans ses propres commentaires113et surtout à travers toute son œuvre. Un bel exemple en est le procédé d’enchâssement utilisé au début du roman pour décrire Lol : « Tatiana dit encore que Lol V. Stein était jolie, qu’au collège on se la disputait bien qu’elle vous fuit dans les mains comme l’eau parce que le peu que vous reteniez d’elle valait la peine de l’effort ». (RLVS, 13). Le flot de la phrase emporte ici le lecteur dans 111 Mireille Calle-Gruber le démontre de façon convaincante en opposant syntaxe et phrase à l’aide de leur étymologie. « Syntaxe : sun = avec ; taxis = ordre, c’est la partie de la grammaire qui traite de la fonction et de la position des mots et des propositions dans la phrase. Parler de « syntaxe » c’est donc traiter des codes de la loi (pré)établie, de l’ordre (étymologie) voire d’une logique démonstrative. asō, p ase n : signifie faire comprendre, indiquer par des signes – rires, larmes, gestes- ou par la parole ; expliquer ce que l’on pense, ce que l’on veut dire. Après Homère, c’est aussi « parler » pour se faire comprendre, dire, annoncer. La forme phrazomai signifie : penser, réfléchir, avoir un avis ; méditer, imaginer un dessein. (…) Autrement dit, la phrase excède la grammaticalité de la langue et fait signe de multiples façons. Avec la phrase et le phraser, il y va de l’interprétation, de la plurivocité des signes. » (« La Scène la phrase ou qu’est-ce qu’un ton en littérature ?» in Marguerite Duras ou la Tentation du poétique, 74-75) 112 Moran commente ainsi, « Il me semblait que tout langage est un écart de langage. » (M, 158) 113 « Je crois que c’est ça que je reproche aux livres, en général, c’est qu’ils ne sont pas libres. On le sent à travers l’écriture : ils sont fabriqués, ils sont organisés, réglementés, conformés on dirait. Une fonction de révision que l’écrivain a très souvent envers lui-même. L’écrivain, alors il devient son propre flic. J’entends par là la recherche de la bonne forme, c’est-à-dire de la forme la plus courante, la plus claire et la plus inoffensive. Il y a encore des générations mortes qui font des livres pudibonds. Même des jeunes : des livres charmants, sans prolongement aucun, sans nuit. Sans silence. Autrement dit : sans véritable auteur. Des livres de jour, de passe-temps, de voyage. Mais pas des livres qui s’incrustent dans la pensée et qui disent le deuil noir de toute vie, le lieu commun de toute pensée. » (LMD, 34) 88 une série de propositions emboîtées les unes les autres. Aussi libres (sans ponctuation, hormis une virgule) que Lol, elles sont difficiles à distinguer ou à retenir, tant elles s’enchevêtrent, mais elles forcent la syntaxe à suivre le mouvement évasif de Lol. Les distorsions au cœur des phrases sont parfois plus brutales encore, comme dans ce fragment de Du Domaine : « L’herbe aussi / Te dort ». Brisant ici toute syntaxe habituelle puisque dormir n’est pas un verbe transitif, l’ajout du pronom personnel « te » crée une nouvelle possibilité, un rapport nouveau entre l’herbe généralement perçue comme inanimée d’une part, et son complément. Guillevic transgresse certes la langue mais la dynamise. Extrêmement sensible à cette dimension du poétique, Pesquès met non seulement en pratique ces expérimentations aux limites de la phrase, mais ces « effractions114 » pour étreindre le mouvement de la langue constituent le sujet même de nombres de ses poèmes115. Il a fortement conscience de l’ « avancée » (terme de Whitehead) que peut propulser la phrase à condition qu’elle soit prête à faire ployer la syntaxe : Phrase dans son application à avancer, et d’un bloc étourdie par son pas, et d’un bloc étourdie par son monde. Une apnée de phrase, les yeux fermés, isomorphe au paysage, à la glissade de l’ombre sur la pente parmi l’insoumission des verts et la pluralité des choses. (FNJII, 54) Dans cette « application à avancer », la phrase est pourtant fragile, « étourdie » à la fois par son propre cheminement et la pression, l’apnée du monde environnant. Mais la « glissade » 114 « Cette impression fréquente, tenace, que la plupart des ces phrases pour Juliau, me tiennent à l’écart du poème. Impression que je n’accueille que si, aussitôt et tristement, j’en accepte la responsabilité. Car je reste trop souvent en deçà de la langue, subjugué par la précision de ses pouvoirs et à la remorque de ses lois, de ses dictionnaires dont je me persuade que seule leur maîtrise conduira à quelque effraction. » (FNJII, 51) 115 Comme ici, où la phrase se fait animale :« Phrase dressée sur son axe, tournant sa grammaire et ainsi grattant ; phrase qui, par la raideur de griffe, ouvre, avance, pénètre, mais sans voir, pouvant à peine se regarder, n’observant plus son maintien, ne pouvant précisément plus le faire dès l’instant où elle a cessé de voir (ou bien ne regardant plus qu’elle-même de peur de ne plus rien voir d’autre) : ce vert qui l’embue, mais ce sont mes yeux d’abord. » (FNJII, 52) 89 périlleuse le long de la phrase ou de la colline a le même effet que « le peu que vous reten[ez] » de Lol. Il en vaut « la peine de l’effort » puisque cette opération est porteuse : L’entre-phrase débouche par intrusion. Demandeuse d’asile et de sens : le tourbillon de l’entre-phrase, si la phrase a su rompre ; si elle a su refuser l’évidence rhétorique, la coulée grammairienne ; si elle a su, refusant, effectuer le saut syntaxique, l’arrêt, le gouffre, l’irruption du poème. (FNJII, 69) Pour parvenir à cette « irruption du poème », Pesquès préconise, tout comme Beckett caractérise la phrase de « démente » (M, 60), une approche nerveuse (26), quasi terroriste de la phrase : La seule façon de désamarrer la prose – d’en décoller la pate, le plomb abouché aux choses, faisant corps avec elles, s’y substituant faussement - c’est de la faire sauter. (FNJII, 68) Nous verrons plus loin quels sont les enjeux de cette phrase, « phénomène adjacent qui fait sauter la chose par-dessus » (FNJII, 72), lorsque l’on parvient, à partir du « deçà de la langue » (FNJII, 51, voir note 18) à atteindre ce dépassement. Mais il nous reste auparavant à sonder deux autres types de mouvement récurrents dans nos œuvres : celui du chant, et celui de l’errance. 2. Entre silence et cri, le tremblement d’un dire sauvage : le chant Dès les premières pages de Du Domaine, Guillevic provoque le lecteur en ces termes: « Si c’est pour demander / Pourquoi le silence // Vous n’êtes pas d’ici. » (DD, 10) Et effectivement, le silence est si prégnant dans tout texte poétique que ne pas le considérer équivaudrait à négliger tout un pan de son fonctionnement. Inhérent au poétique, le silence est d’ailleurs souvent proposé comme un de ses traits distinctifs. Ainsi Guillevic, dans Choses parlées, un entretien avec Raymond Jean, note-t-il, sur la poésie, … eh bien, pour moi elle est concrétisée dans le vers qui est du langage entre deux silences, en même temps que le silence entre les mots, c’est une union, une noce entre la parole et le silence. Il y a des silences plus ou moins grands, plus ou moins longs, le silence de la fin du vers, le silence entre les strophes… En fait la tension naît d’un rapport entre le texte et le silence, c’est un duetto entre les deux. (CP, 76-77) 90 C’est précisément ce « duetto » qui nous intéresse dans notre perspective, et en particulier l’alternance, frappante, du silence et du cri, et le mouvement qu’elle suscite entre ces deux pôles, aussi indissociables que la mer et la marée (« On ne s’ennuie jamais / Tous les deux // On a tellement de choses / A ne pas se dire // C’est comme la mer et la marée » (AP, 23)). Le silence est en effet un leitmotiv chez tous nos auteurs et se dresse contre l’excès de parole, contre le « babil cliquetant » (M, 22) de la mère de Molloy ou « les paroles [des hommes] accolées à leurs lèvres comme une bave volatile » (FNJII, 28) pour Pèsques. Le silence est pour les protagonistes de Duras et Beckett un refuge aussi réconfortant que nécessaire en ce qu’il offre les conditions d’un rapport plus authentique, plus ouvert avec les alentours. Ainsi est-ce en silence, propice à une immersion et attention attentive que Molloy gagne un accès intime aux choses, comme dans le jardin de Lousse : Et cette nuit-là il n’était pas question de lune, ni de lumière, mais ce fut une nuit d’écoute, une nuit donnée aux menus bruissements et soupirs qui agitent les petits jardins de plaisance dans la nuit, [….]. C’est peut-être le bruit lointain toujours le même que fait la terre et que les autres bruits cachent, mais pas pour longtemps. Car ils ne rendent pas compte de ce bruit qu’on entend lorsqu’on écoute vraiment, quand tout semble se taire. (M, 64) Le silence entraîne l’écoute et se transforme alors en réceptacle de bruits (ou de cris, comme nous le verrons) qu’il appelle et aiguise. Un phénomène que le poème tend justement à saisir, et sur lequel revient Guillevic en assimilant le poème à un « chalut » (AP, 279), une embarcation à flots mais où le silence recueille les bruits sous forme de mots pour les « arrimer »116. Cette 116 « Un travail : créer De la tension Entre les mots, Faire que chacun En appelle un Ou plusieurs autres. Ils ne tiennent Pas tellement à venir 91 opération de recueillement pour fixer les mots dans un ensemble mouvant provoque une tension unique puisque le poème est alors « [à] la fois vivant/ Et figé » (AP, 279). Le silence devient donc un précieux complice, qui étrangement « parle » autant qu’il « déparle » (AP, 22). Il se matérialise sur la page par les blancs qui, loin d’être vides, forment, en accueillant les mots, le maillage d’un filet avide d’être tendu pour appeler, saisir d’autres mots. En outre, le silence crée les conditions pour être « aux aguets », tel un « pêcheur qui attend // De tenir bientôt / Du vivant » (AP, 243). Toujours aux aguets Quoi que je fasse, Désirant Je ne sais quoi. Je ne l’apprendrai Que lorsque cette espèce de chose Je l’aurai là Dans mes filets – Quels filets ? (AP, 238) Le motif de « recueillir » (AP, 249) et collecter « cette espèce de chose », « les fruits éphémères » (FNJII, 28) ou « ce peu de paille » (PSN, 30) dans les filets du silence apparaît également chez Jaccottet : Mais chaque jour, peut-être, on peut reprendre Le filet déchiré, maille après maille, Et ce serait, dans l’espace plus haut, Comme recoudre, astre à astre, la nuit. (PSN, 32) De leur plein gré. Quand ils arrivent Ils sont arrimés Irrévocablement Par un silence Qui ne sera Jamais rompu. » (AP, 280) 92 Or qui dit filet, maille ou réseau dit « trou » (équivalent chez Duras et Beckett aux perforations de la trame narrative117), ou, mieux encore, la possibilité de « percer118 ». Pour ce faire, rien de plus strident que le cri, nécessaire et surtout complémentaire au silence. Un cri qu’on ne peut souvent taire et qui non seulement résonne mais reconfigure l’espace : « Il suffit d’un cri- / Et c’est une autre géométrie » (DD, 132) rappelle Guillevic. Nous verrons plus loin en quoi le cri déstabilise les schèmes de pensée habituelle, mais concentrons-nous pour le moment sur l’aspect dynamique de cette « autre géométrie ». Elle se manifeste notamment lors du passage de l’avant-bal à l’après bal pour Lol (RLVS, 22) car face au traumatisme qu’elle y a vécu, seules deux solutions sont tenables : un mutisme profond, ou le cri : « elle cessa même petit à petit de parler. […] Elle ne comprenait pas pourquoi, disait-elle. Sa difficulté devant la recherche d’un seul mot paraissait insurmontable » (RLVS, 23). Le cri la délivrera momentanément avant que le silence ne regagne ses droits. Complémentaires, cri et silence sont en effet tous deux une réponse au langage commun que ni Lol, ni Molloy, n’emploient. Leur inclination pour le silence et leur utilisation ou sensibilité aux cris (les leurs, ou ceux qu’ils entendent) les placent dans un espace frontalier, aux limites de la parole, frôlant ou côtoyant un monde plus sauvage. Duras l’exprime admirablement dans Ecrire : Ҫa rend sauvage, l’écriture. On rejoint une sauvagerie d’avant la vie. Et on la reconnaît toujours, c’est celle des forêts, celle ancienne comme le temps. Celle de la peur, distincte et inséparable de la vie même. […] C’est pas seulement l’écriture, l’écrit, c’est les cris des bêtes de la nuit, ceux de tous, ceux de vous et moi, ceux des chiens. C’est la vulgarité massive, désespérante, de la société. (24) Reconnaître le cri dans toute cette dimension, c’est donc admettre une part plus ancestrale et sauvage en nous, et accepter, dans tout cri, « les cris des bêtes de la nuit» et cris de toutes sortes. 117 118 A ce propos, l’étude d’Irene Pagès, Marguerite Duras dans les trous du discours, est éclairante. « Dans ce dehors, / Les mots percent. // Les mots sont des épées // Comme les ventres des brouillards » (AP, 168) 93 Cette part de « vulgarité », son côté indécent et dérangeant est entièrement assumé par Molloy. Ce dernier parvient d’ailleurs à identifier certains cris, comme ceux des râles d’eau, qu’il ne peut se résoudre à taire : Mais avant de quitter ces sites enchanteurs, suspendus entre la montagne et la mer, abrités de certains vents et ouverts à tout ce que le midi apporte, dans ce pays damné de parfums et de tiédeurs, je m’en voudrais de taire le terrible cri des râles qui courent la nuit dans les blés, dans les prairies, pendant la belle saison, en agitant leur crécelle. Cela me permet, par surcroît, de savoir quand débuta cet irréel voyage, … 2ème ou 3ème semaine de juin… c’est alors que les râles se font entendre. (M, 20) La mention du cri de cet oiseau, habitué des marécages et roselières est révélatrice : elle indique une certaine affinité avec les lieux puisque le narrateur en déduit la saison. Pourtant, le cri de cet oiseau solitaire, discret et bien plus facile à entendre qu’à voir n’a rien d’apaisant, ni d’ « enchanteur » comme le laissait entendre le début descriptif de la région traversée par Molloy. Au contraire, le cri habituel du râle est qualifié à juste titre de « terrible » par Beckett sans doute parce qu’il est souvent assimilé au cri d’un cochon qu’on égorge119. Il donc vient perturber le texte et le perforer d’un cri dérangeant et languissant. Il rappelle d’ailleurs le cri auquel Guillevic consacre son poignant poème, Enfance (ET, 55-58). Il s’agit là aussi précisément du cri envahissant du « cochon qu’on égorge » mais duquel personne ne fait cas ; seul l’enfant d’alors le perçoit vraiment tandis qu’il laisse « murs » et « gens » indifférents. Or « [c]e cri que le bourg/ Autrement taisait » (ET, 55), le poème le reçoit et dévoile son « imposture » en lui redonnant vie puisqu’à travers lui : « nous restons / à côté du cri // Si ce n’est pas nous / Qui serons ce cri ». (ET, 57) Le texte poétique penche donc du côté du cri. Il tend à l’insérer ou à le traduire120, aussi difficile que puisse être cette entreprise. 119 http://www.oiseaux.net/dossiers/gilbert.blaising/le.secret.rale.d.eau.html Jaccottet évoque le cri d’un oiseau dans ces lignes : « Je comprends seulement : « ici, ici, ici », ou « vie, vie, vie » ; et moi qui si souvent tremble et perds pieds, moi que le moindre sang dévoyé écœure, je me remets à les 120 94 Pesquès le démontre, dans la lignée de Duras évoquant les « cris des chiens », en révélant que « Juliau » est à la fois le nom de la montagne et le nom de son compagnon121 : Juliau, notre chien (nom deux fois passionnel pour moi), a vécu aujourd’hui neuf crises d’épilepsie. […] Au seuil de certaines crises, il proféra un hurlement si profond, ventre lié, poumons tordus, tout le corps rigidifié par l’extrême contraction, qu’il sembla émettre, en basculant dans l’inconscience, un cri total, halluciné, un arrachement à tout, mais aussi un appel fou, mêlé de rage et de terreur comme si un râle avait le pouvoir de puissamment exhorter la crise à avoir lieu. C’est un cri qui ressemble à celui que j’imagine qu’il pourrait précéder, sinon être vraiment, le mot du poème. Il est le bord du mot et aussi, déjà, l’écho atroce de son absence, le cri qui signe l’impossibilité du mot. Car la souffrance du percement de ce non-mot est aussi son passage, sa venue manquée, l’agonie de sa poussée. Mot qu’on entendra jamais, dont le cri trahit ce jamais. Bête qui va revivre. La bouche ouverte sur l’inénarrable. La crampe d’origine de toute espèce de verbe. La langue tétanisée pour que la langue se délie, en sectionnant le un du nœud premier, d’une convulsion sonore qui fractionne d’un coup l’aventure et la tombée du sens. (FNJII, 55) Cette mention passagère de l’animal crible littéralement le texte : le « hurlement » du chien épileptique y résonne, un « râle » d’autant plus redoutable qu’en plus de signaler sa condition, cette « convulsion sonore » annonce une crise. Cette position limitrophe, « au seuil » est pour Pesquès semblable au « cri » précédant le « mot du poème » : nous sommes au « bord » d’un gouffre, d’un précipite terrifiant où surgit « l’impossibilité du mot », « l’inénarrable » puisqu’il équivaut à « la tombée du sens ». D’où cette « crampe » handicapante, cette menace d’ « absence » de mot. Pour autant ce cri est « passage » et provoque, même si elle risque d’être « manquée », une « venue ». Le cri propulse ainsi un mouvement. traduire, ici, à ma fenêtre de pierre, dans la lumière qui est le lait des dieux, ici, sous la Couronne invisible, en cet instant ». (PDFA, 106) 121 Il est par ailleurs intéressant de noter l’importance de la figure du chien (occupant une place clef entre humain et non-humain, et facilitant souvent un lien). Les chiens apparaissent chez Pesquès, Duras, Beckett et Chamoiseau. 95 S’il aboutit, dans l’entre-deux du silence et du cri peut naître le poème, une écriture poétique ou un « chant » vacillant, dans un jeu d’équilibre précaire puisque « [s]i le chant / N’épouse pas le silence, / Alors il n’est pas. » (AP, 324). Reste donc à trouver un juste milieu de la même manière que « Tout Le chant/ Cherche à entrelacer // Le mouvement, / L’immobilité. » (AP, 334). Dans les deux cas, l’écriture poétique transcrit une tension de la langue, et répond à « l’appel » du silence pour le « transmuer en chant122 », rendant paradoxalement possible une avancée vers plus de silence à travers les mots : Comme certaines musiques Le poème fait chanter le silence, Amène jusqu’à toucher Un autre silence, Encore plus silence. (AP, 77) L’attraction pour les oiseaux chanteurs de Guillevic se comprend alors mieux puisque « Quand le chant n’est plus là / L’espace est sans passion.»123(S, 125). Comme le merle, prolonger un cri et l’insérer, pour le poète, sur la page, dans ce blanc silencieux revêt encore plus d’importance: J’entends encore, J’entends aussi le merle Siffler dans les halliers. 122 « Il y a ce matin Sur le paysage Un total silence Egalant un appel Et tu voudrais Le transmuer en chant. » (AP, 397) 123 Le constat qu’établit cette phrase est d’ailleurs accablante ici si elle est lue (ou entendue) au regard des chiffres de l’amoindrissement inexorable des chants d’oiseaux dans nos campagnes, où les mélodies se font de plus en plus rares. Les prédictions du rapport rédigé par le Musée d’Histoire Naturelle et l’UICN (Union Nationale pour la Conservation de la Nature) en 2008 sont à ce sujet sont alarmantes : leur bilan avertit qu’un quart des espèces d’oiseaux nicheurs seraient déjà disparus, en péril ou menacé : http://inpn.mnhn.fr/docs/LR_FCE/DMLR_aves_nicheurs_metro.pdf 96 Lui aussi Troue le ciel Nous agrandit l’espace. (AP, 98) Ainsi, le chant ou l’écriture poétique, mêlant silence et cris sont-ils porteurs d’un mouvement qui fore son chemin vers « un autre silence » au point de « toucher » un espace agrandi de l’insertion du cri. Plus que tout autre type d’écrit, le poétique est en effet à même d’accueillir silence et cris. Une autre variante importante de ce mouvement vers le moins humain, est celle, à l’image de nuages striant le ciel au gré du vent, de l’errance ou d’un mouvement sans destination préétablie. 3. Une poétique de l’errance : de la dérive au choc de la rencontre Il y avait une circulation manifestée ainsi par des signes ; les signes seraient frêles, comme nous sommes friables, mais la circulation continuerait au-delà de toute espèce de cassure. Un vagabond peut entrevoir cela. (Philippe Jaccottet, Cahier de verdure, 75) Si toute une tradition de littérature de vagabondage existe depuis la fin du XVIIIème siècle, notamment dans les Rêveries de Rousseau (ainsi que dans sa lignée les textes de Senancour et Hugo par exemple), il prend une dimension toute autre dans les écrits de Beckett et Duras. L’errance s’y manifeste à deux niveaux (thématiquement à travers la progression des personnages, et « textuellement » (Molloy, 123) à travers la dérive des mots). Elle devient propice à des chocs de vie ou de rencontres aussi inattendus que puissants. Dans Molloy de Beckett comme dans Le Ravissement de Lol V. Stein de Duras, les deux protagonistes principaux aiment déambuler ou se perdre dans la nature (dans la forêt ou la plaine pour Molloy, dans les rues de T. Beach et S. Thala, leurs plages et leurs jardins pour Lol). 97 Quel meilleur prototype de vagabond en effet que Molloy ? Hormis l’obsession récurrente mais flottante de rendre visite à sa mère124, nulle destination ne motive ses déplacements incessants dans un espace devenu tellement familier qu’il en devient pour Moran « le pays de Molloy » (M, 181). Cette région définit Molloy autant qu’il la définit. Il la parcourt à pied, à bicyclette, debout ou couché, au rythme des journées, nuits et saisons et sa progression n’y est jamais linéaire, mais cyclique. Comme pour le stratagème qu’il élabore avec les cailloux glanés en route pour les sucer tour à tour, ce mode le réconforte. Certes confus, ce procédé procure à Molloy une certaine tranquilité125. Il se montre d’ailleurs incapable d’opérer autrement que « par spirales » (91), comme Beckett le rappelle (non sans ironie) dans l’épisode de la forêt : Et ayant entendu dire, ou plus probablement lu quelque part du temps où je croyais avoir intérêt à m’instruire, ou à me divertir, ou à m’abrutir, ou à tuer le temps, qu’en croyant aller tout droit devant soi, dans la forêt, on ne fait en réalité que tourner en rond, je faisais de mon mieux pour tourner en rond, espérant aller ainsi droit devant moi. […] Et si je n’allais pas en ligne rigoureusement droite, à force de tourner en rond, du moins je ne tournais pas en rond, et c’était quelque chose. Et en faisant ainsi, jour après jour, nuit après nuit, j’espérais bien sortir de la forêt, un jour. (M, 115) Molloy est ici pris dans un cycle spatio-temporel où il se perd et se reperd, au fil des jours et des nuits, sans pouvoir s’en défaire. Quant à Lol, c’est sans but et mécaniquement (45) qu’elle reprend chaque jour ses longues marches « au hasard » (39). Passive, Lol se laisse entraîner plus qu’elle ne décide de ses pas : « Les rues port[ent] Lol V. Stein durant ses promenades » (39). Dans un « silence religieux », elle se prête à leurs détours et si elle est certes en mouvement, ce n’est « ni plus ni moins que le vent qui s’engouffre là où il trouve un champ ». Son « errance bienheureuse » (42) 124 « Et tout seul, et depuis toujours, j’allais vers ma mère, il me semble, afin d’asseoir nos rapports sur une base moins chancelante. Et quand j’étais chez elle, et j’y suis souvent arrivé, je la quittais sans avoir rien fait. Et quand je n’y étais plus, j’étais à nouveau en route vers elle, espérant faire mieux la prochaine fois. » (RVLS, 117-118) 125 « Et si dans les cycles pris ensemble il devait régner une confusion inextricable, du moins à l’intérieur de chaque cycle j’étais tranquille, enfin, aussi tranquille que l’on peut l’être dans ce genre d’activité. » (M, 98) 98 est solitaire, mais contrairement à celle de Molloy, une destination, bien que nébuleuse, motive Lol : ses déambulations, tentent, jour après jour, de la rapprocher du « bal, […], ancien, seule épave d’un océan maintenant tranquille » (45). Les marches de Lol s’acheminent donc vers cet espace-temps endormi et désormais lointain mais ravivé à chaque visite : Le bal reprend un peu de vie, frémit, s’accroche à Lol. Elle le réchauffe, le protège, le nourrit, il grandit, sort de ses plis, s’étire, un jour il est prêt. Elle y entre. Elle y entre chaque jour. La lumière des après-midi de cet été-là, Lol ne la voit pas. Elle, elle pénètre dans la lumière artificielle, prestigieuse, du bal de T. Beach. Et dans cette enceinte largement ouverte à son seul regard, elle recommence le passé, elle l’ordonne, sa véritable demeure, elle la range. (RVLS, 46) Autrement dit, bien qu’immatérielle, la scène du bal accompagne Lol et pour que cette « épave » ressuscite, Lol doit l’entretenir, la choyer. L’errance de Lol n’est donc pas entièrement gratuite puisqu’elle vise l’intimité de l’« enceinte », de l’espace clos que constitue le bal de T.Beach. Et c’est quotidiennement, inlassablement, que Lol y retourne pour y entrer et lire le bal d’une autre lumière, à la manière d’un poème que l’on fait, pour reprendre l’image de Valéry, renaître de ses cendres à chaque visite. Mais en dépit de ces contextes si différents, Lol et Molloy partagent bien des traits : leur solitude et propension à l’errance leur confèrent un statut atypique et marginal au regard de la société. Dans les deux cas, la marche est pour eux une délivrance, une échappatoire bien plus captivante (RLVS, 39) que la compagnie des hommes. Tous deux sont d’ailleurs, au regard des autres, des anomalies ambulantes, insaisissables (par les amants et l’entourage de Lol, comme pour Moran). « Maladie » ou « folie » sont ainsi évoquées à plusieurs reprises pour justifier leur statut à part, aux marges de la communauté. Molloy offre un cas extrême : le vieillard estropié, en béquilles, clopinant, a une allure si distinctive qu’il occupe un espace et un temps autres, plus 99 près du sol que quiconque : « Le démarche du béquillard, cela a, cela devrait avoir, quelque chose d’exaltant. Car c’est une série de petits vols à fleur de terre ». (M, 85) De plus, Molloy et Lol affectionnent plus la nuit que le jour, lorsque le rythme de la journée se tasse et qu’ils encourent moins le risque d’avoir affaire aux autres qu’ils inquiéteraient126. D’où leur penchant pour les heures moins actives (la fin du jour ou la nuit127) et le jour, pour un jeu de cache-cache rassurant. L’inadéquation sociale de Molloy est frappante: Je préférais le jardin à la maison, à en juger les longues heures que j’y passais, car j’y passais la plus longue partie de la journée et de la nuit, qu’il fit beau ou qu’il fit mauvais. Des hommes s’y affairaient continuellement, occupés à je ne sais quels travaux. Car le jardin restait sensiblement le même, jour après jour, abstraction faite des menus changements dus au cycle habituel des naissances, vies et morts. Et au milieu de ces hommes j’errais comme une feuille morte à ressorts, ou je me couchais par terre et alors ils m’enjambaient avec précaution comme si j’avais été un parterre de fleurs précieuses. Oui, c’est sans doute aux fins d’empêcher le jardin de changer d’aspect qu’ils s’acharnaient de la sorte. (M, 69) Face à la suractivité des hommes, acharnés qu’ils sont à ordonner sans relâche le jardin, le contraste avec Molloy ne saurait être plus grand. Alors que cet espace d’entre-deux (à cheval entre nature et culture) devient le lieu où s’exerce et est testée la maîtrise humaine sur l’environnement128, Molloy ignore cette appropriation conquérante du lieu. Il tend vers les « cycle(s) habituel(s) » en y errant « comme une feuille morte à ressorts » et ce dans la plus grande indifférence et incompréhension des autres hommes qui l’« enjamb[ent] ». Quoique moins prononcé, l’isolement de Lol est aussi évident. Hantée par son passé, elle est aux yeux de tous une « dormeuse debout » (33), une « revenante tranquille » (80). Peut-être 126 « Cela ne me répugnait pas trop d’avancer comme je l’ai dit, oscillant en rase-mottes, dans l’obscurité, par les petits chemins déserts de campagne. Et je me disais que j’avais peu de chances d’être inquiété et que c’était moi qui inquiéterais les autres, s’ils me voyaient. » (M, 89) 127 « Mais déjà c’est la fin du jour, les ombres se rallongent, les murs se multiplient, on rase les murs, sagement courbé, prêt à l’obséquiosité, n’ayant rien à cacher, ne se cachant que par peur, ne regardant ni à droite ni à gauche, se cachant mais pas au point d’exciter les colères, prêt à se montrer, à sourire, à écouter, à ramper, nauséabond sans être pestilentiel, moins rat que crapaud. » (M, 90) 128 Comme le démontre avec humour Michael Pollan dans Second Nature- A Ga ene ’s E at n. New York, Atlantic Monthly Press, 1991. 100 est-ce sa fragilité et sa vulnérabilité qui, comme Molloy, l’incitent à trouver refuge, dès l’événement du bal, d’abord « derrière les plantes vertes » (20), puis le long de la mer ou de la forêt (68), dans le parc, ou encore dans « le champ de seigle » (65). Tous ces espaces accueillent Lol et elle s’y perd ou s’y cache comme pour se protéger d’une confrontation avec le monde humain. Voyeuriste, certes, elle se barde derrière les plantes vertes pour observer la scène du bal ou se fond dans le champ de seigle pour y épier les silhouettes de Tatiana et de son amant dans la fenêtre éclairée de l’Hôtel des Bois. Molloy et Lol entretiennent donc le même type d’affinité avec ces espaces situés soit au seuil de l’arène sociale, soit relégués à des zones obscures. Ainsi, bien que les « ténèbres [de la forêt] ne [soient] pas impénétrables » (112), elles en restent perturbantes, tout comme elles le sont pour Duras. Si dans le Ravissement de Lol V. Stein la forêt n’apparaît que brièvement et uniquement comme prolongement du parc, elle est omniprésente dans l’ensemble de l’œuvre romanesque ou filmique durassienne. Duras en propose une réflexion fascinante : elle y voit un espace à la fois effrayant et siège de subversion (féminine selon Duras), notamment sous forme de nomadisme129. Mais surtout, puisque dangereuse, « la forêt est aux fous », un trait qui sied également à celle de Beckett tant le personnage de Molloy est extravagant. Alors qu’elle fait peur à la plupart, la forêt est pour lui primordiale, et protectrice : « La forêt était tout autour de moi et les branches, s’entremêlant à une hauteur prodigieuse, par rapport à la mienne, me protégeaient du jour et des intempéries ». (M, 111) Cependant, entre protection et prison, la différence est ténue car la forêt ressemble fort à l’espace carcéral décrit par Michel Foucault dans sa thèse H st 129 e e a e ’â e ass q e. Déjà à En parlant de la place de la forêt dans ses films, Duras précise, dans Les Lieux de Marguerite Duras : « Oui. La forêt communique avec le parc. Le parc est le prémice de la forêt. Le parc l’annonce. [… ] La forêt c’est l’interdit. C’est-à-dire, je ne sais pas exactement ce que c’est cette forêt de Jaune le soleil, que j’appelle la forêt du nomadisme, la forêt des juifs, je ne sais pas quel est le lien entre cette forêt-là et la forêt de Détruire dont les gens ont peur. Dont une certaine bourgeoisie a peur, dont les hommes ont peur et qu’ils massacrent. Nous, on s’y insère, dans la forêt, on s’y faufile, voyez. Les hommes y vont pour la chasse ; pour sanctionner, surveiller. » (16) 101 l’écart, flirtant plus avec la folie que la raison, Molloy s’éloigne encore d’un cran du reste de l’humanité lorsqu’il renonce « à la démarche debout, celle des hommes » (120), adoptant plutôt « la reptation ». Il se meut et agit désormais comme une bête : « En fait je ne me disais rien du tout, mais j’entendais une rumeur, quelque chose de changé dans le silence, et j’y prêtais l’oreille, à la manière d’un animal j’imagine, qui tressaille et fait le mort. » (118) Ainsi le vagabondage de Lol et de Molloy mène-il à des zones limitrophes, entre folie et raison, entre humain et non-humain. Nous verrons plus loin en quoi ce mouvement s’accompagne d’une certaine disponibilité, mais remarquons d’abord que cette « folie » (dans le sens de débordement ou d’égarement hors des chemins habituels) est également décelable au niveau textuel130. Comme nous l’avons vu précédemment, la phrase est, par contraste à la syntaxe, le lieu de subversion à l’enchaînement du récit ou de toute progression linéaire131. Dans les romans de Beckett et Duras, la licence poétique est comme validée ou encouragée par le statut marginal des protagonistes. Les deux vont de pair. S’appuyant sur l’étymologie du mot « délire » du latin delirare, « s’écarter du sillon », Deleuze explore d’ailleurs d’entrée de jeu l’étroit lien entre dérive et délire dans l’avant-propos de Critique et Clinique : Le problème d’écrire: l’écrivain, comme dit Proust, invente dans la langue une nouvelle langue, une langue étrangère en quelque sorte. Il met à jour de nouvelles puissances grammaticales ou syntaxiques. Il entraîne la langue hors de ses sillons coutumiers, il la fait délirer. Mais aussi le problème d’écrire ne se sépare pas d’un problème de voir et d’entendre : en effet quand une autre langue se crée dans la langue, c’est le langage tout entier qui tend vers une limite « asyntaxique », « agrammaticale», ou qui communique avec son propre dehors. La limite n’est pas en dehors du langage, elle en est le dehors : elle est faite de visions et d’auditions non-langagières, mais que seul le langage rend possibles. […] C’est à travers les 130 Comme le note Deleuze à propos de l’écriture de Whitman : « C’est une phrase presque folle, avec ses changements de direction, ses bourgeonnements, ses parenthèses. » (CC, 77) 131 Molloy remarque, à cet égard, « mes déplacements ne devaient rien aux endroits qu’ils faisaient disparaître, mais […] ils étaient dûs à autre chose, à la roue voilée qui me portait, par d’imprévisibles saccades, de fatigue en repos, et inversement » (M, 88). 102 mots, entre les mots, qu’on voit et qu’on entend. Beckett parlait de « forer des trous » dans le langage pour voir ou entendre « ce qui est tapi derrière ». (9) Il poursuit en renforçant le lien non seulement entre délire et distorsion de la langue mais entre délire et « processus » : « C’est le délire qui les [les visions et auditions] invente comme processus entraînant les mots d’un bout à l’autre de l’univers. Ce sont des événements à la frontière du langage. » (9) Le délire accompagne ou se fait donc mouvement, tel celui entamé par le vagabondage. Textuellement, il se retrouve par maints procédés figuratifs qui intensifient les anecdotes de Lol et Molloy et que l’on retrouve chez tous nos auteurs. L’un d’entre eux est la répétition et la cadence rythmique qu’elle entraîne132. Par tout un jeu de répétition, notamment des pronoms sujet au début des phrases (« elle » aux pages 46-47 par exemple), Duras parvient à recréer le vertige de Lol. Le texte de Beckett quant à lui, par sa densité (aucun paragraphe n’aère le texte qui se présente comme un flot continu, peu orchestré) et les constantes digressions de Molloy, entraîne également le lecteur au gré des méandres de son monologue, dans un « éboulement sans fin » (52). C’est précisément ce type de dire que les poètes affectionnent. Faute de pouvoir totalement se passer de mots (AP, 294), l’écriture poétique tend vers le « non-écrit »133 et trouve, au sein de la phrase, une certaine liberté, sans destination précise. Ainsi pour Guillevic, « Toi tu ne devines pas encore / Vers quoi tu écris » (AP, 151). Ou encore : Terre qui nous a faits Ces errants que tu portes Incertains du local 132 Comme ici : « Elle reconnaissait S. Thala, la reconnaissait sans cesse et pour l’avoir connue bien avant, et pour l’avoir connue la veille, mais sans preuves à l’appui renvoyée par S. Thala, chaque fois, balle dont l’impact eut toujours été le même, elle seule, elle commença à reconnaître moins, puis différemment, elle commença à retourner, jour après jours, pas à pas vers son ignorance de S. Tahla. » (RLVS, 42) 133 « Il y aurait une écriture du non-écrit. Un jour ça arrivera. Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Egarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt. » (« Mort du jeune aviateur anglais », dans Ecrire, 71) 103 Incertains du parcours Pour savoir qui nous sommes Nous essayons le chant. (S, 138) Le chant se prête en effet à l’errance et à l’incertitude, sans doute parce qu’il tend plus vers la voix et l’oral que vers l’écrit (ce sur quoi nous reviendrons). Pesquès évoque de son côté : « le verbe nomade, laissé sans prise au désarroi d’une erre vagabonde, tâtonne face aux liens réfractaires ». (FNJI, 15). Cette rébellion et affranchissement des sillons habituels capte cependant, nous l’avons vu, un mouvement et un processus provocant, comme tout mouvement de vie, nombres de rencontres ou d’« événements à la frontière du langage » (CC, 9) pour reprendre l’expression de Deleuze. C’est cet « événement du poème » (Pesquès) que nous allons désormais interroger. II. Mouvement et événements : un retour à la vie ouvrant sur un questionnement On ne demandera donc pas quel est le sens d’un événement : l’événement c’est le sens lui-même. (Gilles Deleuze, Logique du sens, 34) « L’événement » auquel fait allusion Deleuze est multiple tout comme il a pu, pour le philosophe, être mal compris134. Attardons-nous y un moment tant cette notion est importante, en commençant par ces trois acceptions courantes. Le premier sens qu’en donne le Grand Robert (« Fait auquel vient aboutir une situation ») nous intéresse moins ici puisque cette définition correspond à une narrativisation de la réalité où des événements s’enchaînent les uns les autres 134 Notons que Deleuze se démarque de l’acception de l’événement faite par Maurice Blanchot (qui considère notamment le choc face à l’holocauste et notre réaction à l’ineffable). Deleuze conçoit l’événement non comme psychologique ou esthétique, mais comme ontologique. 104 de façon causale, comme les « chaînons » que n’hésite pas à mettre à jour le narrateur de Lol V.Stein en les dénigrant135. A ce titre, ce type d’événement correspond justement à ce à quoi nos auteurs préfèrent échapper ou du moins ne veulent se cantonner, comme Pesquès dans ce fragment : Le 17 mars 1993 L’ascension d’hier par la face Est, très raide, précédée d’une approche transversale qui nous fit parcourir toute l’esplanade de la face Nord…, mais je n’aime pas l’entame d’une telle narration (un renard mort trouvé au pied de l’escalade) dont le phrasé, et son cheminement de compte rendu, son inévitable allure pédestre (est-ce le bleuté des amélenchiers qui cotonnait ainsi la pente ?) ne coïncident en rien avec l’événement corporel d’une telle randonnée. L’effort physique (une alouette cerf-volant nous dévida son plain-chant, d’autres furent levées de leurs berceaux terrestre) rencontre le mensonge du récit. Il ne s’est rien passé. Cela est simple. Une autre phrase simple serait : tout, chaque pas, fut exceptionnellement prenant. (FNJII, 76) Le second sens qu’en donne le dictionnaire est par contre plus pertinent, et correspond à l’ « événement corporel » « prenant » de Pesquès : « Ce qui arrive et qui a quelque importance pour l’homme par son caractère exceptionnel ou considéré comme tel ». C’est aussi en partie à cette acception que l’auteur fait référence lorsqu’il parle de « l’événement du poème » : le poème est « exceptionnel » puisqu’il offre la langue en dehors de ses dimensions habituelles. Je ne sais pas comment ça se passe, il y a l’introduction d’une aberration, d’un excès de langue : une anomalie où, la chose étant tout à fait elle-même, la langue s’y fracture. C’est l’évènement du poème. (FNJII, 31) L’événement est donc ici lié à une distorsion du langage habituel et nous reviendrons sur l’aptitude du poétique à l’engendrer. Mais n’oublions pas pour le moment la dernière acception 135 « Aplanir le terrain, le défoncer, ouvrir des tombeaux où Lol fait la morte, me paraît plus juste, du moment qu’il faut inventer les chaînons qui me manquent dans l’histoire de Lol V.Stein, que de fabriquer des montagnes, d’édifier des obstacles, des accidents ». (RLVS, 37) 105 proposée par le Grand Robert (celle de « Statistique. Éventualité, résultat possible lorsque celuici est aléatoire ») puisque c’est ce trait que mettent en valeur Whitehead, puis Deleuze, en élaborant leurs conceptions de « l’événement ». Bien que différentes, elles ont pour trait commun de lier les sens deux et trois que propose le Grand Robert tout en les dépassant, notamment parce que l’événement n’est plus, comme dans le sens deux, dépendant de l’homme et parce que son caractère « aléatoire » devient positif et permet, selon l’expression de Michel Foucault, un « passage au ‘dehors’ »136. Pour mieux cerner les rapports de l’événement au poétique, nous explorerons d’abord comment il se manifeste en tant qu’accident majeur (dans son sens étymologique « qui survient »), de rencontres, ou de chocs résultant du mouvement que nous avons discerné dans le début de ce chapitre. Puis, en ayant recours à Whitehead et Deleuze/ Guattari, nous verrons de quelles façons d’autres types d’événements sont également en jeu dans nos textes, et comment, par effet de ricochet, s’y reconfigure notre rapport au vivant. 1. Evénements et rencontres ou « trouées » des textes Si toute une gamme de rencontres ou d’événements apparaissent dans nos œuvres, il en est un qui surpasse tous les autres par sa taille et son ampleur: celui du bal dans le Ravissement de Lol V. Stein. L’« événement » auquel Lol assiste (et auquel elle fera par extension partie) la cloue littéralement sur place137. Il affecte en premier lieu son ancien compagnon, Michael Richardson, métamorphosé par l’entrée fulgurante sur la piste du bal d’Anne-Marie Stretter : son 136 « En fait, l’événement qui a fait naître ce qu’au sens strict on entend par « littérature » n’est de l’ordre de l’intériorisation que pour son regard de surface ; il s’agit beaucoup plutôt d’un passage au « dehors » : le langage échappe au mode d’être du discours – c’est-à-dire à la dynastie de la représentation, et la parole littéraire se développe à partir d’elle-même, formant un réseau dont chaque point, distinct des autres, à distance même des plus voisins, est situé par rapport à tous dans un espace qui à la fois les loge et les sépare. » (La pensée du dehors dans Dits et Ecrits (1966), 521) 137 « Lol resta toujours là où l’événement l’avait trouvée lorsque Anne-Marie Stretter était entrée, derrière les plantes vertes du bar » (RLVS, 20) 106 apparition déclenche une reconfiguration de « la nouvelle histoire de Michael Richardson » (RLVS, 17), et par conséquent de son couple avec Lol. Cet événement est donc aussi inaugural qu’inégalable : il bouleverse avec tant de force le monde de l’ancien amant qu’ « [a]ussitôt qu’on le revoyait, on comprenait que rien, aucun mot, aucune violence au monde n’aurait eu raison du changement de Michael Richardson.» (RLVS, 17). Cet « événement » n’est donc pas un simple « chaînon » mais le nœud de toute l’histoire de Lol, caractérisée par une « violence » et une inadéquation verbale que Lol tâchera d’ailleurs de combler tout au long du roman si l’on en croit le narrateur, Jacques Hold: J’aime à croire, comme je l’aime, que si Lol est silencieuse dans la vie c’est qu’elle a cru, l’espace d’un éclair, que ce mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se tait. Ҫ’aurait été un mot-absence, un mot-trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait convaincus à l’impossible, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les contamine, c’est aussi le chien mort de la plage en plein midi, ce trou de chair. Comment ont-ils trouvé les autres ? Au décrochez-moiça de quelles aventures parallèles à celles de Lol V. Stein étouffées dans l’œuf, piétinées et des massacres, oh! qu’il y en a, que d’inachèvements sanglants le long des horizons, amoncelés, et parmi eux, ce mot, qui n’existe pas, pourtant est là : il vous attend au tournant du langage, il vous défie, il n’a jamais servi, de le soulever, de le faire surgir hors de son royaume percé de toutes parts à travers lequel s’écoulent la mer, le sable, l’éternité du bal dans le cinéma de Lol V. Stein. (RLVS, 48-49) A l’événement lui-même correspondrait donc dans l’absolu un mot, qui bien qu’indicible, et par conséquent absent, devenu « mot-trou » puisse « faire résonner », convoquer, et retenir dans son réseau « tous les autres mots » pour finalement les « contaminer » dans son mouvement. Ses effets sont donc tentaculaires, tout comme l’image du « chien mort de la plage en plein midi, ce trou de chair» qui crève le texte de Duras. Le mot, précisément parce qu’il n’est pas d’abord apparent mais opte pour ce jeu de cache-cache, entre absence et présence (« qui 107 n’existe pas, pourtant est là ») prend donc vie, et menace de « surgir » d’un lieu où se rejoignent à la fois « mer et sable », « l’avenir et l’instant ». C’est ce type de mots ou de résonances qui font écho aux événements que guettent nos écrivains. De plus, si l’événement jaillit d’une rencontre entre êtres-humains chez Duras, il peut aussi être provoqué par une confrontation, chez Jaccottet, Guillevic, Pesquès et même Beckett avec le non-humain et avoir des conséquences toutes aussi violentes et durables que la rencontre est brève et soudaine. La parole ne parvient en effet jamais complètement à tarir ou épuiser « cette énigme» (CV, 75). L’un des plus beaux exemples en est l’apparition du cerisier chez Jaccottet : « C’est alors qu’était apparu, relativement loin, de l’autre côté, à la lisière du champ, parmi d’autres arbres de plus en plus sombres et qui seraient bientôt plus noirs que la nuit abritant leur sommeil de feuilles et d’oiseaux, ce grand cerisier chargé de cerises. » (CV, 12) Ce genre de face à face s’apparente pour Jaccottet à une rencontre humaine : « C’était une fois de plus comme si quelqu’un était apparu là-bas et vous parlait, mais sans vous parler, sans vous faire aucun signe… » (CV, 9). Mais Jaccottet a conscience des dangers de trop comparer les deux types de rencontres (humaines et non-humaines), même si elles ont un point commun : D’autre part, il me fallait, comme toujours, écarter ces rapprochements avec le monde humain qui faussent la vue : enfants rieurs, jeunes filles, communiantes ; ou même avec les anges. C’était encore des arbres, c’était, quoi ? Ce qui désarme et provoque la pensée. Ce qui vous arrête, mais sans vous héler, au passage. Signes d’un autre monde, trouées? Et déjà je ne les vois plus, ils n’auront duré que peu de jours. (ATV, 10-11) Dans les deux cas, pour qu’elle ait caractère d’événement (qu’il s’agisse de la rencontre de Michael Richardson avec Anne-Marie Stretter, ou de celle du poète avec le cerisier), il faut que cette rencontre « désarme et provoque la pensée » tout en laissant entrevoir, à travers ces « trouées », « un autre monde », c’est-à-dire une nouvelle appréhension. 108 Tandis que pour Jaccottet l’enjeu consiste à préserver la « saveur » de la rencontre, et de rester au plus près des choses sans s’égarer dans la « suie de mots 138» (ATV, 33), l’approche de Pesquès semble opposée. S’il part certes aussi du motif de la colline pour aller « à sa rencontre » (FNJI, 13) afin d’en revenir « avec quelque chose de gagné sur l’oubli » et « fixer l’échange », c’est principalement au travers du langage, du « dire médiateur, incontournable » (FNJI, 39) que s’opère pour lui « l’événement du poème ». C’est le langage qui « crée rapport entre nous139 », et s’il penche du côté des choses, c’est par le verbe que Pesquès tente de les atteindre : C’est dans ce peu [celui des « fruits éphémères » du langage] que je souhaite m’étendre, que je souhaite minutieusement reculer. C’est du côté de la colline que j’aime embrasser l’air, que j’aime composer avec la matière l’inutile infinitude du poème, la calme et négligeable traque de la diction des choses. C’est dans la chronique des ces instants qui ne peuvent que se taire et dont la langue quête l’exaspérée proximité, que j’espère l’alarme de la rupture et du baiser, son accablement et sa sérénité. (FNJII, 28) Autrement dit, l’écriture devient, comme pour Guillevic, « une aventure » (AP, 187) qui est « en même temps/ (…) le constat de l’aventure ». Elle peut surprendre et arriver à l’improviste, au gré d’une rencontre surprenante, comme ici : Quand un poème t’arrive Tu ne sais ni d’où ni pourquoi C’est comme si un oiseau Venait se poser dans ta main, Et tu te penches, Tu te réchauffes à son corps. On peut aussi partir A la recherche de l’oiseau (AP, 190) 138 « Une fois encore : comme on est vite entrainé, en écrivant, en rêvant, en « pensant », loin des choses, loin du réel ! Comme se dissout vite une saveur qui est la seule chose essentielle ! Toutes ces pages ont été écrites à partir d’une chose très fraiche et très tremblante, merveille aperçue en passant sous un certain réel, un certain jour ; et d’une autre chose infiniment malmenée et douloureuse vue au travers ; et en peu d’instants, on se retrouve très loin de l’une et de l’autre, ou pire que cela, car il ne peut plus être question de distances : dans un autre univers, dans une poussière ou une suie de mots. » (ATV, 33) 139 Nous verrons plus loin comment ce « nous » peut être étendu, nous seulement à l’humain mais au non-humain. 