Villes et pratiques canotières au XXe siècle : du partage du fleuve

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Villes et pratiques canotières au XXe siècle : du partage du fleuve
Villes et pratiques canotières au XXe siècle : du partage du fleuve au loisir
Antoine MARSAC, Maître de conférences,
Université de Bourgogne Laboratoire SPMS
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Les grandes agglomérations françaises sont traversées par un fleuve autour duquel
s’érige le développement urbain. A la fin du XVIIe siècle, de nombreuses villes sont reliées
entre elles au moyen d’aménagements. Axes de transport fluvial, ces voies d’eau ont connu
l’essor de la batellerie. Jusqu’à la Renaissance, les distances se mesuraient en temps passés
sur les bateaux ; leur développement pouvait être rapporté à des flux : « une rivière médiocre
valait mieux qu’une route, la lenteur des transports terrestres et leur coût prohibitif assurant en
définitive la pérennité de la navigation »1. Très empruntées au moyen âge et lors des
Révolutions Industrielles, les fleuves ont longtemps été délaissés dans les plans d’urbanisme.
Mais au XXe siècle, une proximité est réactivée entre les citadins et le fleuve, liant les
activités entre elles ; l’agglomération française portant les traces des périodes de navigation.
Mais comment un loisir, usage récréatif du fleuve s’est-il implanté en milieu urbain ?
Quel impact sur le territoire a-t-il engendré ? Il s’agit de montrer que le fleuve peut être perçu
comme support aux pratiques de canotage et que ce phénomène n’est pas nouveau. Cette
pratique s’inscrit dans un processus de « touristification » des territoires impulsé d’abord par
les fractions cultivées des classes dominantes ensuite via la diffusion des Sociétés nautiques.
Le croisement des deux problématiques de la « mise en loisir » du fleuve et du libre accès à
l’eau conduit à opérer un retour socio-historique sur les conditions de pratique des canoéistes
et sur leur évolution. À partir de données qualitatives (archives et entretiens), il s’agit de
montrer que les milieux de pratique ne sont pas identiques d’un fleuve à l’autre. L’impact des
activités canotières sur la ville est à étudier à travers le partage de l’eau entre acteurs :
riverains, mariniers, canotiers, pêcheurs. Les éléments naturels sont perçus par les citadins
comme les fondements de ce loisir dans les villes fluviales (Lyon, Paris). Ainsi, la cité de
Loire inspire nombre d’écrivains de sensibilité « naturaliste »2, au cours du XXe siècle 3. Les
récits relatent le rêve aux confins de la ville et de la nature. Afin de diffuser l’activité, des
notables créent des clubs et aménagent les rives. Pour étudier ces faits, nous mettrons en place
deux concordances des temps : l’histoire des usages du fleuve et la chronologie du canotage.
1
C. Bouchardy, L’Allier, Toulouse, Privat, 1991, p. 99.
R. Vivian, La Loire, Toulouse, Privat, 1994, 32-33.
3
Ce thème est cher à Rousseau qui parcourt les rives de la Loire d’Orléans à Tours puis au XXe siècle, aux
écrivains comme M. Jacob (Orléans), J. Gracq (Nantes) ou M. Genevoix (Decize). Ces romanciers vivent au
contact des méandres du fleuve, ils expriment une sensibilité forgée au gré des paysages qui façonnent les villes.
2
1
Contexte d’apparition des sensibilités des citadins au fleuve
Les travaux de sociologie historique sur l’invention de la nature (Viard, BerthoLavenir) introduisent la question des rapports du citadin au fleuve. Viard revient sur ce point
et mentionne l’apport des peintres de l’École de Fontainebleau qui exalte une sensibilité aux
paysages de la Seine. Dressant une partition entre campagne, ville et nature, Viard soutient
que la nature est une notion urbaine. Il démontre que l’espace non-urbain ne se réduit plus à la
campagne : « le Nôtre casse le monopole des campagnes sur l’espace non urbain »4 et il
remarque que Rousseau 5 découvre la nature au XVIIIe siècle. Le culturalisme anglais inspiré
de Williams, insiste sur la notion de perspective visuelle à l’origine du rapport à l’eau. Cette
évolution de l’image du territoire possède une filiation avec le canotage car le fleuve se trouve
doté d’un espace propre. Le non-urbain ne forme plus un tout homogène dominé par la société
rurale et par ce changement, l’eau devient un support pour les loisirs. Williams 6, revient sur
ces conditions ayant permis aux occidentaux de percevoir la nature comme un paysage,
réceptacle de pratiques récréatives. Pour Williams, cette innovation esthétique s’entend en
référence aux catégories de perception d’une bourgeoisie agrarienne éclairée qui se promène
hors des villes pour méditer et conserve les espaces naturels comme les cours d’eau.
