L`idiome de la Corse est une langue qui mérite d`être écrite

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L`idiome de la Corse est une langue qui mérite d`être écrite
L’idiome de la Corse est une langue qui mérite d’être écrite
L’idiome de la Corse est une langue qui mérite d’être écrite :
1. Parce qu’il a des mots qui ne se trouvent pas dans les langues connues aujourd’hui ;
2. Parce qu’il est assez riche pour exprimer les diverses pensées de l’homme ;
3. Parce qu’il est parlé par une population assez nombreuse et sur un territoire parfaitement
limité ;
4. Parce qu’il peut être écrit avec facilité ; toutes les langues, du reste, ont été parlées avant
d’avoir été écrites;
5. Parce qu’il a des règles pratiques et, que s’il n’a pas encore une grammaire écrite, il n’en a
pas moins les principes, et qu’elle pourra être facilement réunie dès qu’on aura écrit la langue
;
6. Parce que les dialectes de l’Occident méditerranéen qui ont engendré les langues latine,
espagnole, portugaise, italienne et française, et qui se multiplient encore à l’infini dans les
diverses contrées de la vieille Europe, ces dialectes auxquels l’idiome corse doit aussi sa
principale source, lui laissent le droit de former une langue comme ils l’ont laissé à ceux que
je viens de nommer ;
7. Parce que, s’il a pu être modifié à la suite des tempset des dominations auxquelles la Corse
a été sujette, il est néanmoins plus ancien encore que la plupart des langues modernes. Ainsi,
la langue italienne, par exemple, n’a été constituée qu’au XIVe siècle, et alors la Corse était
déjà sous les Génois. Le dialecte de ces derniers cependant n’a guère laissé de traces parmi
nous, quoique leur domination en Corse ait duré plus de trois cents ans. Je pourrais en dire
autant de la langue française et d’autres, dont l’origine est postérieure à celle de l’idiome
corse ;
8. Parce que, dans toutes les contrées de l’Europe, non seulement on a écrit les langues
savantes, celles qui étaient généralisées, on a écrit aussi les dialectes principaux de ces
contrées, qu’ils fussent ou qu’ils ne fussent pas les créateurs ou les créatures de ces langues.
Ainsi, en Italie, on a écrit les dialectes siciliens, napolitains, romagnols, toscans, émiliens,
vénitiens, lombards, piémontais, génois ; on a fait jusqu’au vocabulaire de l’idiome parlé dans
l’île de Sardaigne. Nous avons en France des livres écrits en provençal, en languedocien, en
gascon, en basque, en breton, en picard, en auvergnat, etc. ;
9. Parce que, si la langue de la Corse offre des nuances ou dialectes qui varient un peu suivant
les contrées de l’île, le fond cependant est le même partout et peut être
considéré comme la mère commune de ces dialectes beaucoup plus qu’on ne peut rapporter à
une seule source les dialectes de l’Italie, de la France et d’autres nations ;
10. Parce que l’idiome corse, pour la valeur des mots, l’écriture et la syntaxe, est, de tous les
dialectes d’Italie, le plus rapproché des dialectes toscans, qui ont été la
base principale de la langue italienne. On peut trouver dans notre langue quelques mots
celtiques, phéniciens, puniques, grecs, espagnols, latins, arabes et génois, mais l’immense
majorité est la même que la langue de l’ancienne Etrurie, notre voisine ;
11. Parce que l’idiome corse, outre les documents écrits qui remontent au moyen âge, a une
littérature, et que ceci ne surprenne pas ceux qui pourraient me lire. Si la littérature de la
Corse n’est pas plus considérable, si elle n’est pas meilleure, la faute en est aux hommes
instruits qui auraient dû l’écrire. Les villageois, les femmes, les bergers ont toujours chanté
dans notre langue de la manière la plus expressive et la plus harmonieuse. Par les quelques
documents que j’ai recueillis de nos jours, on est obligé de dire que la littérature de la langue
corse est dans le peuple. Notre meilleur poète, Viale, n’a pas été moins beau dans la sérénade
de Scappino, qu’il a faite en dialecte du pays, qu’il n’a été beau dans le restant de la
Dionomachie, où il parla le pur italien ;
12. Parce que l’idiome corse, quoique n’ayant pas encore été soumis à des principes, a
cependant des caractères propres dans une quantité d’acceptions de mots, dans la tournure des
phrases, dans la prononciation ; en un mot, il s’est déjà constitué langue avant d’avoir des
règles écrites. Il peut avoir quelque chose d’abrupt et de primitif comme nos montagnes mais
sans cesser d’être euphonique, il est énergique et précis comme l’esprit des populations de
notre île. L’homme, du reste, n’exprime jamais ses idées avec autant de justesse et de naturel
que lorsqu’il parle dans la langue même qui lui a appris à penser et à laquelle le plus souvent
il est obligé de ramener par la pensée toutes celles dans lesquelles il peut s’exprimer. Rendre
cette langue plus facile, plus régulière, plus pure, c’est donc faciliter à nos compatriotes le
développement de l’intelligence ;
13. Je pourrais invoquer bien d’autres arguments, mais je dirai enfin que le dialecte corse,
malgré son ancienneté, aurait pu attendre encore avant de se constituer langue écrite, s’il
tendait à se perfectionner en se rapprochant de plus en plus de la langue italienne, qui a la
même source que lui ; mais comme notre jonction à la France tend désormais à altérer cet
idiome par des gallicismes, sans que la langue française puisse lui être substituée pour les
usages populaires, le moment est venu de le fixer par l’écriture et par la grammaire.
Fixer cet idiome par des règles écrites, du reste, ce n’est pas seulement rendre la langue corse
plus facile aux insulaires et aux étrangers qui devraient habiter notre île, c’est faciliter à nos
compatriotes l’étude des autres langues, à la tête desquelles sont pour nous les langues de
France et de l’Italie, nos deux mères, comme l’a dit l’honorable Caraffa, dans une lettre de
félicitation qu’il a bien voulu m’écrire. Mettre chaque mot de ces langues en présence des
mots corses équivalents, après les avoir écrits, c’est donner à chacune d’elles une place
distincte et précise dans l’esprit de nos compatriotes ; tandis que laisser le corse, l’italien et le
français se mêler ensemble, c’est former un jargon aussi dur à l’oreille que barbare pour le
goût et funeste pour l’esprit des populations de notre île.
Quant aux moyens qui peuvent servir à mieux fixer l’idiome de la Corse, ils paraissent être au
nombre de cinq. Ce sont :
1. De recueillir le plus de documents possibles sur notre langue, tant manuscrits qu’imprimés,
et en provoquer de nouveaux ;
2. De réunir dans un vocabulaire tous les mots usuels ;
3. Faire une grammaire où l’on rencontrera les règles qui ont pu présider à la formation de la
langue ou qui peuvent servir à l’améliorer ;
4. De faire un dictionnaire d’histoire et de géographie pour mieux expliquer tous les noms
propres les plus importants de l’île ;
5. De faire une étude comparative des langues et des dialectes qui, de près ou de loin, ont pu
contribuer à former notre idiome.
MATTEI Antoine, ricacciatu da Salvator Viale et la littérature corse. Thèse présentée pour le
Doctorat d’Université à la Faculté des Lettres de Besançon par Giacomo Cavallucci
professeur au R. Istituto Tecnico Superiore de Foggia, Officier d’Académie, Besançon,
imprimerie Jacques & Demontrond, p.108-112.