109 Dans tous ces variantes de rencontres et d’événements, une (ou des) relation(s) extérieure(s) se matérialise(nt) finalement en mots qui gardent la trace de l’événement ou se font eux-mêmes événement. La nouveauté pour nos écrivains est que cette rencontre- événement a pour résultat, aussi fugace et volatile soit-il, de proposer une réunion qui, pour une fois, n’impose pas les schémas habituels de sujet (poète, personnage ou narrateur) face à un objet (un autre être humain ou une entité du monde extérieur), mais les rassemble. Comme sous le toit d’une maison ou d’un édifice certes fragile, mais accueillant, cette « collision » momentanée de choses comme de mots semble être ce qui recherche tant Duras dans son « royaume percé de toute part », Guillevic dans la main accueillant l’oiseau, ou encore ici Jaccottet : Ainsi nous trouvions-nous reconduits, non pas d’une poigne autoritaire ou par le fouet de la foudre, mais sous une pression presque imperceptible et tendre comme une caresse, très loin en arrière dans le temps, et tout au fond de nous, vers cet âge imaginaire où le proche et le plus lointain étaient encore liés, de sorte que le monde offrait les apparences rassurantes d’une maison ou même, quelque fois, d’un temple, et la vie celles d’une musique. (CV, 11) En ce point de rencontre, le mot ou le texte prennent donc des dimensions de monde, ou de « maison », ce qui est précisément le premier sens d’ οἶκος, la racine grecque sur laquelle est basé le mot « écologie »140 qui étymologiquement renvoie donc à « l’étude de la maison ». Employé pour la première fois en 1866 (sous la forme d’ « Oekologie ») par le biologiste allemand Ernst Haeckel, le terme renvoie pour ce dernier à la « science des relations entre les vivants et leur milieu »141. A ce premier niveau, les rencontres telles qu’elles se déploient dans nos textes ont donc un potentiel pour accueillir ce genre de relations, la plupart du temps fortuites et ouvertes sur l’extérieur. Nous allons maintenant voir qu’il est possible de le dépasser en nous appuyant sur les approches de l’événement de Whitehead et Deleuze/ Guattari. 140 “oikos, the Greek word from which ecology derives, meaning “house, domestic property, habitat, natural milieu” (Guattari, Three Ecologies, 91, note 52). 141 Ernst Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen. Berlin: Reimer (1866). 110 2. L’événement selon Merleau-Ponty, Whitehead et Deleuze/ Guattari Avant d’aborder la notion d’événement à proprement parler, il est d’abord important de justifier le rapprochement de Whitehead et Deleuze/Guattari (et Merleau-Ponty dans une certaine mesure). Tous dénoncent en effet ce que Whitehead appelle la « bifurcation de la nature »: « What I am essentially protesting against is the bifurcation of Nature into two systems of reality, which, insofar as they are real, are real in different senses. […] Thus there would be two natures, one is the conjuncture and the other is the dream». (CN, 30) En d’autres termes, il dénonce la scission entre un monde purement objectif et un monde purement subjectif. Whitehead l’exprime d’ailleurs à de multiples reprises par des images poétiques, telle celle-ci: « We may not pick and choose. For us the red glow of the sunset should be as much part of nature as are the molecules and electric waves by which men of science would explain the phenomenon». 142(CN, 29) Pour y remédier, chacun des trois auteurs propose, à sa manière, non pas d’ajouter une catégorie supplémentaire pour traiter de la nature, mais au contraire de remettre en question notre système de pensée. Plus particulièrement, c’est le legs de la représentation platonicienne et aristotélicienne143 (puis entretenue par Descartes et Kant) qui est remise en cause puisque, dans ce schéma, matériel et immatériel, sujet et objet, humain et non-humain sont dissociés. MerleauPonty, pour sa part, vise également un dépassement du clivage subjectif/ objectif qui passe par une reconnaissance du sensible et du corps comme il l’articule dans Le V s b e et ’In s b e : Oui ou non avons-nous un corps, c’est-à-dire non pas un objet de pensée permanent, mais une chair qui souffre quand elle est blessée, des mains qui touchent ? On le sait : des mains 142 Ou encore: « Another way of phrasing this theory which I am arguing against is to bifurcate nature into 2 divisions, namely into the nature apprehended in awareness and the nature which is the cause of awareness. The nature which is apprehended in awareness holds within the greenness of the trees, the song of the birds, the warmth of the sun, the hardness of the chairs, and the feel of the velvet. The nature which is the cause of awareness is the conjectured system of molecules and electrons which so affect the mind as to produce the awareness of apparent Nature. The meeting point being influent and the apparent nature being effluent. » (CN, 32) 143 Voir « Lucrèce et le Simulacre » par exemple, dans la Logique du sens de Deleuze. 111 ne suffisent pas pour toucher, mais décider pour cette seule raison que nos mains ne touchent pas, et les renvoyer au monde des objets ou des instruments, ce serait, acceptant la bifurcation du sujet et de l’objet, renoncer par avance à comprendre le sensible et nous priver de ses lumières. Nous proposons au contraire de le prendre au mot pour commencer. Nous disons donc que notre corps est un être à deux feuillets, d’un côté chose parmi les choses et, par ailleurs, celui qui les voit et les touche ; nous disons, parce que c’est évident, qu’il réunit, en lui ces deux propriétés, et sa double appartenance à l’ordre de l’ « objet » et à l’ordre du « sujet » nous dévoile entre les deux ordres des relations très inattendues. (180-1) Il refuse lui aussi de choisir entre l’un ou l’autre et propose d’articuler cette « double appartenance » en partant d’ailleurs des sens afin d’établir entre des ordres auparavant perçus comme séparés « des relations inattendues ». C’est en quelque sorte la démarche que promeut Deleuze également puisqu’il rejette la « transcendance » pure du système kantien qui dépasse et sous-estime la matérialité. Il se définit par contraste comme un empiriste (certes pluraliste) dans la filiation de Whitehead : I have always felt that I am an empiricist, that is, a pluralist. But what does this equivalence between empiricism and pluralism mean? It derives from the two characteristics by which Whitehead defined empiricism: the abstract does not explain, but must itself be explained; and the aim is not to rediscover the eternal or the universal, but to find the conditions under which something is produced (creativeness). (Préface de la traduction anglaise de Dialogues: vii) Son approche est donc d’être constamment « branché » sur le concret de façon à expliquer l’abstrait et non l’inverse. Ce niveau concret, de base, qu’il appelle « le plan d’immanence » est lui aussi biface puisqu’il « has two facets as Thought and Nature, as Nous and Physis.» (What is Philosophy, 38). De plus, au lieu de voir la nature prisonnière de représentations figées et détachées du concret, Whitehead, Merleau-Ponty et Deleuze insistent, comme nous y avons fait allusion précédemment, sur son caractère toujours changeant, toujours en mouvement. Whitehead y revient avec éloquence dans Process & Reality: 112 That “all things flow” is the first vague generalization which the unsystematized, barely analysed, intuition of men has produced. It is the theme of some of the best Hebrew poetry in the Psalms; it appears as one of the first generalizations of Greek philosophy in the form of the saying of Heraclitus; amid the later barbarism of Anglo-Saxon thought it reappears in the story of the sparrow flitting through the banqueting hall of the Northumbrian king; and in all stages of civilization its recollection lends its pathos to poetry. Without doubt, if we are to go back to that ultimate, integral experience, unwrapped by the sophistications of theory, that experience whose elucidation is the final aim of philosophy, the flux of things is one ultimate generalization around which we must weave our philosophical system. At this point we have transformed the phrase, “all things flow”, into the alternative phrase, “the flux of things”. In so doing, the notion of the “flux” has been held up before our thoughts as one primary notion for further analysis. But in the sentence “all things flow”, there are three words – and we have started by isolating the last word of the three. We move backward to the next word “things” and ask, What sort of things flow? (24) Quelles sont donc les « choses » auxquelles Whitehead se réfère? C’est dans la réponse que le concept d’événement prend toute son ampleur et permet d’aller plus loin que le mouvement en lui-même. Bien que « l’événement » ait des acceptions différentes pour les trois penseurs, celui forgé par Whitehead dans son Concept of Nature révolutionne notre vision habituelle de la nature. En effet, pour lui, l’enjeu est avant tout de tirer un trait sur la vision de la nature comme un agrégat d’entités isolées les unes des autres144 et pour y parvenir, il forge une nouvelle configuration des notions d’ « object » et d’ « event », toutes deux indissociables. Selon lui, des événements se produisent sans cesse, où que ce soit, quand que ce soit et ils s’entremêlent et s’orchestrent les uns les autres : uniques et incomparables (CN, 141), ils ne peuvent être isolés mais font toujours partie d’un ensemble plus vaste145. C’est d’ailleurs cette caractéristique qui rend sa théorie intéressante d’un point de vue écologiste puisque Whitehead insiste sur le fait que « [t]he isolation of an entity in thought when we think of it as a bare “it”, has no counterpart in any corresponding isolation in nature. Such isolation is merely part of 144 « The false idea which we have to get rid of is that of Nature as a mere aggregate of independent entities, each capable of isolation. According to this conception these entities, whose characters are capable of isolated definition, come together and by their accidental relation from the system of nature. » (CN,141) 145 « An isolated event is not an event, because every event is a factor in a larger whole and is significant of that whole. » (CN, 142) 113 intellectual knowledge. » (CN, 142) Dans cet ensemble constamment changeant, une certaine stabilité est cependant permise par les « ingrédients » des événements : les objets146 qui font leur entrée (« ingression») dans l’événement. Pour rendre plus concrète cette nouvelle approche de l’objet, Whitehead la rend plus accessible en ayant recours, encore une fois, à quelques images: The waves as they roll on the Cornish coast tell of a gale in mid-Atlantic; and our dinner witnesses to the ingression of the cook into the dining room. It is evident that the ingression of objects into events includes the theory of causation. I prefer to neglect this aspect of ingression, because causation raises the memory of discussions based upon theories of Nature which are alien to my own. Also I think that some new light may be thrown on the subject by viewing it in this fresh aspect. […] The storm is a gale situated in mid-Atlantic with a certain latitude and longitude, and the cook is in the kitchen. […] Let us think only of her bodily presence. […] You cannot cling to the idea that we have two sets of experience in nature, one of primary qualities which belong to the objects perceived, and one of secondary qualities which are the products of our mental excitements. All we know of nature is in the same boat, to sink or swim together. (CN, 147-148) Whitehead ne manque pas de poésie ici et propose surtout une typologie fort intéressante des objets : au lieu d’être passifs et affublés de qualités secondaires comme nous l’entendons généralement lorsque nous évoquons le nom « objet », les objets de Whitehead sont non seulement toujours insérés dans des événements, mais sont de plus répartis en trois ordres : objets sensibles (« sense-objects », comme un son, une odeur, une couleur); objets perceptuels (qui comprennent les objets physiques, tel un arbre); objets scientifiques (comme les électrons, etc). Cette nouvelle configuration est particulièrement intéressante d’un point de vue environnemental puisqu’au lieu de conforter notre vision d’un objet principal (disons, comme Whitehead, un manteau) doté de qualités secondaires (comme le bleu de Cambridge), analysables à un niveau plus abstrait et scientifique, ces trois niveaux s’articulent et se 146 « An object is an ingredient in the character of some event. In fact, the character of an event is nothing but the objects which are ingredients in it and the ways in which those objects make their ingression into the event. Thus the theory of objects is the theory of the comparison of events… Objects are the elements in Nature which can “be again”». (CN, 143) 114 complètent dans l’événement, échappant ainsi au dualisme de la substance et de l’attribut où ce dernier (souvent de caractère sensible) est traditionnellement relégué au second plan. Whitehead critique ainsi notre mode d’appréhension du monde habituel et propose en contrepartie un système ouvert, multi-relationnel, complexe et multiple, plus proche du vivant et privilégiant un concret et sensible en mouvance. Non qu’il soit facile à appréhender, comme le souligne Whitehead a plusieurs reprises : I agree that the view of nature which I have maintained in these lectures is not a simple one. Nature appears as a complex system whose factors are dimly discerned by us. But, as I ask you, Is not this the truth? Should we not distrust the jaunty assurance with which every age prides itself that it at last has hit upon the ultimate concepts in which all that happens can be formulated? The aim of science is to seek the simplest explanations of complex facts. We are apt to fall into the error of thinking that the facts are simple because simplicity is the goal of our quest. The guiding motto in the life of every natural philosopher should be, Seek simplicity, and distrust it. (CN, 163) Pour Whitehead, le rôle du philosophe est donc de confronter la complexité du vivant, et de ne pas nous fier à la tendance humaine de trop vouloir l’orchestrer ou la simplifier, ce qui serait la réduire. C’est précisément cet écueil que Deleuze souhaite aussi éviter et il reprend, bien qu’en lui donnant une acception autre, la notion d’événement, centrale à son œuvre147. Pourquoi ? En grande partie parce que penser la nature en termes d’événements nous permet de la concevoir non plus seulement comme un objet d’étude passif mais comme un processus aux multiples facettes. Par conséquent, l’événement n’est plus « the one that reproduces the eternal but the one on which new conditions are produced, the one endowed with a capacity for innovation and creativity » (D 1993, 70). Nous reviendrons plus loin à cette capacité 147 « Dans tous mes livres, j’ai cherché la nature de l’événement » ; « j’ai passé mon temps à écrire sur cette notion d’événement ». (Pourparlers, 194 ; 218) 115 d’innovation et de création de la nature, mais soulignons pour le moment un autre effet qu’induit le concept d’événement sur celui de nature. En effet pour Deleuze, la Nature doit être pensée comme le principe du divers et de sa production. […] La Nature comme production du divers ne peut être qu’une somme infinie, c’est-à-dire une somme qui ne totalise pas ses propres éléments. Il n’y a pas de combinaison capable d’embrasser tous les éléments de la Nature à la fois, pas de monde unique ou d’univers total. Phusis n’est pas une détermination de l’Un, de l’être ou du Tout. La Nature n’est pas collective, mais distributive ; les lois de la Nature (foedera naturai, par opposition aux prétendus foedera fati) distribuent des parts qui ne se totalisent pas. La Nature n’est pas attributive, mais conjonctive : elle s’exprime dans « et », non pas dans « est »148. Cette distinction entre “et” et “est” est fondamentale pour Deleuze car elle permet de dépasser une vision de la nature comme immuable et statique. En accord avec Merleau-Ponty, elle est désormais considérée « comme événement ou comme ensemble d’événements, [elle] diffère de la nature comme objet ou ensemble d’objets » (RC, 70). Patrick Hayden résume ainsi la nouvelle nature qui se dégage de la philosophie de Deleuze/ Guattari: Nature is that which is common to all different human and non-human entities, implying an extensive spectrum of encounters between all bodies (taken broadly) together with the consequences or effect of such encounters. (An (Un)likely Alliance: Thinking Environment(s) with Deleuze/Guattari, 32) Les concepts d’événement de Whitehead, tout comme de Deleuze/ Guattari englobent donc les rencontres mais ne s’y réduisent pas. Ils tiennent aussi compte de leurs conséquences et effets, cautionnant ainsi une formule de Lorand Gaspar: « Le monde est événement, et non assemblage d’entités indépendantes. La poésie qui est faire, se confond avec l’influx de ce changement. » (52) Ces lignes de ’App e e a pa e font écho aux textes de nos auteurs car ces derniers témoignent d’un mouvement de la nature constamment redynamisé par une multitude d’événements. Elles mettent aussi en avant leur qualité poétique, un trait ou potentiel auquel sont d’ailleurs sensibles, comme nous allons le voir, les quatre philosophes. 148 « Lucrèce et le simulacre », Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, collection Critique, 1969, 307. 116 3. Une autopoeisis naturelle et textuelle Le concept d’événement, s’il prend toute son ampleur dans la nature, peut en effet être étendu au texte. Les approches de Whitehead, Merleau-Ponty, Deleuze et Guattari suggèrent un mouvement parallèle, d’une part vers « le plan d’immanence » au sens deleuzien (c’est-à-dire vers les choses appréhendées dans leur matérialité impersonnelle), et d’autre part vers la matière du texte où se configurent et s’orchestrent également des événements. Si cette deuxième dimension est moins directement traitée, l’attention au langage et la quête d’un dire adéquat pour verbaliser mais aussi engendrer des événements est fondamentale pour Whitehead, et se fait de plus en plus pressante pour Deleuze/ Guattari. Le rôle du langage est ainsi reconnu comme étant clef. Merleau-Ponty y fait également allusion dans le V s b e et ’In s b e en soulignant l’insuffisance du langage ordinaire pour rendre compte du monde. Si les lignes qui suivent visent « le philosophe », il est frappant de voir à quel point ces préconisations pourraient être endossées par nos écrivains et, mettant en garde contre l’effet « écran » du langage, rappellent l’importance de « coïncider avec le silence ». Elles encouragent une écriture de type poétique : C’est à propos du langage qu’on verrait le mieux comment il ne faut pas et comment il faut revenir aux choses mêmes. Si nous rêvons de retrouver le monde naturel ou le temps par coïncidence, d’être identiquement le point que nous voyons là-bas ou le souvenir pur qui du fond de nous régit nos remémorations, le langage est une puissance d’erreur, puisqu’il coupe le tissu continu qui nous joint vitalement aux choses et au passé, et s’installe entre lui et nous comme un écran. Le philosophe parle, mais c’est une faiblesse en lui, et une faiblesse inexplicable : il devrait se taire, coïncider en silence, et rejoindre dans l’Etre une philosophie qui y est déjà faite. Tout se passe au contraire comme s’il voulait mettre en mots un certain silence en lui qu’il écoute. Son « œuvre » entière est cet effort absurde. Il écrivait pour dire son contact avec l’Etre ; il ne l’a pas dit, et ne saurait le dire, puisque c’est du silence. Alors, il recommence…Il faut donc croire que le langage n’est pas simplement le contraire de la vérité, de la coïncidence, qu’il y a ou qu’il pourrait y avoir, - et c’est ce qu’il cherche – un langage de la coïncidence, une manière de faire parler les choses mêmes. Ce serait un 117 langage dont il ne serait pas l’organisateur, des mots qu’il n’assemblerait pas, qui s’uniraient à travers lui par entrelacement naturel de leur sens, par le trafic occulte de la métaphore, ce qui compte n’étant plus le sens manifeste de chaque mot et de chaque image, mais les rapports latéraux, les parentés, qui sont impliqués dans leurs virements et leurs échanges. Il n’est que de le prendre lui aussi à l’état vivant ou naissant, avec toutes ses références, celles en arrière de lui, qui le relient aux choses muettes qu’il interpelle, et celles qu’il envoie devant lui et qui font le monde des choses dites – avec son mouvement, ses subtilités, ses renversements, sa vie -, qui exprime et qui déculpe celle des choses nues. Le langage est une vie, et notre vie et la leur. (167) Ne priment donc ici pour Merleau-Ponty ni l’individualité des mots, ni leurs « sens », mais les liens et échos avivés entre les mots (eux-mêmes émanant « des choses mêmes ») qui dans leur mouvement prennent et donnent vie. Whitehead nous avait quant à lui déjà averti du travers du langage qui nous est familier puisqu’il tend vers l’abstrait.149 L’enjeu est donc de reconnaître son aspect réducteur et détaché des choses pour le rendre au contraire plus ouvert à la singularité des événements, car « [e]ach event is essentially unique and incomparable. What are compared: the objects and relations of objects situated in events ». (CN, 125) Dans cette optique, la notion d’événement permet de mettre en relief ce qui se trame au sein de la nature, mais voit aussi le jour dans un langage axé et travaillant sur la matérialité des mots. Au croisement de ces deux angles se trouvent les œuvres de nos écrivains, caractérisées par un langage poétique à la fois porté vers les choses et s’escrimant à faire du dire une caisse de résonance à événements. Cela se traduit par une attention privilégiée aux « choses » (au sens large) d’autant que nos auteurs se penchent vers la « vie » qu’elles expriment au gré de leurs inexorables combinaisons. Ainsi Guillevic, pour qui pierre, armoire, bruyère ou goéland 149 Whiteahead l’illustre ainsi: « For example, I perceive a green leaf. Language in this statement suppresses reference to any factor other than the percipient mind and the green leaf and the relation of sense-awareness. It discards the obvious and inevitable factors which are inevitable factors which are essential elements in the perception. I am here, the leaf is there; and the event here and the event which is the life of the leaf there are both embedded in a totality of Nature […] language habitually sets before the mind a misleading abstract of the indefinite complexity of the fact of sense-awareness. » (CN, 108) 118 occupent une place conséquente, en offre peut-être l’illustration la plus frappante. En plus d’être centraux, les objets, choses et êtres guilleviciens sont aussi pris dans un réseau mobile, comme dans ce poème d’Art Poétique : L’hirondelle Et la grenouille. A toi de trouver pourquoi Elles apparaissent en toi Au même instant. A toi de trouver Ce qu’elles partagent Dans ce réseau où tu patauges Avec le ciel, avec la mare, Et cette espèce de lumière Que tu aimes voir venir Te rapprocher des choses. (197) Articulées par le « et » de la rencontre de Deleuze, l’hirondelle et la grenouille qui d’habitude ne partagent pas véritablement le même milieu, se retrouvent et « patauge[nt] » ici dans le même « réseau » le temps d’un instant, le temps d’un poème. Cette rencontre se fond ici dans un « arrangement» (pour reprendre un terme deleuzien) plus vaste où se côtoient le «ciel » et « la mare » tandis que le rapprochement du « tu » vers les « choses » s’accompagne d’un éclat particulier, l’équivalent visuel d’un « resonant machinery of matter » (Deleuze). Ce même mouvement des choses et vers les choses se retrouve chez tous nos poètes, mais aussi chez Beckett. Ainsi Molloy « rencontre »-t-il, en quelque sorte, le fossé: La blanche aubépine se penchait vers moi, malheureusement je n’aime pas l’odeur de l’aubépine. Dans le fossé l’herbe était épaisse et haute, j’enlevai mon chapeau et ramenai les longues tiges feuillues tout autour de mon visage. Alors je sentais la terre, l’odeur de la terre était dans l’herbe, que mes mains tressaient sur mon visage, de sorte que j’en fus aveuglé. J’en mangeais également un peu. (M, 34) 119 Ses sens sont ici en éveil (toucher, odorat, vue et goût), un trait sur lequel nous reviendrons. Toujours est-il que les gestes de Molloy vers les végétaux et inversement conduisent, comme dans le poème de Guillevic, à un excès de lumière, comme à un aveuglement. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Lol préfère la nuit au jour lorsqu’elle parcourt avec une « curiosité extraordinaire » lieux et objets communément délaissés: Quand même, son silence l’intriguait de plus en plus. Parce qu’il s’accompagnait d’une curiosité extraordinaire des lieux qu’ils traversaient, fussent-ils d’une complète banalité. On aurait dit non seulement qu’elle venait d’arriver dans cette ville, mais qu’elle y était venue pour y retrouver ou y rechercher quelque chose, une maison, un jardin, une rue, un objet même qui aurait été pour elle d’une grande importance et qu’elle ne pouvait trouver que de nuit. (RLVS, 27) L’intérêt de Lol pour ce qui est d’ordinaire considéré banal rejoint l’approche de nos poètes : ce « plan d’immanence » constitue le socle, le point de départ d’une expérience qui pourrait parfois se passer de mots et où l’identité du sujet percevant est éclipsée par la matière des existants qui l’entourent.150 D’ailleurs, pour rectifier une perspective répandue sur les choses (à savoir qu’elles sont inertes et sans grand intérêt), Deleuze utilise le terme « intelligent mater » que Bernd Herzogenrath récapitule ainsi : “Intelligent Materialism” is designated thus not because it is supposed to be a more intelligent version of classical materialism, but because it is pre-occupied with “intelligent matter” and support a belief in the force and richness of matter itself: one that is not dominated by form, one that does not need form to be imposed on it to become alive but is in and of itself animate and informed. Matter engenders its own formations and differentiations because it carries them in itself, as potentialities, so that form/soul/mind is not something external to matter, but coextensive with it. Deleuze’s “intelligent materialism” thus claims that matter is not (only) an effect of representation – matter is productive, and this productivity must be accounted for by its own, immanent criteria. (Deleuze/Guattari and Ecology, 6) 150 Molloy avoue par exemple tendre tellement du côté des objets qu’il prévient « les autres lettres continuaient à m’échapper. Il y avait si longtemps que je vivais loin des mots, vous comprenez. » (M, 41) 120 Loin d’être passive, la matière dans cette optique est donc active, faite de nœuds de forces riches de potentiel, une approche que Patrick Hayden qualifie d’écologique dans le sens où, comme les concepts de Deleuze « they do not address the essences of things, but the dynamics of events and becoming that go through them » (UA, 4). Or cette matière « intelligente » n’est pas, pour nos écrivains, l’apanage de la nature, mais s’applique pour eux également aux mots, et à la matière textuelle. Ils constituent en somme aussi le « plan immanent » de Deleuze et opèrent à la manière des éléments dans la nature, résumée par Hayden : « Nature is thus seen by Deleuze as the immanent plane of life within which all things enter both their own unique compositions and a variety of ‘more or less interconnected relations’ with other compositions ». De même les mots s’entrechoquent-ils, se lient et se délient à un premier plan, matériel, générant un flux unique à chaque lecture. Pour étayer ce parallèle et la prédilection de nos auteurs tant pour le niveau concret de la nature que pour la matérialité des mots, une notion empruntée par Deleuze et Guattari à Francisco Varela et Humberto Maturana est éclairante : celle d’une matière au caractère « autopoétique », c’est-à-dire capable de se créer elle-même. C’est un terme qu’emploie Guattari dans Trois Ecologies et, comme le précise la note 74 de sa traduction anglaise, le biologiste et philosophe chilien Varela conçut ce néologisme à la suite d’une discussion sur un texte littéraire151. Il définit ainsi l’autopoeisis: « This was a word without a history, a word that could directly mean what takes place in the dynamics of the autonomy proper to the living systems ». Varela et Maturana mettent donc en avant 151 « One day, while talking with a friend (José Bulnes) about an essay of his on Don Quixote de la Mancha, in which he analyzed Don Quichote’s dilemma on whether to follow the path of arms (praxis, action) or the path of poeisis (creation, production), and his eventual choice of the path of praxis deferring any attempt at poeisis. I understood for the first time the power of the word “poeisis” and invented the word that we needed: autopoeisis. » («The organization of the living» (1973) in Autopoeisis and cognition : the realization of the Living, xviii) 121 l’autoproduction de l’organisation du vivant et envisagent les systèmes vivants comme des machines. Non pas au sens de Descartes, au contraire, puisque: An autopoetic machine is a machine organized (defined as a unity) as a network of processes of production (transformation and destruction) of components that produces the component which : (i) through their interactions and transformations continuously regenerate and realize the network of processes (relations) that produced them; and (ii) constituted (the machine) as a concrete unity in the space in which they (the components) exist by specifying the topological domain of its realization as such a network. (“The organization of the living” (1973) in Autopoeisis and cognition : the realization of the Living. 78-9, cité dans Three Ecologies, 101) S’il emploie par la suite le terme dans un contexte scientifique, ce sont bel et bien les notions d’autocréation et de procédés dynamiques qui permettent une jonction entre ce qui se produit à l’extérieur et à l’intérieur d’un texte. D’ailleurs Guattari, dans Chaosmosis, propose d’en élargir l’application : Humberto Maturana and Francisco Varela proposed a concept of the autopoetic machine to define living systems. I think their notion of autopoeisis – as the auto-reproductive capacity of a structure or ecosystem – could be usefully enlarged to include social machines, ecomachines and even incorporeal machines of language, theory and aesthetic creation. Jazz, for example, is simultaneously nourished by its African genealogy and by its reactualization in multiple and heterogeneous forms. (AC, 93-94, cité dans Three Ecologies, 101) Si nous suivons la pensée de Guattari, il serait alors possible de considérer l’écrit (et à plus forte raison une écriture aussi créatrice que l’écriture « poétique ») comme une autopoiesis, d’autant que nous avons signalé les réseaux qui y sont conviés et les « chocs » ou rencontres de mots qui y ont lieu. Autrement dit, le poème lui-même peut être, à un certain niveau, considéré comme une machine auto-poétique, et par conséquent être générateur de vie. L’hypothèse est certes quelque peu hasardeuse, mais elle sied à la conviction de nos auteurs, à savoir que le poème agit 122 et s’autoproduit dans les interstices des mots. Dans cette logique, il serait donc porteur de « vivant »152. Ainsi, comme le rappelle Merleau-Ponty, cette nouvelle approche de la nature requiert un nouveau langage, aussi poétique que possible : « La philosophie de la nature a besoin d’un langage qui peut reprendre la Nature dans ce qu’elle a de moins humain et qui, par là, serait proche de la poésie. » (RC, 71) Il lui faut accueillir le mouvement, le processus de la nature sans nécessairement chercher à l’expliquer, mais bien plutôt à le laisser entrevoir comme le recommande Whitehead : Nature is a process. As in the case of everything directly exhibited in sense-awareness, there can be no explanation of this characteristic of nature. All that can be done is to use a language which may speculatively demonstrate it, and also express the relation of this factor in nature to other factors. (CN, 54) Guattari lui fait echo et lie cet autre type de langage à une certaine intensité153: « while the logic of discursive sets endeavours to completely delimit its objects, the logic of intensities, or ecologic, is concerned only with movement and intensity of evolutive processes. » (TE, 44) Or le poème ou l’écriture poétique sont justement le lieu d’intensité langagière par excellence, sans qu’ils ne ferment les significations du texte, bien au contraire. Rien d’étonnant dès lors à ce que cette posture soit ouverte et propice à des questionnements permanents. Après avoir démontré comment le poétique sied au mouvement de la nature, et en particulier aux multiples événements qui y voient le jour, il nous reste désormais à explorer quelles reconfigurations de la nature en résultent chez nos poètes et écrivains. 152 Varela et Manurena précisent à ce propos: « If living systems are machines, that they are physical autopoetic machines is trivially obvious: they transform matter into themselves in a manner such that the product of their operation is their own organization. However, we deem the converse is also true: a physical system if autopoetic is living. In other words we claim that the notion of autopoeisis is necessary and sufficient to characterize the organization of living systems.» (1980:82) 153 Hanjo Berressem, dans son article « Structural Couplings: Constructivism and a Deleuzian Ecologics » (in Deleuze/ Guattari & Ecology) revient longuement sur cette caractéristique de la pensée de Deleuze et Guattari. 123 Chapitre III: Questionner & Participer La question n’enseigne rien et ne prêche rien: elle appelle. C’est l’énergie du devenir. (Chamoiseau, Le papillon et la lumière, 104) Considérer à la fois nature et texte comme mouvants et théâtre154 d’incessants événements s’auto-générant n’est pas sans conséquence, surtout dans une perspective environnementale. En reprenant les auteurs déjà évoqués (Guillevic, Jaccottet, Pesquès, Beckett et Duras) tout en y incluant deux œuvres de Patrick Chamoiseau (Le vieil homme esclave et le molosse et Les neuf consciences du Malfini), nous allons désormais voir que ce mouvement est facilité par un questionnement sous-jacent et permanent que la forme poétique amplifie. Nous constaterons dans un premier temps que ce questionnement provoque un ébranlement de l’édifice langagier alors même qu’il nous incline vers les choses puisqu’il se prête à une exacerbation des sens, de l’élémentaire et du corps chez nos poètes et écrivains. La double nouvelle appréhension de la langue et de la nature qui en découle ouvre la voie à une participation plus charnelle avec le monde, ce sur quoi nous nous attarderons dans un second temps en esquissant certaines des répercussions écologiques qui s’en suivent. I. Sous l’ébranlement de la question : vers un contact charnel avec les choses 1. « Une question sans réponse / Comme la paroi » (AP, 31) Aussi marginaux qu’atypiques, Lol et Molloy incarnent en effet le questionnement même par leur dérive, leur errance et leur hésitation : tout comme leur progression le long des rues de S. 154 Pour reprendre l’expression de Whitehead dans Nature and Life : « Nature is a theater for the interrelations of activities » (15) 124 Talha pour Lol ou dans la forêt pour Molloy est sujette à de maintes interruptions et digressions, leur récit remet en cause la progression linéraire, inébranlable d’une narration fiable. Ni Le Ravissemment ni Molloy ne garantissent au lecteur un récit limpide mais remettent au contraire en question le statut quo, d’autant qu’une mise en mots poétique fait écho au chancellement du récit. Or, comme le note Michel Deguy, le poétique est d’abord « l’expérience d’un questionnement155 », c’est-à-dire d’un mode de lecture si différent qu’il peut dérouter le lecteur mais permet de poursuivre le mouvement du monde extérieur (évoqué au chapitre deux), de l’accueillir sans le figer et d’entretenir sa dynamique. Explicites chez Guillevic et Beckett, plus subtiles chez Jaccottet et Pesquès et souterraines mais fondamentales chez Duras, les questions sont aussi omniprésentes que déstabilisantes. Il en va de même pour Chamoiseau où le questionnement se fait moteur de l’œuvre. Rejetant un mode trop assertif, les textes de nos poètes et écrivains sont en effet criblés de points d’interrogations ou d’expressions semant le doute. Comment la question s’immisce-t-elle et dynamise-t-elle nos textes et poèmes ? Pour Lol comme pour Molloy, qui dit errance dit avant tout solitude, une solitude choyée par les deux personnages car elle leur confère un degré d’ « incognito » (RLVS, 41) qui les prédispose à une certaine indépendance et à un anonymat libérateur156 dont le revers est parfois une soif de contact avec l’autre157. Cette posture détachée, distanciée des codes sociaux conventionnels leur permet également de remettre en cause les mécanismes habituels d’une 155 Michel Deguy. a p s e n’est pas se e, t t a t e p t q e. Paris : Seuil, 1987. Nous savons par exemple très peu de Molloy, à part quelques vagues repères très vagues, ce qu’il reconnaît luimême : « De même la sensation de ma personne s’enveloppait d’un anonymat souvent difficile à percer, nous venions de le voir je crois. » (M, 41) 157 Ainsi Molloy questionne-t-il son rapport au chien qu’il croise : « (…) et ce chien qu’est-ce qui l’empêchait d’être un chien errant qu’on ramasse et prend dans ses bras, par compassion ou parce qu’on a erré seul sans autre compagnie que ces routes sans fin, que ces sables, galets, marais, bruyères, que cette nature qui relève d’une autre justice, que de loin en loin un co-détenu qu’on voudrait aborder, embrasser, traire, allaiter, et qu’on croise, les yeux mauvais, de crainte qu’il ne se permette des familiarités. Jusqu’au jour où, n’en pouvant plus, dans ce monde qui pour vous est sans bras, vous attrapez dans les vôtres les chiens galeux, les portez le temps qu’il faut pour qu’ils vous aiment, pour que vous les aimiez, puis les jetez. » (M, 14) 156 125 narration sûre d’elle. L’œuvre de Beckett, Molloy, en offre un cas extrême, rehaussé par le contraste frappant entre la première partie relatée par Molloy (sinueuse, imprévisible et disparate), et le début de la seconde partie orchestrée par Moran (méthodique, ordonnée, linéaire). Or, d’une façon similaire à Lol158, Moran, une fois sorti de l’espace clos de sa maison et de son jardin, une fois livré aux « affres de la liberté et du vagabondage » (M, 180), se leste progressivement de tout ce qui d’ordinaire le protégeait (bâtiments, vêtements, argent, possessions, convictions) pour tendre irrévocablement vers la posture et la verve de Molloy. En ce, comme de nombreux critiques l’on noté, il est le « miroir » (inversé, puis miroir tout court) de Molloy. Peut-être ne seraient-ils même qu’un même et unique personnage ? C’est là une des multiples questions, implicites, du texte, sans qu’il n’y livre aucune réponse arrêtée, bien au contraire. Ainsi les dernières lignes du roman reprennent-elles les premières lignes, comme pour inviter le lecteur à relire tout l’épisode de Moran plus attentivement. Non pour clore le texte mais au contraire relever sa fabrication qui, mise en abîme dans le récit de Molloy, déconcerte le lecteur: « Alors je rentrai dans la maison, et j’écrivis, Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’est pas minuit. Il ne pleuvait pas. » (M, 239) Cette fin rejette toute interprétation basée sur une pure représentation, et invite de plus, comme le suggérait Valéry, à faire renaître le texte-poème de ses cendres. En tant que lecteur, nous nous apercevons que Beckett ne clôt en effet pas le texte, et nous invite à le revisiter. Ce faisant nous sommes de plus en plus sensibles au fait qu’en se métamorphosant progressivement mais sûrement en (un) Molloy, Moran adopte simultanément un autre type de langage, lui aussi de plus en plus poétique, comme s’il se prêtait au précepte de Guillevic « Essayer d’être tant qu’il faudra / Question qui déambule » (AP, 35). 158 « Une fois sortie de chez elle, dès qu’elle atteignait la rue, dès qu’elle se mettait en marche, la promenade la captivait complètement, la délivrait de vouloir être ou faire plus encore que jusque-là l’immobilité du songe ». (LVS, 39) 126 Les divagations et les méandres du protagoniste comme du texte se refusent à toute ligne droite et ne se laissent motiver par aucune réponse bornée ou réponse à un « pourquoi ». Si questions il y a, elles ne sont donc point de type interrogatoire. Si c’était le cas, elles nécessiteraient une réponse cadrée, prévisible, appropriée comme celles attendues par le commissaire que Molloy croise: Mais un peu plus loin je m’entendis interpeller. Je levai la tête et vis un agent de police. C’est là une façon elliptique de parler, car ce ne fut que plus tard, par voie d’induction, ou de déduction, je ne sais plus, que je sus ce que c’était. Que faites vous là ? dit-il. J’ai l’habitude de cette question, je la compris aussitôt. Je me repose, dis-je. Vous vous reposez, dit-il. Je me repose, dis-je. Voulez-vous répondre à ma question ? s’écria-t-il. Voilà ce qui m’arrive régulièrement quand je suis acculé à la confabulation, je crois sincèrement avoir répondu aux questions qu’on me pose et en réalité il n’en est rien. (M, 25) Or, face à ce genre d’échange, Molloy est inapte, incapable de se plier au jeu de questionréponse puisque ce genre d’interpellation et d’échange est pour lui trop normé, trop forcé, ne laissant aucune place à la déviation, ni au repos ou à l’abandon. Les questions qu’affectionne Molloy sont d’un autre ordre : au lieu d’appeler une riposte immédiate, elles en amènent une autre, induisant un questionnement omniprésent et en suspens, si bien que Molloy remarque : « Moi, je me posais volontiers des questions, l’une après l’autre, rien que pour les contempler. » (M, 65) Cette approche est semblable à celle de Guillevic : nombre de ses poèmes entretiennent un questionnement intarissable, parfois matérialisé par une suite de points d’interrogations159 qui loin de se satisfaire d’une réponse s’entraînent, se convoquent les uns les autres, souvent de ligne 159 Ces derniers sont essentiels pour Guillevic. Il précise à ce propos l’importance des points d’interrogations dans Choses parlées : « Raymond Jean : C’est important pour toi le point d’interrogation ? Guillevic : Très important. De toute façon, la ponctuation, c’est un système de signes. Des signes musicaux. C’est comme ca que Mallarmé la comprend. » (CP, 41) 127 à ligne160, de fragment en fragment ou de poème à poème. La question est indubitablement au cœur de l’entreprise guillevicienne, mais, comme chez Beckett, c’est d’une question atypique qu’il s’agit car l’enjeu n’est guère de la résoudre par une réponse hâtive mais plutôt d’« Essayer/ D’être la question / Qui s’accepte indemne de réponse » (AP, 34). Tronquée de sa réponse, la question est donc encore valide, si bien qu’au lieu de la dénigrer, il faut « Essayer/ De donner à la question même/ L’accueil qui serait fait à la réponse. » (AP, 34) En ce sens une réponse ferait courir le risque de tarir l’échange, et de figer net toute alternative. Laissée ouverte, la question au contraire avance, titubante161, le long d’un chemin qui s’improvise, non sans rappeler la progression souvent à l’aveuglette de Molloy, ou celle de la « dormeuse debout » (RLVS, 33), d’une « revenante tranquille » (RLVS, 80) de Lol : leurs personnages siéent à une écriture qui peine à avancer, piétine souvent mais poursuit toutefois son mouvement, même à tâtons, c’est-àdire sans méthode préétablie162. Guillevic remarque d’ailleurs combien l’image du « tâtonnement » correspond à la démarche poétique, en particulier pour le poème en vers libre ou en prose. Il note: « Je ne conçois pas l’écriture du poème sans tâtonnement. Le poème est une réponse qui interroge. Cela est d’autant plus vrai du poème en vers libre. Le vers régulier, par définition, se prête moins au tâtonnement et donc au questionnement.163» (VP, 157) L’écriture 160 « Comme ici, sous la cascade de questions ressemblant à une devinette : « Où est-ce que c’est? / Est-ce que ça monte? // C’est enraciné ?/ C’est posé, bâti ?/ Pas de fondations ? // Ҫa flotte/ Ҫa dérive ? » (AP, 43) 161 « Avance, va, titube, arrive / Questionne-le » (Avec, 104) 162 Au contraire du Moran des premières pages de la deuxième partie de Molloy, qui, « méticuleux » (155) et ordonné, est cantonné dans la familiarité de l’espace de sa maison et de son jardin. Mais un changement brutal intervient, marqué par l’irruption d’un « on » au sein du récit à la première personne de Moran : « J’allai dans ma chambre. // Ce fut alors qu’on vit cette chose sans précédent, Moran se préparant à partir dans l’ignorance de ce à quoi il s’engageait, sans avoir consulté carte ni indicateur, n’ayant pas considéré la question du chemin et des étapes […]. Cependant je sifflais, […] » (M, 168) S’ensuit la perte progressive de contrôle de Moran. 