En France, cette exploitation du fleuve par le loisir, permet de dissocier les fonctions
que leur assignent les travailleurs. Le canotage jouxte les établissements de bain présents dans
la Seine à la fin du XIXe siècle 7. La baignade et les activités nautiques préfigurent la « mise
en tourisme » du fleuve au cours du XXe siècle. Après la seconde révolution industrielle, le
fleuve devient propice à des usages par les rentiers alors que paradoxalement, il commence à
être délaissé le transport. Les premières descentes en canoë possèdent une charge symbolique,
puisqu’elles recouvrent les caractéristiques de l’aventure à travers les croisières sur les
fleuves. Bertho-Lavenir les nomme « itinéraires touristiques »8. L’immersion des citadins se
réalise par l’aménagement des berges qui deviennent un territoire propice aux plaisirs du bain
et au repos, autorisés à la faveur de l’occupation du temps libre.
4
J. Viard, Le Tiers espace, ou la nature entre ville et campagne. Paris, Méridiens. p. 111
J-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Textuel (réed.
1996), 1755.
6
R. Williams, « Plaisantes perspectives. Invention du paysage et abolition du paysan », Actes de la Recherche en
Sciences Sociales, 1977, 17-18; 29-36.
7
J-J. Jusserand, Les sports et les jeux d’exercice de l’ancienne France, 1901.
8
C. Bertho-Lavenir, La roue et le stylo, comment nous sommes devenus touristes. Paris, Odile Jacob, 1999, p.
48.
5
2
L’eau et la ville française
Les agglomérations françaises possèdent un point commun. Elles sont toutes
traversées par un cours d’eau autour duquel s’érige le développement urbain. En dehors des
villes portuaires comme Marseille ou la Rochelle, les cités sont traversées par des fleuves qui
jalonnent leur territoire. Dans l’ouvrage la Ville, Weber analyse le fait que les activités des
classes économiques, sont également liées à un type de modèle urbain 9. Il s’agit de la ville
médiévale qui repose sur les usages des croisements fluviaux, cité bâtie sur un promontoire
entouré d’eau, constitue un moment de mémoire de l’Occident, puisqu’elle fait cohabiter des
populations n’ayant pas de lien originel. Le regroupement citadin apparaît comme une
condition d’une différenciation entre les populations qui se partagent les eaux du fleuve.
Empruntées lors des Révolutions Industrielles, les cours d’eau sont longtemps délaissées au
profit d’autres moyens de transport (ferroviaires, routiers puis aériens). Les villes reliées entre
elles au moyen d’aménagements impulsent l’essor de la navigation. La ville s’est constituée
autour de ce rapport aux flux et à la mobilité des citadins. Après avoir été négligée, au XXe
siècle cette proximité des citadins au fleuve est réactivée, via les activités de plaisance
fluviale. Les fonctions des cours d’eau regroupent aujourd’hui la domestication, le fret 10 puis
l’écologie 11. Paris à l’origine cité romaine (Lutèce) est bâtie de part et d’autre de la Seine.
Mouraret étudie son histoire en montrant que « géographes et urbanistes placent désormais le
fleuve au cœur de la structuration de la métropole parisienne, prise au sens large »12.