163 Jaccottet revient également sur ce lien entre écriture, questionnement et tâtonnement : « Ajouterai-je mes tâtonnements aux mille savantes recherches d’aujourd’hui sur la parole, sur ce qu’on aime appeler l’« écriture », ou, mieux encore, le « discours » ? Alors que je voulais seulement interroger un verger, et le visage entrevu à travers. » (ATV, 23) 128 poétique est donc pour Guillevic indissociable d’une interrogation hasardeuse, hésitante164. « A tâtons » évoque en effet une exploration par le toucher, lui octroyant ainsi une dimension corporelle165, ouvrant sur une interaction mais aussi une surprise, un possible. Rien d’étonnant dès lors, « [l]es poèmes » étant envisagés comme « des réponses qui sont des questions166», à ce que le mode conditionnel, accompagné d’expressions relevant l’incertitude ou de modalisateurs167 émaille les textes de nos poètes et écrivains. Le nombre de « peut-être » dans le Molloy de Beckett mériterait par exemple d’être relevé. Ils ponctuent et modulent tout le récit de Molloy, remettant constamment en question les faits narrés, tel ici : D’ailleurs de cette vie-là aussi j’aurai peut-être la bonté de vous entretenir un jour, un jour où je saurai qu’en croyant savoir je ne faisais qu’exister et que la passion sans forme ni stations m’aura mangé jusqu’aux chairs putrides et qu’en sachant cela je ne sais rien, que je ne fais que crier, plus ou moins fort, plus ou moins ouvertement. Alors crions, c’est censé faire du bien. Oui, crions, cette fois-ci, puis encore, peut-être. (M, 33). Dans ce passage, l’incertitude est renforcée par une écriture emboîtant les propositions au point d’y embourber le lecteur. Elle lui fait frôler une dimension terrestre (de « chairs putrides ») remettant crûment en cause la prétention d’un savoir quelconque, si ce n’est celui de crier. (Ne pas) savoir168 n’est d’ailleurs, dans l’apanage de l’humain169 et quelques lignes de Pesquès font écho à celle de Beckett : 164 Pesquès est aussi fort sensible à cette indécision qu’il retrouve dans les toiles de Cézanne : « Cette hésitation nous comble. Elle est ce qui s’essaye au dire, ce qui vacille de capter, ce qui, fixant sur la corde raide de miraculeux équilibres, provoque en nous comme une oscillation de choses, une sorte de chancellement abouti. Une joie souffrante nous fait voir Cézanne achevant ses toiles à tâtons… autant « d’offrandes à ce qui n’a pas de fin »**Face Nord de Juliau I, (42) avec la note ** : « André Masson in « Le tombeau de Cézanne » 165 A laquelle nous reviendrons sans tarder et que Pesquès relève ainsi: « Le tâtonnement du vert frappant fort dans l’entre-phrase, où le corps aussi se débat.» (FNJII, 69) 166 Un B n ’ e be (46). Guillevic continue : « Les réponses à des questions qui ne sont pas posées c’est-à-dire des questions auxquelles, d’ailleurs, ils ne répondent pas, évidemment. » 167 Raymond Jean remarque à leur égard qu’ils permettent d’ « apporter tout d’un coup un correctif qui fait basculer l’affirmation et amène la fêlure et l’inquiétude » (CP, 133) 168 Ce sur quoi ironise plus loin Beckett : « Je pouvais donc interroger sans fin et sans danger. Car ne rien savoir, ce n’est rien, ne rien vouloir savoir non plus, mais ne rien pouvoir savoir, savoir ne rien pouvoir savoir, voilà par où passe la paix, dans l’âme du chercheur incurieux. » (M, 86) 129 Et ce ne plus pouvoir savoir pointe très précisément l’origine de notre savoir, le bâillement du monde, et celui de la pensée, c’est-à-dire le moment de la scission à partir de quoi la parole peut réunifier. Meugler, braire, les bêtes savent cela. (FNJII, 51) Si question et doute semblent liés, le cri (ou son homologue le chant, et ses variantes « meugler » ou « braire ») peut l’accompagner, ou en précéder ou prolonger le mouvement, permettant de côtoyer un autre type de savoir, celui des « bêtes ». C’est précisément le cas dans Le vieil homme esclave et le molosse de Chamoiseau (où le face-à-face entre l’homme et le chien fait fi des frontières habituelles séparant l’humain et le non humain), tandis que l’auteur va encore plus loin dans Les neuf consciences du Malfini en renversant la donne habituelle d’un roman. En effet, au lieu que l’humain n’y règne en se déployant en une myriade de personnages, occultant ainsi d’autres formes de vies, l’inverse s’y produit : les deux protagonistes principaux sont des oiseaux et les hommes (nommés « Nocifs ») sont relégués au second plan. Un premier glissement s’opère donc puisque, dans ce conte-roman, Chamoiseau donne la parole à deux représentants de l’avifaune et en particulier au « Malfini », surnom donné à un rapace imbu de lui même et survolant de sa supposée supériorité la forêt martiniquaise de Rabuchon jusqu’à ce qu’une rencontre inattendue le bouleverse au point qu’il s’identifie avec, puis imite un colibri. Ce deuxième glissement suppose un changement d’échelle (d’un rapace à un oiseau de la taille d’un insecte), mais aussi un autre type d’appréhension au monde que l’oiseau de proie résume ainsi : « En fait, je savais voir, il me fallut apprendre à regarder…. Je savais prendre, il me fallut consentir à me laisser surprendre… » (28). 169 Ainsi chez Guillevic : « Si la feuille Si la feuille / Cherche à savoir surtout // Quand et où / L’à pic, la descente, // Pourquoi pas vers toi // L’interrogation ? […] Si la feuille/ Pense que sur elle tu sais, / N’est-ce pas / Parce qu’elle sait, / Croit savoir, // Que sur toi, / Tu sais ? » (E, 33) 130 Or le rapport avec son entour passe par les questions incessantes que se pose le Malfini et qui jalonnent le récit, comme ici: « Quelle obscure et lamentable parenté faisait que cet être qui semblait un oiseau allait comme un insecte ? Q ’est-ce que cela signifiait ?» A un premier niveau, nous abordons donc l’île de la Martinique à travers l’optique du Malfini pour qui, pour reprendre les lignes de Guillevic, « Il a été question / Du colibri » (DD, 46). Mais loin d’être gratuit, ce questionnement aboutit progressivement à un rapprochement sensible du Malfini aux choses et êtres qui l’entourent, et surtout et avant tout du colibri d’abord perçu comme insignifiant, guère pris au sérieux, voire ridiculisé (ce à quoi invite d’ailleurs son nom, Foufou). Mais, s’il est méprisé au début du roman il devient petit à petit de plus en plus respecté au point que le Malfini finit par l’appeler « son maître ». Tout un lot de questions motive en effet le Malfini : la présence du colibri titille sa curiosité à un tel point qu’il est amené à l’observer de près, à le suivre à la trace, et même à devenir son « premier serviteur » et son « garde du corps », quitte à dévier de sa propre trajectoire. Grâce aux questions, le rapace se penche ainsi vers un monde qui lui était méconnu. Alors qu’il était habitué à survoler le monde, à le considérer du haut des cieux, détaché et fier, le colibri l’en rapproche. Questionné, le monde devient ouvert, et non plus fermé comme il l’était lorsque le rapace était sous l’emprise de son Alaya (terme que Chamoiseau utilise pour renvoyer à son instinct qui le tient). A un deuxième niveau, les questions sont également omniprésentes pour nous, lecteurs. Nous sommes constamment amenés à nous repositionner face au rapace tandis que nous adaptons la même curiosité que le Malfini, notamment face au mystère de la « mort lente », centrale au développement de l’intrigue. Au cœur du roman, nous apprenons en effet que la forêt du Rabuchon est frappée par un désastre qui prend de court les humains comme la peuplade du non-humain : 131 Où étaient ces guêpes rouges qui construisaient leurs ruches à l’aplomb des branches fines ? Où étaient ces punaises puantes, ces libellules filiformes, ces moucherons de soleil, ces cafards sombres qui pulsaient de la terre, ces grosses noctuelles qui n’aimaient pas la lune ? Qu’étaient devenus ces papillons jaunes qui couvraient les savanes ? Et les tortues- molokoy qui hantaient la rivière ? … Avaient-ils disparu sans que je m’en rende compte ? (133) Cette série de questions à la fin de la deuxième partie, intitulée « Le cri du monde » montre à quel point les espèces touchées sont nombreuses, et l’énumération montre l’ampleur de la calamité. Paraphrasée la « mort lente », et sans révéler sa cause explicitement, Chamoiseau ponctue son texte d’indices lançant quelques pistes sur l’origine de cette hécatombe colossale. Ainsi cette « mort insidieuse » (NCM, 138), d’abord inexplicable, force à une observation aiguë, appliquée de la part du colibri, et dans sa foulée du rapace. Mais, à un second niveau, elle amène aussi le lecteur à lire entre les lignes et à chercher une explication plausible à ce qui a pu faire de Rabuchon un cimetière. Egrenés dans le texte, les éléments de réponses se font de plus en plus criants, incriminant en particulier un type de plantes, si bien que lorsque nous lisons enfin ces lignes, la cause en est confirmée : Le petit maître parvint, me semble-t-il, à la même conclusion. Les plantes à fleurs étaient tout autant victimes de cette mort insidieuse. La plupart se fanaient avant l’heure ; …. Quant aux arbres, ils perdaient leurs maigres floraisons sans être capables d’imaginer des fruits. […] Les bananiers seuls demeuraient florissants, mais ces grosses herbes, alignées, garde-à-vous, très souvent parfumées d’une chose nauséabonde, faisaient l’objet de septdouze attentions de la part des Nocifs. Elles ne semblaient même plus appartenir au monde. (NCM, 138) Il paraît donc désormais évident que « la mort lente » évoque une perturbation, ce qui rehausse le terme de « Nocifs » car, bien qu’apparaissant toujours en filigrane, ils sont indéniablement responsables du désastre. Le conte prend ainsi une toute autre dimension : en essayant de résoudre ce mystère, cette mini-enquête policière nous renvoie à une réalité bien concrète, et réelle : celle de la pollution de la terre et des eaux de la Martinique dans le seul but de produire plus de bananes. En tant que lecteurs nous sommes ainsi constamment amenés à questionner la 132 logique de cette exploitation. Les « Nocifs » ne sont d’ailleurs pas épargnés sous la plume de Chamoiseau170. Par conséquent cette narration allégorique, si elle s’apparente à une fable à une double capacité à désarçonner : d’une part, au niveau interne du récit puisque la vision du monde du Malfini se voit perturbée, complètement altérée par les questionnements que génère la rencontre avec le colibri ; et d’autre part à un niveau plus large puisque nous sommes amenés, dans les pas (ou volées) du Malfini à questionner et reconsidérer la logique humaine, et ce par l’intermédiaire d’oiseaux auxquels, le temps d’un conte, Chamoiseau prête une parole des plus poétiques. Pour le philosophe David Abram, la distinction que nous établissons entre notre capacité langagière et celle des animaux est d’ailleurs problématique171 et il propose une acceptation du terme de langage plus vaste, non restreinte à l’humain, mais affectant également d’autres espèces animales. Or, parmi les différents groupes zoologiques, les oiseaux, disposent d’un vaste répertoire d’ « émissions sonores que sont les cris et les chants »172. Les chants d’oiseaux sont d’ailleurs récurrents tant pour Guillevic (chants du merle et du rossignol notamment) que pour 170 « Entre-temps, le Nocif envahit les pentes de R. en compagnie d’une foule de semblables. Tous laids. Tous hargneux. Tous bavant. Ils gueulaient, brandissaient oriflammes et drapeaux, et s’élançaient en commando à l’assaut des sillons de bananes. [… ] Quelle engeance endémique ! » (NCM, 146) 171 Dans The Spell of the Sensuous (notamment la section : « Toward an Ecology of language », 77-86) Abram critique notre acception du langage comme un phénomène purement abstrait , ce qui par conséquent nous détache du règne animal dont certaines communautés (y compris les cétacés, oiseaux et abeilles) ont élaboré un système de communication très efficace. Son argument préconise, en s’inspirant de Merleau-Ponty, d’admettre l’origine sensorielle et directe du langage: « If Merleau-Ponty is right, […] then the denotative, conventional dimension of language can never be truly severed from the sensorial dimension of direct, affective meaning. If we are not, in truth, immaterial minds merely housed in earthly bodies, but are the first material, corporeal beings, then it is the sensuous, gestural significance of spoken sounds – their direct bodily resonance – that makes verbal communication possible at all. It is this expressive potency – the soundful influence of spoken words upon the sensing body – that supports all the more abstract and conventional meaning that we assign to those words. » (79-80) 172 http://www.chimiefs.ulg.ac.be/SRSL/newSRSL/modules/FCKeditor/upload/File/71-4/Poncin p 213-228.pdf L’article révèle d’ailleurs que si les fonctions sociales du chant sont multiples, trois familles seulement (oiseaux chanteurs, perroquets et colibris) sont capables d’apprendre des chants en dehors de leur bagage génétiquement programmé. http://www.sciencedaily.com/releases/2000/08/000811064855.htm 133 Pesquès (chez qui on retrouve entre autres le chant de « Philomène le rossignol»173). Jaccottet s’attarde pour sa part, dans son poème Sur les degrés montants, sur le phénomène de chant strident d’alouettes au lever du jour : « C’était un chant frénétique, et qu’on aurait cru chanté pour appeler le jour qui tardait à venir colorer les rochers blêmes. » (CV, 40) L’emploi du conditionnel passé, qu’il poursuit (« On aurait dit vraiment, si absurde que cela semble, qu’il y avait un rapport entre ces cris et les astres qui étaient encore loin de s’effacer. » (CV,41)), permet ici une ouverture174, un lien entre les alouettes et le ciel apparemment silencieux et distant. Les cris de « cette troupe d’oiseaux », « comme de petits anges effrénés, de petits ouvriers acharnés, sans autres outils que leur voix aiguë » (CV, 42) trahissent certes une exaspération et une impatience mais ils permettent aussi presque de toucher et d’agir sur « la dalle noire» (ou la nuit) en la soulevant. Toutes ces images et la question de Jaccottet à la fin du texte (« Qui frapperait avec pareille constance et fureur / dans la montagne/ ne ferait-il pas lui aussi lever le jour ? » (CV, 42)) suggèrent l’aspect physique et actif du cri ainsi que le mouvement qu’il peut espérer générer. Encore une fois, aucune réponse immédiate ou adéquate n’y fait suite, si ce n’est le silence matérialisé par le blanc du bas de la page d’une part, et de l’autre l’allusion, au milieu de la page suivante quasi vierge, au pouvoir de l’écriture : « Que la poésie peut infléchir, fléchir un instant, le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces.» (CV, 42) Cette propension au mutisme se retrouve chez Pesquès, surtout lorsque les questions auxquelles il se trouve confronté sont trop obtuses: Qu’avez-vous vu ? Je ne sais pas, tout s’est passé si lentement… Je ne pourrai vous donner moins de précisions. Que voyez-vous maintenant ? 173 Pesquès consacre une entrée de la Face Nord de Juliau II (le 3 juin 1992) à ce « tout petit musicien qui empoumonne la vallée », 43-44. 174 Jaccottet ajoute « La porte [« du couvercle énorme de la nuit », ou du jour »] s’ouvrirait-elle jamais ? » (CV, 40) 134 Chaque fois que j’allais répondre, grandissait en moi, me rongeait, une terrible suspicion à l’égard du témoignage… Je commençais par me taire, Je finissais muet. (FNJI, 41) Les questions de ce type qui rappellent celles de l’agent de police de Molloy sont bel et bien insatisfaisantes et mènent au silence. Un peu plus loin pourtant, il propose une solution face à des questions plus larges que pourraient se poser les lecteurs au sujet de la colline et qu’il anticipe: Les autres, toujours : A quoi ressemble-t-elle ? L’aimez-vous ? C’était trop demander… (FNJI, 46) S’il se révèle toujours incapable d’y répondre directement, il ajoute: « Je rêvais d’une écriture qui ne soulèverait plus ces questions, d’une écriture qui les absorberait. » (FNJI, 46) Dans cet idéal d’écriture, la question occupe donc une place de choix, renforcée par son rôle moteur: « Qui nierait la force, la force et l’existence de ces lieux passés à la question ? » (FNJI, 49) demande explicitement le poète. Questionner c’est en effet dynamiser, faire vibrer, donner vie en somme. Evelyne Lloze, dans un article aussi éloquent que convaincant175, élabore la fonction de la question chez Guillevic. Selon l’auteur, elle rejoint le cri ou s’y marie pour ébranler nos habitudes car interroger et crier, par leur aspect performatif, nous provoquent. De plus, précise-telle, le cri et la question, « appelant la rencontre, habités par tout ce qui nous fait face, […] ont chacun, avec leur radical allègement et leur abrupte densité, un pouvoir d’ébranlement, d’irruption, indéniable » (PM, 238). Ils sont aussi « promesses d’échange ». Ainsi, « l’alchimie d’une pratique conjointe du cri et de la question », nourri du « rêve d’être ensemble » (formule de Guillevic dans Sphère, 69) mène surtout à un contact plus étroit et intime avec les choses. 175 « Entre cri et question, le domaine poétique de Guillevic » in Guillevic, La passion du monde, Angers, mai 2002. (237-247) 135 Lloze met ainsi en avant la « transitivité » (PM, 239) de la question, c’est-à-dire sa capacité de relier à l’autre, d’inviter au dialogue. Quant au cri, suggère-t-elle, quoi de plus abruptement propre à « toucher », dans tous les sens du terme, que le cri ?... ; quoi de plus éloigné de tout verbiage, sans exclure pour autant le don de jouer de toutes les harmoniques, quoi de plus capable de créer une vivante proximité, d’atteindre au plus profond, de rétablir soudain avec les choses, les êtres, avec tout ce qui excède les mots, un rapport de transparence, sinon de vérité ?… (PM, 246) Ces deux manifestations vocales témoignent donc d’un mouvement vers, par le biais du tremblement de la voix176 qui vient perturber et menacer le logos en remettant en cause la vision d’un langage clair, monotone, transparent177 et détaché du réel. Le langage poétique de nos auteurs y rétorque en penchant d’abord vers le particulier et le concret et non d’emblée vers le général et l’abstrait. Engageant et emportant les sens, cet élan vocal et corporel vers les choses, en quête d’une zone de contact, mérite maintenant notre attention. 2. « Descendre et séjouner / Dans cette espèce de terre » (DD, 134) Cri et question chez nos poètes et écrivains ne sont donc ni anodins ni gratuits, ce que précise Evelyne Lloze : Interroger ici [dans la poésie de Guillevic], c’est donc bien plus qu’un simple procédé langagier, ou qu’un trait de style, c’est presque un a priori constitutif du dire, une règle d’éveil et de vigilance, un principe de rassemblement, une façon de se comporter en accordant toujours priorité à l’être-avec […] (PM, 243) En effet, la question comme le cri (et son prolongement, par paronomase, l’écrit) sollicitent un mouvement comme nous l’avons vu vers, souvent manifesté par une « inclination» ou « inclinaison » accompagnant le dire. Pesquès exprime ainsi ce penchant : Je ne sais quel décalage perçu dans la durée m’incline vers les choses, ni quelle osmose avec la matière vive me fait délaisser ces autres vies dont je veux croire que l’ardeur à paraître, 176 Lloze note à ce propos que le cri, « ce presque rien emblématique, jamais désincarné » est « au plus près d’une voix « primitive », d’un corps qui, en s’exposant nous requiert davantage. » 177 Dans son article « Les règles et le plaisir de la voix dans la tragédie en musique » (XXVII e. 56.223 (2004)), Sarah Nancy insiste sur la voix comme « porteuse de trouble » (6). 136 les gesticulations et les emportements, ne sont que le sentiment de la fin sans cesse différé par le souci de l’action, ou qu’un aveuglement volontaire fourvoyé dans la frivolité ou de l’anecdote. (FNJII, 27-28) Aux « gesticulations et emportements » qu’il associe à l’humain, souvent enfermés, « fourvoyé[s] » dans leurs vaines aspirations à « paraître » plutôt que d’être, l’auteur préfère une « osmose avec la matière vive ». Elle passe d’abord par une double inclination: au niveau du poète (« m’incline ») comme au niveau de la parole : Colline sans autre histoire que celle, durable, de l’homme pour la dire. Et l’homme pour se faire, s’arrête, contemple, prend titre de narrateur et tente un dire sans copie… La parole lui vient comme un secret de pierre, comme une révélation pour la pierre muette ; sa parole s’incline jusqu’au caillou sans réponse qui s’offre et se dérobe et joue de son mutisme… Le copiste fraye et s’affaire. Sa force est une résolution, son ardeur un campement… (FNJI, 21) Le poète prête alors sa parole au mutisme de la pierre auquel il ne peut être fidèle qu’en s’y rapprochant au plus près. Ce geste du corps le dispose à s’ouvrir aux réseaux de la nature et ce changement d’angle – similaire à celui de notre corps lorsque nous gravissons une colline escarpée178 – bouleverse notre approche. Il nous fait perdre notre verticalité en sollicitant d’autres sens que la vue, comme le titre de l’œuvre de Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, le rappelle. Cette expression renvoie en effet, dans un premier sens, à l’une des pentes d’une colline (où paissent des bovins par exemple, une image qui apparaît chez Guillevic, Pesquès, Beckett). Dans un second sens, figuré cette fois, elle évoque par contre une autre dimension, « un aspect différent d’une même chose » : celui d’un penchant, d’un réveil animalier. Elle résume d’ailleurs en partie l’entreprise de Pesquès qui ausculte toutes les facettes de Juliau et les rassemble dans un poème. Cependant, il lui faut pour ce faire suivre un premier mouvement d’inclination – se baisser vers la colline (et sur son herbe bien souvent), les sens en éveil - avant de le prolonger par le geste même de l’écrit, l’amenant à se pencher sur une feuille 178 Merci à Steven Winspur de m’avoir suggéré ce rapprochement. 137 et à « coucher » (FNJII, 25) les mots sur la page. Pour poursuivre le mouvement, entretenir un frémissement capté d’abord au niveau du « vert » concret et palpable de la colline, la phrase prend le relais, aussi sensuellement que précisément.179 Les sens donnent donc accès à ce que Deleuze appelle le « plan d’immanence » (auquel nous faisions allusion plus haut) et c’est de lui qu’émane le poème et la dimension poétique des textes de nos auteurs. Ils prônent, dans la lignée de Francis Ponge, un mouvement vers les choses si bien que des entités ou éléments généralement délaissés deviennent centraux. Comme pour Pesquès, l’herbe, et à travers elle toutes les variantes végétales, acquièrent chez Guillevic un tout autre statut, fondamental : « Herbes, depuis toujours / Traitées comme des herbes // […] Vous êtes le premier degré de l’ouverture » (ET, 181). Le motif de l’herbe, loin d’être anodin, s’inscrit donc à contre-courant d’un modèle de pensée privilégiant d’ordinaire l’arbre, comme le rappelle Deleuze : Les Français pensent trop en terme d’arbre : l’arbre du savoir, les points d’arborescence, l’alpha et l’oméga, les racines et le sommet. C’est le contraire de l’herbe. Non seulement l’herbe pousse au milieu des choses, mais elle pousse elle-même par le milieu. […] L’herbe a sa ligne de fuite, et pas d’enracinement. On a de l’herbe dans la tête, et pas un arbre : ce que signifie penser, ce qu’est le cerveau , « un certain nervous system »*, de l’herbe. [note* : Steven Rose, Le Cerveau inconscient, ed. du Seuil] (Dialogues, 51) Au contraire de cette « arborescence »180, l’une des caractéristiques de l’ « ouverture » ou « ligne de fuite » proposée par le texte guillevicien est que, pour le poète, l’herbe devient matériau, prétexte, se transformant en mots si bien que Guillevic propose « Je suis un ruminant. / Je broute des mots. » (AP, 232). Cette image mêle, par le biais d’un processus corporel (la racine rumen de 179 Pesquès affectionne tout particulirèrement les phrases, sur lesquelles il revient, comme ici : « Phrase nappant la colline d’un amour corporel, y pénétrant une caresse ; phrase d’épouse aux muscles lents, aux gestes d’une rêveuse précision, aux papilles sonores aimantes, susurrantes… […] //Pas de colline, ni de monde, ni de vert imprécis, mais parce que la précision est dans les corps, celle de la langue ne touchera juste qu’en ce point où le point se dissipe pour plus de langue, pour un appel des corps et l’enchaînement des sons, pointilleusement, vers l’infini du note à note, dans l’emmêlement des mots. » (FNJII, 46) 180 Nous reviendrons au chapitre quatre sur une autre alternative à la pensée « arborescente », notamment le rhizome. 138 ruminer renvoie au « premier estomac des ruminants »), l’animal et le végétal181. Malgré tout, à ce « premier degré » se superpose un second niveau de lecture, entrouvert par la polysémie du mot « ruminer » qui, répondant à l’action de remâcher des aliments, évoque aussi l’action de « réfléchir longuement sur une chose ». Dimension corporelle et dimension intellectuelle ne s’excluent donc pas (nous y reviendrons) et le mouvement, ressassé, jamais achevé, de corps admettant une part de bestialité, reprend forme verbalement. Pesquès condense ce processus dans une belle formule : « D’un corps plongé dans la langue du pré. » (FNJII, 68) Le plan d’immanence est donc pour nos poètes non seulement premier, mais il attire, appelle, une « aventure » du « corps-à corps182 » (AP, 187) si bien que, pour Guillevic, Il faudrait Descendre et séjourner Dans cette espèce de terre. * Il faut s’y frotter, Il faut y ramper Comme une annélide * Il faut s’y confondre Avec les lombrics Et les radicelles. (DD, 134) * Il faut y dormir A longueur de corps Inarticulé. (DD, 135) L’impératif, quasi catégorique, en tous les cas irrésistible, non seulement de « descendre » mais de « séjourner », suggère à nouveau une plongée vers, une immersion prolongée et active pour côtoyer au plus près d’autres formes de vies (« annélide, lombrics, radicelles ») d’ordinaire piétinées. D’où l’importance du pré, relevé par Pesquès. Jaccottet s’attarde lui aussi sur ce motif 181 Selon le Trésor de la Langue Française, le verbe désigne l’action d’un mammifère herbivore et “brouter” est dérivé de l’ancien français brost « jeune pousse d'arbre », lui-même issu de *brust « bourgeon ». 182 « Chaque poème / Est une aventure / En même temps / Que le constat de l’aventure. // Pas plus – / Sauf le désir / D’aller plus / Dans l’aventure //Et le besoin / D’inventer ce plus / En l’écrivant / Au corps-à-corps. » (AP, 187) 139 dans l’un de ses poèmes en prose, « Le pré de mai », PAFA) en l’évoquant d’abord ainsi: « Il est la chose simple, et pauvre, et commune ; apparemment jetée tout au fond, par terre, répandue, prodiguée. La chose naïve, insignifiante, bonne à être fauchée ou même foulée. » Mais il la défie en proposant un rapprochement « [à] ras de terre », auprès de « ces mille choses fragiles ». (PAFA, 78) Guillevic y consacre également l’un de ses poèmes d’Etier183. Il l’intitule « image » à bon escient pour montrer à quel point la représentation habituelle d’un pré (« Et du calme le pré/ Est la classique image ») est trompeuse. Il le démontre en une cascade de neuf vers où se débattent rien moins que dix-sept verbes sans autre sujet qu’un « ça » miroité par l’anaphore au début de huit vers. Tous les verbes sont tactiles de par leurs sens et jouent sur leurs qualités sonores par leur forme (répétition de sons semblables). Le poète matérialise ainsi en mots tout un monde, non plus visuel et réduit à une « image » mais qui grouille « [s]ous les herbes » et qu’on ne peut aborder qu’en s’abaissant à leur niveau. C’est justement ce que le protagoniste principal de Beckett, Molloy, est amené à faire. Aux limites (s’il en est) de l’animalité, relégué au sol par ses béquilles, il s’enfonce dans le sol bourbeux de la forêt: Les monceaux de feuilles noires et comme boueuses me retardaient sensiblement. Mais même sans elles j’aurais renoncé à la démarche debout, celle des hommes. Et je me rappelle encore le jour où, couché à plat ventre, histoire de me reposer, au mépris du règlement, soudain je m’écriais, en me frappant le front, Tiens, mais il y a la reptation, je n’y pensais plus. […] Mais avant d’aller plus loin, un mot sur les murmures de la forêt. J’avais beau écouter, je ne percevais rien de la sorte. Mais plutôt, avec beaucoup de bonne volonté et un peu d’imagination, de loin en loin un lointain coup de gong. […] Les feuilles aussi je les écoutais, avant leur chute, avec attention en vain. Elles se taisaient, immobiles et raides, on aurait dit du laiton, je parie que j’ai déjà fait remarquer. (M, 120-121) 183 « Sous les herbes, ça se cajole, / Ҫa s’ébouriffe et se tripote, / Ҫa s’étripe et se désélytre,/ Ҫa s’entregrouille et s’entrefouille,/ Ҫa s’écrabouille et se barbouille, /Ҫa se chatouille et se dépouille, / Ҫa se mouille et se déverrouille, / Ҫa se dérouille et se farfouille, / Ҫa s’épouille et se tripatouille – //Et du calme le pré / Est la classique image.» (136) 140 Or c’est précisément cette position carrefour « entre la verticale et de l’horizontale » (E, 85) qui est la plus propice, selon Guillevic à un « être-avec », à entrer en relation avec les choses, comme le décrit ici Pesquès : Choses entretissées. Choses encordées. Corps mixtes auxquels le nom participe. La chose et autre chose que la chose. Un attachement. Un rattachement. Mon œil envie et mélange ce mélange. (FNJII, 19) Nos poètes ne prennent donc pas la question de Merleau-Ponty (« Oui ou non avons-nous un corps, c’est-à-dire non pas un objet de pensée permanent, mais une chair qui souffre quand elle est blessée, des mains qui touchent ? » (V&I, 180)), à la légère car elle prend toute son ampleur dans leurs textes. Non seulement revendiquent-ils leur attachement à l’enveloppe corporelle mais c’est aussi un des traits de leur écriture, un trait que Paul Valéry revendique comme étant propre au poème. Il contraste ainsi l’effet éprouvé par le lecteur selon qu’il lise un roman ou un poème: Il [un lecteur de romans ou de poèmes] peut être le même homme, mais qui diffère excessivement de soi-même quand il lit l’un ou l’autre ouvrage. Voyez le lecteur de romans quand il se plonge dans la vie imaginaire qui lui intime sa lecture. Son corps n’existe plus. […] Il est, il se meut, il agit et pâtit dans l’esprit seul […] il n’est plus lui-même. Tout autre est le lecteur de poèmes. Si la poésie agit véritablement sur quelqu’un, ce n’est point en le divisant dans sa nature, en lui communiquant les illusions d’une vie feinte et purement mentale. […] La poésie doit s’étendre à tout l’être ; elle excite son organisation musculaire par les rythmes, délivre ou déchaîne les facultés verbales. […] En somme, entre l’action du poème et celle du récit ordinaire, la différence est d’ordre physiologique. (PSP, 52 ; 54) Valéry dresse ici une opposition entre l’univers du roman où primerait le mental et celui de la poésie, plus orienté vers les sens, qui solliciterait « tout l’être ». Si elle s’avère sans doute restrictive et ne tient pas compte du caractère plus fluide de textes comme ceux de Beckett et Duras (mêlant narratif et poétique), elle a le mérite d’insister cette fois sur la perspective non seulement du poète mais du lecteur et de l’action qu’accomplit sur lui la lecture. Dans le cas du 141 poème, cette « différence », selon Valéry, « est d’ordre physiologique », autrement dit elle concerne, comme son étymologie (physis) l’atteste, les manifestations matérielles et sensorielles du vivant en tant que processus dynamique et relationnel184. Effectivement, cette dimension est capitale pour tous nos auteurs car ils tentent, selon Pesquès, de faire du geste une « écriture » comme « manifestation d’une présence corporelle. » (FNJII, 9) Le corps est valorisé car c’est à travers lui que se joue une interaction concrète avec l’extérieur. Voilà en partie pourquoi l’œuvre de Paul Cézanne fait figure de référence pour Pesquès, Jaccottet185 et Guillevic186 : leur fascination pour ce peintre relève en effet moins de l’anecdote ou de la coïncidence qu’il n’y paraît. Les allusions directes à son œuvre, égrenées dans les textes de nos poètes, révèlent plus qu’un attrait fortuit pour son art, et bien plutôt une approche commune. Laquelle ? Tous y voient d’abord un modèle de disponibilité et d’engagement physique187 retranscrit dans ses toiles. Sa « méthode » et la « grammaire cézanienne » (FNJII, 34) mettent la matière en avant, proposent, comme le rappelle Raymond Jean « une étude des choses », « [d]ans le sens que Cézanne justement donnait à ce mot quand il disait qu’il lui devenait impossible de ne plus rien considérer que « l’étude concrète de la 184 Dans The Greek Concept of Nature, l’auteur retrace l’évolution du mot phusis et insiste sur son sens à la fois de « primordial matter » mais aussi de « process » impliquant « all that is ». (11-35) 185 Jaccottet y fait plusieurs fois allusion dans son œuvre, (PAFA, 33, Semaison) et a de plus traduit de l’allemand les Lettres à Cézanne de Rainer Maria Rilke. 186 Dans son entretien avec Raymond Jean, Guillevic admet : « Si j'ai eu un maître en peinture, c'est peut-être Cézanne. Il a contribué à me former dans la mesure où il m'a aidé à me cerner, à me centrer ». (Choses parlées) et dans Vivre en poésie: « C’est Cézanne qui a eu cette influence décisive pour moi. J’ai d’abord vu dans Cézanne – et je pense que je ne suis pas le seul à le voir comme ca – un peintre cosmique. Alors (il faut bien le dire) que le symbolisme ne correspondait pas à mon goût profond pour les choses concrètes – il était trop englué dans les états d’âme -, voici les trois pommes de Cézanne, où je retrouve le monde, la terre, le tourbillon. Et puis la netteté d’un cosmos construit, ordonné. » (VP, 102) 187 Pesquès dont le sous-titre de La Face nord de Juliau I est « Le Tombeau de Cézanne », remarque: « Il y a une relation physique intense entre son appropriation colorée du paysage, de la matière lumineuse qui y chatoie. » (FNJII, 35) 142 nature » pour combattre « l’esprit littérateur 188». » (CP, 49) L’adage de Cézanne, que s’approprient nos trois poètes (mais aussi, dans une certaine mesure, Beckett), est de s’attarder sur le réel189, autrement dit sur les « choses » également mises en avant, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, par Whitehead. « Car », comme le suggère Jaccottet, « ce sont les choses qui sont telles, terre et ciel, nuées, sillons, broussailles, étoiles ; ce sont les choses seules qui se transfigurent, n’étant absolument pas des symboles, étant le monde où l’on respire, où l’on meurt quand le souffle n’en peut plus. » (PAFA, 18-19) Nos poètes, comme Cézanne reconnaissent donc que c’est de ce premier niveau, bien concret des choses qu’émane notre rapport au monde, et que c’est lui qui mérite notre attention. Jaccottet préconise alors : « Avant que tu ne passes une bonne fois au nombre des fantômes, écris qu’il n’y a pas de plus haut ciel que cette source couleur d’herbe ». (CV, 36) 3. A partir d’un « socle « nature » » fertile Reconnaissant lui aussi la « vision » de Cézanne, Merleau-Ponty lui confère une place centrale tout au long de son œuvre, y apportant un éclairage intéressant190, notamment dans « Le doute de Cézanne » de Sens et non-sens. Le philosophe remarque lui aussi la tendance de Cézanne à partir du « socle « nature » »191 en privilégiant les choses tout en « don [nant] 188 Une expression qu’utilise Cézanne dans sa correspondance : « Il faut se méfier de l’esprit littérateur qui fait si fréquemment le peintre s’écarter de sa vraie voie – l’étude concrète de la nature – pour se perdre trop longtemps dans des spéculations intangibles » (Lettre de Cézanne à Emile Bernard du 12 mai 1904). On retrouve ici la défiance de Pesquès face au « beau » et au « littéraire ». 189 Jaccottet l’exprime ainsi dans Paysages avec figures absentes : « Car ils [les textes] ne parlent jamais que du réel (même si ce n’en est qu’un fragment), de ce que tout homme aussi bien peut saisir (jusque dans les villes, au détour d’une rue, au-dessus d’un toit). Comme si pour parler bref, le sol était un pain, le ciel un vin, s’offrant à la fois et se dérobant au cœur : je ne saurais expliquer autrement ni ce qu’ont poursuivi tant de peintres (et qu’ils continuent quelquefois à poursuivre), ni le pouvoir que le monde exerce encore sur eux et, à travers leurs œuvres, sur nous.» (910) 190 Sur lesquelles reviennent entre autres Galen A. Johnson dans The Retrieval of the Beautiful, et Patrick Leconte dans « Cézanne chez Merleau-Ponty » (http://www.philopsis.fr/IMG/pdf_perception_cezanne_leconte.pdf ) 191 « Nous percevons des choses, nous nous entendons sur elles, nous sommes ancrés en elles et c’est sur ce socle de «nature» que nous construisons des sciences. C’est ce monde primordial que Cézanne a voulu peindre, et voilà pourquoi ses tableaux donnent l’impression de la nature à son origine, tandis que les photographies des mêmes 143 l’impression d’un ordre naissant, d’un objet en train d’apparaître, en train de s’agglomérer à nos yeux. » Cette formule n’est pas sans rappeler Whitehead, mais pour parvenir à ce degré d’observation, un long et patient processus est requis en amont : Patrick Leconte note ainsi que le peintre « nous apprend que voir, c’est être possédé par le « motif », c’est-à-dire « se laisser pénétrer par le spectacle du monde » (3). Ce n’est qu’après une lente acclimatation aux lieux que Cézanne parvient à « germiner192» avec le monde environnant, ce sur quoi revient Merleau-Ponty dans le « Doute de Cézanne ». Cette posture est également chère à nos poètes (tout comme aux protagonistes principaux de Beckett et Duras). Ils prônent en effet une attitude attentive, remontant vers « les assisses géologiques », permettant ce faisant de tant accueillir l’extérieur que toute frontière s’estompe. Ainsi Guillevic face à la paroi : Je veux dire : ces moments Quand tu ne sais pas qui parle, Ni de quoi, ni dans quelle espèce de langue, Mais tu sens bien Que c’est fondamental, Que c’est cela Que tu passes ta vie A déchiffrer, à t’acclimater. (AP, Paroi, 41) paysages suggèrent les travaux des hommes, leurs commodités, leur présence imminente. Cézanne n’a jamais voulu « peindre comme une brute », mais remettre l’intelligence, les idées, les sciences, la perspective, la tradition, au contact du monde naturel qu’elles sont destinées à comprendre, confronter avec la nature, comme il le dit, les sciences «qui sont sorties d’elle ». (SNS, 22) 192 Expression de Cézanne relatée par Joachim Gasquet : « Il commençait par découvrir les assises géologiques. Puis il ne bougeait plus et regardait, l’œil dilaté, disait Mme Cézanne. Il « germinait » avec le paysage. Il s’agissait, toute science oubliée, de ressaisir, au moyen de ces sciences, la constitution du paysage comme organisme naissant. Il fallait souder les unes aux autres toutes les vues partielles que le regard prenait, réunir ce qui se disperse par la versatilité des yeux, « joindre les mains errantes de la nature», dit Gasquet. « Il y a une minute du monde qui passe, il faut la peindre dans sa réalité». » (SNS, 23) 144 Mais l’enjeu en vaut la chandelle : une co-naissance (telle que Paul Claudel l’a définie dans son Art poétique193) est à la clé, une « germination » défiant toute catégorie préétablie et mêlant humain, végétal, animal. En ce sens, ce type d’approche mène à une participation active de corps rapprochés, engageant autant l’observateur peintre que l’observateur poète : Je sais, la colline n’est pas indépendante de son observateur, ni même de son observation. Ce qui reste à lire est une aventure de corps réciproques, tangentiels et disjoints, rompus et retrouvés ; et si cette histoire a un sens c’est celui d’une curiosité affamée, assidue et réflexive. (FNJII, 5) Par ces lignes Pesquès suggère, si non une réciprocité constante194, du moins une tendance, une inclination à la « convergence », à un côtoiement nourri d’une curiosité gloutonne d’autres corps ou d’autres vies. Pour autant, une attitude trop volontariste ou aguerrie ruinerait l’entreprise, comme met en garde Jaccottet: si je me poste comme un chasseur à l’orée de ce bois, je ne verrai plus rien, enfermé que je serai dans mon attention. Déjà toutes sortes de choses, ici, je ne peux plus les regarder, les aborder, parce que je les ai poursuivies et, presque, possédées. Il en sera de même de ce verger, peut-être, si j’insiste. Aussi devrais-je me réjouir qu’il s’éloigne, qu’il m’échappe, rapide lièvre des neiges. (ATV, 14) Sans doute parce que se poster en spectateur extérieur permet certes de faire face au monde, mais non d’y être totalement lié195, d’en faire complètement partie. C’est encore une fois, au contraire, une ouverture qui est prônée, une sortie de soi comme de son « attention ». Beckett, à travers Molloy, offre une image frappante de ce phénomène rare, mais précieux : Oui, il m’arrivait d’oublier non seulement qui j’étais mais que j’étais, d’oublier d’être. Alors je n’étais plus cette boîte fermée à laquelle je devais de m’être si bien conservé, mais une cloison s’abattait et je me remplissais de racines et de tiges bien sages par exemple […]. 193 Et sur laquelle reviennent William Hamrick et Jan Van der Veken dans Nature et Logos, A Whitheadian Key to Merleau- nty’s n amenta T t. State University of New York Press, Albany, New York, 2011. (60) 194 Jaccottet : « Une rencontre. Encore semble-t-il que cette autre vie ne nous voie pas : non seulement passagère, mais aveugle ; et pourquoi respirons-nous ces choses de tout nos yeux ? » (ATV, 13) 195 Merleau-Ponty contraste d’ailleurs l’attitude de Sartre, prônant une attitude « en face du monde » et la sienne, cherchant à être « lié[e] au monde ». (cité par Hamrick et Van der Veken, Nature & Logos, 32) 145 Mais cela ne n’arrivait pas souvent, la plupart du temps je restais dans ma boîte qui ne connaissait ni saisons ni jardins. (M, 64-65) Cette expérience hors de notre « boîte » ressemble à une « germination » permettant de dépasser les « cloison[s] » du corps et de ne plus considérer la nature comme un objet séparé et observable impunément, à distance196. Beckett remet en question le « je » et rend possible sa dissolution : le « je » se perd, et, en « se rempli[ssant] » de végétaux, se fond dans ce qui le soutient : la nature. Il perd ainsi une part de son anthropocentrisme, et une « co-naissance » a lieu, une naissance « avec », participative avec la nature (dont l’étymon, nous l’avons vu, est précisément le verbe nascor, « naître »). Autrement dit, l’auteur irlandais rejoint ici Merleau-Ponty, pour qui nous sommes quelque chose qui émerge de la nature (RC, 94). Pourtant, le revers de cette expérience est que nous sommes aussi susceptibles de nous y désagréger, tout comme les marécages peuvent être recouverts par la marée et y disparaître : la mer monte enfin, elle noie les marécages bleus les uns après les autres, progressivement et avec une lenteur égale ils perdent leur individualité et se confondent avec la mer, c’est fait pour ceux-ci, mais d’autres attendent leur tour. La mort des marécages emplit Lol d’une tristesse abominable, elle attend, la prévoit, la voit. Elle la reconnaît. (RLVS, 186) Cette perte d’individualité peut être aussi déconcertante que terrifiante, et c’est justement ce que Moran, personnage d’abord solidement défini, expérimente : Et il me semblait me voir vieillir à une vitesse d’éphémère… Emiettement. Et ce que je voyais ressemblait plutôt à un émiettement, à un effondrement rageur de tout ce qui depuis toujours me protégeait de ce que depuis toujours j’étais condamné à être. Ou j’assistais à une sorte de forage de plus en plus rapide vers je ne sais quel jour et quel visage, connus et reniés. Mais comment d’écrire une sensation qui de sombre et massive, de grinçante et pierreuse, se faisait soudain liquide. (M, 202). Cette métamorphose de Moran le désintègre en partie : perdant sa consistance, il tend vers le « liquide ». Le choix des marais (Beckett), des marécages (Duras) ou de l’étang (Guillevic) 196 Un poème de Guillevic rejoint d’ailleurs ce passage : « Lorsque je suis dedans, / A l’intérieur des murs, // Je souffre sous ces murs, je veux / Ouvrir, casser // S’il le faut, / Faire un trou, // Pour avoir devant moi, / Tout autour, // Un espace que rien / Ne découpe en morceaux. » (AP, 56,57) 146 comme zones limitrophes entre mer et terre, liquide et solide, se prête d’ailleurs à une expérience d’un entre-deux, entre « l’écume et la fange » (M, 17). Si les allusions à la boue pouvaient choquer, dégoûter ou menacer197, elles font bel et bien partie de la nature et offrent, pour nos auteurs, le cadre d’une nouvelle appréhension de l’espace et du moi : Cette chose Qu’il arrachait Il avait beau La densifier Avec du lui-même Essayer d’en faire Des béquilles D’ouate et d’acier, Ҫa ne l’empêchait pas De patauger Dans une espèce de boue Pétrie avec ses cris. (Autres, 148) Guillevic propose ici une certaine confusion et un mélange (capturés par le verbe « patauger ») du « il » avec les choses, une alliance facilitée par les « béquilles / D’ouate et d’acier » tandis que les « cris » se font encore une fois auxiliaires de cet entremêlement. Ainsi le mouvement vers les choses et la terre (y compris sous leurs facettes les moins attractives) est-il manifeste chez tous nos auteurs. De plus, loin d’être stérile, ce mouvement devient vecteur de ce que Merleau-Ponty et Whitehead appellent une « concrescence », c’est-à- 197 Hamrick et Van der Veken relatent, par contraste avec l’approche merleau-pontienne, l’aspect inquiétant que prend la nature pour Sartre, notamment dans l’épisode La Nausée où Antoine Roquentin considère son existence, au pied d’un marronnier : « The threat here is one of dissolution, and we react with disgust because we resist being absorbed in the in-itself ‘as ink by a blotter’ (1956, 610). Sartre observes that we can dive into water without fear because the liquid environment does not threaten our solidity. […] with slime we lose that assurance “because the slimy is in process of solidification.”» (N & L , 40) 147 dire d’une espèce de germination ou de bourgeonnement simultané, permettant de grandir ensemble. Nous allons maintenant esquisser certaines modalités de cette participation au monde. II. Partie Prenante : « convergences » et « concrescences » vers une sphère d’entente Nous ne sommes pas nés pour assister, béats, au spectacle de la Nature, des êtres et de l’Histoire, comme si l’univers était achevé et qu’il ne restait plus qu’à bâtir des esplanades et des observatoires, avec télescopes, écrans de télévision et fauteuils qui basculent. Nous sommes partie prenante (et drôlement prenante !), nous sommes branchés d’antennes et résonnants de signaux, de détresse ou de joie, de bonheur ou d’alarme, comme des insectes qui cherchent leur vie dans l’herbe. (Robert Lalonde, Le Monde sur le flanc de la truite, 153) Si la posture de nos poètes et écrivains est donc d’interroger le monde, elle fait aussi écho à la question de Lawrence Buell « Must literature always lead us away from the physical world, never back to it? »198 Si la réponse est complexe (comme certains écocritiques ont pu le montrer depuis en insistant sur l’impossibilité de rendre équivalents le mot et le monde199), nos textes en question proposent toutefois un modèle non d’écart et de distance du réel, mais au contraire de rapprochement et de contact, autrement dit de « convergences200». Car qui dit question dit, sinon tentative de réponse, du moins curiosité, et par conséquent une attention plus vive. Les deux romans de Chamoiseau, Le vieil homme esclave et le molosse et les Neuf consciences du Malfini en offrent sans doute les exemples les plus frappants puisqu’ils mettent en scène d’un côté le « réveil » d’un homme ayant longtemps mis ses sens en sourdine, vivant comme en léthargie, et de l’autre la métamorphose d’un rapace si imbu de lui-même que jamais, avant la rencontre d’un 198 The environnemental Imagination, 11. Notamment David W. Gilcrest dans Greening the lyre: Environmental Poetics and Ethics (123) et Harold Fromm dans The nature of Being Human: From Environmentalism to Consciousness. (90) 200 Formule de Guillevic dans Etiers, « Paliers», p.101 et dont l’étymologie latine révèle la préposition “avec” (cum) et « s’incliner » (vergere) 199 148 minuscule colibri qu’il surnomme Foufou, il n’avait considéré le monde autrement que sous son emprise. Les deux romans ont en commun d’avoir pour élément déclencheur de ces transformations majeures un face-à-face déterminant (pour le vieil homme avec le molosse, pour le Malfini avec le colibri) qui dans les deux cas bouleverse leur rapport au monde. Ainsi, habitué à l’aborder en conquérant, le rapace est-il cependant décontenancé par l’attitude du colibri qui au lieu de vouloir dominer le monde cherche à s’y « insérer au mieux » pour reprendre une formule de Guillevic (ET, 43). C’est précisément ce que parvient également à faire, au seuil de la mort, le vieil esclave, et ce grâce à un réveil spectaculaire de ses sens. Or quels en sont les enjeux et quelle interprétation pouvons nous lui donner d’un point de vue écologique ? De même, pourquoi l’activité du colibri suscite-elle à ce point la curiosité du rapace et quel en est l’impact ? 1. (R)éveil des sens, base d’une poésie « solidaire » L’effet du colibri sur le rapace est indéniablement lié au fait que ce petit volatile de prime abord insignifiant lui fait prendre conscience de sa cécité première201. Ce bouleversement est provoqué par l’activité incessante, et l’énergie démesurée du colibri qui intriguent et rendent perplexe le Malfini. Contrairement à ce dernier au début du roman, le colibri est sans cesse actif, concentré, les sens toujours en éveil et aux aguets202 dans « une application invisible et constante » (139). A l’affût du monde qui l’entoure, sortant de lui en permanence, il y participe pleinement. Par effet de ricochet, cette fascination pour le colibri amène peu à peu le rapace à adopter le même type de rapport au monde si bien que l’activité sans répit du colibri, d’abord 201 Ainsi lorsque le rapace recherche des yeux « ces horreurs minuscules » s’exclame-t-il : « mais j’eus beau guetter, tournoyer, inspecter, je ne débusquais que l’engeance ordinaire qui me servait de proies. Mes pupilles ne distinguaient que ce qu’elles avaient déjà vu et qui était capable de déclencher mes ailes ou d’animer mes serres. Je voulus m’écarter cette radicale œillère, mais elle s’accrocha aux mouvements de mes yeux, me forçant à admettre que, moi si puissant, au regard infaillible, j’avais toujours été une manière d’aveugle. » (NCM, 27) 202 La posture poétique par excellence, comme décrite par Guillevic: « Toujours aux aguets. / Quoique je fasse, / Désirant / Je ne sais quoi. // Je ne l’apprendrai / Que lorsque cette espèce de chose / Je l’aurai là / Dans mes filets - // Quels filets ? » (AP, 238) 149 jugée démente, prend peu à peu sens pour l’oiseau de proie. Grâce à lui, le Malfini prête pour la première fois attention à son « entour » et découvre, non plus dans les cieux mais au ras du sol, une myriade de vies frénétiques insoupçonnées : Tellement de vies autour de moi !... Je décelais tant de présences que je ne savais plus quoi ni comment regarder. Des poudrailles d’existences, rampantes, sautillantes, volantes, parfois d’une lenteur presque fixe, mal déprise de l’inerte. .. Des vivacités invisibles, des patiences ternes ou flamboyantes, des nuées compactes ou d’orgueilleuses solitudes… Des grouillements de vie comblaient le moindre espace, et le moindre espace s’ouvrait dans des chapelets d’autres espaces, et cela dans des déflagrations à l’infini. Ces existences constituaient un chaos d’archipels en mouvement qu’il me fallut tenter de structurer selon des ressemblances […] Ces existences entretenaient de multiples arrangements avec les arbres et les feuillages, les herbes, les roches, les sources et les rivières, les sables et les vieilles boues. Elles connaissaient la pluie, le vent, le chaud, le froid, les ombres et les lumières, et persistaient dans toutes les variations. (NCM, 85) Autrement dit, par l’intermédiaire du colibri, tout un monde lui devient visible. De tous les sens, le regard occupe en effet un rôle particulier : il est souvent la première entrée dans un monde auparavant occulté. Les yeux se font donc vecteurs de rencontre203 de l’observant à l’observé mais aussi réciproquement. Cette réciprocité est particulièrement saillante dans Le vieil homme esclave et le molosse où la vue devient fondamentale d’une part dans le rapport entre le vieil homme et le chien à ses trousses et le face-à-face qui s’en suit, mais aussi par extension au rapport du vieil homme à lui-même. Ainsi plusieurs pages sont-elles scandées des visions du vieil homme par la répétition du syntagme « il voit » complété à maintes reprises d’objets différents jusqu’à ce que le verbe « voir » se fasse pronominal : « Il se voit dans les pécailles d’étoiles fracassées jusqu’à se fondre en une lueur ténue.» Le passage au réflexif esquisse une transformation colossale dans le mouvement suivant du roman (5. Solaire) où le « il » de 203 « Une rencontre. Encore semble-t-il que cette autre vie ne vous voie pas : non seulement passagère, mais aveugle ; et nous, pourquoi respirons-nous ces choses de nos yeux ? » (ATV, 13) 150 l’esclave cède la place au « je »204. Le regard donne ainsi une épaisseur au lieu comme le souligne l’entre-deux de Glissant, « J’a ses ye x, j’a ses ye x a s e e ’espa e monde » (16). La répétition frappante du verbe voir suivi de « ses yeux » (rarement objet du verbe « voir » et d’ordinaire seulement auxiliaires à la vue) focalisent l’attention sur cet organe du regard qui offre une zone de contact avec l’autre, avec d’autres vies, et participe de ce que Nicolas Pesquès nomme « l’aventure de corps réciproques »205. Le choix de Chamoiseau d’opter pour un rapace comme protagoniste principal dans son conte-roman Les neuf consciences du Malfini ne relève sans doute pas du hasard. Quelle autre espèce pourrait au mieux incarner la vue qu’un oiseau de la famille des buses (Buteo platypterus)? De tout le règne animal, les falconiformes ont en effet l’acuité de vision la plus performante, grâce à leur champ de vision et à la précision de leur rétine206. Pourtant, au début du roman, cette prédisposition dessert plus qu’elle ne sert le Malfini puisqu’elle implique en premier lieu une distance, un détachement avec ses environs (qui rendent d’ailleurs possible la violence de l’oiseau envers ses proies). Mais à partir du moment où il remarque le colibri, un nouveau modèle d’interaction lui est offert. Pour y parvenir, la première étape pour le rapace est paradoxalement d’aiguiser son regard, de l’adapter à une autre échelle et de s’attarder sur l’insignifiant, le minuscule qui était jusqu’alors passé inaperçu. Ce regain d’attention permet une lecture minutieuse, souvent microscopique, du réel : par contraste avec la posture de survol, dominatrice, du rapace au début du roman, un rapprochement vers les choses a lieu. Mais si cette nouvelle proximité lui dévoile toute une gamme de nouvelles vies, l’intérêt de ce mouvement est 204 Et là encore c’est la vue qui permet la transition, au sein d’une même phrase : « Les choses autour de lui étaient informes, mouvantes, comme exposées derrière une eau très claire, j’écarquillai les yeux pour mieux voir, et le monde naquit sans un voile de pudeur. Un total végétal d’un serein impérieux. Je. » (EVH, 89) 205 « Ce qui reste à lire est une aventure de corps réciproques, tangentiels et disjoints, rompus et retrouvés ; et si cette histoire a un sens c’est celui d’une curiosité affamée, assidue et réflexive. » (FNJII, 5) 206 À ce propos, voir l’étude fascinante d’Audrey Charbit, Lucie Delaplace et Arnaud Gea, « La vision chez les rapaces», http://parus.tripod.com/zz/vision.pdf 151 surtout qu’il se double d’une prise de conscience : « En fait, je savais voir, il me fallut apprendre à regarder… Je savais prendre, il me fallut consentir à me laisser surprendre » (NCM, 28) Un apprentissage progressif est ainsi lancé, dont le but se mesure moins en terme de résultat que de processus207. Ce qui compte pour le colibri n’est en effet point de tout maîtriser à distance, et de considérer les autres vies comme des objets extérieurs à dominer, mais au contraire de s’y sentir lié. Cette attitude est d’ailleurs celle que décrit Jaccottet face à un cerisier : je n’éprouvais nul désir de le rejoindre, de le conquérir, de le posséder ; ou plutôt : c’était fait, j’avais été rejoint, conquis, je n’avais absolument rien à attendre, à demander de plus ; il s’agissait d’une autre espèce d’histoire, de rencontre, de parole. Plus difficile encore à saisir. (CV, 10) Cependant, contrairement aux attentes, le fait « d’être conquis » et de « se laisser surprendre » s’accompagne d’une participation plus intense au monde tant cette propension à lâcher prise, à abandonner son emprise habituelle sur le réel témoigne d’un rapport moins asymétrique et bien plus intersubjectif au monde. Il se fait désormais sous le signe d’un échange réciproque qui ne se cantonne pas aux relations humaines mais accueille toutes sortes d’espèces et même de végétaux ou d’éléments, et réciproquement : Si tu connais Quelque chose de l’univers, C’est que tu as bien regardé, Comme en toi-même, Dans le rocher, Dans la plante inconnue Qui poussait contre lui, 207 « Je finis par comprendre : ce n’était pas l’exploration de cet enfer qui était important – il n’y avait pas de quoi se passionner – c’était la mise en œuvre de cette exploration même. C’était l’aigu de sa concentration. Sa capacité à rester immobile pour s’imprégner de la réalité d’une roche, de l’incompréhensible d’une fourmi sans cervelle. C’était son aptitude à revenir mille fois sur ce qu’il avait déjà visité ou observé, comme si chacun de ses passages ouvrait, dedans ces indigences, une autre dimension. Il s’oubliait dans ce qu’il faisait, jusqu’à se propulser hors de ce temps, de cet espace, et peut-être en dehors de lui-même. » (NCM, 139) 152 Que sur le lichen Tu as posé ta joue. Le ciel alors et l’océan Ne te rejetaient pas. (ET, 209) Ce type de rapport implique en effet autant de pouvoir sortir de soi, N’importe quoi, quelques moineaux Un mur pareil à d’autres murs N’importe quoi mais au dehors Pour être sûr de ton présent (Sphère, Le Présent) que de se faire réceptacle : Il y a parmi l’herbe Des mouvements qui rêvent D’aller vers toi C’est ce qu’ils ont trouvé de mieux Comme chemin vers la lumière. (ET, 170) Au lieu de l’acceptation commune de « conquérir » ou de « posséder » il s’agit donc de se mêler au dehors, de s’y confondre208 en se pliant à un jeu d’échange avec l’extérieur, quitte à s’en trouver plus vulnérable. Mais le bénéfice est grand puisqu’il équivaut à sortir d’une « solitude égoïste » (NCM, 220) pour se solidariser aux formes de vies qui nous entourent. C’est ce dont s’aperçoit le Malfini, lorsqu’il se lamente Je voyais tout différemment […] Comme j’avais été aveugle ! Comme j’étais hors du monde. (NCM, 172) La vue octroie donc une appréhension neuve du monde, mais a surtout pour conséquence, comme l’exprime Pesquès que : « [l]a chose est autre chose que la chose. Un attachement. Un rattachement. Mon œil envie et mange ce mélange.» (FNJII, 17) Autrement dit le regard (s’il est 208 « Je ne demande qu’à rester / A cet endroit où je me trouve. // Je cherche à le posséder // Dans son tout et dans ses détails / Jusqu’à me confondre avec lui //Ou, mieux, le confondre avec moi. » (AP, 277) 153 actif et averti) nous relie au monde ; il nous y procure une des premières entrées. Si bien qu’on s’évertue parfois à affubler les choses d’yeux, comme dans le poème Carnac, de Guillevic: « Tu regardes la mer / Et lui cherches des yeux. // Tu regardes des yeux / Et tu y vois la mer » (S, 148). Cette structure en chiasme dans ces quatre vers soulignent l’échange mutuel qui s’opère entre regardé et regardant, de même que le lien entre le liquide lacrymal et celui de la mer. Il ne s’agit point ici de conquérir le monde dans le sens habituel de domination, mais bien plutôt, selon le sens premier du mot latin conquirere, de « chercher de tous côtés, rassembler ». Le rapace est en effet témoin d’une intense participation au monde, elle même génératrice de nouveaux assemblages, de nouveaux agrégats de concret, pour reprendre l’étymon concretio, « action de s'agglomérer», et « agrégat », dérivé de concrescere (lui-même lié au « concret ») : Je forçai ma vision à de soigneuses concentrations qui l’obligeaient à me renvoyer des détails jusqu’alors inutiles, parfois même insensés. J’entrepris de lier tous les détails ensemble pour distinguer d’autres totalités que je n’essayais plus de fixer mais que je laisse aller à d’autres agencements. (NCM, 28) Pour autant, le sens visuel est loin d’y offrir la seule porte, et tous nos auteurs, s’ils reconnaissent l’importance de la vue, insistent, dans la veine de Cézanne, sur les autres sens209 qui font de tout artiste « un réceptacle de sensations » car, selon le peintre, la sensation est « à la base de tout », si bien qu’elle nous transforme en une « plaque sensible »210. Merleau-Ponty nous rappelle à cet égard que : tout visible est taillé dans le tangible, tout être tactile promis en quelque manière à la visibilité, et qu’il y a empiètement, enjambement, non seulement entre touché et le touchant, 209 Merleau-Ponty essaye de rationaliser ainsi (et de cautionner contre) la primauté du visible : « Si l’on se retourne sur le voyant, on va constater que ceci n’est pas analogie ou comparaison vague, et doit être pris à la lettre. Le regard, disons-nous, enveloppe, palpe, épouse les choses visibles. […] Qu’est-ce que cette prépossession du visible, cet art de l’interroger selon ses vœux, cette exégèse inspirée ? Nous trouverions peut-être la réponse dans la palpation tactile où l’interrogeant et l’interrogé sont plus proches, et dont, après tout, celle de l’œil est une variante remarquable. » (V & I 176) Guillevic poursuit cette remise en cause de l’exclusivité visuelle, tout particulièrement parce que pour lui le « toucher » est fondamental : « Ce n’est pas visuel pour moi, c’est charnel. Le toucher de cette terre [la terre de son enfance, de Saint-Jean Brévelay], c’est ma grande école ». (VP, 18) 210 Conversations avec Cézanne, Joachim Gasquet, 113. 154 mais aussi entre le tangible et le visible qui est incrusté en lui, comme, inversement, luimême n’est pas un néant de visibilité, n’est pas sans existence visuelle. Puisque le corps voit et touche, visible et tangible appartiennent au même monde. (V& I, 177) Par ces lignes, le philosophe met en avant l’écueil fréquent qui consiste à faire primer la perception visuelle. Or, tout comme les sens permettent un contact entre êtres (qu’il s’agisse du vieil homme et du molosse, du Malfini et du colibri), les sens s’enchevêtrent les uns les autres au sein d’un même corps. De tous les sens, la vue est d’ailleurs le sens impliquant le plus de distance entre l’objet percevant et l’objet perçu tandis qu’un degré plus fort d’intimité ou de proximité découlent des sens de goût, toucher, odorat et ouïe211 (éloignant tous d’un degré supplémentaire). Il n’est donc pas surprenant que, lorsque le Malfini remarque pour de bon le colibri, d’autres sens que la vue interviennent pour rendre la rencontre plus réelle, plus concrète : RENCONTRE - Ce fut lors d’une de ces lumières qui s’annoncent sans signe. Je goûtais au repos quand tout à coup je vis une chose s’abimer sur mon aire pourtant inaccessible. […] La chose voleta à hauteur de mon bec et s’échoua dans un creux de coton, juste à côté de moi. Impossible de comprendre ce que c’était. Ҫa bougeait. Ҫa émettait un résidu de chaleur. Ҫa semblait être en vie mais n’avait à mes yeux aucun sens acceptable. (NCM, 25) Cette contradiction entre un ressenti par des sens d’ordinaire moins sollicités que la vue (ici le goût et surtout le toucher, provoqué par les vibrations des ailes du colibri) d’une part, et ce que les yeux sont habitués à discerner, de l’autre, perturbe le Malfini qui devra dès à présent en tenir compte. Il devra se plier à la recommandation de Philippe Jaccottet : « Du plus visible, il faut aller maintenant vers le moins en moins visible, qui est aussi le plus révélateur et le plus vrai » (PAFA, 27) et ajustera d’ailleurs sa vue en conséquence, même laborieusement, pour la rendre plus avisée. De même, lorsque Molloy est recroquevillé dans un fossé, cette position insolite, mais sécurisante, le rapproche de la terre : 211 Ce sur quoi revient l’auteur canadien (et aveugle) Ryan Knighton dans un entretien sur WPR le 17 février 2012. http://wpr.org/webcasting/audioarchives_display.cfm?Code=rkt 155 La blanche aubépine se penchait vers moi, malheureusement je n’aime pas l’odeur de l’aubépine. Dans le fossé l’herbe était épaisse et haute, j’enlevai mon chapeau et ramenai les longues tiges tout autour de mon visage. Alors je sentais la terre, l’odeur de la terre était dans l’herbe, que mes mains tressaient sur mon visage, de sorte que j’en fus aveuglé. J’en mangeais également un peu. (M, 34) La vue, l’odorat, le toucher et le goût se mêlent ici si bien que les sens, loin de s’exclure les uns les autres se complètent pour mieux appréhender plusieurs « dimensions » rassemblées dans le « vivre son corps » de Guillevic : A se prêter aux oiseaux On apprend Que vivre son corps Dans les trois dimensions, S’entendre avec le vent Ou lutter contre lui Prédispose au chant. (AP, 393) Si la vue est centrale, les autres sens sont donc fondamentaux et permettent un lien des plus acerbes avec le concret, comme à la fin du poème Carnac A Carnac, l’odeur de la terre A quelque chose de pas reconnaissable. C’est une odeur de terre Peut-être, mais passée A l’échelon de la géométrie Où le vent, le soleil, le sel, L’iode, les ossements, l’eau douce des fontaines, Les coquillages morts, les herbes, le purin, Le saxifrage, la pierre chauffée, les détritus, Le linge encore mouillé, le goudron des barques, Les étables, la chaux des murs, les figuiers, Les vieux bâtiments des gens, leurs paroles, Et toujours le vent, le soleil, le sel, L’humus un peu honteux, le goémon séché Tous ensemble et séparément luttent 156 Avec l’époque des menhirs Pour être dimension. (S, Carnac, 198) L’ « odeur de la terre » particulière que Guillevic décrit est nourrie non seulement d’un agrégat d’éléments, végétaux, bâtiments mais aussi, inopinément, de « paroles ». Cet ajout quelque peu surprenant est inséré dans une longue énumération (peu commune chez Guillevic) encadrée par la suite ternaire « le vent, le soleil, le sel », répétée au début et à la fin de la troisième strophe. Extension de ce souffle marin, « les paroles » sont donc une métonymie d’ « un souffle / Qui essaie de durer » (AP, 316), preuve de partage et d’un rapprochement (« [t]ous ensemble et séparément ») entre l’air, le poète et « les gens », paradoxalement réunis hors du temps. Les paroles sont effet colportées et glanées par le poète dont le poème retranscrit les traces. Toutes agglutinées, ces composantes donnent consistance à la « dimension » propre au lieu, façonné de la multiplicité d’un réel brut le rendant spécifique et unique (« quelque chose de pas reconnaissable »). Cette concrétion d’éléments épars à la fois dans le mot « dimension » et à travers le poème n’est pas sans rappeler ce qui se joue lors d’une synesthésie où plusieurs sens entrent en collision pour se réunir dans une sensation unique. Fusionnés, racolés, les sens corporels se complètent212 ou, comment le dirait Nicolas Pesquès, s’agrafent213 les uns les autres de façon à établir une intimité avec les objets ou choses environnants comme dans ce poème de Guillevic : J’ai joué sur la pierre De mes regards et de mes doigts 212 David Abram revient ainsi sur la qualité synesthésique de toute experience préconceptuelle: « Although contemporary neuroscientists study “synesthesia”- the overlap and blending of the senses- as though it were a rare or pathological experience to which only certain persons are prone (those who report “seeing sounds”; “hearing colors” and the like), our primordial, preconceptual experience, as Merleau-Ponty makes evident, is inherently synaesthetic.» (The Spell of the Sensuous, 60) 213 Dans un entretien avec Steven Winspur. (mars 2012) 157 Et mêlées à la mer, S’en allant sur la mer, Revenant par la mer, J’ai cru à des réponses de la pierre. (S, Carnac, 144) Si les exemples abondent et sont par nature tous singuliers, les sens et leurs combinaisons ou « concrescences » possibles se rejoignent tous dans leur siège qu’est le corps. Ce dernier se fait medium et lien, si bien que, comme l’explique Merleau-Ponty, « [l]e corps apparaît non seulement comme l’accompagnateur extérieur des choses, mais comme le champ où se localisent les sensations.»214 Cette double facette lui octroie une position intermédiaire entre extérieur et intérieur215 ; il permet, comme l’a démontré Husserl, une intersubjectivité et un contact avec le Lebenswelt, le « monde de la vie » de l’expérience. Cependant, comme le remarque David Abram (SOS, 45), Merleau-Ponty réserve un rôle encore plus grand au corps puisqu’il fait de l’organisme corporel à la fois le sujet et la condition pour tout contact avec l’autre comme avec soi-même. Quelques lignes de Pesquès l’illustrent parfaitement : « mais il n’y a rien d’enfermé, nulle rumination close, plutôt une sorte de survoltage physique en appui sur les sons, une volonté du corps de produire du sens par une alliance de corps avec le dehors, touchant, tissant dans la nervure de la voix et la transpiration des choses. » (FNJII, 53) Ecologiquement parlant, rendre le corps transitif a de profondes conséquences puisque, comme le souligne Abram: [Merleau-Ponty] opens, at last, the possibility of a truly authentic phenomenology, a philosophy which would strive, not to explain the world as if from outside, but to give voice to the world from our experienced situation within it, recalling us to our participation in the 214 Et il continue : « J’organise avec mon corps une compréhension du monde, et le rapport avec mon corps n’est pas celui d’un Je pur, qui aurait successivement deux objets, mon corps et la chose, mais j’habite mon corps et par lui j’habite les choses. La chose m’apparaît ainsi comme un moment de l’unité charnelle de mon corps, comme enclavée dans son fonctionnement. » (RC, 107) 215 Merleau-Ponty précise : « Le corps nous unit directement aux choses par sa propre ontogénèse, en soudant l’une à l’autre les deux ébauches dont il est fait, ses deux lèvres : la masse sensible qu’il est et la masse du sensible où il naît par ségrégation, et à laquelle, comme voyant, il reste ouvert. » (V & I, 179) 158 here-and-now, rejuvenating our sense of wonder at the fathomless things, events and powers that surround us on every hand. (SOS, 47) L’enjeu est de taille: si le corps est mis en avant, nous sommes, dans l’optique de Merleau-Ponty, non plus détachés des autres étants, minéraux, végétaux et animaux216, mais participants, avec et parmi eux217, au monde. Nos auteurs partagent cette vision égalitaire d’une insertion dans leur environnement : non dominants, mais « partie prenante »218. Si Guillevic la revendique dans Vivre en Poésie219 , elle est également manifeste tout au long de son œuvre, souvent tactilement, charnellement : Tout ce qu’on a tenu Dans ses mains réunies : Le caillou, l’herbe sèche, L’insecte qui vivra, Pour leur parler un peu Pour donner amitié […] Le sable, des pétales, La feuille, une autre main, Ce qui pesait longtemps Qui ne pouvait peser Le rayon de lumière. La puissance du vent On aura tout tenu Dans les mains rapprochées. (S, Tenir, 68) Ou encore : 216 Une position qui, dans la lignée de la pensée aristotélicienne, puis chrétienne impose une hiérarchie claire entre les espèces : l’humain (et Dieu) étant placés au sommet de cette « Grande Chaîne des Etres » (scala naturae) tandis que les minéraux, végétaux, mais aussi le corps humain se trouvent à sa base. 217 David Abram souligne que selon Merleau-Ponty, « we find ourselves in the midst of, rather than on top of, this order.» (SOS, 49) 218 Expression présente à la fois chez Guillevic (AP, 229) et Nicolas Pesquès (FNJIII, 61) 219 « On a souvent dit que ma poésie est fraternelle. Je ne cherche pas à l’être. Je participe. Ma sensibilité participe. Il y a un côté tellurique, mythique… Ma poésie est solidaire. Elle est avec. » (42) 159 Nous ne cessons pas De nous inventer Dans la complicité Comme la terre et le ciel. (PF, 42) Les termes « amitié » dans le premier poème, Tenir, ou l’utilisation du « nous » dans le second suggèrent une intimité devenue complice au fil du temps. L’exemple le plus marquant est sans doute le rapport entre Pesquès et la colline Juliau qu’il compare à une relation de longue date où un changement d’optique s’opère progressivement: « Je m’étonne de la longévité du charme qui nous lie. // Certes je ne la vois plus comme avant. Une affection complice et vieillissante, […] // Destin de l’œil conjugal – tendre, désabusé, sourcilleux – qu’une longue intimité détache sans désunir… » (FNJII, 10). En effet, il s’agit avant tout chez nos auteurs de maintenir, entretenir ou réveiller une relation, un échange (voire une « communion »220) qui sont viscéralement présents dans notre engagement originel au monde mais trop souvent réprimés ou effacés par des habitudes creusant l’écart entre sujet pensant et objet extérieur. Car, sous prétexte d’objectivité, nous avons, selon Merleau-Ponty et Abram, tendance à nous désolidariser de la relation dynamique qui nous lie aux choses. C’est au contraire la réciprocité de l’échange que souligne Merleau-Ponty et c’est encore une fois un trait omniprésent chez nos poètes qui nous invitent, comme Guillevic, à imiter ce que font « Le matin, / Les fougères // [qui] Se regardent, / Se saluent. » (PF, 76). De façon parfois surprenante, nous pouvons parfois nous sentir « happés » (FNJ, 34), appelés dans ce type d’interaction, si bien que Jaccottet remarque : « La tâche poétique serait donc moins, ici, d’établir un rapport entre deux objets, comme pour le faire au-dessus scintiller, 220 « Vivre avec un certain degré d’exaltation dans la communion avec les choses de tous les jours, le brin de bruyère comme l’océan. » (VP, 169) 160 que de creuser un seul objet, ou un nœud d’objets, dans le sens où ils semblent nous attirer, nous entraîner. » (PAFA, 60). L’échange peut émaner d’un élément inattendu. Ainsi : Nous n’avons pas Interrogé le peuplier C’est le peuplier Qui s’est penché vers nous Pour mieux nous entendre. (PF, 49) Le pronom « nous » si guillevicien tant il est fréquent chez le poète, réitéré trois fois en l’espace de cinq vers, reste certes indéfini mais cette imprécision se veut accueillante et inclusive. Pesquès l’adopte également, par moment, et le commente ainsi : « Je ne sais quel est ce nous qui vient ici prendre place. […] Ce nous n’est pas une communauté comme les autres. Elle porte un nom. On peut l’appeler monde. » (FNJIII, 10). Nous allons maintenant considérer plus précisément une des formes de cette communauté- monde puisque, bien qu’inclusif, toutes les sortes d’entités n’y sont malgré tout pas égales. Guillevic nous signale ainsi : J’ai essayé Avec le ciment Il ne sait rien N’est pas relié N’habite pas N’est pas habité Il ne craint pas. (S, 36) Qu’est-ce qui, dès lors, mérite de faire partie du réseau, et de quel ordre est ce dernier ? 2. La « chair » du monde : une enveloppe écologique L’un des aspects du « nous » est en effet la réversibilité et la réciprocité en son sein, mises en avant par Merleau-Ponty et rompant la dichotomie classique humain / non-humain (qui rendait en somme légitime de maltraiter toutes les espèces qui étaient inférieures à la nôtre). 161 Mais le philosophe ne s’en tient pas là et il la renforce en forgeant la notion de « Chair »221. Dans Le Visible et ’In s b e, il étend en effet l’intérêt qu’il portait pour le corps à une « Chair du monde » liant, connectant les choses entre elles : « Entre les couleurs et les visibles prétendus, on retrouverait le tissu qui les double, les soutient, les nourrit, et qui, lui, n’est pas une chose, mais possibilité, latence et chair des choses » (V& I, 175). Il l’explicite un peu plus loin : « on peut dire que nous percevons les choses mêmes, que nous sommes le monde qui se passe, ou que le monde est au cœur de notre chair. En tous cas, reconnu un rapport corps-monde, il y a ramification du monde et correspondance de son dedans et de son dehors, de mon dedans et de mon dehors » (V & I, 179). Il n’y aurait donc plus de scission entre un moi et un extérieur mais une continuité222, une prolongation établie dans les deux sens ou encore, dans les termes de Louise Westling, « a horizontal kinship between humans and other animals »223 qui correspond parfaitement à l’« horizontale plénitude du vivant » (Récitation trois, NCM, 228), le modèle évoqué par Patrick Chamoiseau à la fin de son roman. Si l’idée de chair merleau-pontienne n’apparaît pas mot pour mot dans nos œuvres, il est pourtant frappant de noter que les modalités de cette « intercorporéalité » (V& I, 185), d’un certain mouvement d’assemblage et de Ineinander (V& I, 156) s’y retrouvent, notamment, encore une fois, chez Guillevic, sous forme d’alliances : J’ai des alliés 221 Abram la résume ainsi: « By « the Flesh », Merleau-Ponty means to indicate an elemental power that has had no name in the entire history of Western philosophy. The Flesh is the mysterious tissue or matrix that underlies and gives rise to both the perceiver and the perceived as interdependent species of its own spontaneous activity. It is the reciprocal presence of the sentient in the sensible and of the sensible in the sentient, a mystery of which we have always, at least tacitly, been aware, since we have never been able to affirm one of these phenomena, the perceivable world or the perceiving self, without implicitly affirming the existence of the other. » (SOS, 66) 222 Laurent Jenny précise, dans « Parole et « Chair » de Merleau-Ponty à Michaux », que « l’étude de la « chair » a fait voler en éclats la scission entre sujet et objet de la perception. En effet ce que la « chair » désigne d’abord dans l’être c’est une puissance de continuité entre percevant et perçu. » (in Merleau-Ponty et le littéraire) 223 Westling, Louise, « Merleau-Ponty's Human-Animality Intertwining and the Animal Question » in Configurations 18.1-2 (2010), 162. 162 Que je ne connais pas. J’ai des alliés Qui me tiennent en vie, Qui me donnent racine. J’ai des alliés Qui sont à mon côté, Qui me prêtent main-forte. Peut-être que ma vie Se passe à les chercher. (S, Les alliés I, 75) Pourtant ne méritent le titre d’ « alliés », pour Guillevic, que les existants dignes de lui « prêter main-forte » afin de mieux participer, de s’inscrire dans la vie. Leur soutien devient d’ailleurs crucial et ces alliés priment, en somme, sur le « je » du poète. La syntaxe de la phrase et la structure du poème révèlent ce nouvel ordre grâce à l’utilisation du pronom personnel objet « me » qui devient secondaire par rapport au pronom relatif « qui », en anaphore. Malgré tout, les « alliés » en question restent relativement vagues, indéfinis et « sans visage »224 comme s’ils se fondaient, se mêlaient à la « Chair » de Merleau-Ponty. L’important est avant tout qu’ils soient ressentis (« je vous sens, mes alliés »), et que le « je » y soit rattaché, une dimension renforcée par l’étymologie d’ « allié », provenant du latin alligare, attacher. Guillevic envisage d’ailleurs ce lien, ou terreau d’entente, comme une « Sphère » (titre d’un de ses recueils) où il est possible de se « confondre » et surtout d’entrer en « connivence » avec les autres étants : « Quand on se sent de connivence / Avec tous les verts […] / On peut être tenté de se dire / Que la sphère est partout / En train de s’accomplir. » (ET, 60) Cela ne signifie pas pour autant une imbrication qui nie toute individualité, bien au contraire. Merleau-Ponty prend garde de le souligner: 224 La deuxième partie du poème comporte ces vers: “M’en allant dans le vent / Qui va comme je vais, // Près des herbes tremblant / Plus que je n’ai tremblé, // Je vous sens, mes alliés / Qui n’avez pas visage / Ou le tenez caché. » (S, Les alliés II, 76) 163 Quand je retrouve le monde actuel, tel qu’il est, sous mes mains, sous mes yeux, contre mon corps, je retrouve beaucoup plus qu’un objet : un Etre dont ma vision fait partie, une visibilité plus vieille que mes opérations ou mes actes. Mais cela ne veut pas dire qu’il y ait, de moi à lui, fusion, coïncidence : au contraire, cela se fait parce qu’une sorte de déhiscence ouvre en deux mon corps, et qu’entre lui regardé et lui regardant, lui touché et lui touchant, il y a recouvrement ou empiètement, de sorte qu’il faut dire que les choses passent en nous aussi bien que nous dans les choses. (V & I, 165) 225 Autrement dit Merleau-Ponty réfute la notion romantique d’une fusion totale avec un autre étant ou chose dans la « chair du monde », une réfutation que partagent Pesquès et Guillevic au profit d’un partage, d’une participation à monde commun : Tu ne seras pas la rose, Elle ne sera pas toi, Mais entre vous il y a Ce qui vous est commun, Que vous savez vivre, Et faire partager. (AP, 317) Un autre exemple saillant de corps alliés / reliés qui illustrent la notion de « Chair » est également présente en filigrane chez Chamoiseau, surtout dans Les neuf consciences du Malfini. Toute l’intrigue du roman-fable se fonde en effet sur la catastrophe qui se répand autour de la forêt de Rabuchon lorsque cette « Chair » est fragilisée et agressée : l’écosystème de la région est affecté par l’exploitation trop intensive de bananes menaçant les eaux, les rivières et même l’air, ce tissu qui lie tout le « vivant » (expression de Chamoiseau). Peut-être n’est-il alors pas surprenant que l’écrivain martiniquais ait choisi un rapace qui survole la contrée et se meuve au gré des vents pour rendre compte de cette cohésion menacée : au fil du roman, ce dernier devient 225 A ce titre Louise Westling remarque: « Merleau-Ponty’s concepts of écarts and dehiscence account for distinctions among living creatures at the same time that there is kinship and continuism. The analogy he uses to explain this situation is that of our two hands both touching and being touched by each other. As it is with our two hands, so it is also between our conscious awareness of our body and its inaccessible thickness, between our movements and what we touch, and between us and other kindred creatures. This is a synergy of « overlapping and fission, identity and difference».» (165) Nous reviendrons par la suite à cette notion fondamentale de différence au sein même d’une continuité ou d’un partage d’un même socle de nature. 164 de plus en plus sensible à une substance qui unit les végétaux aux volatiles, et plus largement toute vie sur terre. Car à force d’observer Foufou (le colibri), le Malfini s’aperçoit que loin de s’agiter inutilement, le minuscule être s’active pour une raison : De le [le colibri] voir vibrionner parmi les fleurs idiotes avait fini par émousser mon attention. […] Dans son bankoulélé avec les fleurs ardentes, le Foufou se retrouvait le corps couvert d’une poudre pâle, parfois intense, volatile toujours, imperceptible souvent. Je m’en rendis compte quand il se troua dans un fil de lumière, un peu à contre-éclat, et que je le vis soudain environné d’un nuage étincelant, dans lequel il se mit à battre des ailes comme pour en vivre la prompte dispersion. Je le vis alors revenir vers une fleur, y plonger, en sortir pour aller farfouiller de la tête dans une autre à côté, et cela de fleur en fleur, jusqu’à ce qu’il s’élève soudain et fasse exploser autour de son vol immobile un nouveau ramassis de poudre infime. […] D’où provenait cette cendre ? Mystère. […] C’est ainsi qu’au-delà de celle qui provenait des fleurs, je découvris que la poussière existait. Je la vis s’élever de la terre sèche, des écorces, des feuilles, des roches. L’air était peuplé de poussières errantes. Le moindre coulis d’air dispersait des millions de poussières différentes. Des poussières nichaient partout, peuplaient les gouttes d’eau, les sources et les rivières. La terre noire (et malement odorante) que les Nocifs labouraient pour planter leurs bananes était faite de poussières millénaires. […] Tout allait en poussières. Tout provenait de poussières. (NCM, 55-57) La découverte du Malfini est ici celle de la pollinisation à laquelle participe activement le colibri : sa trompe lui permet de butiner de fleur en fleur pour en disséminer le pollen : « Il [le colibri] écartait les pétales, y gigotait dans tous les sens, et continuait ainsi, de corolle en corolle, de fleurs à moitié mortes à fleurs encore vives, de fleurs déjà flétries à des fleurs éclatantes, à croire qu’il s’attachait à les relier entre elles d’un maillage invisible » (NCM, 148). Bien qu’il ne soit jamais nommé comme tel, le pollen, cette « poussière » ou « cendre », est le fruit d’abord invisible, mais fondamental, de l’alliance entre le volatile et le végétal d’une part, mais également d’un ensemble bien plus vaste de « poussières ». Deleuze fait allusion à ce type d’alliance symbiotique226 en prenant pour exemple l’interaction d’une abeille et d’une orchidée: 226 Dans le sens où l’explique Patrick Hayden dans « Gilles Deleuze & Naturalism: A Convergence with Ecological Theory and Politics» in Bernd Herzogenrath, An (un) likely alliance : thinking environment(s) with Deleuze/Guattari (Newcastle upon Tyne: Cambridge Scholars, 2008): « Symbiosis is the co-functioning of two or more different 165 La guêpe et l’orchidée donnent l’exemple. L’orchidée a l’air de former une image de guêpe, mais en fait il y a un devenir-guêpe de l’orchidée, un devenir-orchidée de la guêpe, une double capture puisque « ce que » chacun devient ne change pas moins que « celui qui » devient. La guêpe devient partie de l’appareil de reproduction de l’orchidée en même temps que l’orchidée devient organe sexuel pour la guêpe. (Dialogues, 8-9) Cette formule chiasmique (qui rappelle celle de Guillevic « Tu ne seras pas la rose, / Elle ne sera pas toi, // Mais entre vous il y a / Ce qui vous est commun », AP, 317 ou encore le concept de d’ « entrelacs » proposé par Merleau-Ponty) rejoint celle de la prise de conscience du Malfini étant témoin du butinage du colibri : toutes deux manifestent d’un processus d’alliance en devenir (« ce qui vous est commun »), ouvert et porté vers un avenir qui serait encore en germe et non décelable à l’œil nu. Cette nouvelle dimension temporelle est cruciale dans le roman de Chamoiseau puisqu’au lieu de s’orchestrer selon une chronologie classique, le roman épouse à la fois celle du rythme des plantes et celle de dispositions spontanées et surprenantes, comme l’apprend le Malfini : « J’entrepris de lier tous les détails ensemble pour distinguer d’autres totalités que je n’essayais plus de fixer mais que je laissais aller à d’autres agencements » (NCM, 28). Ces assemblages que le Malfini essaye progressivement de ne plus complètement contrôler, viennent reconfigurer le monde, souvent au gré du vent ou d’un souffle, porteur, justement, de « poussières ». La figure du vent (manifestation la plus palpable des mouvements de l’air) est à ce titre éclairante puisqu’elle permet de relier des éléments hétérogènes entre eux, à commencer par le Malfini, rapace maîtrisant d’ordinaire les cieux et leurs courants, mais qui est soudainement confronté à « cette créature [qui] n’était qu’une virgule sans accroche pour le organisms often in a mutually beneficial cooperative relationship of reciprocity», 31. Le chapitre quatre sera en partie consacré aux implications de la philosophie de Deleuze et aux recoupements qui s’y opèrent avec les textes de Patrick Chamoiseau et de Maryse Condé notamment. 166 vent » et qui malgré tout « … tenait le vent » (NCM, 27). Bien que le contact avec le vent éprouvé par le rapace et le colibri soit de nature fort différente, c’est toutefois ce dernier qui les rassemble et permet leur collision, comme celle, un peu plus tard, avec les oiseaux migrateurs portés par des « souffle[s] d’alizé » (NCM, 98). De même, omniprésent chez Guillevic, le vent marin227 embrasse l’espace et le constitue plus qu’il ne le traverse. Il rend aussi vie aux nuages228, entités qui prennent pour le poète breton une dimension bien autre que celle d’un décor lointain puisqu’ils sont porteurs de vie229 et participent au cycle de l’eau (AP, 261). Dans cette perspective, le vent et l’air peuvent être conçus comme l’une des manifestations de la « chair » merleau-pontienne, transportant toutes sortes de « poussières » et générant nombres de rapprochements, visibles ou non. Ils rejoignent ainsi la notion d’assemblage de Deleuze : C’est une multiplicité qui comporte beaucoup de termes hétérogènes, et qui établit des liaisons, des relations entre eux, à travers des ages, des sexes, des règnes – des natures différentes. Aussi la seule unité de l’agencement est de co-fonctionmement : c’est une symbiose, une « sympathie ». Ce qui est important, ce ne sont jamais les filiations, mais les alliances et les alliages ; ce ne sont pas les héridités, les descendances, mais les contagions, les épidémies, le vent. (D, 84) Par conséquent l’espace ne doit pas être conçu comme vide, un travers que condamne Guillevic Sur cet écran, Vous projetez le creux, Comme s’il ne venait pas De vous, mais de moi, Vacant de définition, Moi qui n’ai d’autre essence et d’existence 227 Comme notamment dans le poème Carnac évoqué plus haut. « Comme s’il y avait // De quoi guérir du vent /A travers les nuages » (ET, 14) 229 Chamoiseau met également en avant le rôle, crucial, des nuages que le colibri semble réveiller par son action : « Serait-ce raisonnable d’établir une relation entre ses vols et l’accumulation des nuages au-dessus de Rabuchon ? […] Quoiqu’il en soit une crise d’eau se déversa sur nos existences… » (NCM, 147) 228 167 Que dans ce mot Venu de vous : l’espace. (ET, 37) Reconnaître l’importance de la chair du monde valorise au contraire l’air (et par extension le vent, les nuages). De plus, elle a une portée incontestablement écologique tant elle est intégratrice et tient compte de l’ « onction des nuages » comme de la « matière du vent » (NCM, 28). Les travaux du philosophe allemand contemporain Gernot Böhme le confirment en étendant l’acception du concept de « chair » merleau-pontien à celle d’une « atmosphère230 ». C’est une interprétation en laquelle Timothy Chandler (dans les pas de Louise Wrestling) voit la capacité pour « our full ecological participation in the world231 » puisque « atmospheres are ontologically indeterminate quasi-objects of perception that lie between subjects and objects, literally in the medium. » (558) Cette qualité d’entre-deux, de liant, que reconnaît Merleau-Ponty à la chair, Böhme à l’atmosphère ou Deleuze et Guattari à la notion de « milieu » permet effectivement d’imaginer « the human ecologically, as enmeshed in the flesh of the world »232. Pourtant, considérer la nature comme plan commun à toutes les vies et choses233 ne nie 230 A ce propos, voir l’article de Timothy Chandler: « The Ecocritical Potential of Gernot Bohme’s Aesthetic Theory of Nature ». (Interdisciplinary Studies in Literature and Environment 18.3, 553-568 (Summer 2011). L’auteur y remarque que: « In ancient Greek, atmos means ‘gas’ or ‘vapor’, and sphaira means ‘ball’ or ‘sphere’ ; the word atmosphere’ was invented in the seventeenth century to refer to the gaseous sphere that envelops planets such as Earth. Its figurative use, as an aesthetic rather than merely scientific term, to describe an ambient, spatial mood, was established in the nineteenth century. » (558) 231 Louise Westling,« Literature, the Environment and the Question of the Posthuman » in Gersdorf, Catrin, and Sylvia Mayer, Nature in Literary and Cultural Studies: Transatlantic Conversations on Ecocriticism. (Amsterdam; New York, NY: Rodopi , 2006), 32 (également cité dans l’article mentionné ci-dessus). 232 Ibid., 554. 233 Patrick Hayden revient sur cette dimension dynamique et relationnelle des choses entre elles, qu’elles relèvent de l’humain ou du non-humain : “In other words, Nature is that which is common to all different human and nonhuman entities, implying an extensive spectrum of encounters between all bodies (taken broadly) together with the copies or effects of such encounters.” (UA, 32) 168 aucunement les différences entre elles : si elles s’y constituent mutuellement, en relation les unes aux autres, elles restent distinctes234. 3. Les mots comme auxiliaires aux cinq sens pour « la tombée du sens » Les textes que nous lisons de près dans cette étude mettent ainsi en avant une nature assimilable à un tissu vivant et créatif, creuset d’expériences sensibles et construit au fil d’alliances par leur sujet. Mais il n’est pas anodin que leur thème se marie à un travail formel et poétique de la langue. Comme le remarque David Abram, la recherche d’un langage adéquat est une préoccupation sous-jacente même chez Merleau Ponty puisqu’il vise à « disclosing a more eloquent way of speaking, a style of language which, by virtue of its fluidity, its carnal resonance, and its careful avoidance of abstract terms, might itself draw us into the sensuous depth of the life-world » (SOS, 44). Jaccottet se montre particulièrement sensible à cette quête: Il faudrait le langage des anges pour signifier avec justesse (encore qu’il s’agisse du plus humble, du plus proche, du plus commun) : comme si l’air planait, pareil à un grand rapace invisible, tenant le monde suspendu dans ses serres ou rien que son regard, comme si une grande roue de plumes très lentement tournait autour d’une lampe visible seulement par son halo… (PAFA, 19) Autrement dit le type d’écriture poétique pratiqué par nos auteurs prolonge le contact charnel avec le monde extérieur et participe à notre insertion au monde grâce au corps mais également au-delà de lui. Guillevic remarque ainsi que « Supporter son corps / N’est pas toujours commode // Quand tu écris / C’est comme s’il n’existait pas, / S’il se fondait / Dans plus vaste que lui. » (AP, 257). A l’allusion faite par Jaccottet à un oiseau de proie font d’ailleurs écho quelques vers du poète breton, Au-dessus de toutes ces misères Que tu côtoies, traverses, Il y a un espace. 234 Le chapitre suivant élaborera en partie certaines des conséquences de ces différences et les multiplicités qu’elles génèrent. 169 L’étonnant C’est que tu n’arrives A cet espace Qu’avec des mots Que tu manies Comme l’oiseau Avec des brindilles Se construit un nid. (AP, 267) Les mots sont donc des véhicules et des moyens malléables que l’on doit « manier », travailler de façon à accueillir ce qui va y naître, aussi imprévisibles soient les nouveaux-venus. Cette métaphore du nid rejoint celle évoquée précédemment d’un filet qui retiendrait, capterait ou figerait pour un instant, la vie (« Tu ressembles / Au pêcheur qui attend // De tenir bientôt / Du vivant. » (AP, 243)). Les deux métaphores ont en commun de donner aux mots un caractère tactile, tout comme l’arrivée d’un poème s’apparente au contact inopiné avec un oiseau : « Quand un poème t’arrive / Tu ne sais ni d’où ni pourquoi // C’est comme si un oiseau / Venait se poser dans ta main, // Et tu te penches, / Tu te réchauffes à son corps ». (AP, 190) Les mots jouent ainsi, comme l’énonce ce beau poème de Guillevic, un rôle équivalent à un « organe », tant ils sont portés vers l’extérieur : De l’ordre du toucher Dire n’est ici qu’un moyen Pour arriver à quelque chose Qui serait de l’ordre Plutôt du toucher D’un autre toucher. Comme si les mots, les phrases, Etaient en nous organes D’un sixième sens. (S, 119) 170 Mots et phrases sont donc dans une certaine mesure une extension du corps, proposant « un sixième sens » proche du « toucher », c’est-à-dire du sens qui implique le contact le plus immédiat, le plus viscéral avec le monde externe. Nicolas Pesquès explicite leur rôle auxiliaire : Ce sont des phrases qui souhaiteraient approfondir et participer à l’entendement des choses (et, pourquoi pas, à l’entendement tout court), car c’est par leur biais que les choses entrent en intelligence avec nous, incorporées qu’elles sont au terreau commun d’une langue ou nos sens tentent d’établir la décision d’un sens. (FNJII, 66) Pour Pesquès comme pour Guillevic, le lexique utilisé rend la frontière mot / chose poreuse et propose une approche du monde « par [le] biais » des mots, certes, mais dans une acceptation nouvelle, non plus exclusivement cérébrale. En effet l’utilisation commune des mots nous coupe du monde, ce qui explique que Molloy préfère y renoncer puisque nommer nous sépare de l’objet auquel on se réfère : Il y avait si longtemps que je vivais loin des mots, vous comprenez, qu’il me suffisait de voir ma ville par exemple, puisqu’il s’agit ici de ma ville, pour ne pas pouvoir, vous comprenez. C’est trop difficile à dire, pour moi. De même la sensation de ma personne s’enveloppait d’un anonymat souvent difficile à percer, nous venions de le voir je crois. Et ainsi de suite pour les choses qui me bafouaient les sens. Oui, même à cette époque, où tout s’estompait, déjà, ondes et particules, la condition de l’objet était d’être sans nom, et inversement. Je dis ca maintenant, mais au fond qu’en sais-je maintenant, de cette époque, maintenant que grêlent sur moi les mots glacés de sens et que le monde meurt aussi, lâchement, lourdement nommé ? J’en sais ce que savent les mots et les choses mortes et ça fait une jolie petite somme, avec un commencement, un milieu et une fin, comme dans les phrases bien bâties et dans la langue sonate des cadavres. Et que je dise ceci ou cela ou autre chose, peu importe vraiment. Dire c’est inventer. Faux comme de juste. On n’invente rien, on croit inventer, s’échapper, on ne fait que balbutier sa leçon, des bribes, d’un pensum appris et oublié, la vie sans larmes, telle qu’on la pleure. (M, 41) Le langage habituel, avec ces « mots glacés de sens » signe la petite mort du monde puisqu’il le confine à une « leçon, des bribes, […] un pensum appris et oublié ». En d’autres termes il ne parvient pas à prolonger la vie du monde extérieur et plie ces « mots et les choses mortes » à un « commencement, un milieu, et une fin » orchestrée d’avance par une syntaxe pré-établie. Or, comme nous l’avons vu, l’approche des mots et le langage de nos auteurs sont bien plus charnels, 171 et ce grâce à la « sensation ». Cette dernière n’est de ce fait pas exclue des mots ou phrases, même si elle diffère de la sensation première, ce qui amène Pesquès à souligner : « Reste la sensation. Si elle vient de la langue, si elle est sur la langue, tout est possible : un coup de rein, une tétanie. Il peut neiger hors saison. » (FNJII, 17) Ce que créent les mots ne correspond donc pas nécessairement exactement à un référent extérieur car « [la] sensation de la phrase ne peut être la même que celle que j’ai oubliée et que la langue ne mime pas. C’est dans la langue qu’elles se battent pour se rassembler, les phrases et la colline ». (FNJII, 46) Le rapport entre le monde réel et le monde langagier crée par le poème, n’est donc, selon Pesquès, pas d’ordre mimétique puisque tous deux, pour l’auteur, sont irrémédiablement séparés. Le texte poétique parvient pourtant à poursuivre, quoique différemment, le mouvement de vie du monde extérieur s’ils parviennent à se libérer de l’empire du « sens ». Un rapprochement devient alors possible entre les sensations ressenties dans le monde réel et celles émanant des échos des mots entre eux. Dans cette mesure, les mots poétiques participent à un rapport au monde et créent d’ailleurs, selon Gernot Böhme, leur propre « atmosphère », esthétique certes, mais néanmoins concrète. Dans son article, Timothy Chandler insiste sur le fait que Böhme étende le concept scientifique d’atmosphère au domaine esthétique du texte : Texts produce an atmosphere that is both a product of their own materiality and of the conjuring of a second ghostly atmosphere through signification. Böhme writes that certain words or phrases in poems can act as insignia that produce conventionally constituted effects, and hence can be organized to generate textual atmospheres. [...] Moreover, for Böhme language is a spatial and bodily artform and is hence atmospheric (“Der Raum des Gedicht”)235. Selon Böhme, l’atmosphère émanant des mots et des phrases est donc d’abord matérielle, ce à quoi Molloy se montre particulièrement sensible : 235 Ibid., 561 172 Oui, les mots que j’entendais, et je les entendais très bien, ayant l’ouïe assez fine, je les entendais la première fois, et même encore la seconde, et souvent jusqu’à la troisième, comme des sons purs, libres de toute signification, et c’est probablement une des raisons pour lesquelles la conversation m’était indiciblement pénible. […] Et aux rumeurs de la nature aussi, et des ouvrages des hommes, je réagissais, je crois, à ma façon, et ne songeais pas à en tirer des leçons. (M, 66) C’est au premier niveau « matériel » des mots auquel fait référence Böhme que s’accroche en effet Molloy, en les détachant de « toute signification » et se focalisant sur leur consistance sonore. C’est précisément là que commence tout travail de poète (que Molloy est donc inconsciemment), comme le décrit Nicolas Pesquès : Le matin, en marchant, je prononce : « herber », « vert ». Ce n’est pas écrire, c’est plutôt une concrétion, sonore, de choses priées de se présenter, d’être là. […] Parole pour que la parole soit avec les choses et que j’y sois aussi. […] Une résonance corporelle, close sur son intensité élocutoire, fait de ce silence un événement de langue et d’herbe, un événement presque animal de présence, exactement cette chose inaudible et effacée que l’on rêve de pousser dans le poème, un nœud mort-né de langage qui est comme un noyau de toutes les phrases à venir ou non. (FNJII, 48-49) Cette posture s’inscrit ainsi à contre-courant de l’approche coutumière que nous avons des mots lorsque nous les considérons principalement comme des vecteurs de sens, sans prendre en compte leur dimension concrète. Pesquès vise au contraire une parole à « résonance corporelle » et capable de se transformer en « événement » pour nous rapprocher des choses. Molloy et le poète ont donc conscience de cette particularité des mots que Whitehead236 avait déjà explorée. Une écriture poétique la valorise en revisitant le premier plan de la substance langagière, quitte à faire perdre aux mots la direction que leur donnerait une approche purement abstraite et à pencher du côté des « rumeurs de la nature », à l’opposé de « leçons » que nous aurions à tirer des mots. Si ce parti-pris est nettement revendiqué par nos poètes, David Abram met de plus à 236 « A single word is not one definite sound. Every instance of its utterance differs in some respect from every other instance: the pitch of the voice, the intonation, the accent, the quality of the sound, the rhythmic relations of the component sounds, the intensity of the sound all vary. Thus a word is a species of sounds, with specific identity and individual differences.» (P&R, 182) 173 jour le clivage entre les deux extrêmes évoqués par Molloy (un langage se mêlant aux « rumeurs de la nature » ou uniquement orienté vers des « leçons ») car il nous rappelle à quel point le langage n’était, à la base, guère sectionné du concret, et combien nous nous en sommes progressivement éloignés, notamment au stade de l’alphabétisation237. Comme Molloy, il tend à vouloir réinsérer le langage dans un ensemble plus large qui n’en ferait pas une caractéristique exclusivement humaine mais le considère au contraire également présent chez d’autres espèces (notamment les oiseaux), leur et nous permettant de participer aux « rumeurs de la nature ». Une des conséquences de ce positionnement est un « ensauvagement » (7 mars 1992, FNJII) de la parole et de l’écriture (comme celui de la colline reprenant ses droits lorsqu’elle est laissée en friche) amenant à une « tombée du sens ». En effet, la sensibilité poétique pour les mots privilégie leurs libres rapports entre eux de la même manière qu’une entité se fond, parfois de façon imprévisible, dans la « chair » de Merleau-Ponty. Pour ce faire, réveiller une « zone préréflexive » 238 comme l’appelle le philosophe, est nécessaire. Jaccottet allude à ce type de participation au monde à laquelle sont plus disposées des figures telles que Lol ou Molloy du fait de leur vagabondage : « Ainsi arrive-t-il à un promeneur égaré de surprendre une cérémonie sauvage et incompréhensible » (CV, 41). La cérémonie en question ici renvoie à l’ « ascension du chant » des alouettes qui peut, au premier abord, désarçonner et paraître « incompréhensible ». Or être capable de « surprendre » et de se laisser surprendre (comme le prônait le Malfini) nous rapproche et nous lie, à condition de se dégager de nos attentes et de ne 237 Voir son chapitre «Animism and the alphabet » dans Spell of the Sensuous (93-135) Terme de Merleau-Ponty, qu’il utilise ainsi : « Et pour que cette ouverture ait lieu, pour que décidément nous sortions de nos pensées, pour que rien ne s’interpose entre nous et lui, il faudrait corrélativement vider l’Etre-sujet de tous les fantômes dont la philosophie l’a encombré. Si je dois être en ek-stase dans le monde et les choses, il faut que rien ne me retienne en moi-même loin d’elles, aucune « représentation », aucune « pensée », aucune « image », et pas même cette qualification de « sujet », d’ « esprit » ou d’ « Ego », par laquelle la philosophie veut me distinguer absolument des choses. » (V & I, 77) 238 174 pas chercher à tout « comprendre »239 mais plutôt, selon la formule de Pesquès, d’ « entrer en intelligence avec la chose ». Pour y parvenir nous devons nous résigner à nous lester de certains présupposés ou pensées, ce dont sont fort conscients nos auteurs : ils se positionnent clairement contre une pensée trop abstraite qui mettrait en danger l’immédiateté du contact avec les choses. Au lieu d’opter pour la rigueur et la rigidité d’une pensée trop sûre d’elle, ils penchent du côté de la « fragilité » et de « l’hésitation ». Ainsi Pesquès revient-il sur son rapport à la colline : « l’impression nous est donnée de voir une hésitation à l’œuvre, une HESITATION VIVANTE… (Si je pense en peignant, si j’interviens, patatras ! Tout fout le camp).» (FNJII, 66) Condamné à un périlleux jeu d’équilibriste, le poète doit se servir des mots pour faire revivre, prolonger ou (re)créer une sensation d’immédiateté née « avant toute pensée », comme le souligne Jaccottet : Prononcer des mots comme ostensoir, encensoir, c’est encore égarer l’esprit. On sent qu’il faut chercher plus profondément en soi ce qui est atteint, et surtout l’exprimer plus immédiatement. On a été touché comme par une flèche, un regard. Tout de suite, avant toute pensée : comme par un astre dans une étable. (PAFA, 18-19) L’emprunt des mots « ostensoir » et « encensoir » au poème « Harmonie du soir » de Baudelaire rend plus vif le contraste entre l’expérience baudelairienne et le type d’expérience recherchée par Jaccottet : alors que le célèbre pantoum tend à une harmonie sacrée des sens, l’irruption de la sensation touche et bouleverse le « soi » du poète. Lorand Gaspar estime pour sa part que la poésie « nous apprend à désapprendre, à briser nos projets et nos ravissements, à assumer le non-sens et l’ignorance » (Approche de la Parole, 239 Je ne sais pas ; je ne saurais COMPRENDRE Juliau*. Note : * Comprendre, une véritable « appréhension. » J’y décelais une démarche meurtrière, une opération assassine. D’emblée, cela édictait une loi d’attribution, revendiquait une mainmise, relevait de l’empire… comprendre c’était isoler, réduire, puis, globalement, par un mouvement terrible et possessif, accaparer…. Erection des frontières de la connaissance, opposable à tout nouveau venu : Interprète, insatisfait, porteur d’une autre compréhension. J’y devinais une source de fanatisme, d’intolérance, une confusion de certitudes. Pour ma part, je préférais la prudence, l’approche, le plaisir de l’allant et la déception du reflux. Je portais plutôt l’espoir – toujours repoussé, toujours renaissant ’ent e en ntelligence avec la chose. » (FNJI, 39) 175 42). Encore une fois, il s’agit, comme selon Duras, de lâcher prise et de se débarrasser, en somme, de tout un lourd bagage : Quand j’écris, il y a quelque chose qui cesse de fonctionner, quelque chose qui devient silencieux. Je laisse quelque chose en moi l’emporter, quelque chose qui jaillit sans doute de mon être femme. Mais tout le reste se tait : le monde analytique de la pensée, la pensée inculquée au collège, pendant les études, par la lecture, par l’expérience. Je suis absolument sûre de cela. C’est comme si je retournais en pays sauvage.240 Cette prédilection pour ce « pays sauvage » et ce « quelque chose » qui prend le dessus sur le « monde analytique de la pensée » (appris et imposé plus que vécu) se retrouve dans Le Ravissement : Des pensées, un fourmillement, toutes également frappées de stérilité une fois la promenade terminée - aucune de ses pensées jamais n’a passé la porte de sa maison - viennent à Lol V. Stein pendant qu’elle marche. On dirait que c’est le déplacement machinal de son corps qui les fait se lever toutes ensemble dans un mouvement désordonné, confus, généreux. Lol les reçoit avec plaisir et avec un égal étonnement. De l’air s’engouffre dans sa maison, la dérange, elle en est chassée. Les pensées arrivent. (RLVS, 45) En effet, les pensées s’atrophient une fois à l’intérieur et ce n’est que dehors, en marchant à l’air libre que Lol peut les vivifier. Pour la jeune femme, c’est donc le corps qui met en branle les pensées et génère par sa marche un mouvement produisant un appel d’air, une activité les faisant naître. Ces dernières ne sont ainsi pas des « notions » totalement abstraites - que dénigrent également Molloy au profit d’un autre type de « notions », cette fois liées aux vicissitudes de la vie : « Oh, ce n’étaient pas des notions comme les vôtres, c’étaient des notions comme les miennes, tout en sursauts, en sueurs et en tremblements, où il n’entrait pas un atome de bon sens ou de sang-froid. Mais je m’en contentais. » (M, 91) Beckett comme Duras privilégient l’irruption désordonnée, sauvageonne et fourmillante de ces « notions » ou « pensées », à l’encontre d’une abstraction détachée, programmée et figée. 240 Cité par Michel de Certeau dans “Marguerite Duras: On dit” in Ecrire, dit-elle : Imaginaires de Marguerite Duras (Bruxelles : Ed. Université Libre de Bruxelles : 1985), 261-262. 176 Guillevic, quant à lui, penche aussi nettement et avec vivacité241 vers le concret en stipulant clairement sa défiance envers les idées : Te parler [à la paroi] C’est toute une erreur, Tu n’existes pas. De toute façon Tu n’es personne. Rien qu’une idée, De la notion. Tu n’es pas de ces êtres Que l’on peut tutoyer. (Faudra-t-il étudier Les lois du tutoiement) (AP, 51) Il leur préfère incontestablement les « êtres » ou choses aussi insignifiants semblent-ils, mais avec lesquels un « tutoiement », une intimité, est possible. Paradoxalement, grâce aux mots, il devient possible d’ « échapper à la pensée, à la pensée de la pensée : grâce à un soin immense et violent qu’on porterait aux mots, pour la colline et pour eux, soudainement ensemble et dissociés. » (FNJII, 47) En effet, pour Pesquès : Le poème ne réfléchit pas, il tape dedans. Il est maniaque à sa façon. Il est comme de la pensée qui serpente et décroche. L’association que propose le poète entre « pensée » et l’image d’une action animale (« serpente ») résume ce que l’écriture poétique tente de capter : non pas une scission mais une 241 Le poète met ainsi en garde contre les dangers d’une distanciation ou « maîtrise » qui escamoterait le « tremblement » initial d’un contact à brut: « En vieillissant, évidemment, on arrive à plus de maîtrise. On arrive à mieux s’en sortir quand on a trente ou quarante ans de moins. C’est un danger, parce que trop de maîtrise aboutit aussi… à la suppression du tremblement… à la chose trop peaufinée, qui n’a plus de rugosités qui me paraissent, à moi, inhérentes à la structure même de la poétique. C’est très facile de faire des poèmes en vers mélodieux, etc. C’est très facile mais enfin ce n’est pas ça qu’il s’agit de faire, il s’agit d’écrire quelque chose qui corresponde à un objet qui est à la fois intérieur et extérieur, qui relie les deux et qui est sans aspérité. » (BH, 50) 177 union entre le plan matériel des sensations et celui des idées, ou, selon les dires de Guillevic, une continuité entre les sens et un niveau plus abstrait. En effet pour lui, «[c]’est une sorte de sensation de l’esprit, si le mot a un sens. Pourquoi l’esprit n’aurait-il pas des sensations aussi ? Est-ce que la poésie n’est pas une sensation de l’esprit ? de l’esprit-corps-matière ? » (VP, 161) Il convient ici de revenir sur la polysémie du mot « sens ». Si nos poètes et auteurs mettent l’accent sur la richesse des « sens » (renvoyant d’abord aux cinq sens corporels ; ou six, si l’on inclut, suivant la suggestion de Guillevic, écrire), ils redorent également le blason d’un « sens » d’autant plus important qu’il s’oppose à une « signification » arrêtée. Les propos de Thierry Guichard éclairent cet amalgame autour du mot « sens » : Il y a toujours un malentendu quand on parle du sens, parce que l’éducation associe le mot « sens » à la signification. Or, ce n’est pas ça le sens. Une fois exprimée la signification d’une chose, c’est fini, elle est épuisée. Or, justement, le sens est ce qui ne s’épuise pas, c’est le fond de l’humain incroyant parce que c’est ce qui n’en finit pas de mettre en mouvement. Ce mouvement est interminable.242 L’auteur insiste ici sur la richesse du terme « sens » dans l’optique dynamique d’un constant « mouvement » entre les mots. De même Keith Robinson note-t-il que, puisque les mots diffèrent les uns les autres, ils en obtiennent un certain degré d’ « identité ». Il rappelle, de plus, en citant Deleuze, que « le sens du mot… [est]… un événement » (1978, p.182). Reprenant la notion d’événement (que nous avons explorée au chapitre deux), l’auteur revient sur la filiation Whitehead/ Deleuze243 et l’importance que les deux philosophes accordent au rapport entre langage et événements : Meaning comes not from individual words but from their locus within a wider linguistic environment. […] Deleuze argues that language itself is intimately tied up with becoming and materiality. More particularly, it is “sense which becomes the most important element in the discussion of the relation of bodies, states of affair, events and language. So it is the question “What is sense?” that needs to be focused on. 242 243 « Du ‘tu’ au ‘nous’ », entretien avec Thierry Guichard dans Le Matricule des Anges, n.110 (février 2010). Dans Deleuze, Whitehead, Bergson, Rhizomatic connections, 47. 178 Dans Logique du Sens, Deleuze définit en effet le sens comme « that which is expressed in the proposition… [It is] irreducible to individual states of affairs, particular images, personal beliefs, and universal or general concepts. » (19) Keith Robinson y voit une prolongation de la théorie de l’événement de Whitehead si bien que sense is that which accompanied an event in that it describes not how the subject makes sense of the world but how the world makes sense. It is this process of “making sense” (or, perhaps, “constructing” sense) that enables the creation and completion of subjects and individuals. That is to say, the world creates (or constructs) sense as an effect of the interrelation of singularities within the virtual. Given that all subjects are part of this world they are also created within such creativity. De façon fort pertinente à notre optique poétique d’un travail sur les mots, Deleuze, comme le note Keith Robinson, insiste fortement sur le rôle de l’expression : For Deleuze, sense does not exists as such, as it occurs only through its expression (“what is expressed is does not exist outside its expression”). This is not to say that sense is an attribute of a proposition (“what is expressed has no resemblance whatsoever to the expression”). Usually, trees are said to be green. They are seen to be static objects which have certain essential properties which define what they are, and one of those properties is that they are green. In such accounts, trees are passive, enduring entities which are perceived or talked about by subjects which are independent from them. […] [B]oth Whitehead and Deleuze, are sharply opposed to such approaches. Instead, they both emphasize the processual aspect of reality, the primacy of bodily relations, and the individual moments whereby actuality arises out of this more general field. This “greenness” is not a static property; rather it is an active element which expresses the constitution of each specific tree (“the attribute of the thing [or state of affairs] is the verb”: “to green, or rather the event expressed by this verb”). (52-3) Le rôle esquissé ainsi combat une vision passive d’objets et choses qu’on ornerait d’attributs. Encore une fois, ce sont là des idées en germe chez Merleau-Ponty, pour qui le langage peut jouer un rôle clef : il peut prendre le relais de la chair du monde et transfère son animation dans celle du langage244. Or, Merleau-Ponty y pose une condition : il faut que le langage soit insufflé, 244 « C’est comme si la visibilité qui anime le monde sensible émigrait, non pas hors de tout corps, mais dans un autre corps moins lourd, plus transparent, comme si elle changeait de chair, abandonnant celle du corps pour celle du 179 comme celui de Proust245 et soit « conquérant, actif et créateur », en un mot poétique pour qu’il soit « opérant », c’est-à-dire qu’il propose un « système de relations » où il puisse « capter dans ses propres mailles un sens ». C’est ce à quoi travaillent tous nos auteurs : à trouver une expression à la hauteur de leur référent et qui puisse égaler le potentiel d’un pollen « en devenir » au gré des vents. L’inlassable travail de Nicolas Pesquès pour mieux rendre en mots la colline de Juliau en est un bel exemple : De sorte que ce que la colline abrite là, sous mes yeux, qui n’a pas de nom, qui est son corps et son habit, qui est ELLE VRAIMENT, attend aussi l’infini vêtement des mots qui la découvriront… qui lui ouvriront l’insatiable récit pour lequel elle patiente. Un si illimité pollen, sous le butin des mots, entretient-il en nous une même fécondité ? (FNJI, 52) Le poète est certes taraudé par une question : les mots peuvent-ils être aussi porteurs et aussi féconds que l’arrangement des choses dans le monde ? Cependant langage poétique et monde ont ceci en commun qu’ils nous invitent à une participation, sous un mode actif de « devenir » complexe et multiple sans que ni l’un ni l’autre ne se laisse tarir, enclore, ou « comprendre »246. Le langage du poème épouse le même « devenir » deleuzien que le vivant : Voici une chenille. Elle rampe […] Vers son avatar, Vers sa vie de papillon, langage, et affranchie par là, mais non délivrée, de toute condition. Pourquoi ne pas admettre, - et cela, Proust le savait très bien, il l’a dit d’ailleurs - , que le langage, aussi bien que la musique, peut soutenir par son propre arrangement, capter dans ses propres mailles un sens, qu’il le fait sans exception chaque fois qu’il est langage conquérant, actif, créateur, chaque fois que quelque chose, au sens fort est dit ; que, comme la notation musicale est fac-similé après coup, un portrait abstrait de l’entité musicale, le langage comme système de relations explicites entre signes et signifiés, sons et sens est un résultat et un produit du langage opérant où sons et sens sont dans le même rapport que la « petite phrase » et les cinq notes qu’on y trouve après coup ? » (V & I, 201) 245 Notons d’ailleurs que Proust est une figure d’influence majeure pour Beckett, Duras et Guillevic comme pour Deleuze. 246 « Si, aujourd’hui encore, je ne sais le comprendre, c’est que je me défends de l’enceindre et qu’il m’est impensable d’avoir à son sujet « le mot de la fin », de l’y enclore. / Si je le comprends, je scelle le revenir. / Comment briser l’entrave d’un savoir ainsi appliqué ? » (FNJI, 52) 180 Et cet objectif Elle ne le devine pas, - Toi, tu ne devines pas encore Vers quoi tu écris. (AP, 151) Parfois même d’une façon encore plus marquée tant le chant, l’expression prennent eux-mêmes vie : « Il y un devenir / Dit le chant. // Il y a un devenir / Où je veux m’inscrire. » (AP, 330). La personnification que prête Guillevic au chant souligne son activité, déterminée mais pas nécessairement strictement orientée. Elle rejoint la façon dont Duras qualifie l’écriture : « L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit, et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie. » (E, 53) Cette même vivacité de l’écriture se retrouve chez Beckett puisque le texte ne propose aucune borne figée, ni au seuil ni au terme du récit, si bien que Deleuze commente : « [r]ien ne finit chez Beckett, rien ne meurt » (CC, 38). Sans doute est-ce parce que le texte beckettien se fond dans un tissu bien plus vaste qu’est la Vie, le « vivant » (comme l’appelle Chamoiseau, et sur lequel nous reviendrons au chapitre suivant) qui nous dépasse. En tant qu’humains, l’objectif de nos auteurs-poètes à travers leurs textes n’est donc pas de se différencier du monde environnant mais de s’y insérer au plus près, de le côtoyer au point de pouvoir « lire » plusieurs renversements et d’y découvrir d’autres participants au procédé de chant/ écriture/ lecture, tel ici Guillevic : « L’océan lui aussi / Ecrit et ne cesse d’écrire // A chaque marée / Il écrit sur le sable ». (AP, 212) Ainsi, à l’aune de questionnements mis en branle par un mode poétique façonnés de mots et de phrases mûrement travaillés, écrire pour nos écrivains correspond à la définition qu’en fait Deleuze dans Critique et Clinique : Ecrire est un acte de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue. C’est un processus, c’est-à-dire un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu. L’écriture est inséparable du devenir : en écrivant, on devient- 181 femme, on devient-animal ou végétal, on devient-molécule jusqu’à devenir-imperceptible. (CC, 11) A ce titre, cette écriture en / « du devenir » nous rapproche du monde animal, végétal, voire minéral et n’est pas sans conséquences. Ce sont les répercussions et repositionnements de cet écrit poétique que nous allons désormais explorer, en poursuivant le mouvement des textes étudiés pour découvrir dans quels « territoires » ils nous mènent : comment se positionnent-ils les uns les autres, quelles reconfigurations appellent-ils et qu’apporte leur ancrage local dans une perspective plus globale ? Quelle(s) vision(s) de la nature s’en dégage(nt) et quelle sorte de communauté créent-ils ? Complétant les œuvres déjà abordées, nous verrons notamment si Traversée de la Mangrove de Maryse Condé et la Poétique de la Relation et du Tout-Monde de Glissant peuvent confirmer, élargir ou au contraire préciser ou réfuter les questionnements dévoilés jusqu’à présent. 182 Chapitre IV : Repositionnements & un modèle caribéen d’insertion au monde C’est par la Différence, et dans le Divers, que s’exalte l’existence. -Victor Segalen247 Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, les questionnements émanant de nos textes incitent à une participation avec le monde environnant, sans que pour autant cette participation ne devienne ni fusionnelle, ni figée. Cette distinction est importante puisqu’une fusion effacerait toute singularité et la rendrait définitive tandis que, comme le modèle deleuzien d’une alliance symbiotique le propose, les assemblages s’opérant dans la nature ou dans le texte, s’ils permettent un « devenir » ensemble, laissent malgré tout chaque singularité distincte, tout en se faisant porteurs de multiplicité et de diversité. Ce quatrième chapitre vise donc à préciser, dans un premier temps, quelles visions de la nature se dégagent des questionnements et des nouveaux agencements participatifs relevés dans les textes au chapitre trois. En quoi, s’ils ne reproduisent pas mimétiquement la nature, nous inscrivent-ils toutefois d’une façon moins égocentrique mais plus « écologique», à travers le texte, dans le monde ? Dans un deuxième temps, nous considérerons comment une vision plus complexe et relationnelle de la nature se retrouve dans les textes de Patrick Chamoiseau et de Maryse Condé. Après les avoir situés dans leur contexte socio-historique, nous préciserons comment ils proposent un modèle à la croisée du postcolonial et de l’environnemental. Nous optons ici pour le terme « postcolonial » et non « post-colonial » pour mettre l’accent non tant sur la dimension historique du rapport des Antilles à la métropole (bien qu’elle reste indélébile et 247 Cité par Glissant dans ’Intent n t q e, 92. 183 cruciale, nous le verrons) que sur les rapports de force et de domination qu’il sous-tend. Comme l’a remarqué Richard Young, il renvoie à « a theoretical and political position which embodies an active concept of interventions within […] oppressive circumstances »248. Autrement dit, le postcolonial partage avec l’environnemental une certaine résistance au sein d’un vaste complexe249. Les deux approches ont ainsi en commun de permettre de penser l’altérité et les Caraïbes francophones en offrent un cas d’étude fascinant. Mais si ce modèle est certes local, il s’insère également dans un « Tout-Monde » plus large et plus global. Au « sense of place », comme l’appelle Ursula Heise, se marie donc un « sense of planet »250 où s’enchevêtrent des « territoires » reconfigurés et déterritorialisés au profit d’une complexité et d’une diversité fructueuses pour ce que Glissant et Chamoiseau appellent le « Vivant » et dont naît une conception nouvelle de l’identité. I. Repositionnements et reconfigurations 1. Décentrement, d’une hiérarchie à une égalité J’ai bien cru Que cette violette M’a souri. Elle a du se rappeler Comment j’ai vécu avec elle Dans l’une ou l’autre De mes insomnies. (Guillevic, Art Poétique, 314) 248 Comme il le définit dans Postcolonialism, an historical introduction, 57. Selon Young « specific instances of complex intermingling of structural forces with local, personal experience », 58. 250 Ursula K. Heise. Sense of Place and Sense of Planet, the Environmental Imagination of the Global. New York, 0xford University Press, 2008. 249 184 Malgré leur variété, les textes de Guillevic, Jaccottet, Pesquès, Duras, Beckett, Chamoiseau et Condé ont tous un point commun : celui de déstabiliser l’assise d’une domination humaine sur le monde non-humain au point qu’ils suscitent un certain renversement dans la hiérarchie habituelle. Chez Beckett, Molloy remplace ainsi symboliquement le compagnon à quatre pattes de Lousse, chez qui il fait halte brièvement : « Je remplacerais en quelque sorte le chien que j’avais tué 251 et qui lui tenait lieu d’enfant. » (M, 44) Cette analogie à la fois à un chien et à un enfant relèguent Molloy au même plan que la bête qu’il a malencontreusement tuée. Comme cette double position submissive le suggère, il se retrouve sous la dépendance forcée de Lousse qui semble se faire un malin plaisir de tout contrôler. Beckett ironise d’ailleurs plus loin sur cette tendance directive, qui affecte également le végétal : « Elle y semait de l’herbe, comme si l’herbe ne se serait pas plantée toute seule. » (M, 61) En un sens, Lousse incarne donc la figure humaine par excellence : planter l’herbe, comme garder Molloy ou un chien à ses pieds, lui confère une supériorité souvent prisée par l’humain mais ridiculisée par Beckett. Son protagoniste principal, au contraire de Lousse, ne rechigne d’ailleurs guère à se rendre aussi (apparemment) insignifiant que les bêtes ou le végétal. Or, Molloy comme Lol (elle aussi constamment aux marges de la société), en se détachant des normes humaines, se rapprochent de la posture poétique prônée par nos écrivains : celle d’affronter et d’accepter une certaine vulnérabilité en quittant le piédestal dont jouit l’humain d’accoutumée et en se retrouvant au même niveau, parmi, voire en deçà, d’autres espèces. A des degrés différents, nos écrivains remettent en effet en cause notre supposée supériorité, et nous positionnent d’égal à égal avec le non-humain ou l’animal. Ce repositionnement est sans doute le plus marqué chez Guillevic puisque le poète breton propose 251 C’est du moins ce dont le convainc Lousse, qui soutient que Molloy, passant à vélo, a écrasé Teddy, son chien « vieux, aveugle, sourd et perclus de rhumatismes ». (M, 42) 185 de s’abaisser à un niveau où il est possible de « patauge[r]/ Avec le ciel, avec la mare » (AP, 197) ou encore de ressembler à un « escargot » : Lors de la quête Acharnée du poème Tu as quelque chose De l’escargot Après la pluie. (AP, 235) Ce « quelque chose » suffit pour Guillevic à voir non seulement des différences, mais aussi un trait commun (celui de persévérer avec détermination et de poursuivre un mouvement) avec un étant de prime abord si différent. Cet emprunt de perspectives autres a pour effet un décentrement remarquable pour l’humain : au lieu d’être constamment au centre, souvent en position d’observateur, il peut se faire objet et accepter sa petitesse, son insignifiance, tel Molloy, simple « point » perdu dans le paysage côtier : C’était une partie assez sauvage de la côte. Je ne me rappelle pas y avoir été sérieusement molesté. Le point noir que j’étais, dans la pâle immensité des sables, comment lui vouloir du mal ? On s’en approchait, oui, pour voir ce que c’était, si ce n’était pas un objet de valeur, provenant d’un naufrage et rejeté par la tempête. Mais en voyant que l’épave vivait, convenablement quoique pauvrement vêtue, on s’en détournait. (M, 100) Plutôt que d’être au premier plan comme le serait un protagoniste principal ordinaire, Molloy n’a d’intérêt que par la curiosité initiale qu’il suscite mais qui s’évanouit dès qu’il occupe le premier plan et que l’attention se focalise sur lui. En proposant Molloy sous cet angle, rapetissé et insignifiant, Beckett détrône ainsi l’humain d’une position supérieure. Chez Guillevic, un renversement similaire s’opère en poussant d’un cran le changement d’optique car il propose de « [n]ous voir/ Comme nous voient/ Les guêpes » (DD, 69). Ce souhait, s’il reste bien sûr hypothétique puisqu’il relève de l’impossible de « voir » littéralement comme les guêpes (étant donné que nous ne disposons pas le même arsenal oculaire qu’elles), 186 nous invite néanmoins à imaginer ce qu’elles verraient, et donc à prendre en compte non seulement nôtre, mais leur vision au monde. C’est ce type d’inclusion, même fictif, même imaginaire, que prône le langage guillevicien, notamment par son usage du « nous » où toute sa poésie propose d’accueillir des entités aussi diverses qu’un merle, une bruyère ou une pierre pour les réunir et chercher une entente, une « complicité » (PF, 42). Il s’instaure alors un accord respectueux si bien qu’il peut s’adresser à chacun d’eux comme à une « sœur » (« Limace, / Petite sœur // Pour quelques errants » (R, 138)) ou à un frère252 : Tu es un frère On peut s’entendre Fais-moi pareil, Enferme-moi Réchauffons-nous Vivons ensemble Et méditons. (DD, 157) L’enjeu de cet assemblage est qu’il permet au « nous » de ne jamais cesser « de [s]’inventer » (PF, 42) puisque ce « nous » se compose au gré de rencontres, en constant devenir. Ce pronom est ainsi révélateur d’une posture nouvelle et intégratrice, prônant différents positionnements et qui s’inscrit dans un « programme » (ou du moins une tentative) d’imaginer d’autres rapports au monde : Un programme Pour aujourd’hui : Tu es fleur Et tu y vois Entrer l’abeille. (AP, 313) 252 Notons par ailleurs que « Frère » est aussi l’interpellation que choisit le Malfini, le rapace de Chamoiseau pour le lecteur auquel sa « récitation » s’adresse. (NCM, 18) 187 Ce genre d’expérience, proposée par l’intermédiaire du langage, est d’ailleurs très proche du projet des Neuf consciences du Malfini qui nous invite, par le biais du conte, à imaginer le monde dans l’optique d’un rapace et d’un colibri. Ancré dans la réalité postcoloniale de la Martinique253, il n’en reste pas moins que les deux protagonistes principaux étant des oiseaux, ils nous plongent dans une nature qui ne fait pas simple office de cadre mais relie tous ces éléments de faune et de flore254. Le renversement d’optique est ici à son comble puisqu’il n’y est question des humains, appelés comme nous l’avons vu, les « Nocifs », qu’indirectement. Incriminés pour la pollution des terres et des eaux de l’île, les conséquences désastreuses de leurs actions en sont rehaussées et quintuplées par le point de vue adopté par Chamoiseau : le lecteur, amené à suivre le colibri vrombissant au milieu des fleurs, s’aperçoit bien plus crûment de la détérioration du milieu que si Chamoiseau avait choisi des hommes comme protagonistes. L’auteur revient sur l’une des motivations de donner la parole aux oiseaux dans un entretien du magazine Le Point255 : J’ai toujours été fasciné par le colibri et, comme très souvent en ce qui concerne la nature antillaise, c’est un vers de Césaire qui m’avait préparé à découvrir cette incroyable créature, un vers où il s’étonne qu’ « un corps si frêle puisse supporter sans exploser le pas de charge d’un cœur qui bat… ». J’avais déclamé la chose durant des années, jusqu’à me retrouver un jour en face d’un colibri, immobile dans le vent, dégageant une énergie impensable dans une virgule d’existence. Je n’avais même pas encore vingt ans, mais on peut dire que ce roman a commencé dès cet instant… Le colibri symbolise la beauté, c’est-à-dire quelque chose de toujours neuf, d’inattendu, de bouleversant. L’autre oiseau, ce rapace qu’on appelle le Malfini, représente la lourdeur de la suffisance, celle de l’esthétique figée que la beauté désarçonne toujours… Il symbolise aussi ces conceptions de l’humanisme qui se sont toujours coupées, voire opposées, à la nature, au vivant… Nous devons passer une nouvelle alliance avec les équilibres naturels qui fondent nos propres équilibres… C’est paradoxalement par ce détour que se passe le nouveau degré de connaissance du fait humain… 253 Nous reviendrons sur les différentes lectures possibles du récit dans la suite du chapitre. Il en va de même dans le roman de Maryse Condé duquel nous traiterons également sous peu. 255 Entretien publié le 2 avril 2009 : http://www.lepoint.fr/actualites-chroniques/2009-04-02/chamoiseau-cet-espritcolonial-qui-subsiste/989/0/331635 254 188 Les deux oiseaux sont donc investis de symboles et le Malfini du début du roman représente donc un certain humanisme déconnecté (et qui se définit par contraste) à la nature qui l’entoure. Mais le parcours imaginaire du rapace fait écho au vœu de Guillevic : celui de se détacher d’une posture dominatrice au profit d’un rapport d’égal à égal. Etre Où et quoi ? N’importe où, Mais pas rien qu’en soi. Etre dans le monde. Fragment, élément du monde. Supérieur à rien, Pas à quiconque, pas à la pluie qui tombe, Se sentir égal Et pareil au pissenlit, à la limace, Inférieur à rien, Ni au baobab, ni à l’horizon, Vivre avec tout Ce qui en dehors et en dedans, Tout ce qui est au monde, Dans le monde. Fétu de paille, non ! Cathédrale, non ! Un souffle Qui essaie de durer. (AP, 315-316) Bien sûr, cette position égalitaire avec le « pissenlit » ou la « limace », tant souhaitée par Guillevic, est encore une fois d’ordre hypothétique tout comme le souhait qu’il énonce et qui reste spéculatif, voire chimérique, dans les limites « du domaine » qu’il a créé en mots : « Dans 189 le domaine / Il n’y a rien // Pour se croire esclave. » (DD, 20) ou « Dans le domaine / Le pouvoir // Est indiscernable. » (DD, 21) Chez Chamoiseau au contraire la réalité de l’esclavage et l’exercice du pouvoir ne peuvent être éclipsés - que ce soit dans Le vieil homme esclave ou le molosse ou dans les Les Neuf consciences du Malfini. Dans ce dernier, la poursuite effrénée de contrôle de territoire par le « Colibri » (le frère de Foufou, chef de toute une horde de colibris pourchassant ce dernier hors de leur périmètre) est par exemple inlassable, comme le sont les attaques du rapace au début du roman, ne laissant aucune chance à ses victimes. Le « pouvoir » y est donc constamment en jeu soit entre humains, soit dans le rapport entre espèces. Toutefois, même dans les deux romans de Chamoiseau, une progression se dessine au cours des œuvres et remet en question toute position dominatrice au profit d’une « hospitalité », portée vers un avenir. L’auteur inclut d’ailleurs à la fin du récit du Malfini une suite de « Répétitions et gloses du Nocif » dressant un code de conduite (nourri de l’expérience du rapace) face au vivant : Le crime contre la perspective d’une horizontale plénitude du vivant est nommé : il englobe, dépasse et prolonge, les crimes imprescriptibles connus, inconnus, en possibles ou encore en impensables devenirs. T te p sen e a e t e p t e , ’a mpa ne e s ten , t te a t e présence qui sera t mena e e s q b e, e pe ’ext n t n. (Récitation 7, 229) Se comprend alors mieux la transformation radicale du Malfini, au départ incapable de considérer toute autre espèce qui ne serait pas de son rang256, et par conséquent d’apprécier quelque entité du vivant que ce soit, et encore moins les fleurs. D’où sa « consternation » lorsqu’il s’aperçoit du lien qui semble lier les colibris et ces dernières : « l’essentiel de leur 256 Il n’est donc pas surprenant que son changement d’optique passe par une phase d’indignation lorsqu’il remarque que son énergie est dépendante de la santé du lieu qu’il habite : « J’étais quand même forcé de constater que le retour de ma force était lié aux retours des insectes, des rats, des crabes et des oiseaux, lesquels suivaient… le retour des fleurs. Cela me révoltait. Comment admettre que la puissance de ma lignée puisse être soumise à des médiocrités relatives aux insectes et aux rats, et qui sans doute tombaient encore plus bas, dans encore plus d’insignifiances ? » (160) 190 existence était balisé par des fleurs !... Des fleurs !... Que pouvait-il exister de plus inutile et de plus absurde !?...» (40) Pourtant il prend conscience (d’où le titre du roman, multiplié par neuf, nombre de récitations retenues à la fin du recueil) de sa méprise au cours de son parcours initiatique et de son observation sans relâche de Foufou, son maître colibri : Je compris encore mieux à quel point les vies se tiennent, combien nulle n’est centrale, plus digne, plus importante. Elles portent les mêmes couleurs. Elles se lient, se relient, se rallient, se relaient et se relatent avec les mêmes couleurs. Et je compris combien, à la base de la vie, il y avait une infinité de possibles en devenirs, de devenirs possibles… et qu’au fondement de toutes les vies de Rabuchon, comme de la mienne, il y avait les fleurs. (72) Le texte de Chamoiseau parvient ainsi à retranscrire l’intrication des vies entre elles par une déferlante de verbes pronominaux se faisant écho : « elles se lient, se relient, se rallient, se relaient et se relatent ». La paronomase y rassemble cinq verbes se réfractant en une chaîne verbale renforçant la chute de la phrase : l’expression « les mêmes couleurs » pourrait qualifier les sons [l], [r], [a] et [i] partagés par tous les verbes tout comme elle souligne un sème commun entre les espèces. Le texte poétique prend donc acte, lui aussi, de l’égalité entre « vies » en relayant et répétant « les mêmes couleurs » et en poursuivant le pli, au sein du texte, d’« une infinité de possibles en devenirs, de devenirs possibles ». 2. Une nature complexe, hétérogène et diverse De cette nouvelle hiérarchie une insertion différente au monde découle progressivement, dont l’une de ces conséquences majeures est d’être moins anthropocentrique et de s’ouvrir à d’autres formes de vie. Le roman de Chamoiseau, les Neuf consciences du Malfini, offre une des illustrations les plus frappantes de ce repositionnement puisque nous sommes, en tant que lecteurs, plongés dans la faune et l’avifaune de la Martinique. Si ce biocentrisme est contestable est-il, en effet, jamais complètement satisfaisant, surtout dans le cadre d’un conte-roman nécessairement réglé par des codes langagiers incontournables ? - l’effort de Chamoiseau reste 191 cependant louable : il a le mérite de nous provoquer et de proposer un modèle, encore une fois hypothétique, d’engagement au monde. C’est ce sur quoi insiste, dès les premières pages, le Malfini, à qui Chamoiseau prête la parole pour s’adresser au lecteur : Frère, vivant, je parle depuis l’extrême. J’arrive au bout d’une dernière mue, j’ai vu mes dernières plumes, et je voudrais auprès de vous soupeser ce qui m’est arrivé. Il n’est souffrance qui n’aspire à récit, je le sais, j’y souscris, mais ce que j’ai vécu a traversé la vallée des souffrances pour m’ouvrir au vertige. C’est pourquoi mon désir n’est pas de raconter ni de témoigner, mais de considérer ce qui m’est arrivé afin que cette vie que j’ai su vivre, et dévivre, puisse rester disponible dans le monde, telle une récitation à portée d’un besoin. (18) «[C]onsidérer » les événements et le récit, faire acte d’une transformation, prime donc sur l’action pure de raconter. Au cœur de ce repositionnement, un nouveau rapport aux choses se dégage, à la fois informé par les sciences et le complétant257. Echappant à la « bifurcation de la nature » évoquée au chapitre deux, Chamoiseau propose, dans une veine toute deleuzienne informée par Whitehead, une nature où les événements n’arrivent pas aux choses, mais au contraire où les événements sont eux-mêmes choses258. Tel est le cas pour la poussière qui s’avère être une composante active et se multiplie en une myriade d’agencements selon les fleurs ou les insectes avec lesquels elle se marie. Le Malfini l’expime ainsi : « Je percevais le frémissement des vies qui montait de partout […] l’événement continuel, infini, impensable, du vivant. » (NCM, 220) Le monde ainsi proposé, s’il vise une relative « harmonie », n’est cependant pas celle d’une nature en complet équilibre mais bien plutôt une nouvelle sorte d’harmonie, n’excluant pas 257 Comme le démontre Steven Shaviro dans « Deleuze’s Encounter With Whitehead » en faisant allusion à la position de Whitehead qu’Isabelle Stengers met en avant: « science is a necessary condition for understanding the world, but not a sufficient one. » (Isabelle Stengers) To stop at the level of scientific explanation would be to accept the “bifurcation of nature into two realms of reality”, one of the realms of “molecules and electrons”, and the other that of mental phenomena (Locke’s “secondary qualities”) like “the greenness of the trees, the songs of the birds, the warms of the sun” (Whitehead, 1920/ 2004, 30-31) (7) 258 Steven Shaviro précise: « For Whitehead, events do not « happen to » things: rather, events themselves are the only things. An event is not “one of [the things’] predicates”, but the very thing itself. 192 de nombreuses dissonances. Deleuze poursuit d’ailleurs l’idée de Whitehead en proposant que « bifurcations, divergences, incompossibilities, and discord belong to the same motley world 259». Patrick Hayden résume ainsi la position deleuzienne: Because Nature is differentially interrelated rather than unifying in any absolute sense, it produces itself through new combinations of its heterogeneous elements. Yet no single combination can encompass all the elements of nature at once. Rather, there are particular finite compositions of elements and relations produced in the continuous movements of becoming. (An (Un)likely Alliance, 26) En mettant l’accent sur le divers, l’hétérogène et un devenir permanent, le texte de Chamoiseau y adhère : pour l’auteur martiniquais comme pour Deleuze, la nature est en effet avant tout un assemblage extrêmement complexe260. En ce, Chamoiseau et Deleuze tiennent tous deux compte de l’avancée des sciences et n’envisagent plus la nature comme une entité immuable et indépendante de la société mais comme ancrée dans, et dépendante de systèmes plus vastes. Cette approche est celle actuellement promue en biologie et en sciences et contrecarre la vision d’un monde idyllique en parfait équilibre avant l’intervention humaine.261 Il apparaît alors que la notion d’écosystème, surimposée au monde extérieur, est en réalité bien plus complexe que l’idéal de cette notion ne le laissait entendre en simplifiant le fonctionnement d’un milieu. Dans cette perspective, le premier mouvement écologique aurait en effet imposé, par l’intermédiaire du langage scientifique présenté comme « vérité », des concepts souvent réducteurs (voire trompeurs) et trop simplistes au monde. Whitehead dénonçait déjà ce travers dans son Concept of Nature : 259 Cité par Shaviro (8) en renvoyant à l’édition anglaise du Pli (The Fold : Leibniz and the Baroque. Trans. Tom Conley. Minneapolis : University of Minnesota Press, 1993 (80)). 260 Patrick Hayden ajoute : « [Deleuze’s] position stresses not an undivided wholeness or totality transcending particular things and milieux, but rather the complex of continuities and differences characterizing all symbiotic connections traversing the Earth, without falling back onto a dualism of the human and the nonhuman. » (UA, 33) 261 Deleuze qualifie d’ailleurs de « grotesque » l’idée d’un retour possible à une nature édénique (Dialogues, 145) 193 The aim of science is to seek the simplest explanations of complex facts. We are apt to fall into the error of thinking that the facts are simple because simplicity is the goal of our quest. The guiding motto in the life of every natural philosopher should be, Seek simplicity and distrust it. (CN, 163) Les récents travaux scientifiques (notamment « chaos theory » ou « complexity theory »262) ont montré qu’aucun milieu n’est régi par des lois si simples. Comme le rappelle Bernd Herzogenrath263, la nature est au contraire un système dynamique et ouvert correspondant plus à ce que le biologiste allemand Ludwig Bertalanffy, appelle Fließgleichgewicht264 (autrement dit un équilibre turbulent, dynamique). En d’autres termes elle correspond à la définition qu’en donne John Campton et que reprend William Hamrick : « nature is through and through fluid, active, generative, expressive, inter-weaving and inter-corporeal and, indeed, inter-sensory.»265 Chez plusieurs auteurs que nous examinons, le poétique se prête à démanteler les concepts imposés sur le monde et à les remettre en question par une utilisation nouvelle du langage. Telle est en partie l’ambition de Chamoiseau qu’il affirme en prêtant la parole au Malfini mais qui se détache d’emblée de l’utilisation courante du langage : « S’il fallait radoter à l’instar des Nocifs (qui pensent encore que le monde peut gésir dans leurs mots), j’aurais pu préciser que ce lieu s’appelait : « Rabuchon, chemin moubin, section de Saint-Joseph… » » (1920) A travers le Malfini, Chamoiseau se montre très critique sur les ravages de « l’alphabet affligeant des Nocifs – avec lequel ils tentent de désigner le réel de ce monde » (22) et qu’il 262 Que nous évoquerons plus en détail au cours du chapitre. Dans An (un)likely Alliance, 3. 264 Le biologiste allemand (1901-1972) conçoit ainsi les systèmes d’organismes non clos à l’extérieur mais ouverts et échangeant toujours de la matière et de l’énergie avec l’environnement extérieur. Ce concept rend la notion d’équilibre relative et non absolue puisque chaque milieu est ouvert à des interrelations, ce que Deleuze et Guattari reprennent dans leur concept de milieu, qui comme le note Patrick Hayden , « [t]ak[es] ecology to refer to the interrelationship of living things and the environements, a milieu is a site, habitat or medium of ecological interaction and encounter […] Yet it possesses a relative rather than absolute equilibrium, since the milieu is itself open to transformation on the basis of its supple boundaries and alterable relationships, with the consequence that its submilieux can be affected as well. Organisms and milieu therefore develop, grow and change together within continuous and intersection process of becoming, a view of significant ecological importance. » (UA, 30) 265 Nature and Logos, 5. 263 194 associe à son appropriation verbale. Chamoiseau met donc en garde contre cette usurpation du réel par les mots et lui préfère une « Poétique » puisque « [l]e vivant est un événement qui ne peut être pensé, mais qui peut s’artiser, se poétiser. » (238) Ce faisant cette poétique parvient à ce que les frontières entre l’abstrait et la matière concrète s’estompent, de même que la distinction entre objet et sujet (comme nous l’avons vu au chapitre deux avec Whitehead et Deleuze). 3. « Noces de l’espace et du temps » Une autre reconfiguration commune à nos auteurs et qu’ils encouragent tous est celle du temps et de l’espace. Bien qu’à des degrés différents, leur écriture poétique s’oriente vers une redéfinition de ces deux concepts que nous sommes habitués à lire séparément. Que ce soit par l’intermédiaire du motif des nuages chez Guillevic ou de la poussière chez Chamoiseau, les contours d’un espace et d’un temps souvent perçus comme figés y sont redessinés pour les entremêler et les rendre inextricables et vivants. Ils nous sensibilisent en effet sur un temps plus ouvert que celui du Chronos qui régit notre quotidien : celui de l’Aiôn. Deleuze, dans Logique du sens, oppose ainsi deux types de temps : d’un côté le temps chronologique, rythmé par l’horloge, et d’un autre celui de « l’aiôn illimité, devenir qui se divise à l’infini en passé et en futur, toujours esquivant le présent266». Or cette redéfinition du temps vaut également pour l’espace qui, par ces amas en mouvement, reprend vie. Comme le suggère la géographe Doreen Massey, ces deux concepts sont historiquement conçus comme deux domaines quasi hermétiques l’un à l’autre. Dans l’un de ses articles267, elle 266 Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, 1969, p.14. Un peu plus loin, Gilles Deleuze explicite l’opposition entre Aiôn (une formule empruntée aux stoïciens) et Chronos : « Le passé, le présent et le futur n[e sont] pas du tout trois parties d’une même temporalité, mais form[ent] deux lectures du temps, chacune complète et excluant l’autre : d’une part le présent toujours limité, qui mesure l’action des corps comme causes [et placés en séquence sur une ligne droite] (Chronos) ; d’autre part le passé et le futur essentiellement illimitées, qui recueillent à la surface les événements incorporels en tant qu’effets (Aiôn) », 77. 267 Doreen Massey, « Space-time, ‘Science’ and the Relationship between Physical Geography and Human Geography », Transactions of the Institute of British Geographers, 1999, vol. 24, no. 3, 261-276. 195 parcourt l’évolution des deux notions et souligne l’impact de Bergson sur la scission entre « temps » et « espace ». Selon Massey, en se focalisant sur le temps et en l’analysant sous l’angle de la métaphysique, Bergson a contribué à reléguer l’espace à la fois au second plan et au domaine scientifique (où l’espace serait perçu comme une surface plane). Ce déni de l’espace en philosophie aurait amené à une perception de ce dernier comme statique et découpable en zones distinctes, un traitement qu’elle contraste avec celui, bien plus dynamique, que Bergson réserve au temps. Michel Foucault note également ce déséquilibre, exacerbé au dix-neuvième siècle, une époque où, selon lui, « l’espace, c’est ce qui était mort, figé, non dialectique, immobile. En revanche le temps, c’était riche, fécond, vivant, dialectique. »268 Massey suggère que temps et espace devraient au contraire être considérés ensemble, simultanément et solidairement, comme un « espace-temps », contrairement à la tendance moderne privilégiant le temps dénoncée par Bernard Noël : Je me demande si le danger moderne par excellence n’est pas d’être balancé dans le temps sans voir le moindre espace sous ses pieds. C’est que le temps nous jette dans l’apparence, alors que l’espace nous situe dans le réel. Le phénomène médiatique nous situe de plus en plus dans le temps, de moins en moins dans l’espace.269 Cependant, loin de complètement critiquer Bergson, Massey insiste malgré tout sur la richesse de son concept du temps, repris par Deleuze, et elle propose justement de percevoir l’espace de la même façon que Deleuze traite le temps : c’est-à-dire comme multiple et permettant une coexistence ouverte sur l’avenir. Or c’est précisément ce qui est à l’œuvre dans la poésie de Guillevic, notamment à travers les nuages car ils incarnent en quelque sorte cet « espace-temps » où temps et espace sont 268 « Des Espaces autres », dans Dits et Ecrits, vol III, 34. Noël poursuit: « Ou alors dans un espace complètement faussé, parce que restructuré, citadin. De la cité à l’autoroute, de l’autoroute à la ville de vacances… il n’y a plus d’espace, le trajet même est le temps. On dira : j’ai fait quatre heures de route, on ne dit plus : j’ai parcouru mille kilomètres », 42. 269 196 intrinsèquement liés, se rejoignant dans l’« atmosphère » selon l’acception qu’en donne Böhme (évoquée au chapitre trois). Le nuage constitue à la fois un espace (une forme qui lui est propre) et un temps (défini par le début de sa formation et sa décomposition) comme l’exprime le poème De ’ e : « En somme tout ce gris / Au long cours dans l’hiver // Doit dépenser son temps / A se trouver des formes » (ET, 150). Les nuages correspondent à un temps ouvert, forant une brèche dans la temporalité habituelle puisqu’ils ne sont pas soumis au temps du chronos mais régis au contraire par le temps de vie de l’aiôn où « [t]u es comme vapeur / Qui devient eau/ Se refait vapeur » (AP, 261). Ce temps est d’ordre cyclique et rejoint d’ailleurs une remarque faite par Deleuze en citant Peguy sur le procédé de cristallisation propre à l’événement tout comme au nuage: « il y a des points critiques de l’événement comme il y a des points critiques de température, des points de fusion, de congélation, d’ébullition, de condensation ; de coagulation, de cristallisation » (LS, 68). Si le temps du nuage dépasse donc le chronos et devient plus flexible, plus malléable, il en va de même chez Guillevic avec l’espace : au lieu de présenter des frontières opaques, il est dynamique et permet, suscite même, un « lien », invite à « réunir » (AP, 150), à faire que « [j]e monte vers eux / et vais vers eux [les nuages] » (AP, 261). Toutes les prépositions (« vers, avec, en » suivies du pronom « eux ») suggèrent un mouvement de rapprochement entre le « je » du poète et les nuages. Au lieu de définir l’espace comme une boîte imposée sur le monde et peuplée d’entités, ce sont au contraire les entités qui l’habitent et le définissent, le rendant multiple et toujours changeant270. Ainsi les concepts normatifs de l’espace et du temps sont-ils remis en cause et Guillevic met à mal le « complot du poids et du temps » (AP, 261). Dans un geste similaire de celui de 270 Comme le remarque Massey, « space and time are dimensions that are defined by the entities that inhabit them and not vice-versa. » (ibid., 262) 197 Massey cherchant à raviver l’espace271, il nous invite à reconsidérer le « mot / venus de vous [ceux de la terre] : l’espace. » (ET, 37). Autrement dit, le poète critique notre tendance à imposer sur la réalité des mots ou notions la vidant de son potentiel car la réduisant à des concepts « vacant[s] de définition ». L’un des meilleurs exemples en est le poème « Le ciel » d’Etier où ce dernier s’adresse au « vous » des hommes pour leur rappeler que «[c]’est vous qui m’inventez » (ET, 35) et que « [s]ur cet écran / Vous projetez le creux, // Comme s’il ne venait pas / De vous, mais de moi » (ET, 37). Le poète démasque le procédé langagier habituel et relève les enjeux impliqués par l’acte de conceptualiser et de nommer ce qui nous entoure afin de faire ressurgir, de réveiller une réalité plus crue, libérée de concepts plaqués sur le réel. Y parvient-il, et si oui comment ? Encore une fois, c’est d’abord par le langage que Guillevic nous offre une autre façon d’appréhender le temps et l’espace. La réflexion sur les mots y est centrale, et l’accent est mis sur leur orchestration poétique (d’emblée mise en relief par le titre du recueil, Art poétique). Poème et nuage sont mis en parallèle au niveau de leur matérialité même puisque l’un comme l’autre s’escriment à trouver une forme composée d’un amalgame de blanc et de noir. Ainsi, « [d]ans le nuage // La transparence de l’eau / Celle de la lumière // Deviennent du blanc / Qui tend au noir » (ET, 75). Tout comme le noir de l’encre et des mots sillonnent la page blanche, 271 Massey résume ainsi l’inégal traitement de l’espace (lésé) et du temps (privilégié) à travers leur conceptalisation: « One, among many, of the ways to approach landscape is through concepts of space and time. Hegemonic conceptualizations of time understand it as the ineffable dimension of change, as internal to things and as intangible. In a kind of philosophical ‘response’, space has frequently come to be defined as time’s opposite (and indeed one of the problems in the conceptualization of space has been this manner of understanding space as a kind of residual category, as what time is not). It is thus that we have space as the material world, as the given, as the great out there. It is in this guise that it becomes so frequently elided with land and landscape (space as something we travel across). In such imaginaries, both space and landscape take the form of surfaces. For a whole host of reasons this is problematical (see Massey, 2005). Rather, […] space and landscape could be imagined as provisionally intertwined simultaneities of ongoing, unfinished, stories. » («Landscape as a Provocation: Reflections on Moving Mountains », Journal of Material Culture, 2006, 46) 198 l’eau des nuages est un potentiel de noir, toujours menaçant et en mouvement. Le poème comme le texte poétique jouissent de ce même potentiel de « contenant » (« Le poème : // Un contenant / Qui retrouve sa forme // Au fur et à mesure qu’il s’y remplit. » AP, 263), mais, bien que façonné de mots figés sur la page, il peut être dépassé par quelque chose de plus vaste et « [ê]tre/A longueur de temps // Un poème exponentiel » (AP, 262). Or cette matérialité quasi physique du poème (AP, 261) le rend lui-même, comme le nuage, « événement » au sens deleuzien : tous deux permettent en effet d’accéder à un temps privilégié, à un « devenir » car ils changent constamment et portent en leur présent à la fois leur passé et leur futur. Ils sont ouverts aussi bien temporellement que spatialement (« Le poème est là / Où celui qui s’y love / En arrive presque // A toucher l’espace. » (AP, 270) et « Le nuage / Est un compromis/ Qui vous échappera. // Dans le présent / il vous reçoit. » ET, 74). Poème comme nuage impliquent donc un espace et un temps élastiques, indissociables de leur forme. Le temps et l’espace ne sont alors plus des concepts abstraits mais des réalités bien plus concrètes et palpables, émanant du poème, si bien que l’on peut presque « toucher l’espace » (AP, 270). En se transformant en matière, le poème rend en effet l’espace concret grâce aux sons et formes des mots qui prennent consistance pour le lecteur et avec lesquels un échange se crée. Une question corollaire à cette observation est par contre celle de la référentialité : si le poème offre sa propre temporalité et spatialité, cela importe-t-il au-delà d’une représentation linguistique ? Est-ce que le poème peut avoir des répercussions extralinguistiques, c’est-à-dire appeler à transformer notre relation au monde ? Au lieu de répondre catégoriquement à cette question, Guillevic y répond par un mouvement dans l’un de ses poèmes puisque, s’il part d’une posture qui le fait certes d’abord « plane[r] un court moment », c’est « avant d’aller rejoindre / La profondeur terrestre » (AP, 199 185). Le poème n’est donc pas une échappatoire à la réalité mais tend vers un « corps-à corps » (AP, 187) incarné par la densité et le mouvement des mots entre eux sur la page. Il revient au lecteur de leur donner vie et de les lier à la réalité (comme nous avons pu le constater dans la correspondance nuage- poème). Toutefois son atout est bien moins d’être mimétique que de proposer un autre agencement, à travers les mots, de la réalité extérieure. Hypothétique, il permet par exemple d’imaginer un dialogue avec les éléments et par là même de mettre à jour les carcans conceptuels où nous emprisonnons des entités constituant l’espace, tel le ciel. Son monologue, « Je ne suis pas. // Je ne suis que par vous, / Pour vous, / Ceux de la terre. // C’est vous qui m’inventez » (ET, 35) rend par exemple éclatantes les conséquences de nommer quelque chose et de le conceptualiser. En donnant une voix au ciel, Guillevic démasque l’imposture. De plus, et surtout, ce procédé permet (encore une fois) un décentrement : l’adresse est renversée puisque le « je » n’est plus celui du poète mais celui d’une entité non-humaine interpellant l’humain et lui rappelant que ce dernier lui prête « visage / Et parole » (ET, 35). Ce mouvement est similaire de celui du poème que nous évoquions (AP, 150) qui instaurait un statut égalitaire entre le « je » (humain du poète) et le « nuage ». Dans les deux cas, une rencontre a lieu entre l’humain et « la chose » évoquée dans le poème suivant. Guillevic nous propose ici comme un mode d’emploi pour un échange fructueux : Tu ne feras pas l’éloge. Louanger, c’est t’écarter, Te séparer De ce que tu louanges. Car on ne louange pas du dedans, Mais assurément du dehors. 200 Tu te tairas, parleras Avec une chose Ou avec son absence, […] (AP, 183). Cependant, si la première strophe est catégorique (ne pas louanger), le reste du poème n’impose qu’une contrainte : être « dedans », « avec une chose », c'est-à-dire partager un même espace, en silence ou non. Ce qui compte est donc la cohabitation, la propension au partage. Ce dernier s’opère à la fois au sein du poème pendant sa lecture, et, c’est du moins le souhait du poèteécrivain, une fois la lecture achevée. Le poème permet en effet d’extraire le lecteur du temps chronologique tant « [l]e chant arrache/ A la durée » (AP, 346) : « Pendant le chant / On ne vieillit pas » (AP, 333). Il l’ « arrache » ainsi aux rythmes imposés par la société qui le retiennent. Comme l’a si justement remarqué Steven Winspur dans son article « Traduire les temps d’une vie : Art Poétique »272, la poésie prend acte du mouvement d’ « individuations [au sens deleuzien] en train de devenir autres. » Ainsi le rôle de la poésie consiste à prolonger c[es] événement[s] en marquant un moment de bascule au niveau des mots qui serait analogue à l’irruption d’une nouvelle durée étrangère au Chonos. […] Les poèmes nous aident à résister au Chronos parce qu’ils fournissent au lecteur des constructions symboliques où le sens ne se déploie pas d’une façon linéaire mais plutôt des juxtapositions (par exemple, « L’hirondelle / Et la grenouille.// A toi de trouver pourquoi / Elles apparaissent en toi / Au même instant » [AP, 197], ou des invocations du silence (« Comme certaines musiques », déclare Guillevic, « Le poème fait chanter le silence » [AP, 177]). (98) Le poème guillevicien propose donc « une temporalité alternative » (99) car « [p]endant le chant / On ne vieillit pas » (AP, 333) : Guillevic invite, l’espace d’un poème (et même une fois sorti du poème), le lecteur à revivre ce type de temps autre, celui de l’aiôn, dans son rapport futur au réel. S’il y réussit, « Toutes les minutes/ […] peuvent être des noces » (DD, 79). 272 Dans Guillevic maintenant, Colloque de Cerisy, 11-18 juillet 2009. Sous la direction de Michael Brophy et Bernard Fournier. Honoré Champion, Paris : 2011, 91-106. 201 Quoique modulée différemment, cette tendance à vivifier cet espace-temps toujours changeant, toujours mouvant en s’y insérant est une revendication que partagent tous les textes que nous abordons. Le poème est ainsi, selon Bernard Noël, « inséparablement composé d’espace et de temps, mais tous deux précipités l’un dans l’autre. C’est un croisement des deux. Une hybridation. »273 Pourtant elle prend une acuité encore plus fine dans l’espace caribéen puisque cette hybridité prend une toute autre dimension dans l’espace-temps antillais : s’y ajoute une hybridité de milieux, de genres et de langues dont nous allons désormais explorer la spécificité et la richesse tant elle peut offrir un modèle de rapport au monde. II. De la plantation antillaise au « Tout-Monde » Qu’est-ce que les Antilles ? […] Une multi-relation. (Glissant, Le Discours antillais, 249) S’il est un lieu propice à interroger, à la manière des nuages de Guillevic, l’hégémonie du temps sur l’espace entretenue en métropole, quel autre que celui d’un archipel d’îles disséminées dans la mer des Caraïbes, balayé par vents et cyclones ? Nous nous demanderons s’il y aurait, selon l’hypothèse avancée par Guha et Martinez-Alier274 une distinction entre les inquiétudes environnementales européennes (comme de l’hexagone) et celles mises en avant par les textes de trois auteurs guadeloupéens et martiniquais : Patrick Chamoiseau, Maryse Condé et Edouard Glissant. Sans perdre de vue Deleuze et Guattari, nous considérerons comment ces auteurs proposent un modèle d’interaction avec le milieu naturel, à la charnière entre le local et le global, et né d’une poétique prolongeant certains des points esquissés jusqu’alors. 273 274 ’espa e p me : entretiens avec Dominique Sampiero, 110. Relevée par Ursula Heise dans Sense of Place, Sense of Planet, 59-61. 202 1. Un espace-temps propre aux Caraïbes Aux antipodes d’un espace euclidien considéré comme vide (remis en cause entre autres par la poésie de Guillevic), l’espace caribéen offre en effet une multiplicité et une diversité indissociables d’un rapport au temps particulier. Car un élément majeur hante la littérature antillaise et y a fracturé une vision chronologique et linéaire du temps telle qu’elle a cours sur le continent européen: l’esclavage, doublé de son corollaire, l’espace de la plantation. Le roman de Patrick Chamoiseau, ’Es a e e mme et e m sse, rend compte de ce « trouble né du bateau » (50), un traumatisme profond qui, bien que pour beaucoup indicible, se prolonge dans l’expérience de « la plantation » :« la véritable Genèse des peuples de la Caraïbe, c’est le ventre du bateau négrier et c’est l’antre de la plantation » (IPD, 35). Cependant, ces lieux clos ont paradoxalement engendré une parole ouverte, que fait sienne Chamoiseau en se positionnant d’emblée sur la singularité de son sujet : Les histoires d’esclavage ne nous passionnent guère. Peu de littérature se tient à ce propos. Pourtant, ici, terres amères des sucres, nous nous sentons submergés par ce nœud de mémoires qui nous âcre d’oublis et de présences hurlantes. (EVH,17) L’action se passe ainsi dans les îles-à-sucre, au temps de l’esclavage et elle se concentre sur le moment où un vieil homme, un esclave taciturne, ayant apparemment perdu goût à la vie, vivant en léthargie, subit une « décharge » plus forte que les autres (c'est-à-dire une vive secousse, semblable au réveil d’un dragon, 41) qui l’amène à maronner, à s’enfuir. Il s’en suit une course effrénée dans les bois, où le maître-Beké lance à ses trousses un molosse avec lequel le vieil homme partage l’expérience du « gouffre du voyage en vaisseau négrier » : A l’instar de tous ceux qui s’en venaient aux îles, le molosse avait subi le roulis continuel de la mer, les échos insondables, son avalement du temps, sa déconstruction irrémédiable des espaces intimes, la lente dérade des mémoires qu’elle engendrait. La mer qui pénétrait les chairs pour en contrarier l’âme, ou la décomposer, et qui installait à la place le petit rythme des survies nauséeuses, des petites morts, des amères habitudes. (EVH, 34) 203 Le vieil homme esclave et le molosse ont donc en commun d’avoir, au cours de leur traversée forcée, été projetés hors du temps, dans un espace marin qui a happé tout repère. Cet effacement originel d’un espace-temps (« son avalement du temps, sa déconstruction irrémédiable des espaces intimes ») au cours de la traversée perdure, selon Glissant, encore aujourd’hui dans les Caraïbes. Or ce rapport autre au temps, loin d’être un manque, comme a pu le laisser entendre Hegel (ce sur quoi Glissant revient dans ’Intent n p t q e275) n’exclut pas l’espace mais s’en nourrit. Glissant remarque ainsi : « Le lieu en ce qui nous concerne n’est pas seulement la terre où notre peuple fut déporté, c’est aussi l’histoire qu’il a partagée (la vivant comme non histoire avec d’autres communautés, dont la convergence apparaît aujourd’hui. Notre lieu, c’est les Antilles (…) » (DA, 249). Cette conception du lieu comme inhérent à une histoire donnée a deux conséquences fondamentales : le lieu ne peut plus guère ni se résumer à un simple cadre ni se limiter à un territoire. Il révèle au contraire toute son épaisseur, souvent occultée dans le modèle prédominant en Europe même si, peut-être en partie dû à son statut minoritaire et imprégné de culture celte, Guillevic se positionne encore une fois à contre-courant de cette tendance. A travers un « morceau de granit » qui pourrait être celui d’un dolmen, le poète breton nous fait prendre conscience que cette composante du milieu porte en elle plusieurs temps, façonnés par les éléments : Je n’en pouvais plus D’entendre ce morceau de granit 275 Glissant précise: « De vrai toute histoire (et par conséquent toute Raison de l’Histoire conçue projetée dans elle) a décidément été exclusion des autres: c’est ce qui me console d’avoir été par Hegel exclu du mouvement historique. « Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle ». […] L’investigation hégélienne du monde, si bellement systématique et profitable aux méthodologies occidentales, achoppe souvent aux détails où l’intérêt de Montaigne tout dru s’exerce. Hegel est ainsi lui-même par moments prisonnier de la parenthèse où il enferme (malgré cet encore de la dernière proposition) l’Africain.» (IP, 37) 204 Me raconter son histoire Depuis les origines. J’avais beau lui dire : je sais, Le morceau de granit continuait : Soleil, déluge, incendie, ténèbres Et le pire : l’eau goutte à goutte Pendant des millénaires. (AP, 284) Chamoiseau est également sensible à l’imbrication de plusieurs strates temporelles les unes dans les autres et constituant la nature environnante : ainsi dans Le vieil homme esclave et le molosse, le parcours du vieillard à travers les Grands-bois culmine au moment où il se heurte à une Pierre amérindienne. Cette dernière offre une « trace » particulière car, au fond d’une « ravine d’émerveille. / Régente d’éternité » (124), se côtoient non seulement une végétation luxuriante, « peuplé[e] d’insectes hagards » et de volatiles de toutes sortes mais aussi une pierre qui apparaît au vieil homme comme « vivante » et « amicale276». Si bien qu’il s’y penche et que la Pierre l’« engoue de ses rêves » (127) où se « superposent [plusieurs] ondulations », c’est-àdire plusieurs époques où se relayent notamment « des groupes d’hommes en soucieuses migrations, traversant des deltas, affrontant de hautes mers sur des arbres creusés, rebondissant sur des chapelets d’îles ». (127) La pierre devient ainsi le point focal de peuples qui se sont succédé. Elle en témoigne à travers son échange avec le vieil homme (qui n’est pas sans rappeler ceux entre le « je » guillevicien et les entités bretonnes): Mon esprit abandonne ses marques. Il est possible que je lui parle, que moi je parle à une pierre. Ou rêve avec elle. Oui, nos rêves s’entremêlent, une nouée de mers, de savanes, de 276 « Il s’agit- Je le comprends alors- d’une bombe-volcan voltigée en des temps très anciens. Une pierre. Je la touche. Froide. Tiède. Vibrante au lointain de son cœur. Les âges l’ont couverte d’une vraie peau à frissons dessous mes doigts fiévreux. Sans doute suis-je tombé fou : je crois être affalé sur une pierre vivante. Je la tâte, ma paume effrite les matières, la pierre se réchauffe, fendille la coque d’une solitude de cimetière. La pierre est amicale. J’ouvre les bras pour la serrer contre moi, ou m’accrocher à elle laminée laminaire, et je ferme les yeux. » (EVH, 126) 205 Grandes-terres et d’îles, d’attentats et de guerres, de cales sombres et d’errances migrantes sur cent mille fois mille ans. Une jonction d’exils et de dieux, d’échecs et de conquêtes, de sujétions et de morts. Tout cela, grandiose hélée, tourbillonne dans un mouvement de vie – vie en vie sur cette terre. La Terre. Nous sommes toute la Terre. (EVH, 126-127) Paradoxalement, un mouvement inattendu naît donc de ce bloc pierreux et immobile : il redonne vie à la mémoire de peuples rassemblés dans un « nous ». Ce pronom pluriel relie non seulement les contemporains de l’esclave entre eux mais propose aussi un « nous » transcendant le découpage habituel passé/ présent/ futur. La Pierre est amérindienne. Ils avaient habité ce pays pendant et-cætera de temps, et gravé ainsi des pierres dans les Grands-bois. J’avais su leur extermination. De vieux Caraïbes m’avaient instruit des plantes, des poissons sans venin et des racines alliées. Ils avaient déroulé (pour moi qui m’en souciait si peu) les récits de leurs peuples : les temps d’avant – temps, les temps premiers, les temps perdus – un long fil de paroles qui s’efforçait de combler l’univers. […] Là, maintenant, je réentends tout cela. La Pierre est des peuples. Des peuples dont il ne reste qu’elle. Leur seule mémoire, enveloppe de mille mémoires. Leur seule parole, grosse de toutes paroles. Cri de leurs cris. L’ultime matière de ces existences. (EVH, 129-130) La pierre gravée et à laquelle se joindront bientôt les os du « vieux-bougre », l’esclave marron dont Chamoiseau imagine la course, prend donc le relais d’une « parole » démultipliée en autant de temps enchevêtrés et mêlés que le « nous » unit. Ce pronom est d’ailleurs privilégié lors des veillées nocturnes de contes pour impliquer l’auditoire et le rendre plus participatif 277 tandis que son aspect communautaire est souligné par Glissant dans Le Discours antillais. Voilà ce qu’il remarque à son sujet : « Voici le Nous accablé impossible, qui détermine en conséquence l’impossible du Je. La question à poser à un Martiniquais ne sera pas par exemple : « Qui suis-je ? », question inopérante au premier abord, mais bien « Qui sommes-nous ? » (153) Le « nous » insère donc le vieil homme dans une communauté plus large, que la pierre rappelle à un premier niveau. Cependant, à un deuxième niveau, ce témoignage se poursuit dans le type 277 Glissant note: « Un des lieux de la mémoire antillaise a bien été le cercle délimité autour du contour par les ombres de la nuit. Aux frontières de cette ronde, les enfants éperdus, qui sont les relayeurs de la parole. » (Le quatrième siècle, 51) 206 d’écrit choisi par Chamoiseau: c’est d’un « écrit-raide » dont il est question afin qu’il puisse retranscrire, « dans un langage de conte et de souffle de course » (EVH, 145), la rencontre du vieil homme a au lieu et à son épaisseur : Nous sommes tous, comme mon vieux-bougre en fuite, poursuivis par un monstre. Echapper à nos vieilles certitudes. Nos si soigneux ancrages, Nos chers réflexes horlogés en systèmes. Nos somptueuses vérités. En élan vers l’à-construire imprévisible qui nous ouvre ses dangers. Affronter ce chaos, aller ce difficile, comprendre cette intention et la suivre jusqu’au bout. Cet Ecrire-là est raide. (EVH, 146) Cette confrontation textuelle au « chaos » se dresse ainsi contre les « certitudes », « réflexes horlogés en système » ou encore « somptueuses vérités » auxquels nous nous accrochons d’accoutumée. Le verbe de Chamoiseau résiste en effet à un style et une syntaxe habituels. Il s’aventure au contraire aux côtés du vieillard en optant pour des phrases courtes se succédant à un rythme de course effréné mais parfois essoufflé et, jouant de répétitions, semble parfois butter et douter, comme le vieillard confronté à l’Innommable (EVH, 77). Les phrases sont ainsi tronquées soit de verbe, soit d’article, parfois réduites à un couple nom-adjectif ou verbe, ou encore adjectif tout court. Ainsi lorsque la fin du vieil-homme semble toute proche : Il mourait. Finir-battre. Terre blanche. Boue chaude. La lumière torturante s’alliait maintenant aux ombres qui l’avaient habité, et il connut le vertige dernier. A ce point que je ne saurais décrire. L’hors-parole, en deçà de l’écrire et du crié, là où je pleure (si pauvre) mon impossible désir. Le vieil homme qui fut esclave s’en allait au courant de l’ultime mystère. Vaincu. (87) Le texte de Chamoiseau frôle et révèle ici ses limites : tout comme le vieillard est au bout de ses forces, le minimalisme des phrases tente de répondre à l’ « ultime mystère ». L’auteur admet qu’il lui est impossible de « décrire » ce vertige, de l’ordre du « hors-parole ». Cependant son texte poursuit et fait écho à l’épuisement du vieil homme, condensé dans un mot-couperet que le lecteur ressent comme un arrêt de mort : « vaincu ». Or le « vouloir-vivre élémentaire » du vieil 207 homme perfore le texte au paragraphe suivant : une succession de verbes d’action (« trouva » ; « jaillit » ; « retomba » ; « rebondit » ; « bondit ») amènent tous d’une part à la remontée, hors de la boue, du vieillard, mais surtout à la dernière phrase de ce paragraphe : « Hurlant au déchiré. » La vie, et son corollaire, la parole, reprennent ainsi le dessus, défiant toutes attentes. Le langage poétique de Chamoiseau bouleverse ainsi les « chers réflexes horlogés en systèmes » en juxtaposant non seulement des mots, mais des phrases se dynamisant et se répondant les unes les autres. Ce procédé est condensé dans un passage à la fin du roman lorsque le narrateur révèle plusieurs pistes (sans n’en livrer aucune avec certitude) quant à la naissance du projet : il serait né d’une « pierre caraïbe » dont un « vieux-nègre-bois » lui aurait parlé : Il l’avait découverte et personne d’autre que lui ne saurait la trouver. [...] Il me proposa de la voir. […] Des amis spécialistes m’offraient des renseignements utiles à mes petits travaux. J’étais préoccupé de savoir comment un peuple disparu pouvait nous habiter, en quelle manière et quel mystère. Mais tous- anthropologues vraiment sérieux, religieux de la science – refusaient l’aventure dans cette fange poétique. Ils me l’abandonnaient volontiers. Je n’acceptai pas d’aller voir la pierre. Ou alors, j’y allai avec lui mais il ne la trouva point. Ou alors, un de mes frères y alla et la vit à ma place. Ou alors nul ne la vit, excepté ce vieuxnègre-bois qui sans doute m’en parla trop longtemps. A moins que ce ne fût mon frère. (EVH, 142-143) Cette révélation quant à la naissance du récit n’en est en fait pas une : au lieu d’éclairer le lecteur, le narrateur de Chamoiseau nous déroute par une série de « ou alors » ébranlant toute illusion de filiation ou d’origine unique du texte. Elle éclate au contraire ses possibles dans une veine toute beckettienne. Reste cependant une donnée : le contraste du narrateur avec le « sérieux » des anthropologues et de la science, et son penchant pour « l’aventure dans cette fange poétique ». C’est donc la « trace » du vieil homme esclave que suit le texte, loin de tout système de pensée, au risque de s’embourber avec lui. Pourtant, une « surprise » est à la clef au paragraphe suivant : 208 Une roche volcanique. L’imaginer étonnante. Couverte de signes amérindiens. Guapoïdes. Saladoïdes. Calviny. Cayo. Suazey. Galibis. Toutes les époques s’y bousculant. Je l’aurais découverte avec surprise. Mais l’étonnement face à la pierre, s’il tient en partie aux « signes amérindiens » provient aussi de son aspect à la fois palimpseste et volcanique : la série de noms de lieux ou de cultures amérindiens, égrennés tels des téphras que le lecteur rassemble, confronte et compare dans son propre imaginaire. L’effet en est déroutant pour un lecteur occidental puisque « toutes les époques s’y bouscul[ent] » et l’ordre chronologique est remplacé par une série de rencontres ou d’événements réels ou imaginés entre les différentes populations du bassin caribéen et certains carrefours de l’archipel. Cet effet déstabilisant est à rapprocher de la critique glissantienne d’une des (soi-disant) « vielles certitudes » ou « somptueuses vérités » héritées des colons n’ayant, comme l’auteur le remarque, plus cours dans l’espace-temps caribéen : celle de territoire. Geneviève Belugue précise à ce propos: « pour l’homme issu de la matrice du bateau négrier, la notion de territoire, d’expansion territoriale, ne peut pas s’appliquer.»278 Selon Glissant, le territoire est en effet avant tout une histoire de « filiation », bien plus aisément vérifiable dans un espace où prime une conception linéaire du temps. Dans les Caraïbes au contraire, l’expérience de l’esclavage a sapé la possibilité d’une lignée au profit d’une complexité et d’une hybridité que souligne l’utilisation par Chamoiseau de la pierre amérindienne, retrouvée des générations plus tard par le vieil homme esclave. Cette image va en effet à l’encontre du mythe d’un terrain de nature vierge tel qu’il est entretenu notamment par Bernadin de Saint Pierre dans Paul et Virginie. 278 « Du lieu incontournable à la relation » (44) http://www.edouardglissant.fr/belugue.pdf 209 Dans leur introduction à leur ouvrage Caribbean Nature and the Environment, Between Nature and Culture, Elizabeth M. De Loughrey, Renée K. Gosson et Georges B. Handley insistent sur ce point: the myth that islands have no historical or temporal depth] would belie the fact that as islands they bear witness to and participle in a history of migrations over land and sea, as Charles Darwin and Alfred Wallace first noted. Thus, rather than gardens emptied of history, islands are registers of a complex dynamic between land and sea, the indigenous and the immigrant, and the constant threat/ anticipation of arrival. (14) Si le texte de Chamoiseau répond à cet imaginaire européen de l’île tropicale entretenu dans de tels textes, il se veut de plus fidèle à la poétique de Glissant qui présuppose non pas une Histoire mais des « histoires convergentes » : J’ai déjà dit que ce paysage est plus démesuré dans nos littératures que la conformité physique de nos pays ne le laisserait croire. C’est qu’il n’est pas saturé d’une Histoire, mais bouillant de tant d’histoires convergentes, éparpillées alentour, pressées de se rejoindre sans s’annihiler ni se détruire. (DA, 264) Dans ce scénario, le paysage fait office, comme la pierre amérindienne de palimpseste. On comprend alors pourquoi il devient si important que Glissant déclare « l’alentour […] [s]on principal personnage ». 2. Un paysage personnage De Glissant : Fais personnage des arbres, pierres, rivières et paysage et de ton écriture de même. (Chamoiseau, Ecrire en Pays Dominé, 134) Si l’imbrication de l’espace et du temps dans les Antilles octroie une place privilégiée au paysage - au point que, selon Glissant, « notre paysage est son propre monument […] c’est tout histoire » (DA, 21) - de quel type de paysage s’agit-il et que révèle-t-il ? Les neuf consciences du Malfini de Chamoiseau tout comme Traversée de la mangrove de Condé offrent quelques 210 éléments de réponse, notamment lorsqu’ils sont lus au regard de la poétique glissantienne. Dès Le Discours antillais, il oppose en effet un paysage de type européen à un type caribéen : Il y a une parole du paysage. Quelle est-elle pour nous ? Certes pas l’immobile de l’Etre, apposé à un relatif que je serais, et confronté à une vérité absolue vers laquelle je tendrais […] la parole de mon paysage est d’abord forêt qui foisonne. Je ne pratique pas l’économie du pré, je ne partage pas la tranquillité de la source. (DA, 254-58) Le motif du « pré » est bel et bien présent chez nos poètes ancrés sur le terrain européen : Guillevic, Jaccottet comme Pesquès y reviennent régulièrement tandis que la « forêt », souvent jugée impénétrable ou indomptable, apparaît surtout chez Beckett et Duras comme espace hors norme qui soit terrorise, soit équivaut à la perte de repère des personnages. Chamoiseau comme Condé donnent cependant à la forêt une toute autre dimension : que ce soit la forêt de Rabuchon, explorée dans le perspective du rapace le Malfini ou qu’il s’agisse de la forêt hydrophile de la mangrove où nous pénétrons en tant que lecteurs à travers une communauté guadeloupéenne, ces espaces sont non seulement centraux à l’intrigue mais leur portée poétique et symbolique propose aussi un autre type d’insertion au monde que celui souvent en vigueur sur le continent européen. A la fois ancrés dans la réalité locale antillaise mais ouverts au Monde au sens large, les deux romans en offrent un contre-point et proposent un modèle de rapport au monde plus respectueux. Nous commencerons par explorer le roman de Maryse Condé en parallèle à la poétique glissantienne avant de revenir sur le roman de Patrick Chamoiseau (que nous lirons au regard du « Tout Monde » de Glissant). - D’une « cathédrale assiégée » à une « mangrove de virtualité ». « La mangrove ». Voilà un terme qui, pour le lecteur occidental et les « métros» 279, connote d’emblée un certain exotisme et une part de mystère. Sorti en 1989, Traversée de la mangrove est sans doute le roman le plus connu de Maryse Condé. Il correspond à un tournant 279 Diminutif pour « métropolitains », qu’utilise Maryse Condé. 211 dans son œuvre et s’apparente de prime abord à une sorte de retour aux sources pour l’auteur. Née à la Pointe à Pitre en 1937, elle quitte en effet l’île à seize ans pour suivre le lycée en France. Elle y revient en 1986 et cette œuvre est la première à prendre pour cadre son « pays natal», un retour sur lequel elle ironise.280 L’intrigue se passe en Guadeloupe et plus spécifiquement à Rivière au Sel, au cœur de la mangrove. Elle est narrée par les vingt voix dissonantes de personnages relatant leurs versions des faits quant au meurtre de Francis Sancher, dont ils entourent le corps lors de la veillée mortuaire. Or, si le roman donne l’impression d’une cacophonie décousue, étiolée, il est une chose qui relie les dires des habitants du village : la nature, et la mangrove en particulier. Dans un entretien de 1995 avec Barbara Lewis pour la revue Callaloo, Maryse Condé exprime ainsi une prise de conscience sur le rôle de la nature : « When I went back to Guadeloupe, I realized again that nature has power, a presence. You cannot forget it. It is even more important than the people. At night there is no silence, no silence… so nature is so powerful, even furious, and you have to pay attention to it. »281 La présence des éléments naturels dans son roman n’est donc pas anodine, mais elle n’en reste pas moins opaque puisque Condé ne propose pas une vision uniforme ou univoque de cette dernière, bien au contraire. Elle reconnaît en effet certaines des connotations négatives de la mangrove (souvent perçue comme un handicap) mais propose une valorisation de cette dernière tout comme elle invite à reconsidérer l’apport de la langue créole, si bien que nous testerons l’hypothèse d’un possible parallèle entre la fragilité d’un écosystème et une réalité en péril: la créolité. Pour ce 280 « Certains ont la chance d’être Antillais en naissant, moi je dirais en parodiant Simone de Beauvoir que je ne suis pas née Antillaise, je le suis devenue ». Notes d’un retour au pays natal, cité par Deborah B. Gaensbauer dans Ge ap y an I ent ty n Ma yse’s n ’s D e n s ’a donné. 281 « No Silence: An Interview with Maryse Condé. » Callaloo 18.3, « Maryse Condé: A Special Issue » (1995), 543-50. 212 faire nous commencerons d’abord par explorer la spécificité de la mangrove guadeloupéenne en tant que milieu rare, unique et protégé, mais en danger. Dans un deuxième temps nous nous pencherons sur la représentation de la nature et de la mangrove dans Traversée de la mangrove pour en déterminer l’importance et le rôle pour la narration et l’identité des personnages. Enfin nous essayerons d’en sonder la portée poétique et symbolique en la comparant à la Poétique de la Relation de Glissant pour y dégager un modèle possible d’interaction avec le monde. En tant qu’espace naturel et géographique, la mangrove est d’abord un milieu très spécifique, définie en ces termes par le Larousse : « formation végétale caractéristique des régions côtières intertropicales, constituée de forêts impénétrables de palétuviers, qui fixent leurs fortes racines dans les baies aux eaux calmes, où se déposent boues et limons ». Il s’agit plus précisément d’un écosystème fragile qui se développe sur le littoral des côtes équatoriales dans des zones calmes et peu profondes. Constituée de végétaux surtout ligneux (dont les palétuviers sont emblématiques avec leurs pneumatophores et leurs racines-échasses) qui se développent dans l’estran, en eau marine et saumâtre, la mangrove est située dans la zone de balancement des marées. A ce titre elle est l’habitat de nombre d’espèces de végétaux, animaux et oiseaux qui de plus sont, pour beaucoup et comme le remarque l’ONF, endémiques (c'est-à-dire inféodée à un territoire donné). Cette région est donc d’une richesse et variété étonnante. Maryse Condé, qui regagne la Guadeloupe après une absence de trente trois ans (de1953 à 1986) semble y être particulièrement sensible et « reprend possession»282 de ce territoire par une attention marquée aux végétaux et oiseaux. Les noms de plantes parsèment l’œuvre de Condé, noms qu’elle donne 282 Comme le remarque Françoise Lionnet, « le fait de vivre à la campagne à Montebello […] a permis à Condé de reprendre contact avec la nature tropicale, d’apprendre à la nommer, et de se re-familiariser avec la culture créole rurale » dans « Traversée De La Mangrove De Maryse Condé: Vers Un Nouvel Humanisme Antillais? » The French Review. 66.3 (1993), 475-86. 213 tantôt en français, tantôt en créole selon le locuteur (ainsi Moïse utilise-t-il « pié-bwa (40); cousins, mouche à miel ; fou-fou » (44)). Et, de même que la mangrove accueille nombre d’oiseaux (dont beaucoup migrateurs), de même le texte de Condé rend hommage à la richesse et diversité du milieu en les nommant, fussent-ils ceux de la mangrove ou ceux de la forêt hydrophile avoisinante où aime s’échapper Aristide : « Ce n’est que là qu’il se sentait bien, parmi les grands arbres, marbri, chataigner grande feuille, gommier blanc, acomat-boucan, bois la soie. » (66) Cependant, si le roman de Condé rend hommage à ces particularismes locaux, elle est loin de dresser un portrait idyllique des lieux, sans pour autant rejoindre Aimé Césaire, qui, comme a pu le remarquer acerbement Raphael Confiant, décrit sous des traits peu avantageux la mangrove et ses habitants : « Noire la mangrove reste un miroir/ aussi une mangeoire. / La mangrove broie-tapie à part / la mangrove respire. Méphitique. Vasard. » 283 Pour Condé, si certaines de ces connotations négatives persistent selon les personnages, il s’agit surtout de rendre compte des dommages causés à ce milieu naturel en l’espace d’une génération. Le passage cité plus haut se poursuit donc ainsi : Il se coulait dans leurs ombres sereines, silencieuses, à peine trouées de pépiements ’ sea x. Du temps où son père lui parlait, avant que la jalousie et la haine n’empoisonnent l’air autour d’eux, il lui expliquait qu’autrefois, quand la main brutale des hommes ne les avait pas déflorés, les bois de la Guadeloupe regorgeaient de toutes qualités d’oiseaux. (Je souligne, 66) Condé fait à plusieurs reprises allusion aux transformations récentes du milieu à des fins exploitables qui apparentent la mangrove et la nature de l’île à une « cathédrale assiégée » (Aristide) par des espèces non natives héritées des colons et par des préoccupations lucratives. Toutes ces allusions à une altération du milieu deviennent plus inquiétantes encore si elles sont 283 Citation relevée par Confiant dans « Méditations sur une mangrove qui se meurt », chapitre 17 ’A m Une traversée paradoxale du siècle. (315) sa e, 214 lues au regard d’un article paru en 2001 de BioScience, « Mangrove Forests: One of the World’s Threatened Major Tropical Environments ». Ce dernier insiste sur le rôle d’équilibre que permet l’habitat de la mangrove car bien qu’elle constitue une superficie restreinte, cette aire tampon est vitale : « because mangroves are strategically located between land and sea and are biogeochemically important, the effect of losses of their area are magnified». Or le tableau de son étiolement rapide est alarmant284 et s’explique en partie par la déforestation285 et la surexploitation des palétuviers dont le rôle crucial de fixation des littoraux vaseux permet d'augmenter la résilience des écosystèmes littoraux et leur résistance face à certains aléas géoclimatiques (tels les cyclones, les tsunamis). En plus de son rôle d’habitat et de filtre des apports terrestres à la mer, la mangrove freine l'érosion côtière mais les superficies qu’elle occupe ne cessent de se réduire comme peau de chagrin. La mangrove, territoire entre terre et mer, a donc une importance écologique considérable car toute perte de la mangrove a pour corollaire une perte en espèces végétales et animales (et potentiellement humaines). Dans son œuvre, Condé la présente comme un milieu sous pression, comme attaquée en son sein par une surexploitation humaine avide de gains économiques (telles les familles Ramsaran et leurs élevages d’ouassous (écrevisses) ou celle de Loulou Lameaulnes, propriétaire des pépinières). On est donc loin des démarches de la génération de la Négritude où la quête nostalgique avait pour objet une Afrique-Mère idéalisée, délaissant en partie l’espace environnant. Quant à elle, Condé propose une esthétique de l’ici et du maintenant sur lequel elle 284 Dans la zone qui nous concerne, en Guadeloupe, la mangrove recouvrait 80 km2 en 1980 ; en 1990 la surface a chuté à 31 km2. L’activité humaine est largement responsable de ce déclin mondial (une perte de 35% en l’espace de dix ans, à une cadence annuelle de 2.1% de perte par an, en majeure partie causée par la mariculture (élevages de poisson et écrevisses). (Toujours selon l’article Valiela, Ivan, Jennifer L. Bowen, and Joanna K. York. “Mangrove Forests: One of the World's Threatened Major Tropical Environments.” Bioscience 51.10 (2001), 807-15). 285 « Traditionnellement, les gens de Rivière au Sel étaient des travailleurs du bois. Dans le temps, certains partaient à l’assaut des géants de la forêt dense. Ils vous couchaient et vous débitaient des acomat-boucan, des bois-rada ou des gommiers blancs en un tournemain. » (37) 215 pose un regard objectif car ni sa vision de la nature ni celle de la communauté de Rivière au Sel ne sont laudatives, mais bien fort critiques. Elle est malgré tout à relier à une quête identitaire qui, comme l’a remarqué Françoise Lionnet, ne passe plus seulement par une réappropriation du passé mais bel et bien par l’immédiateté de l’espace du présent, c’est-à-dire la nature environnante. Quels en sont donc la représentation et le rôle et quel modèle de relation s’en dégage ? Cette sensibilité à la nature est en effet commune à tous les personnages. Si elle n’implique pas une vision exclusivement positive, ils entretiennent par contre tous un rapport fort avec ce référent omniprésent, comme l’indique la toponymie qui reflète une perception des lieux en fonction du type de milieu naturel. « Petit bourg ; Petite Savane, Bois l’Etang, la Ravine » en sont autant d’exemples. La mangrove ayant la particularité d’être à cheval sur trois étages (entredeux supralittoral, médiolittoral et frange infralittorale), elle se prête particulièrement au découpage de l’espace en zones, en aires géographiques avec lesquelles les différents personnages ont plus ou moins d’affinités. Ainsi Mira entretient-elle un rapport fusionnel avec la ravine, ce petit lit creusé par un ruisseau qu’elle s’approprie charnellement comme ersatz de lit maternel. Elle semble faire corps avec ce lieu : « Je m’y baigne (…) dans mon domaine à moi, à moi seule » et entretient un rapport exclusif, sans droit d’accès à quiconque, pas même son frère Aristide286. Ce dernier choisit lui la montagne comme lieu de prédilection, car « avec les serres des orchidées, c’est son royaume à lui » (57). Cette connaissance intime d’un lieu résulte souvent d’une routine quotidienne d’interaction avec le monde : Puis, je sors faire un tour dans l’odeur de pluie de la campagne au matin. Je regarde du côté de la mer pour savoir de quelle couleur sera la journée avant de m’enfoncer dans les bois pour chercher les plantes qui soulagent mes vieux os. La nuit est entrée dans mon œil gauche 286 « Nous n’avons pas de secret l’un pour l’autre. Cependant je ne l’ai jamais amené à la Ravine. Elle n’appartient qu’à moi. C’est mon royaume, mon refuge. » (57) 216 et je les reconnais à leur odeur, poivrée comme celle de l’anis étoilé, ferrugineuse, saumâtre, douce-amère. (Man Sonson, 86) Une autre de ces manifestations pour beaucoup de personnages, tels Xantippe, Joby, Aristide et Man Sonson, est une familiarité avec les oiseaux et les plantes aux vertus parfois médicinales. La capacité de nommer, signe d’appropriation, est alors souvent synonyme d’une perception positive des lieux : « Je suis entré dans les bois. J’aime l’ombre verte entre les troncs, couleur clair de lune. Là je n’ai pas peur, je reconnais chaque pie-bwa par son nom. » (Joby, 96) Par effet de miroir, la perception de la nature peut également évoluer en fonction de l’humeur ou de la psychologie d’un personnage. Ainsi Moïse, après que Mira lui ait dérobé son nouveau compagnon Sancher et ait pris sa place auprès de lui, perd-il goût à la vie, une perte qui affecte sa perception de la nature autour de lui : Ce qui comptait c’était que depuis ce moment-là, la vie avait retrouvé son goût d’eau stagnante. Que les arbres de la Rivière au Sel s’étaient à nouveau resserrés autour de lui comme les murs d’une geôle. Qu’il se réveillait la nuit comme autrefois, tout suant de peine et d’angoisse. (47) Cette emprise de la mangrove se lit aussi dans la conception d’un imaginaire bâti à travers le filtre du lieu naturel et de l’espace. Les habitants décodent en effet les événements de l’intrigue et interprètent la réalité autour d’eux par un crible qui leur est propre mais dont les multiples facettes ont en commun la composante naturelle, terreau des superstitions locales, terrain des esprits. Ainsi Mira s’imaginait-elle petite que sa mère « se cachait dans la montagne, qu’elle était protégée par les géants de la forêt dense, qu’elle dormait entre les doigts de pied démesurés de leurs racines ». Alors que Sonny lui redoute « le territoire indompté de la nuit (…) ténébreux, redoutable. Les esprits s’y cachaient, ne se trahissant que pas les flèches de leurs gros yeux globuleux ». (115) 217 De plus et surtout la nature peut servir d’échappatoire au poids d’une communauté accablante. Elle devient un espace de retour à soi où l’identité si fragile par ailleurs se construit en dehors de l’étouffement social. Condé émet en effet une critique acerbe sur la société en microcosme de Rivière au Sel dont le caractère insulaire est d’autant plus prégnant que le nombre de personnages est restreint et que tous n’ont d’autre choix que de se côtoyer sur un espace limité. Jalousies internes, tensions et aigreurs entre familles font légion et emprisonnent les personnages. Faire partie de ce « clan » n’est pourtant pas garanti, et son accès ne se gagne pas facilement, comme le rappellent les injures de la population adressées à Ti-Tor Ramsaran lors de son arrivée : « Kouli malaba /Isi dan/ Pa peyiw » (Coolie malabar. Ce pays n’est pas le vôtre (20)). L’un des droits d’entrée en serait d’ailleurs le créole dont la maîtrise est d’emblée un premier test pour Sancher: « sa ou fè ? Ola ou kayejou sa ? » . Le fait que Sancher ne sache pas y répondre l’isole d’entrée de jeu. Pourtant, même lorsqu’ils parlent créole, les personnages de Condé sont clairement en manque de communication véritable et sont tous isolés les uns des autres, repliés sur eux-mêmes, victimes d’exclusion ou du «chuchotement calomnieux de bouches invisibles » (212) dont les habitants semblent avides car « (l)es gens de Rivière au Sel détestent les étrangers. Ils les détestent et racontent n’importe quoi à leur sujet » (212). Les immigrants souffrent plus vivement encore de ce fonctionnement typique, selon Condé, d’une société repliée sur elle-même : « Seul celui qui a vécu entre les quatre murs d’une petite communauté connaît sa méchanceté et sa peur de l’étranger » (38) Même après la mort de Sancher, les habitants semblent encore devoir porter le fardeau de ce réseau social : « Aujourd’hui, Francis Sancher est mort. Cela n’est une fin que pour lui. Nous autres, nous vivons, nous continuons de vivre comme par le passé. Sans nous entendre. Sans nous aimer. Sans rien partager. » (171) Rien d’étonnant alors à ce que certains trouvent en la nature un 218 interlocuteur privilégié pour substituer aux liens humains, trop étriqués, et pour combler un manque de dialogue. C’est le cas pour Léocadie Timothée à qui la mer parle pour lui suggérer un substitut de relation : Aussi, je me tenais loin de la mer qui me hélait de sa voix de femme folle : - Approche-toi près, tout près. Arrache tes vêtements. Plonge. Laisse-moi te rouler, te serrer, frotter ton corps de mes algues. Tu ne sais pas que c’est de moi que tu es née ? Tu ne sais pas que tu me portes en toi ? Sans moi, ta vie n’existerait pas. (140) La mangrove et la nature ne sont donc pas seulement cadre mais deviennent partie prenante de l’histoire. A travers tout le roman, son statut privilégié se traduit en une personnification des éléments et en particulier de la lune, du soleil, de la mer, de la ravine, de la forêt et du vent. Ces derniers sont perçus comme vivants et actifs, comme la forêt « qui se hâtait, vorace, de reconquérir le terrain perdu » (15) ou « la nuit » qui « s’était amenée en catimini » (17). De tous, le vent occupe la place la plus importante, sans doute parce que sa présence se fait entendre comme l’expression le « feulement du grand vent » (78) l’évoque, l’assimilant à une bête sauvage, à un félin. Les gens prétendent que la première nuit que Francis Sancher passa à la Rivière au Sel, le vent enragé descendit de la montagne, hurlant, piétinant les bananeraies et jetant par terre les tuteurs des jeunes ignames. Puis il sauta sur le dos de la mer qui dormait paisible et la fouetta, la tailladant de creux de plusieurs mètres. (34) Son activité est parfois telle que Mira lui incombe la responsabilité de ses actions et l’accuse de l’avoir menée aux bras de Sancher: Oui, c’est le grand vent qui a planté cette idée-là dans ma tête sous la touffeur de mes cheveux. Idée folle, idée déraisonnable parce que j’allais offrir la vie et l’amour à quelqu’un qui n’attendait que la mort. Ainsi la nature dépasse-t-elle la fonction de cadre simple de l’action et Condé lui octroie un rôle bien plus important qui prime, tout comme l’ordre naturel prend le dessus: « Il y a un 219 moment pour tout ; il y a sous le ciel un moment pour chaque chose. Il y a un temps pour naître et pour mourir » (24) Mais si la nature est omniprésente, qu’elle prend forme humaine et qu’elle dépasse son statut d’espace et de lieu naturel simples, elle illustre aussi un mouvement de vie qui dépasse l’existence discrète des êtres considérés séparément. Ce nouveau rapport à la nature est incarné dans le personnage de Francis Sancher (qui n’est pas sans affinité au personnage de Condé) : écrivain, solitaire, de passé inconnu, il s’approprie à sa façon les lieux de Rivière au Sel et tisse peu à peu des liens forts avec ses habitants. Médecin, il est proche de la nature et le nom des plantes lui sont familiers tandis qu’il reçoit les personnages, arrivant chez lui à la dérive et y trouvant un havre de paix. Il est ouvert aux autres mais semble entretenir avec eux un rapport conjecturel, de circonstance, toujours mouvant. Ses relations avec les femmes (en particulier Mira et Vilma) en témoignent : il ne paraît pas vouloir s’ancrer dans un échange traditionnel, ni s’attacher pour longtemps à une partenaire, refusant de se fixer et mal à l’aise avec l’idée d’avoir des enfants. Sancher dénote d’autant plus que son irruption au cœur de la société communautaire déjà en place à Rivière au Sel révèle certains penchants ségrégationnistes des habitants durement mis à jour. Condé semble ainsi mettre à mal un modèle identitaire héritée des colons européens (comme les plants de canne à sucre ou de bananes), refermé sur lui-même et en danger d’asphyxie. Deleuze, Guattari et à leur suite Glissant ont analysé cette vision identitaire en la baptisant « identité-racine ». Si Glissant et Condé ont des points de vue divergents sur d’autres fronts tous deux répondent au concept d’ « identité-racine » relevé par Glissant : il correspond également à la vive critique de Condé contre les préjugés qui aveuglent les habitants de Rivière au Sel. Ces derniers ne peuvent voir en Sancher qu’un être échoué sur leurs rives, d’une appartenance autre que la leur, étranger et du coup douteux à leurs yeux. Or, si leur réaction et l’autarcie qu’ils font subir à 220 Sancher aboutit à l’échec de son intégration et mène (probablement) à sa mort, le personnage de Sancher laisse toutefois entrevoir une solution que nombre des personnages testent et cautionnent : certains donnent en effet une chance à ce nouvel arrivant, se lient avec lui, et illustrent ainsi l’autre versant du concept « l’identité-racine », cette fois bien plus porteur, l’ « identité- rhizome ». Condé incite donc implicitement ses lecteurs à prendre pour modèle la mangrove, ici métaphore d’une relation différente à soi comme à l’autre. Le cadre de la nature guadeloupéenne est donc significatif et l’on pourrait arguer que Condé prône un retour plus sain à un échange avec l’autre, plus « originel » et surtout plus propre aux Caraïbes que ceux laissés en vestiges par la colonisation française. Un respect du milieu naturel de la mangrove en soi au sens littéral serait donc doublé d’un respect du type de relation qu’elle incarne : un lien rhizomatique, horizontal (avec ses contemporains, dans le moment et espace présents) vient perturber, compléter, voire supplanter un lien seulement vertical (par rapport aux générations précédentes, dans le passé) à l’autre. Il en devient ainsi plus tolérant, plus inclusif. Dans la Poétique de la Relation, Glissant explore cette notion : Gilles Deleuze et Félix Guattari ont critiqué les notions de racine et peut-être d’enracinement. La racine est unique, c’est une souche qui prend tout sur elle et tue alentour ; ils y opposent le rhizome qui est une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air, sans qu’aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable. La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l’enracinement, mais récuse l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre. Il en découle une tolérance et un « rapport à l’Autre » qu’illustre Sancher, notamment en s’ouvrant aux personnes qui croisent son chemin. L’échange le plus marquant et qui rend le mieux compte de l’unicité et caractère modèle de Sancher est sans doute le rapport qu’il crée avec Sonny (considéré par tous, y compris sa mère comme un attardé mental). Sancher au contraire lui donne une humanité et Sonny découvre en lui un ami, «quelqu’un qui essayait de 221 déchiffrer ses borborygmes ». Cette capacité de lire l’autre et d’entrer en rapport avec lui-même dans un cas extrême où la parole fait défaut est d’autant plus remarquable que Sancher est un déraciné, sans véritable attache au lieu. C’est ce qu’explique Glissant : Alors le déracinement peut concourir à identité, l’exil se révéler profitable, quand ils sont vécus non par comme une expansion de territoire (un nomadisme en flèche) mais comme une recherche de l’Autre (par nomadisme circulaire) (30) L’errance et la quête identitaire ne sont donc plus contradictoires mais corollaires. Cette errance se manifeste dans l’œuvre de Condé de multiples façons, et d’abord par un déplacement dans l’espace parcouru à l’envi. Ainsi Sancher, Sonny, Man Sonson et surtout Xantippe arpentent-ils la mangrove et le milieu environnant si bien que ces espaces deviennent propices aux rencontres et deviennent le point de contact entre la plupart des personnages. En d’autres mots il s’agit d’un lieu de possibles, de communication où se rejoignent des identités composites tout comme les plantes se meuvent dans la mangrove au gré de la marée et au hasard des vents, dans l’enchevêtrement des racines-échasses dansantes et mouvantes des palétuviers287. La mangrove opère donc ici comme une métaphore « rhizomatique » pour le modèle d’une solution possible et même complexe mais à préserver. Il va à l’encontre, selon Confiant de « la sévère exigence de la spécificité de la racine » et propose au contraire « une vision écologique de la Relation » (160). Au lieu de percevoir l’espace comme un territoire, Sancher l’appréhende en effet comme une terre, au-delà des frontières et des contraintes transmises de père en fils288 : Le territoire est une base pour la conquête. Le territoire exige qu’on y plante et légitime la filiation. Le territoire se définit par ses limites, qu’il faut étendre. Une terre est sans limites, désormais. C’est pour cela qu’il vaut qu’on la défende contre toute aliénation. 287 « Quand il était ressorti, les arbres dansaient sur leurs échasses. Les mornes échevelés voltigeaient et sautaient par-dessus le corps blême de la lune vautrée sur un lit floconneux » (78) 288 Et aussi « Peut-être qu’il a raison. Peut-être qu’il faut déraciner de nos têtes l’arbre de Guinée et le chiendent des vielles rancoeurs. » 222 Cette vision écologique en filigrane n’est donc pas limitée à un espace en particulier et se veut « sans limites », une ouverture qui dans le contexte du paysage et de la configuration de la mangrove est salvatrice tant la mangrove et les milieux de l’île peuvent susciter une certaine claustrophobie. Aux espaces restreints et compartimentés dans lesquels les personnages trouvaient refuge isolément, autant de prisons289 en miniature, Glissant propose un dépassement pour connecter ces espaces entre eux. Cet appel est d’autant plus pressant qu’il est plus sain que l’espace communautaire et rend les personnages plus libres et ouverts à l’ « ailleurs » au-delà des confins de l’île. Mira l’exprime ainsi : Je ne comprends plus pourquoi j’ai placé tous mes espoirs dans cet homme là que je ne connaissais ni en blanc, ni en noir. Sans doute parce qu’il venait d’ailleurs. D’ailleurs. De l’autre cote de l’eau. Il n’était pas né dans notre île à ragots, livrée aux cyclones et aux ravages de la méchanceté du cœur des nègres. (63) En proposant ce type de « relation », Glissant et Condé prônent un modèle plus proche de l’exil290 auquel aspirent plusieurs personnages grâce à la prise de conscience que leur permet Sancher, véritable réveil ou envol pour certains. Ainsi paradoxalement l’épreuve subie par Aristide quant à l’affront de la relation entre Mira et Sancher le rend-elle plus libre et prêt au départ de sa vraie vie : Partir. […] Oui, il quitterait cette île sans ampleur où, hormis la dimension de son pénis, rien ne dit à l’homme qu’il est homme. Les fleurs n’ont pas de patrie. Elles embaument sur tous les terrains. Alors l’Amérique ? Europe ? L’immensité de son choix l’étourdit. Dans le fond, est-ce qu’il ne devait pas être reconnaissant à Francis Sancher puisqu’il lui avait donné sa liberté, le délivrant de Mira ? (79) 289 Pour Dinah : « Je suis donc restée chez moi, avec mes servantes, mes enfants, et peu à peu, cette maison de bois à la lisière de la foret dense, sans lumière, sans soleil, paradis pluvieux des lianes à chasseur et des siguines, est devenue ma prison, mon tombeau. » (103) 223 Mais il est une autre ouverture, tout aussi capitale, que le personnage de Sancher incarne : celle de l’écriture et de la poétique qui l’accompagne, intrinsèquement liées à l’espace environnant puisque selon Deleuze et Guattari « (é)crire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir. »291 Car Sancher a la fibre d’un écrivain (même s’il n’écrit en fait rien) et est de plus (en témoignent les allusions à St John Perse) attiré par la poésie. Comme le bel article de Steven Winspur292 le note, Sancher écrit en vivant son écriture et ses adresses aux autres. Son personnage rejoint « [l]a pensée de l’errance » qui est, selon Glissant, « une poétique, et qui sous-entend qu’à un moment elle se dit. » (PR, 31) Condé la met incontestablement en pratique dans son roman, d’abord en proposant une mosaïque de points de vue disséminés comme des plantes au vent: le récit est mis en éclat pour laisser y entrer une multiplicité de voix. Ce faisant, elle permet à son œuvre de se rapprocher d’une expression plus proche de l’oralité, au caractère plus immédiat et caractéristique de l’écriture francophone. Nous avons déjà souligné le rapport étroit qu’entretiennent les personnages avec les éléments naturels ; un lien que leur expression reflète au travers des nombreuses comparaisons et métaphores imprégnées de nature qui ponctuent le roman. En voici quelques beaux exemples : « il se mit à trembler comme la feuille sur la branche un jour de grand vent » (18) ou pour Dinah, comparée à une fleur qui se fane et flétrit: « Ah, les premiers temps, Dinah ressemblait à une fleur de tubéreuse ! […] Bientôt, hélas, nous l’avons vue sécher sur pied » (55). Ou encore pour Francis : 291 Deleuze, Gilles et Félix Guattari. Mille Plateaux. Paris ; Éditions de Minuit, 1980. (10) Dans son article, Steven Winspur observe: « Sancher fonction[s] less as a character within a story than as part of the formal patterning that produces the unique story-telling power of Condé’s novel » et plus loin: « he acts as a spur to their stories, but reveals only part of his diegetic function » in « Cultural Damage and Some Literary Repair (Condé, Carn et al.)» dans ’Esp t ate , Vol.49, No. 4 (Winter 2009), 96. 292 224 Ses yeux ont la couleur du sable de la plage de Viard quand la mer vient de se retirer en laissant derrière elle de petits coquillages lumineux. Ils racontent une histoire très triste et très amère qui parle droit au cœur (168) Bien que roman, le texte de Condé est donc indéniablement poétique, comme ici la personnification de la lune, filée à travers de l’œuvre : « tout au long du chemin, la lune oblongue avait marché devant moi, se moquant de mon chagrin » ; « et la lune brillait fière derrière le rideau mouillé de la pluie », puis : La lune ferma ses yeux d’or quand on retourna sur le dos, face tuméfiée à l’air, le corps pesant de Francis Sancher. Les étoiles firent de même. Aucune clarté ne filtra le ciel muet. (…) Alors la lune pleureuse rouvrit les yeux et illumina chaque recoin du paysage. La structure éclatée et polyphonique de la Traversée de la mangrove donne également voix à la langue créole. La « Relation » a en effet pour vecteur des langues différentes car, toujours selon Glissant, « (l)e dit de l’errance est celui de la Relation. Le dit de la Relation est multilingue » (31) Se rejoignent donc ici deux thèmes chers à Condé et Glissant : la diversité naturelle (représentée par les espèces endémiques de la mangrove) et linguistique (la façon de nommer ces espèces en créole) sont indissociables. Glissant propose un rapprochement entre le substrat biologique (en péril), ici de la mangrove, et le créole (menacé) : « La langue créole est un écho-monde fragile et révélateur, né d’un réel de relation, et limité dans ce réel par la dépendance ». (107) Un parallèle qu’il développe : Nous convenons que l’extinction de n’importe quelle langue constitue un appauvrissement pour tous. Et plus encore, s’il se peut, quand il s’agit d’une langue composite comme le créole, car il serait là question d’un échec direct des procédés de mise en relation. Mais, avant que les communautés humaines aient appris à préserver ensemble leurs diversités, combien de langues, de dialectes, de parlers, n’auront pas disparu, effritées par l’implacable consensus des profits et des régies de pouvoirs ? (110) Ainsi, les mêmes pouvoirs et hiérarchies qui mangent le terrain de mangrove affectent-ils aussi un autre vecteur d’identité : le créole. Il n’est donc pas étonnant que les auteurs de ’E e 225 de la Créolité (Bernabé, Chamoiseau et Confiant) rassemblent ces termes en mettant en garde contre « le dénigrement de la langue créole et de la mangrove profonde de la créolité. » (50). Certes, les auteurs ont évolué depuis la publication du manifeste293 et le rapport au créole est loin d’être le même pour Condé, Confiant, Bernabé et Chamoiseau ou encore Glissant. Si Condé a pris ces distances avec les auteurs du manifeste, jugé trop prescriptif, elle revient néanmoins sur l’effet libérateur de cette école : Quand je suis revenue en Guadeloupe en 1985, c’était le début de l’école de la créolité. Cette école m’a obligée à me poser des questions sur les langues maternelles à ma disposition […] au fur et à mesure, le créole est venu ainsi investir le français, m’aider à briser la prison des langues dans laquelle j’étais enfermée. Glissant a, quant à lui, également critiqué l’orientation trop essentialiste de l’Éloge de la créolité en préférant le terme « créolisation » à « créolité »294. Malgré tout, tous partagent les mêmes inquiétudes quant aux menaces pesant sur le créole et la mangrove. Selon Confiant, ce serait là une réalité à laquelle Césaire n’aurait pas été suffisamment sensible et il reproche au père de la Négritude de n’avoir mis en avant qu’une des deux facettes de la mangrove et de ne pas avoir pris en compte « cette vase [qui] vit d’une inouïe vitalité, berceau des crustacés et des poissons, 293 Ainsi Chamoiseau répond-il à la question « Qu'entendez-vous par « littérature de la créolité » dans un récent entretien : « Moi, je n'en sais rien. [Rires] En 1988, on a écrit l’Eloge de la créolité […] en hommage à Glissant, dans un contexte un peu particulier : avec l’idée pour notre génération d’explorer notre monde, né de la rencontre de tous ces peuples en Amérique dans le cadre de l’esclavagisme. Ce livre était simplement un témoignage, un point de départ. […] Aujourd'hui, j’ai évolué et je me considère comme faisant partie de n’importe quelle problématique de l’écrivain. La place de l’humain dans la totalité-monde, c’est ça qui compte. Nous ne sommes plus dans des perspectives territoriales, nationales, communautaires, linguistiques - et que sais-je encore ? -, mais nous sommes dans la construction d’une communauté-monde, à partir d’une plénitude individuelle. Le véritable lieu de la littérature. » http://www.lexpress.fr/culture/livre/patrick-chamoiseau-l-objet-de-la-litterature-n-est-plus-de-raconterdes-histoires_1089728.html 294 Nous reviendrons sur cette nuance que propose Glissant, tandis que Condé commente, vingt ans plus tard, sur ses différents avec le mouvement de la créolité dans un entretien. Elle insiste sur son côté alors ressenti comme trop autoritaire, ainsi que sur le sentiment d’exclusion qu’il a pu générer pour les auteurs écrivant en français : « Nous sommes tous beaucoup plus sereins. Il y a vingt ans quand paraissait ’E e e a t , nous étions tous très nerveux. Ils étaient assez autoritaires en excluant de la littérature antillaise tous les gens qui ne faisaient pas allégeance à la créolité. Nous disions que c’était tout à fait injuste. Maintenant je me rends compte que chaque écrivain cherche sa voie, trouve sa voie là où il veut, et ne doit pas chercher à l’imposer aux autres. Il doit simplement se réaliser individuellement. Je crois que l’important c’est d’avoir une pluralité et une diversité en littérature. » http://guadeloupe.la1ere.fr/infos/culture/litterature-interview-de-maryse-conde_24716.html 226 ombre protectrice des oiseaux, réceptacle des eaux de ravinement descendues des flancs de toutes nos ravines et tous nos mornes. » (TPS, 314) Pour Confiant au contraire, le créole comme la mangrove sont valorisés au point que la mangrove devient « métaphore de la Martinique tout entière : Terre-Peuple-Histoire »295. La mangrove et la créolité (telle qu’elle est définie par Bernabé, Chamoiseau et Confiant) ont en effet un sème commun : elles nous amènent à considérer la « complexité » de notre identité puisque « [l]a Créolité est notre soupe primitive et notre prolongement, notre chaos originel et notre mangrove de virtualités. Nous penchons vers elle, riches de toutes les erreurs et forts de la nécessité de nous accepter complexes.» (EC, 28) A l’interface de la terre et de la mer, la mangrove est en effet un milieu de rencontre entre l’eau douce et l’eau salée. Adaptés au rythme biquotidien des marées, les divers types de palétuviers (rhizophera) gèrent cette donnée grâce à une astuce : filtrer l’eau salée pour absorber l’eau douce, ce qui leur permet d’accueillir certaines espèces dans cette « soupe », ce « calalou » (nom d’un potage traditionnel antillais aux multiples variantes). De même la créolité, au carrefour du vieux continent, de l’Afrique et des Antilles se prête-t-elle à une multitude de « virtualités ». C’est précisément la description que fait Condé de la nature: non pas pure et simpliste mais mixte et complexe. De plus, tout comme des plantes non natives de la Guadeloupe s’y trouvent désormais, Condé expose la diaspora et l’immigration vers l’île où les Haïtiens et Dominicains élisent aussi domicile. Se pose alors la douloureuse question de leur intégration car, 295 Il poursuit : « Et c’est pourquoi les porteurs d’espoir du temps présent (écologistes avant tout) la vénèrent sitellement. C’est pourquoi Garcin Malsa et ses frères de l’Assaupamar, rejetant les vieilleries de l’industrialisation forcenée, du développement productiviste à la capitaliste ou à la marxiste, proposent l’écodéveloppement et son corollaire obligé : l’écocitoyenneté. Faire que la nature de cette île-poussière soit traitée d’égale à égal avec l’homme qui a échoué sur son sol. Faire que l’homme ne soit plus désormais un gaspilleur invétéré, un consommateur boulimique et acéphale de tout ce que l’Occident produit et déverse sur le reste de l’univers.» (315) 227 tout comme le milieu de la mangrove est si spécifique et si aride qu’il est hostile aux plantes non endémiques, le milieu peut être hostile aux immigrants. Sancher en est l’exemple le plus frappant de par l’issue fatale de son séjour à Rivière au Sel. Or, tout comme le mystère de sa mort reste ouvert à la fin du roman, Condé ne nous offre ici aucune réponse précise, mais plutôt des questionnements, des « traces », des suggestions. Ces « possibles » rejoignent alors ceux mis en avant par les auteurs de la ’E e e a t qui préconisent avant tout de « vivre la question de la Créolité » sans direction préétablie : Si bien que, s’agissant de la Créolité dont nous n’avons que l’intuition profonde, la connaissance poétique, et dans le souci de ne fermer aucune voie de ses possibles, nous disons qu’il faut l’aborder comme une question à vivre, à vivre obstinément dans chaque lumière et chaque ombre de notre esprit. Vivre une question c’est déjà s’enrichir d’éléments dont la réponse ne dispose pas. Vivre la question de la Créolité, à la fois en totale liberté et en pleine vigilance, c’est enfin pénétrer insensiblement dans les vastitudes inconnues de sa réponse. (27) Il est clair alors que cette « Traversée » n’aura pas été vaine. Aux critiques hâtives de son entreprise, mise en abîme dans son roman lorsque Sanchez révèle à Vilma le titre de son œuvre, « Traversée de la mangrove. (…) - On ne traverse pas la mangrove. On s’empale sur les racines des palétuviers. On s’enterre et on étouffe dans la boue saumâtre ». (192) Condé rétorque en effet par une suggestion : Le problème de la vie c’est comme les arbres. On voit le tronc, on voit les branches et les feuilles. Mais on ne voit pas les racines cachées dans le fin fond de la terre. Or ce qu’il faudrait connaître, c’est leur forme, leur nature, jusqu’où elles s’enfoncent pour chercher l’eau, le terreau gras. Alors peut-être on comprendrait. (170) Une suggestion porteuse d’espoir qui invite à prendre en compte la riche ambigüité de la mangrove à la fois comme lieu réel et comme métaphore. Car, bien qu’elle soit « menacée par les poseurs de béton » (TPS, 303), Confiant rappelle d’une part que « la mangrove nous a guéris de la soif des origines » (300), et surtout que ses rhizomes invitent à poursuivre une poétique de 228 la Relation, ouverte, nous allons le voir, au « Tout-monde ». Condé serait donc d’ accord avec Guillevic qui déclare : « Tes jours en rhizome / N’ont pas été / Les plus stériles. » (Requis, 157) 3. D’un « lieu incontournable » à une Poétique de la Relation Le poète tache à enrhizomer son lieu dans la totalité, à diffuser la totalité dans son lieu : la permanence dans l’instant et inversement, l’ailleurs dans l’ici et inversement. (Glissant, Traité du Tout Monde, 122) Glissant et Condé considèrent ainsi tous deux le lieu comme « incontournable296 » et le paysage, le milieu antillais suscitent un rapport différent au monde. Dans Introduction à une poétique du Divers, Glissant insiste sur l’importance de la configuration des Caraïbes par contraste à la Méditerranée : Je dis toujours que la mer Caraïbe se différencie de la Méditerranée en ceci que c’est une mer ouverte, une mer qui diffracte, là où la Méditerranée est une mer qui concentre. Si les civilisations et les grandes religions monothéistes sont nées autour du bassin méditerranéen, c’est à cause de la puissance de cette mer à incliner, même à travers des drames, des guerres et des conflits, la pensée de l’homme vers une pensée de l’Un et de l’unité. Tandis que la mer Caraïbe est une mer qui diffracte et qui porte à l’émoi de la diversité. Non seulement est-ce une mer de transit et de passages, c’est aussi une mer de rencontres et d’implications. Ce qui se passe dans la Caraïbe pendant trois siècles, c’est littéralement ceci : une rencontre d’éléments culturels venus d’horizons absolument divers et qui réellement se créolisent, qui réellement s’imbriquent et se confondent l’un dans l’autre pour donner quelque chose d’absolument imprévisible, d’absolument nouveau et qui est la réalité créole. (14-15) Pour Glissant, l’espace caribéen s’est donc prêté à une valorisation du Divers en favorisant les rencontres d’éléments s’entrechoquant les uns les autres et ce faisant ouvrant sur de l’imprévisible et du nouveau. Cependant il poursuit : le phénomène que je décris n’a rien de local ; c’est un enjeu beaucoup plus généralisé. Et si je prends le terme de créolisation, ce n’est pas par référence à mon clocher ou aux Antilles 296 « Le lieu. Il est incontournable, pour ce qu’on ne peut le remplacer, ni d’ailleurs en faire le tour. » (TTM, 59) 229 ou à la Caraïbe, etc. C’est parce que rien ne donne mieux l’image de ce qui se passe dans le monde que cette réalisation imprévisible à partir d’éléments hétérogènes. (29) Autrement dit la « créolisation » est avant tout pour Glissant un « phénomène », un « processus » qui ne se cantonne pas aux Antilles mais « se pose au monde entier, parce que ’est la situation du monde ». (29) De plus, si pour Glissant la créolisation est d’abord linguistique, puis culturelle, elle porte aussi, comme le parallèle avec la mangrove et son insertion dans une Poétique de la Relation le confirment, une dimension écologique indéniable car elle permet de dépasser la notion d’Etre, perçu comme central et absolu dans la tradition occidentale : quand certains écologistes dans le monde se battent pour leur idéal, qu’est-ce qu’ils disent ? Ils disent : « Si tu tues la rivière, si tu tues l’arbre, si tu tues le ciel, si tu tues la terre, tu tues l’homme. » Autrement dit ils établissent un réseau de relations entre l’être humain et son environnement. Ce que je dis c’est que la notion d’être et d’absolu est liée à la notion d’identité « racine unique » et d’exclusive l’identité, et que si on conçoit une identité rhizome, c’est-à-dire racine, mais allant à la rencontre des autres racines, alors ce qui devient important n’est pas tellement un prétendu absolu de chaque racine, mais le mode, la manière dont elle entre en contact avec d’autres racines : la Relation. Une poétique de la Relation me paraît plus évidente et plus « prenante » aujourd’hui qu’une poétique de l’être. (30-31) Dans le Traité du Tout-monde, Glissant propose d’ailleurs : « A l’Etre qui se pose, montrons l’étant qui s’appose » (21). Ce passage de l’Etre à l’étant (se plaçant aux côtés de plutôt que s’imposant) a pour double conséquence de libérer l’humain d’une façon d’être unique, mais aussi d’élargir la notion même d’être à d’autres types d’existants. S’il est un exemple de cette démarche non plus réservée à l’humain mais ouverte à d’autres espèces par l’imaginaire, c’est celui du colibri des Neuf consciences du Malfini de Chamoiseau, modèle d’un « étant297 » par excellence tant « exister » prime pour lui sur « être ». 297 Il est intéressant de noter que dans Ecrire en pays dominé, Chamoiseau lie également le passage de l’ « Etre » à l’ « étant » (qui s’inscrit d’emblée plus en relation avec l’environnement et d’autres types d’existants) d’abord à l’expérience du bateau négrier : « Je cherche le Territoire perdu. Je crois le deviner dans ces oiseaux qui migrent, dans ces nuages qui trainent la blessure d’une montagne. Sous ma frêle embarcation, les abysses d’encre et les 230 - Les Neuf consciences du Malfini L’arbre S’enracine dans la terre Le poème s’enracine Dans ce qu’il devient (Guillevic, Art Poétique, 226) Comme nous l’avons vu précédemment, le Malfini représente, du moins au début du roman, la posture de l’Etre absolu tandis que le colibri l’amène progressivement à s’insérer dans son entour comme un « étant », dans une relation rhizomatique au monde. Les Nocifs (terme utilisé par Chamoiseau pour les humains) sont quant à eux présentés comme prisonniers d’une « identité-racine » dévastatrice et ravageuse, d’autant plus néfaste qu’elle s’accompagne d’une domination du territoire vite asservi à leurs besoins. La description des « zones à Nocifs », clairement repérables tant elles sont synonymes de dégradation, contrastent en effet avec les coins épargnés de leur présence : les zones à Nocifs était haïes de tous [les oiseaux]; s’y rendre équivalait à tomber dans nulle part. […] Dans tous les coins où m’avaient transporté mes envols, je les avais vus anéantir de vives clameurs pour ériger des formes artificielles, verticales, impavides, qui déroutaient le vent et affolaient la pluie. Ils aimaient s’entourer de choses mobiles, fumantes, bruyantes et sans une once d’existence. Ils couvraient le monde de configurations mortes qui éliminaient le frémi des savanes, les concentrations d’arbres, les houles de terre noire, ou les fréquences anciennes qui pulsaient des mangroves, des marigots ou des rivières. Ils étaient les seuls à s’épanouir dans leurs contagieux cimetières où le vent n’abandonnait que des poussières inertes. D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours perçu la différence entre un lieu sans Nocifs et ces nécropoles aigues qu’ils instituaient partout. Tout ce qu’ils œuvraient ne se révélait propice qu’à leur seule expansion. Tout ce qu’ils habitaient se desséchait irrémédiablement. formes affamées des requins cisaillent la moindre attache au sol. En moi, les codes se brouillent. Je ne suis plus ce que j’étais, je n’ai plus d’essence, ni d’être, je suis un élément du monde parmi les vagues et la houle lisse du ciel, juste comme une algue, une écume, un pollen emporté. Je deviens un simple étant du monde. Si je survis, si j’accoste à une rive, j’aurais, au voile des yeux, la lueur (un peu glaciale) d’une aube première sur un monde vierge. » (EPD,159-160) Puis plus loin à la « Créolisation » : « Quand on a élu en soi l’idée de la Créolisation, on ne commence pas à « être », on se met soudain à « exister », à exister à la manière totale d’un vent qui souffle, et qui mêle terre, mer, arbre, ciel, senteurs, et toutes qualités… » (EPD, 225) 231 Et pour finir, ils tuaient. Ils tuaient sans faim, sans soif, sans rage, sans peur, sans erreur. Ils tuaient avec des manies impossibles à comprendre – massacres soudain dans des fracas de foudres. En vérité, ils étaient la pire des monstruosités inutiles du vivant !... (89) Si cette vision du Malfini est certes manichéenne (et correspond ainsi au registre du conte) elle a le mérite de rehausser le détachement souvent prévalent chez les Nocifs par rapport à leur environnement : la répétition du « ils » souligne le fait qu’isolés et s’isolant, ils se barricadent sous des « formes artificielles », « mortes » et hostiles aux éléments. Dans ce schéma, motivé par « leur seule expansion », leur impact est des plus négatifs pour toute forme de vie, réduisant à néant et « tuant » dans leur foulée toute trace de « vivant ». Le champ lexical de la mort (« anéantir », « cimetière », « inertes », « nécropoles », « se desséchait », « tuaient », « massacres ») combiné à celui d’une menace d’expansion incontrôlée (retranscrite dans les énumérations, le rythme des phrases et l’anaphore de « tout ») ne laisse guère de chance à quelque « once d’existence » que ce soit. Chamoiseau met donc en évidence la nocivité de cette « identité-racine » associée à un territoire que l’on souhaite toujours plus vaste. Comme le rappelle Glissant : « la racine unique est celle qui tue autour d’elle alors que le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres racines. » (IPD, 59) A ce penchant de destruction humaine, légitimé par une « filiation », Chamoiseau oppose le modèle incarné par le colibri qui, bien qu’il hérite d’un « territoire » (celui de Rabuchon), délaisse toute ambition conquérante au profit d’un autre type de rapport : celui de « relations » (205) avec cet espace. Si bien que son attention et sa participation au lieu – par son travail solitaire de dissémination du pollen au début du roman - finissent par se faire remarquer et entraîner d’abord le Malfini, puis les autres existants dans son mouvement, porteur de vie : 232 Autour, comme un nuage de satellites, plusieurs catégories de volatiles faisaient comme nous [le colibri et le Malfini], et se reliaient dans cette ouvrage commune. Il n’y avait pas d’utilité apparente à ce qui était fait. Aucune urgence sensible n’en donnait la mesure. Et nul ne savait s’il existait pour ce mouvement un commencement, un milieu et une fin. Au fil du temps, ce qui n’était qu’un vrac d’imitations particulières devint une structure collective, chaotique toujours, indéfinissable et incertaine, mais intense et réelle. Je crus même voir des rats, des fourmis, des crabes et des mangoustes, charroyer des graines et des germes de toutes sortes, même ceux dont d’habitude ils n’avaient pièce souci. L’existence de l’un côtoyait celle de l’autre, l’application de l’un renforçait celle de l’autre, l’énergie de tous soutenait celle de chacun… Et, vu du sol, cela devait être quasiment féérique que ces vols réguliers de volatiles divers qui s’empoussiéraient ensemble, semaient ensemble, s’attelaient ensemble à une conjuration que nul ne pouvait comprendre et contre un phénomène dont nul ne savait rien. Rabuchon n’était plus un territoire, ni même un embrouillement de territoires, c’était une intention… (206-7) Au systématisme de la gestion du territoire des Nocifs évoquée plus haut, Chamoiseau contraste ainsi une « structure collective », un « vrac » rassemblant « plusieurs catégories de volatiles ». A l’unicité du territoire répond donc une multiplicité accueillant différents types d’ « existence[s] », connectées, se côtoyant et interagissant réciproquement.298 Si cet amalgame semble « chaotique », il est cependant positif et génère un « phénomène » que même les Nocifs finissent par remarquer sans qu’il ne soit résumable ni totalement compréhensible. Une « intention », c’est-à-dire une action qui tend, ici « ensemble », vers un but commun, remplace ainsi la séparation qu’implique le « territoire ». Imprévisible, elle rassemble des existants autrement distants et se fait mouvement. Son incongruité a de quoi surprendre et cela explique qu’elle soit quasi « féerique » surtout « vu du sol » (et donc du point de vue humain). Mais le cadre imaginaire dont se réclame Chamoiseau est aussi celui d’un autre modèle de rapport au monde auquel il est possible de se rattacher. L’un des Nocifs, singularisé 298 Le texte de Chamoiseau fait d’ailleurs directement écho à la description d’une structure rhizomatique décrite par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux : « A la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque […] Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple. […] Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. I n’a pas e mmen ement n e fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités. » (Je souligne, 13/ 31) 233 dans le récit par son attention précoce aux allées et venues du colibri Foufou, a ainsi décelé la portée de ce repositionnement et poursuit à sa manière ce mouvement : Les Nocifs furent les premiers à découvrir le phénomène. Ils venaient par dizaines, puis par centaines, s’asseoir sur les pentes et tenter de comprendre ce que ces volatiles accomplissaient ensemble – chacun à sa manière, comme il le sentait et comme il le pouvait, mais ensemble. Le Nocif de Foufou se mit lui aussi à planter des arbustes, à libérer les arbres de la vermicelle-diable, à offrir aux fleurs de Rabuchon des possibilités de vie… […] En sorte qu’il fit ce que nous faisions, à sa manière, avec sa petite chanteuse de ritournelle, et bien d’autres Nocifs qui trouvèrent je ne sais quel plaisir à prolonger ce que faisaient des volatiles… J’avais l’impression qu’une force s’était mise en mouvement et que ses ondes se répandaient doucement dans la matière du monde… (Je souligne, 207) Cette transformation en actes d’observations d’abord jugées « féeriques », peu applicables et détachées du réel est capitale car elle valide le « phénomène » dont sont témoins les Nocifs et qui aiguise de plus en plus en plus leur curiosité : ils prennent progressivement conscience de la valeur et de la force de ce mouvement « ensemble », relayé par une « petite chanteuse de ritournelle » pour le Nocif de Foufou. Les Nocifs démontrent ainsi qu’ils ne sont pas condamnés à l’isolement qui semblait les caractériser dans la description du Malfini (89), et qu’ils peuvent sortir des systèmes qu’ils se sont bâtis, moyennant une soif non de territoire et d’expansion, mais d’échange. Ce passage fait d’ailleurs écho à l’interaction remarquable entre le colibri et une jeune enfant dont est témoin le Malfini – un échange qui lui offre la « clé » de « ce qu’était Foufou » : C’était une fillette de Rabuchon. Elle se rendait tous les matins à la fontaine pour remplir une bassine qu’elle ramenait en exploit sur sa tête. Ce faisant, aussi gaie que Foufou, elle émettait de petits sons qui composaient non pas une chanson… mais disons, une ritournelle : un tremblement de mélodie qui se formait sans aboutir. Elle provenait d’une pureté innocente comme seules peuvent exprimer les créatures très jeunes. Cette ritournelle s’éleva dans Rabuchon sans raison autre qu’une bassine d’eau en équilibre sur le sommet d’un petit crâne. Elle était cristalline, vaporeuse, labile. Elle venait à l’esprit sans lui imposer la moindre image mentale, et c’est l’esprit qui devait tendre vers elle pour confirmer son existence. Elle surprenait tous ceux dont elle touchait l’oreille, et les plongeait dans une perplexité 234 identique à la mienne. Le vent et les vieux arbres, dans leurs frissons mutuels, semblaient y être sensibles. […] Alors que nous tous demeurions interdits à l’écoute de cette angélique sonorité, il surgit et se mit à voleter au-dessus de la bassine, à en chatouiller l’eau, à en déprendre des gouttes qu’il explosait au vol de la pointe de son bec. Et, dans des voltes auréolées de gouttelettes, il essayait de s’enrouler autour de la ritournelle comme s’il s’agissait d’une présence palpable. […] Lorsque l’enfant entra dans son refuge, et qu’elle se tut, la ritournelle s’étendit dans toutes les directions, mais sa source s’était réfugiée dans… le Foufou. Rien qu’avec son petit corps et son vol de dément, il parvenait à la faire vivre dans le silence. (43-44) Si Chamoiseau reprend l’acceptation commune de « ritournelle » comme chant ou refrain (selon son étymologie italienne, ritorno, ritornare, petite mélodie qui se répète), c’est ici l’enfant (qui rappelle « l’enfant qui chante dans le noir » pour se réassurer de Deleuze et Guattari) qui fredonne la ritournelle tandis que l’oiseau reste muet tout en transformant le fredonnement enfantin en une activité corporelle silencieuse. Le texte de Chamoiseau propose donc d’étendre l’effet de ce « tremblement de mélodie qui se formait sans aboutir » émis par la jeune fille en en faisant un des éléments de jointure rendant possible un contact entre espèces. Il tend de plus vers l’acceptation du concept de la « ritournelle » qu’élaborent Deleuze et Guattari en considérant différents types de ritournelles, y compris sonores et « motrices » : En un sens général, n appe e t ne e t t ensemb e e mat es ’exp ess n q t a e un territoire, et qui se développe en motifs territoriaux, en paysages territoriaux (il y a des ritournelles motrices, gestuelles, optiques, etc.). En un sens restreint, on parle de ritournelle quand l’agencement est sonore ou « dominé » par le son- mais pourquoi cet apparent privilège ? (MP, 397) Ce que les deux types de ritournelles ont toutefois en commun (rapprochant les étants les performant) est qu’elles impliquent un territoire, qu’elles « emporte[nt] toujours de la terre avec [elles] » (MP, 384). La ritournelle propose en effet un agencement nouveau qui permet de sortir « de l’agencement territorial [habituel] » : il n’est plus question de dominer ou contrôler le lieu mais plutôt de faire vibrer le milieu autrement. 235 Un autre processus entre d’ailleurs en compte : celui d’un « transcodage » (Deleuze cite comme exemple les paires « feuille-eau » et « araignée-mouche ») permettant ici le passage entre l’enfant et le colibri, autrement dit un « intra-agencement » à « l’organisation très riche et complexe » (MP, 397). Ce faisant, « toutes sortes de composantes hétérogènes interviennent » qu’il s’agit de faire « tenir-ensemble » (MP, 398). C’est justement ce qui est en jeu notamment dans l’ « intention » de Chamoiseau, d’où la répétition du terme « ensemble » (207) C’est dans cette direction que tendent les mouvements des « existences » devenues « forces » une fois rassemblées. Il est donc possible, à force d’exercice, de créér un échange, une communication qui dépasse le verbal : née d’une répétition rassurante dans un premier temps, la ritournelle devient vecteur de forces de vie et agence le territoire autrement. Comme nous l’avons vu pour le colibri, le territoire pour Deleuze/ Guattari ou Chamoiseau ne se limite pas à un territoire que l’on viendrait habiter, remplir, occuper. Il est au contraire fait d’agencements ouverts, d’entités qui vibrent. Autrement dit, il est constamment ouvert et porteur de vie grâce aux « traces » (Glissant), ou « lignes » (Deleuze) de convergence qui s’y dessinent, nous menant « horsterritoire » (MP, 401) dans un « vaste mouvement de déterritorialisation ». III. Poétiques caribéennes L’acte poétique est un élément de connaissance du réel. Ma proposition est qu’aujourd’hui le monde entier s’archipélise et se créolise. (Glissant, Traité du Tout Monde, 187/ 194) Cet effet déterritorialisant possible de la ritournelle et des nouveaux agencements qui l’accompagnent est donc mis en abîme dans le texte de Chamoiseau. Or le texte lui-même s’en 236 fait relais par l’utilisation d’un langage qui se prête plus que tout autre à « fabrique[r] du temps « impliqué »» (MP, 418) : en proposant des rencontres ou événements langagiers, le poétique de Chamoiseau prend en effet vie chez le lecteur. Comment, plus spécifiquement, est-ce que Chamoiseau, Condé et Glissant rendent leur langage opérant, notamment dans le contexte caribéen ? Les œuvres de ces trois auteurs antillais offrent en effet un cas d’étude particulièrement pertinent quant à l’impact du poétique. Comme le remarque Dominique Combe dans son introduction à Postcolonial Poetics299, la forme et le genre, bien qu’elles n’aient paradoxalement que peu été traitées (par contraste à l’histoire, à l’idéologie et aux questions politiques) par la critique postcoloniale, mériteraient une bien plus grande attention, surtout dans le contexte francophone et plus particulièrement caribéen où, comme le note Mary Gallagher300, l’articulation d’enjeux politiques semble indissociable d’une pratique « poétique ». L’importance de cette dernière est d’ailleurs exacerbée par le fait que le contexte postcolonial incite à une subversion consciente des normes langagières habituelles (celles de la métropole en l’occurrence). Gallagher prend pour preuve de l’importance du « poétique » (entendu à la fois comme pratique langagière et, selon la tradition aristotélicienne, comme métadiscours) les textes littéraires des auteurs caribéens d’une part et les écrits qui les accompagnent d’autre part – ainsi la batterie d’essais de Glissant301, textes qui viennent à leur tour nourrir la pratique de Chamoiseau, lui même co-auteur de ’E 299 e e a t et ’E e en ays m n , tandis que Patrick Crowley & Jane Hiddleston, Postcolonial Poetics: Genre and Form. Liverpool: Liverpool University Press, 2011. 300 « Postcolonial Poetics: L’exception francophone? » dans Modern and Contemporary France Vol,18, No. 2, May 2010. 301 Gallagher liste ainsi ce qu’elle nomme un « intense metadiscursive tracking of wirting » dans les huit œuvres d’ Edouard Glissant ayant trait à la poétique : « Soleil de la conscience (1956), ’ ntent n p t q e (1969), Le Discours antillais (1981), Poétique de la Relation (1990), Introduction à une poétique du divers (1996) Traité du Tout-Monde (1997), La Cohée du Lamentin (2005), Une nouvelle région du monde (2006) » (Ibid., 265) 237 Condé s’est livrée à de nombreux entretiens. Selon Gallagher le « poétique » serait un « mode privilégié de la pensée postcoloniale francophone » et se distinguerait ainsi des auteurs anglosaxons, moins orientés vers cette pratique textuelle. Dans ces circonstances, en quoi le lieu d’où émanent ces textes importe-t-il et comment se marient postcolonial et poétique pour lui donner voix et proposer un autre rapport au monde ? Il est d’abord important de revenir sur la spécificité de la littérature antillaise : Ralph Ludwig ouvre ainsi l’ouvrage Ecrire la parole de nuit, La nouvelle littérature antillaise en précisant son trait unique : celui d’être prise entre deux mondes – « le monde européen de l’écrit et le monde de l’oralité, de la langue créole » (15). Il en découle une hétérogénéité langagière hors pair qui se prête à déstabiliser et perforer la syntaxe de la langue française, mais aussi à rendre compte d’une dimension plus communautaire de la parole. Ainsi le roman de Condé adopte-t-il une structure circulaire, imitant la parole de conteur, rappelant qu’« [u]n des lieux de la mémoire antillaise a bien été le cercle délimité du conteur par les ombres de nuit » (PR, 51). Pour autant, cette dimension orale de la littérature antillaise « ne peut pas », comme le remarque justement Glissant, « être l’oralité ante-scriptum, anté-écriture. » (EPN, 114) Il faut au contraire qu’elle s’insère dans l’écriture, quitte à « [la] bouleverser […], à [la] réformer, à [la] faire trembler comme par un tremblement de terre ». (EPN, 116) Les mécanismes de lecture en sont donc affectés et subissent ces secousses qui parcourent Traversée de la mangrove comme les deux romans de Chamoiseau. Ils peuvent être aussi bénins que l’insertion de listes d’oiseaux ou d’insectes dont la variété déconcerte le lecteur occidental. Ainsi des « merles, sucriers, cicis, coulicous- maniocs, couages, pluviers » ou encore des « libellules, papillons, mouches à miel, yenyens pour moustiques, anolis, bêtes à bondieu pour coccinelles ravers », etc. grouillent-ils dans les Neuf consciences du Malfini. Mais l’impact des chocs peut s’avérer plus profond et 238 durable, tel celui enregistré par le Malfini lorsqu’il retranscrit en mots la surprise de la rencontre avec le colibri - cet « hoquet du destin » (18) - par un H nnk…, une onomatopée quintuplée à l’envie dans le texte et le perforant de ses italiques, parfois relayées de points de suspension ou de points d’exclamation, autant de transcriptions textuelles des dires du Malfini. La perturbation qu’entraîne cette confrontation initiale avec le colibri se manifeste de plus par un affolement de la structure du texte, comme désorientée par ces ondes du choc : son rythme s’accélère pour prendre acte d’une observation accrue : ENGEANCE - Je scrutai les ravines comme jamais auparavant. J’examinai les écorces et les feuilles, ces tettes vives que les plantes présentaient au soleil. Je fixai les herbes, les trous de terres, les roches… Je m’astreignis même à contempler les immobilités. Mon attention finit par se retrouver attirée par des luminances insolites. Zébrures d’une simili-lumière qui se produisaient dans presque tous les sens, sans ordonnance et sans logique. Comme si des miettes d’étoiles étaient tombées du ciel et continuaient de gigoter dans les flots de la grande lumière. Je me rapprochai du phénomène. L’envisageai. Pris le temps de me convaincre qu’il s’agissait d’êtres vivants. Des choses volantes à moitié invisibles. Choses indéfinissables à force d’agitation et de vitesse. J’en vis une. Puis deux. Puis trois… Enfin, comme si mes pupilles s’étaient tout-à-coup ajustées, je reconnus dans ces brillances quelques-unes de ces choses que je voulais trouver. Puis, comme dans une révélation soudaine, je me mis à en voir dans tous les coins de Rabuchon. Toute une engeance ! (28-29) La répétition anaphorique du « je » au début des phrases relativement courtes de ce passage dynamise le texte tandis qu’un suspense est entretenu par l’approche progressive vers ce qui ressemble à une source lumineuse. Ce « phénomène » étonnant, d’abord inclassable, agit comme un appel pour le Malfini, un appel qui le force à confronter ces « luminances », « zébrures », et « brillances » jusqu’à « une révélation » soudaine. Patiemment, à force de contemplation et d’efforts, le Malfini accoutume peu à peu son regard jusqu’à ce qu’il puise discerner ces « choses volantes à moitié invisibles ». Or cette démarche inaugurale ne fait qu’ouvrir la voie pour le Malfini : le texte de Chamoiseau met en effet en scène de nombreuses variantes de ce premier 239 rapport curieux au monde. Cet appel d’entités ressemblant à de « miettes d’étoiles […] tombées du ciel » marque ainsi un changement fondamental pour le Malfini : au lieu de se cantonner à son territoire habituel avec pour seul objectif de le maîtriser, il s’ouvre à d’autres. Du colibri, il apprendra donc à lire son entour, à le questionner, mais aussi et surtout à affronter son aspect chaotique, « sans ordonnance et sans logique ». Chamoiseau appelle d’ailleurs son lecteur à ce type d’engagement : comme pour poursuivre la « ritournelle », il l’invite à suivre le mouvement du colibri, rendu possible par une « disponibilité infinie » et nourrie « [d]’ une appétence pour ce que pouvaient lui renvoyer ses yeux, ses pattes, son bec, le sentiment de vivre… » (34) A la lecture du texte, nous sommes donc conviés à ouvrir nos sens (comme le Malfini : « Pour moi qui lui ouvrais mon ouïe ») afin d’être sensibles à « ce chant [qui] fut un étourdissement » (50). Tout comme le Malfini se trouve désormais au cœur de processus de vies multiples, le lecteur se trouve au cœur de processus verbaux. Il doit y être ouvert et disponible pour pouvoir, après maintes observations, s’inscrire, comme le colibri, dans un réseau fructueux de relations polliniques où l’oiseau et le lecteur butinent fleurs ou mots. A la clef d’un tel travail, même s’il est impossible de reconstituer toute la complexité du Vivant, une meilleure lecture dans un premier temps, puis une meilleure insertion deviennent possibles. Les textes de Chamoiseau et de Condé nécessitent donc l’activité du lecteur qui doit rassembler les pièces du puzzle du meurtre de Sancher comme ceux de la « mort lente ». De plus, le modèle de lecture proposé par un texte poétique se rebelle contre toute méthode de lecture ou tout système. Comme nous l’avons vu, le mystère de la mort de Sancher reste insoluble dans le cas de Traversée : à l’instar du Malfini qui parvient à accepter de ne pas tout « comprendre », le lecteur doit se résigner à une fin ouverte. Ce faisant, il expérimente le 240 « chaos » du texte et du monde d’une tout autre manière, cherchant non pas à s’en détacher analytiquement mais à y forer une « trace »302, à « la manière opaque d’apprendre la branche et le vent », en s’y insérant, dans une « errance qui oriente »303 (TTM, 18). Une des conséquences majeures de l’écriture poétique, mise en avant par Glissant, est en effet de respecter l’ « opacité » que rend une écriture hétérogène. Ecrivain, essayiste, mais aussi poète, il n’est pas étonnant que l’ « opacité » soit pour Glissant un terme clef qui parcoure son œuvre théorique, mais se retrouve également comme pratique littéraire. A travers un article pertinent304, Patrick Crowley propose d’abord, en reprenant plusieurs critiques littéraires, une corrélation entre les deux termes qu’il juxtapose dans son titre : « opacité » et « résistance ». Dans un contexte postcolonial, l’impénétrabilité du texte proposerait une réponse à la transparence d’un discours occidental réduisant souvent l’autre à une catégorie de pensée. Un texte opaque, dense et complexe répond donc à toute simplification excessive (ayant souvent cours dans les représentations faites par les (anciennes) puissances coloniales dominatrices des (anciens) peuples colonisés). Face à ce constat, Glissant revendique un « droit à l’opacité » octroyé d’abord au niveau du texte puisqu’il enregistre formellement la résistance des mots à une lecture limpide qui pourrait les résumer (et les enfermer) en un 302 Glissant développe cette “pensée de la trace” dans son Traité du Tout-Monde: « Que la pensée de la trace s’appose, par opposition à la pensée de système, comme une errance qui oriente. Nous connaissons que la trace est ce qui nous met, nous tous, d’où que venus, en Relation. […] La trace ne figure pas une sente inachevée où on trébuche sans recours, ni une allée fermée sur elle-même, qui borde un territoire. La trace va dans la terre, qui plus jamais ne sera territoire. a t a e, ’est man e paq e ’app en e a b an e et e ent êt e s , ’a tre. ’est e sab e en a s e e ’ t p e. a pens e e a t a e pe met ’a e a oin des étranglements de système. Elle réfute par là tout comble de p ssess n. E e ê e ’abs temps. E e es es temps a t s q e es man t s a j ’ m t p ent entre elles, par conflits et merveille. E e est ’e an e ente e a pens e q ’ n pa ta e. » (TTM, 18 ; 20) 303 Car paradoxalement, selon Glissant: « L’errance, c’est cela même qui nous permet de nous fixer. De quitter ces leçons de choses que nous sommes si enclins à semoncer, d’abdiquer ce ton de sentence où nous compassons nos doutes- moi le tout premier – ou nos déclamations, et de dériver enfin. » […] « L’errance nous donne de nous amarrer à cette dérive qui n’égare pas. » (TTM, 59) 304 « Edouard Glissant : Resistance and Opacité » dans Romance Studies, Vol. 24 (2). July 2006. (105-115) 241 message univoque. Mais Glissant étend de plus ce droit à « tous » (PR, 209), autrement dit à tous ceux concernés par une simplification hâtive.305 Son objectif est ainsi de mettre en garde contre « tant de réductions à la fausse clarté de modèles universels » (TTM, 29) ou de systèmes de pensée qui prennent le monde en otage : [i]l ne m’est pas nécessaire de « comprendre » quoi que ce soit, individu, communauté, peuple, de le « prendre avec moi » au prix de l’étouffer, de le perdre ainsi dans une totalité assommante que je gérerais, pour accepter de vivre avec lui, de bâtir avec lui, de risquer avec lui. (TTM, 29) Or ce droit à l’opacité sied également aux revendications environnementales puisque le poétique peut alors devenir un moyen d’entretenir le Divers306 sous toutes ses formes (par l’éclatement des voix polyphoniques du roman de Condé ou la prise de parole du Malfini évoluant dans des registres de langue différents par exemple). L’écriture poétique offre ainsi une résistance souhaitable aux « pensée[s] de système » prééminentes en occident. Glissant remarque : Aujourd’hui, cette pensée du système que j’appelle volontiers « pensée continentale » a failli à prendre en compte le non-système généralisé des cultures du monde. Une autre forme de pensée, plus intuitive, plus fragile, menacée, mais accordée au chaos-monde et à ses imprévus, se développe, arc-boutée peut-être aux conquêtes des sciences-humaines et sociales mais dérivée dans une poétique et de l’imaginaire du monde. J’appelle cette pensée une pensée « archipélique », c’est-à-dire une pensée non systématique, inductive, explorant l’imprévu de la totalité-monde et accordant l’écriture à l’oralité et l’oralité à l’écriture. (IPD, 43-44) A leur homogénéisation, le poétique répond en effet par l’hétérogène et l’ambigüité307, tous deux porteurs de dynamisme, de multiplicité et de complexité, composantes du monde. Si donc l’« opacité » réclamée par Glissant et inhérente au poétique peut être particulièrement saillante dans un contexte postcolonial revendiquant sa spécificité géographique 305 Nous nous proposons d’élargir, un peu plus loin, ce « tous » à un « tous »incorporant le non-humain. « Que le droit à l’opacité, par où se préserverait au mieux le Divers et par où se renforcerait l’acception, veille, ô lampes ! sur nos poétiques ! » (TTM, 29). 307 « La même pensée de l’ambigüité, que les spécialistes des sciences du chaos signalent à la base même de leur discipline, cette même pensée de l’ambigüité régit désormais l’imaginaire du chaos-monde et l’imaginaire de la Relation. On peut résumer cela en posant l’opposition entre une pensée archipélique et une pensée continentale, la pensée continentale étant pensée de système et la pensée archipélique étant la pensée de l’ambigu. » (IPD, 89) 306 242 et historique, elle est tout aussi porteuse dans d’autres horizons. La limiter à ce contexte (bien qu’elle y soit plus évidente encore) serait la « comprendre » trop sommairement. A la fin de son article, Patrick Crowley propose ainsi une autre voie possible, et fort valide : I want to suggest that there is an alternative to the embrace of the « con/com », namely the non-hierachical « trans » (the “trans” of transformations and translations so important to Glissant’s work) that communicates a movement “across”, a movement of change in languages and peoples, a transversal poetics. (111) Cette remarque rejoint un des enjeux majeurs du poétique : celui de capter et de traduire un mouvement de traverse (d’où l’insistance sur la Traversée dans le titre de Condé) à la manière du vol du colibri dans le texte de Chamoiseau. Non que le texte poétique et opaque de Chamoiseau rende exactement le vol d’un « vrai » colibri. Tel n’est pas le but de l’auteur (tout comme le but de Glissant n’est pas de traduire la pensée de Deleuze et Guattari mais de la traduire poétiquement, transformant leur Mille Plateaux en « Mille Cyclones » (CL, 137)). Pourtant, transversalement, le poétique se prête à rendre compte de la complexité du monde, et son opacité peut traduire celle de notre environnement. Comme le note Crowley, Glissant est particulièrement sensible à ce pouvoir du poétique de « transfert instantané, constant » (IP, 99) entre le monde extérieur et celui du tissu textuel. Il revient ainsi sur ce processus qu’il décèle dans Stèles de Ségalen : « [il] a pénétré ce symbole de la réconciliation, et de l’unification du divers; il avait été désigné pour aimer cette éternité de la forme, cette majesté. Il n’a pas voulu décrire ces stèles, mais en donner un équivalent poétique. » (IP, 99) Cette quête d’un « équivalent poétique » ou d’un écho des mouvements de vie du monde extérieur motive l’œuvre de tous nos poètes et écrivains.308 Glissant insiste d’ailleurs 308 Comme ici Jaccottet : « Cela surgit un jour, inattendu, quand nous passons, à côté de nous, c’est là pour peu de temps et cependant nous ouvrons les yeux là-dessus (comme ces fleurs se sont ouvertes), et nous aussi, nous sommes là pour peu de temps. Nous considérons une chose vivante elle aussi, une vie, mais différente de la nôtre parce qu’elle se déroule selon un cycle annuel - fleurs, feuilles, fruits, branches nues, - créant ainsi l’illusion d’une 243 sur le fait que le « contact avec le réel»309 ne naisse pas de « systèmes de pensées » mais bien du poétique car « seuls les poètes [sont] à l’écoute du monde, fertilis[ent] par avance. On sait le temps qu’il faut pour qu’on entende leur voix. » (IP, 42). Il ajoute : L’écriture, qui nous mène à des intuitions imprévisibles, nous fait découvrir les constantes cachées de la diversité du monde, et nous éprouvons bienheureusement que ces invariants nous parlent à leur tour. […] Et non pas par une abstraction, par une idéalisation de toutes choses, qui nous aurait fait retrouver dans notre lieu particulier comme un reflet d’un universel bienfaiteur de profitable. Nous avons renoncé à cela aussi. La prétention d’abstraire un universel à partir d’un particulier de nous émeut plus. C’est la matière même de tous les lieux, leur minutieux ou infini détail à l’ensemble exaltant de leurs particularités, qui sont à poser en connivence avec ceux de tous les lieux. Ecrire c’est rallier la saveur du monde. (TTM, 120) A travers la matière des mots, « écrire » peut donc « rallier la saveur du monde ». Rien d’étonnant alors à ce que Chamoiseau préfère le « diversel » à l’universel, ou encore le « multivers » à l’univers car tous deux suggèrent encore une fois un mouvement, une insertion. Dans son Traité du Tout-Monde, Glissant remarque ainsi que « [t]out réseau de solidarité est en ce sens une vraie Poétique de la Relation » (TTM, 249). Dans cette optique d’un devenir ensemble, d’une participation au monde, plus la diversité est grande, plus chacun y trouve son compte puisque les agencements possibles sont quintuplés. C’est ce dont se rend compte le Malfini à la fin du roman310, mais c’est aussi ce dont s’aperçoit le lecteur : la langue de Chamoiseau, et son langage poétique en particulier se font aussi vecteur de diversité à travers la permanence, alors qu’il s’agit d’un mouvement en spirale par rapport au nôtre, qui serait une ligne droite.» (ATV, 13) 309 « Ce que je veux essayer de partager avec vous, c’est la conviction que les systèmes de pensée ou les pensées de système ne procurent plus le contact avec le réel, ne donnent plus la compréhension ni la mesure de ce qui se passe réellement dans les contacts et les conflits de cultures. Parce que l’erratique, la dimension erratique qui est la dimension des systèmes déterministes à variables multiples selon la science du chaos, la dimension erratique est devenue la dimension du « Tout-monde » ». (Je souligne, IPD, 87) 310 « Je compris encore mieux à quel point les vies se tiennent, combien nulle n’est centrale, plus digne, plus importante. Elles portent les mêmes couleurs. Elles se lient, se relient, se rallient, se relaient et se relatent avec les mêmes couleurs. Et je compris combien, à la base de la vie, il y avait une infinité de possibles en devenir, de devenirs possibles… et qu’au fondement de toutes les vies de Rabuchon, comme de la mienne, il y avait les fleurs. » (NCM, 172) 244 matière des mots. Comme le rappelle Lorand Gaspar, « [l’é]criture […] est somme de langages qui se tissent et dont le mouvement, le sens, le devenir, seraient dans la matière même » (Approche de la Parole, 9). En effet, au fil de la lecture du texte poétique, des « agencements » s’opèrent entre les mots, proposant un co-fonctionnement sur lequel revient Deleuze311. Les agencements, réels ou textuels, s’ils ne se recoupent pas totalement, ont en toutefois en commun d’engager une « sympathie », un « avec » ouvert sur le Divers, comme le colibri est ouvert aux alliances avec d’autres espèces, ou Sancher est ouvert, tel un rhizome, aux rencontres avec l’autre. « Tout agencement » est en effet, comme le remarque Deleuze « collectif, puisqu’il est fait de plusieurs flux qui emportent les personnes et les choses, et ne se divisent ou ne se rassemblent qu’en multiplicités. » (D, 144) Ainsi l’écriture poétique forge-t-elle et entretient-elle ces « agencements », garants d’une multitude d’échanges dynamiques s’opérant au sein du texte, certes, mais qui, tout comme les poussières archipéliques des Antilles sont liées à l’ailleurs, rejoignent le « Tout-Monde ». Puisque l’expression sauvegarde et entretient une certaine diversité langagière et un certain mouvement équivalent à la richesse et à la complexité de l’environnement extérieur, le poétique peut donc prétendre à servir de rempart à l’oppression et à la destruction du « Tout-Monde » que Glissant définit ainsi : « J’appelle Tout-Monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la « vision » que nous en avons ». (TM, 176) 311 « Qu’est-ce qu’un agencement ? C’est une multiplicité qui comporte beaucoup de termes hétérogènes, et qui établit des liaisons, des relations entre eux, à travers des âges, des sexes, des règnes – des natures différentes. Aussi la seule unité de l’agencement est de co-fonctionmement : c’est une symbiose, une « sympathie ». Ce qui est important, ce ne sont jamais les filiations, mais les alliances et les alliages ; ce ne sont pas les hérédités, les descendances, mais les contagions, les épidémies, le vent. Les sorciers le savent bien. Un animal se définit moins par son genre ou son espèce, ses organes et ses fonctions, que par les agencements dans lesquels il entre. » (D, 84) 245 Conclusion Dans ce qu’il adviendra, Je suis pour quelque chose. (Guillevic, Sphère, 59) Au terme de ce projet, se dégagent donc quelques « traces » (pour reprendre le terme de Glissant) ou pistes confirmant notre hypothèse de départ d’un type d’écrit facilitant un contact avec notre environnement : l’écriture poétique. A la fois complexe et accueillant l’hétérogène à travers une utilisation du langage qui lui est propre (favorisant des chocs de sens et de sons), elle propose un équivalent textuel (mais ni mimétique, ni purement représentatif) des mouvements, processus et événements du réel. Son travail sur la matière des mots exacerbe nos sens et notre corps. La lecture d’un poème ou d’un texte poétique nous arme ainsi à l’appréhender non seulement cérébralement, mais aussi viscéralement, à partir de sensations. Le poétique remet donc en question la « bifurcation de la nature » héritée de la tradition philosophique continentale et le détachement qu’elle implique au profit d’une participation et d’un engagement au monde (ou au « chaos-monde ») l’acceptant comme complexe et toujours changeant. Cependant, si ces caractéristiques et qualités rendent le parallèle entre les « événements » au sein du texte et les événements naturels probant, il nous faut soulever une pierre d’achoppement, soulevée par Kate Soper : « it is not language which has a hole in its ozone layer ; and the real thing continues to be polluted and degraded even as we refine our deconstructive insights at the level of the signifier. »312 Autrement dit, quelles que soient la force et l’intensité du texte poétique, il n’est, seul, pas en mesure de changer quoi que ce soit : pour 312 Kate Soper, What is Nature? Oxford : Blackwell, 1995, 151 246 rendre le texte effectif dans un contexte environnemental, l’activité du lecteur est donc requise, et ce non seulement lors de la lecture du texte, mais au-delà. Il doit donc prolonger la ritournelle évoquée dans le texte de Chamoiseau : tout comme le colibri parvient à transformer en gestes le chant fredonné par l’enfant, et que par la suite le vieil homme observant le colibri donne sens à ses allées-venues et adapte son comportement en conséquence, la lecture du texte doit être relayée. En tant qu’expérience esthétique elle doit, pour dépasser un statut éphémère qui la dissiperait aussitôt la lecture achevée, passer du corps et de sensations (nées d’emboîtements de mots, sons et images), à l’action. Car l’enjeu de prolonger son mouvement, déjà soulevé par Diderot et Rousseau au dixhuitième siècle dans le contexte théâtral (art éphémère par excellence, s’il en est), est quintuplé dans le cas de textes traitant de questions environnementales. En effet, même si nos auteurs ne sont pas ouvertement et à proprement parler, écologiquement militants, leurs œuvres sont aussi aux antipodes d’une pratique de l’Art pour l’Art. Deux caractéristiques distinguent en effet nos textes: d’une part leurs résonances internes et verbales reproduisent certains mécanismes d’appel ou d’ « absorption du dehors » plaçant résolument le monde naturel sur l’avant-scène non seulement thématiquement, mais textuellement313. Au lieu de se limiter à un pur plaisir de lecture, les textes poétiques traités (et par extension d’autres textes manifestant ces mêmes fonctionnements) questionnent aussi l’engagement du lecteur avec le monde extérieur, sa 313 Ils réalisent alors ce que le philosophe Allen Carlson appelle une appréciation esthétique de l’environnement comme « milieu naturel » par contraste à une appréciation esthétique de l’environnement comme objet ou comme paysage: « We must experience our background setting in all those ways in which we normally experience it, by sight, smell, touch and whatever. […] The model I am thus presenting for the aesthetic appreciation of nature might be termed the environmental model. It involves recognizing that nature is an environment and thus a setting within which we exist and which we normally experience with our complete range of senses as our unobtrusive background. But our experience being aesthetic requires unobtrusive background to be experienced as obtrusive foreground. The result is the experience of a “blooming, buzzing confusion” which in order to be appreciated must be tempered by the knowledge […] about the natural environment so experienced. » (« Appreciation and the Natural Environment», dans Journal of Aesthetics and Art Criticism, 37.3, 1979, 274) 247 manière d’être « aux prises avec le concret » (VP, 230), en particulier en impliquant son corps et ses sens, transgressant ainsi la séparation traditionnelle de corps et d’esprit. Ces textes poétiques proposent donc un autre type d’expérience esthétique : le « beau » y est reconsidéré et n’est plus statique et détaché mais relève au contraire d’une immersion, d’une participation au monde et au vivant comme le laisse entendre Merleau-Ponty314, ou encore Guillevic : « Le beau / Est ce qui donne à vivre / L’innocence du monde. » (PF, 133) L’un des exemples les plus frappants de cette insistance sur le « vivre » (et non l’être) est sans doute la définition qu’en donne Patrick Chamoiseau dans son œuvre, d’abord dans Les Neuf consciences du Malfini en énonçant : « Toute beauté est le surgissement bouleversant d’une plénitude d’existence, vivante ou non vivante ». (NCM, 235) Au lieu de cantonner le beau dans une définition close, l’auteur martiniquais opte pour l’expression « toute beauté », sans doute parce que « beauté » est un terme moins chargé et ouvert à des acceptations multiples, à des « surgissement[s] » divers. Il l’illustre d’ailleurs par une image: alors que le colibri délivre un vieux colibri de l’emprise d’une araignée qui a emmailloté l’ancien oiseau-mouche dans ces filets, il décide, après avoir perforé la toile pour le libérer, d’observer la reconstruction de ce lacis de toile, maille après maille. Cette mise en abîme du réseau de l’araignée montre à quel point cette toile est vivante, et l’enjeu est d’appréhender (sans nécessairement toujours « comprendre315 ») sa complexité, son fonctionnement et surtout le constant mouvement, même fragile de ce vivant. 314 Voir, à ce propos, l’étude de Galen A. Johnson, The Retrieval of the Beautiful, Thinking Through Merleaunty’s Aest etics. Northwestern Press, Evanston, Illinois, 2010. 315 Comme nous l’avons vu, tous nos auteurs sont réticents à employer ce terme. Chamoiseau le souligne dans un dialogue imaginaire entre deux papillons de nuit: « - Comprendre n’existe pas. - Que veux-tu dire ? - Dans comprendre il y a « prendre », papillon… - Et alors ? 248 Deuxièmement, comme Chamoiseau le confirme dans son récent ouvrage, Le papillon et la lumière (2011), ce type de beauté permet surtout d’enclencher un processus : « La beauté ne demande pas qu’on l’apprenne, qu’on la récite ou qu’on l’applique. Elle bouleverse, éveille, réveille. Elle inspire. » (68) C’est certainement le vœu qu’émet explicitement Guillevic pour ses poèmes puisque « Quelque chose passe / A travers le dire, / Cet effort de dire. // La preuve : / D’autres le répètent, / Et ça les aide. » (AP, 287) Qu’est-ce qui motive alors « cet effort de dire » et sa répétition ? Le poète y répond : Enchanter d’autres que soi Peut les aider A s’y mettre Pour changer le monde Dans le sens Que dit le chant Vers la hauteur qu’il annonce, Vers l’horizon qu’il montre, Un horizon au plus fort de la possession De lui-même par lui. (AP, 171) Le chant et le dire propres au poétique ne sont donc, dans une optique environnementale, pas totalement gratuits. Ils esquissent au contraire une continuation du mouvement enclenché par le texte, nous ramenant à l « ici » et au « maintenant »316, comme le remarque Leonard Scigaj317, - Dans les choses de la vie on ne peut rien vraiment « prendre ». Tout passe, tout fuit, tout change et ne revient jamais. Si tu « prends », tu ne gardes que le vide. » (Le Papillon et la lumière, 46) 316 Ainsi Guillevic propose : « Si je dis vrai De la prairie, Il se peut Que ce soit aussi Pour changer quelque chose ici » (E, 175) 317 Sustainable Poetry: Four American Ecopoets. Lexington: University Press of Kentucky, 1999. 249 Within ecopoetry and environmental poetry, language is often foregrounded only to reveal its limitations, and this is accomplished in such a way that the reader’s gaze is thrust beyond and back into the less limited natural world that language refers to, the inhabited place where humans must live in harmony with ecological cycles. (37-38) Le verbe de nos auteurs s’accompagne donc d’un effet majeur : celui, d’abord, de nous inciter à observer le réel avec plus d’acuité et de nous y insérer car, selon Glissant : « [l]’écriture, qui nous mène à des intuitions imprévisibles, nous fait découvrir des intuitions cachées de la diversité du monde, et nous éprouvons bienheureusement que ces invariants nous parlent à leur tour. » (TTM, 119) Le texte poétique génère ainsi un échange, une réciprocité, mais son impact ne s’arrête pas là : s’il revient désormais au lecteur de prolonger, comme nous l’avons vu, le « chant », il lui incombe aussi de le faire afin de préserver cette « beauté » tant, pour Chamoiseau et Glissant, « [l]e déficit en beauté est le signe d’une atteinte au vivant, un appel à la résistance.»318 Loin d’être abstraite, la beauté, comme l’avait d’ailleurs déjà pressenti Whitehead, implique une participation avec et dans le réel319, et ce d’autant plus dans une « Poét(h)ique » de la Relation. Bien qu’à des degrés différents, les œuvres de nos auteurs ont en effet une portée responsabilisante: même lorsque leurs textes optent pour le mode imaginaire (dans le cas de Beckett, Duras et de Chamoiseau notamment), leurs créations verbales visent des répercussions au-delà du texte même. Glissant l’exprime ainsi : C’est ici un cri, tout simplement un cri. D’Utopie réalisable. Si le cri est repris par quelquesuns et par tous, il devient parole. Chant commun. Le cri et la parole se relaient pour faire lever le possible, et aussi ce que nous avons toujours cru être impossible, de nos pays. (TTM, 233) 318 douard Glissant et Patrick Chamoiseau. nt a tab e Bea t D M n e A esse Ba a k bama. Paris: Galaade, 2009. 319 Pete Gunter remarque ainsi: « Beauty, Whitehead insists, begins [in the world]. It is not a matter of a pure consciousness peering from the heights of some epistemic Mount Olympus into an objectified world with which it has dubious affinities. It is a matter of awareness, at once intensely visceral and intensely reflective, which participates in the life of the world. » dans son article « Whitehead’s Contribution to Ecological Thought: Some Unrealized Possibilities», Interchange. 31 (2000), 212. 250 Le lecteur, qui doit « reprendre » ce cri, ce « chant commun » pour « s’y mettre / Pour changer le monde » (AP, 171), est donc appelé à s’impliquer dans une mise en relation à laquelle une écriture poétique le sensibilise de façon à être peut-être solitaire (comme dans la lecture d’un texte), mais « solidaire »320 (parmi des mots et à d’autres étants). Les « dissemblances » (NCM, 107) et la différence (également prônée par Deleuze) sont donc au cœur de ce processus, comme en témoigne le cheminement du Malfini qui se détache de son « égoïste solitude » (NCM, 220) première et finit par s’apercevoir qu’il se fonde dans un « nous » plus large321, siège de diversité : « J’appris ainsi la différence. J’appris aussi, par extension, que la différence constituait la matière la plus vaste, la plus sûre et la plus stable de toutes les choses existantes… » (NCM, 106). Le texte poétique ouvre donc sur un face-à-face multiple avec « la différence » ou encore, selon l’expression de Chamoiseau, avec tout le « Vivant »322. Si tous les textes abordés ne répondent pas forcément à l’idéal de Chamoiseau et de Glissant d’« une horizontale plénitude qui suppose que tous les possibles en relation sans aucune hiérarchie » (NCM, 231), ils rendent par contre tous compte de rencontres et de liens avec une altérité non seulement humaine, mais non-humaine. L’écriture poétique se prête en effet à accueillir à la fois une matière verbale hétérogène, telle une « langue étrangère »323, mais aussi de multiples « visages » pour reprendre le concept d’Emmanuel Levinas324. Cette confrontation n’est pas sans conséquence : une fois entré dans cette relation de senti / sentant (AT, 28), nous sommes redevables à l’autre, en sommes responsables car 320 Cette paronomase, « solitaire/ solidaire » est chère à Glissant comme à Chamoiseau (qui qualifie ainsi le colibri des Neuf consciences du Malfini, 169) 321 « nous étions de toutes manières dans ce mouvement, au cœur de cet indébrouillable de la vie » (NCM, 220) 322 Guillevic lui fait écho : « Je / - Qui a dit je ? // Je ne suis / Ni je, ni l’autre // Mais à la fois / Je et l’autre // Et quelque chose de plus : / Le bourgeonnement du tout.» (Maintenant, 78) 323 Comme diraient Proust, Deleuze (Critique et Clinique, 9) ou Beckett. 324 A t t Et T ans en an e. Saint-Clément-la-Rivière: Fata Morgana, 1995. 251 Le mouvement vers Autrui, au lieu de me compléter ou de me contenter, m’implique dans une conjoncture qui, par un côté, ne me concernait pas et me laissait indifférent : que suis-je donc allé chercher dans cette galère ? La relation à Autrui me met en question, me vide de moi-même et ne cesse de me vider en me découvrant des ressources toujours nouvelles. (AT, 46) Levinas se réfère ici strictement à l’humain en expliquant comment « le visage [d’Autrui] parle » (AT, 48) et nous implique, puisque « [l]à où j’aurais pu rester spectateur, je suis responsable, c’est-à-dire encore, parlant. Rien n’est plus théâtre, le drame n’est plus jeu. Tout est grave. » (AT, 79) Or cette notion peut être, comme l’ont souligné Jean-Christophe Bailly et Elizabeth De Fontenay325, étendue à l’animal, « le plus autrui des autruis » (De Fontenay), voire à tous les existants (John LLewelyn326) ; une voie jugée souhaitable par nos auteurs, comme ici Guillevic : Il n’aura pas, Mon poème, La force des explosifs, Il aidera chacun A se sentir vivre A son niveau de fleur en travail, A se voir Comme il voit la fleur. (AP, 175) Le poème et l’écriture poétique aident donc à rendre cet « autrui » plus visible et, en retour, à nous « voir » autre, au même niveau que fleur ou oiseau. Chamoiseau élargit lui-aussi nettement la notion d’ « Autre » en proposant que « c’est toute présence individuée ou collective, connue ou encore inconnue » (NCM, 238) tandis que la poésie de Guillevic prend acte de cette nouvelle acception à maintes reprises dans toute son œuvre, que ce soit envers une pierre, une violette, un merle, une guêpe, ou même l’azur : 325 Réciproquement dans Le Versant animal. Le rayon des curiosités. Paris: Bayard, 2007 et e en e es bêtes a s p e p e e e an ma t . Paris: Fayard, 1998. 326 The Middle Voice of Ecological Conscience: A Chiasmic Reading of Responsibility in the Neighbourhood of Levinas, Heidegger and Others. London: Macmillan, 1991. p 252 Tu te sens responsable De l’azur. Il s’en souvient Et te le souffle. (PF, 132) Ces lignes nous exhortent expressément à prendre part, à nous sentir liés et « responsable[s]» tant de l’air que de la terre (embrassant l’enveloppe écologique de « chair » du monde MerleauPontien, ainsi que le « socle « nature » » cher à Cézanne) : Que tes yeux Ne quittent pas Trop longtemps le sol Où tu es requis (Requis, 10) Plus qu’un souhait, la forme passive du verbe « requérir » (également titre du recueil guillevicien) impliquant soit une sollicitation respectueuse, soit une demande, une réclamation solennelle, témoigne de l’appel des éléments du dehors, relayés par le texte. Chamoiseau et Glissant expriment également ouvertement cet appel à la responsabilité et à l’engagement, surtout lorsque cet « autrui » est particulièrement vulnérable ou menacé, auquel cas, « [t]oute présence a le devoir de protéger, d’accompagner ou de soutenir toute présence qui serait menacée de déséquilibre, de peur, d’usure ou d’extinction.» (NCM, 236). Cette formulation ressemble presque à un impératif moral, que Chamoiseau poursuit : Toute présence, individualisée ou collective, et capable de conscience réflexive, est responsable et solidaire des équilibres du vivant de son entour immédiat ’est pa s n entour immédiat que se fondent sa responsabilité et sa solidarité pleines avec la perspective e ’ z nta e p n t e… (NCM, 236) Elle n’est d’ailleurs pas sans rappeler la célèbre formule du Sand County Almanach de l’environnementaliste américain Aldo Leopold : « A thing is right if it tends to preserve the stability, integrity, and beauty of the biotic community. It is wrong if it tends otherwise ». A la 253 différence près cependant que l’écrivain martiniquais se refuse d’opter pour une dichotomie trop marquée entre le « bien » et le mal » ou entre le « vrai »327 et le « faux ». Le poétique se prête plutôt, pour reprendre un terme de Bailly, à un « côtoiement » (16) entre existants: au lieu d’un accès au monde cartésien, scindé entre pensée et sensations, humain et non-humain, colon et colonisé, les textes étudiés proposent de faire fi des relations de pouvoir qu’impliquent toute série binaire pour leur préférer un accès à un « monde uni », par ce que Bailly nomme « la nappe phréatique du sensible ». Il rejoint ici ce que Deleuze et Guattari désignent comme une « géophilosophie », résumée ainsi par Patrick Hayden : What Deleuze & Guattari call “geophilosophy” is the attempt to formulate a mode of thinking in association with, and as the affirmation of, the diversity and multiplicity of the continuous becomings of a fluctuating natural reality. In effect, this attempt amounts to the efforts to construct a new way of thinking that is naturalistic and ecologically oriented because it seeks to eliminate the traditional dichotomy separating humanity (as subject) and nature (as object) by “stretching out the plane of immanence” which, they write, “absorbs” the Earth, bounds together with it without eliminating the singularity, uniqueness, or difference of each thing that is a part of this relationship.” (88) (An (Un)likely Alliance, 29) Or, de par son « opacité » (Glissant), l’écriture poétique s’avère, comme nous l’avons vu, être un des meilleurs vecteurs pour rendre compte de ces relations et de ce devenir commun de l’humain et du non-humain. Elle est cependant aussi portée vers le futur, et permet d’anticiper l’ « imprédictibilité » de ses relations non en les fuyant, en en présentant une vision apocalyptique et peureuse, mais en les transformant en « positif »328. 327 Chamoiseau revendique, comme tous nos auteurs, le droit à l’imaginaire:« Et si ce n’est pas l’exacte vérité, cela n’aurait aucune importance : les histoires ne servent qu’à habiller l’indéchiffrable du monde. » (NCM, 60) 328 « Je dis alors que la vision poétique permet de vivre avec l’idée d’imprédictibilité parce qu’elle permet de concevoir l’imprédictibilité non pas comme un négatif mais comme un positif, et elle permet de changer notre sensibilité sur cette question alors qu’aucun concept ou aucun système conceptuel ne pourrait le faire. C’est-à-dire qu’une intention poétique peut me permettre de concevoir que dans ma relation à l’autre, aux autres, à tous les autres, à la totalité-monde, je me change en m’échangeant, en demeurant moi-même, sans me renier, sans me diluer, et il faut toute une poétique pour concevoir ces impossibles-là. C’est pour cela que je pense que la pensée poétique aujourd’hui est au principe du rapport au monde. » (IPD, 102) 254 Autrement dit, si peu de nos auteurs s’adressent explicitement et directement à la nature souillée et de plus en plus dégradée qui s’avère être notre lot, nous pouvons nous demander ce que Beckett, Duras ou Guillevic auraient écrit si leurs œuvres avaient continué à l’orée du vingtet-unième siècle et de ses « possibles futurs » (pour reprendre le titre d’un recueil de Guillevic). Leurs textes esquissent en tous les cas un mouvement s’opérant au « nœud gordien »329 où s’entrelacent nature et culture, humain et non-humain et ont en germe un repositionnement face au vivant. A la fin de sa vie, Glissant a d’ailleurs soulevé l’aptitude de l’écriture poétique à témoigner de la dégradation du monde actuel sans s’y résigner : Les paysages du monde actuel sont le plus souvent éventrés, délavés, détruits jusqu’à leurs sources souterraines par les guerres, les oppressions, l’imprévoyance ou la bêtise des humanités, c’est une de nos approches de la connaissance d’aujourd’hui que de les fréquenter par-delà ces ravages, que nous tentons d’ailleurs de limiter, et de plonger à cet inextricable et à cette opacité qu’ils continuent de tendre sur le Tout-Monde, pour le protéger. C’est bien là le lieu, inexplicable, inexpugnable, de la connaissance tremblante dont la poésie est la garante la plus assidue.330 Dans sa lignée, Chamoiseau est, de tous nos auteurs celui qui tire le plus explicitement plusieurs sonnettes d’alarme sur ces questions pressantes. Après avoir dénoncé, dans Les neuf consciences du Malfini, les ravages de la pollution liée à l’exploitation à outrance de bananes, l’un de ses derniers recueils (Le papillon et la lumière) prend cette fois pour cadre l’effervescence de la ville du point de vue de deux papillons de nuit fatalement attirés par les lueurs urbaines. Ce changement de cadre sied à notre réalité contemporaine de globalisation (parmi les lumières nocives pour les papillons, celles des enseignes de McDonalds figurent au premier plan). Cependant, là encore, le texte poétique et philosophique de Chamoiseau offre une réponse, 329 330 Expression de Bruno Latour soulevant l’hybridité du monde actuel, dans a e D ament n. Paris: Gallimard, 2005 s n’a ns jama s t m e nes. 255 imaginaire, certes, mais valide, à la « mondialisation » : celle d’une « mondialité »331 salvatrice. Aux côtés de Guillevic, Pesquès, Jaccottet, Duras, Beckett, Condé, il répond ainsi à l’appel de Jonathan Bate : « the dream of deep ecology will never be realized upon the earth but our survival as a species may be dependent on our capacity to dream it in the work of our imagination. » (SOE, 38). Nul doute qu’à son tour, une autre génération de poètes, écrivains et lecteurs prendra le relais de leurs ritournelles. L’enjeu est grand car, Nous construisons le monde Qui nous le rendra bien Car nous sommes au monde Et le monde est à nous. (TQ, 110) 331 « Ce que l’on appelle Mondialisation, qui est donc l’uniformisation par le bas, le règne des multinationales, la standardisation, l’ultralibéralisme sauvage sur les marchés mondiaux…, c’est aussi le revers négatif d’une réalité prodigieuse que j’appelle mondialité. Elle projette, cette mondialité, dans l’aventure sans précédent qu’il nous est donné à tous aujourd’hui de vivre, et dans un monde qui pour la première fois… se conçoit à la fois multiple et un, et inextricable. Nécessité pour chacun de changer ses manières de concevoir, de vivre et de réagir, dans ce monde là.» ( a e amentin, 15). 256 Abréviations AP : Guillevic, Eugène. Art Poétique. AT : Levinas, Emmanuel. A t t et t ans en an e. ATV : Jaccottet, Philippe. A Travers Un Verger. BH : Guillevic, Eugène, et Jean-Yves Erhel. Un B n e be, ap s t t. CC : Deleuze, Gilles. Critique et Clinique. CL : Glissant, Edouard. La Cohée du Lamentin. CN : Whitehead, Alfred North. The Concept of Nature CV : Jaccottet, Philippe. Cahier de verdure. CP : Guillevic, Eugène, et Raymond Jean. ses pa es : Entretiens. D : Deleuze, Gilles, et Claire Parnet. Dialogues. DBUN : Larrère, Catherine et Gérard Raphaël Larrère. Du bon Usage de la nature. DN: Merchant, Carolyn. 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