Le Rhône est resté pendant des siècles une voie d’acheminement des denrées, un lieu
d’échanges grâce aux descentes du fleuve. Dans la mémoire du Rhône 13, Dürrenmatt décrit la
decize, descente du fleuve destinée au commerce de marchandises comme une temporalité
propre. Puis, une rupture s’opère avec cet usage fluvial. Les liens entre habitants des villes et
rivière font partie intégrante de l’urbanisation. En effet, ce rapport entre l’eau et la cité s’est
constitué au centre de l’évolution de la sensibilité des citadins aux fleuves. Mais, dès l’aprèsguerre, les pagayeurs naviguent dans une nature fragilisée 14. Le repli de canotiers sur les
9
M. Weber, La ville. Paris, Méridiens (réed.), 1898.
L’Essonne permettait d’acheminer le blé de la Beauce aux Grands Moulins de Corbeil. Puis, la farine était
transportée sur la Seine jusqu’à Paris. Il y avait une liaison en termes de vallées. On pouvait ainsi naviguer de
l’aval à l’amont, mais également dans le sens inverse. À partir du XXe siècle, le transport de matériaux s’éteint
progressivement sous les impératifs du rendement du fret devenu un critère de productivité. Cavailler, P. Le fief
de la Mothe ou maîtrise de l'eau de Corbeil au début du XVIIe siècle. Paris, Belin, 1956.
11
J. Damon, Villes à vivre, modes de vie urbains et défis environnementaux, Paris, Odile Jacob, 2011. p. 17.
12
S. Mouraret, La métropole au fil de l’eau, Urbanisme, 42, janvier 2012, p. 15.
13
G. Dürrenmatt, La mémoire du Rhône, La Mirandole, Histoire - Documents, 1993.
14
Les conséquences de la pollution sont le réchauffement des eaux et la disparition des frayères.
10
3
cours d’eau traversant les villes affirme le style de vie citadin. Cette proximité est d’ailleurs
réactivée entre les citadins et ce fleuve, liant les activités entre elles. Ainsi, des Lyonnais
redécouvrent les cours d’eau urbains via le canoë. La fin du XXe siècle est marquée par la
restauration de berges auxquels les canoéistes participent. Des territoires spécifiques
caractérisent la pratique. Des réseaux locaux de sociabilité de canotiers se créent en leur sein.
L’attrait des fleuves
Si le canotage populaire de la moitié du XIXe siècle sur la Seine incitait les Parisiens à
une découverte des paysages, la promenade fluviale était limitée géographiquement.
Entreprendre un périple était rarement réalisé sur tout le fleuve. La navigation s’effectuait à
proximité des gares de Banlieue parisienne. Sur la Seine, La Grenouillère était connue pour
des locations de canots à la Maison Fournaise 15. Après l’arrivée des embarcations sportives,
les rivières sont investies par les canotiers après l'époque où elles étaient calibrées, creusées
(par les sablières) ou bétonnées. De plus, s’organisaient des régates de « Périssoires » 16 sur
les fleuves. Derrière la futilité apparente du loisir se jouaient les dimensions qui
contraignaient l’accès au cours d’eau, tensions entre riverains et canotiers pour l’accès à l’eau.
Aujourd’hui, l’appropriation de l’eau des fleuves par les citadins traduit cette
sensibilité dans la filiation des toponymes. Les sites des fleuves comme la Seine portent des
noms liés à l’exploitation des trains de bois17 descendant leur cours jusque dans les années
60. Au XXe siècle, avec l’arrivée de l’automobile, la voie fluviale n’est plus l’axe majeur.
Dès son origine, le canoë s'est constitué autour du principe de libre circulation sur les cours
d'eau. Les premiers pratiquants ne cessent d’exalter les itinéraires empruntés sans pour autant
négliger les autorisations des riverains et des meuniers. Le développement de l’activité s’est
opéré par des ruptures sur le plan technique, matériel et symbolique. Si l’origine du canoë en
France remonte à 1628, l’usage des embarcations s’est distancié de ses fonctions originelles
(pêche, transport, défense) pour devenir un loisir après la Révolution française qui reste
jusqu’au XIXe siècle pratiqué par des rentiers s’y adonnant hors de tout cercle 18. Le canotage
de loisir apparaît à Paris dans les années 1830 lorsque des jeunes gens, dotés de canots
15
A. Corbin. L’avènement des loisirs, Paris, Aubier, 1995. p. 120.
Embarcation construite en bois destinée au canotage sur les rivières françaises de la fin du XIXe siècle à 1960.
17
Du Chalaux, les troncs découpés en bûches étaient destinés au bois de chauffage des Parisiens. Ce transport de
« trains de bois » est resté pendant des siècles le seul lien s’opérant entre le Morvan et la Capitale. L’épopée des
flotteurs de bois reste un pan oublié de l’histoire de la vie à Paris, dans la première moitié du XXe siècle.
18
P. Dine, Sport and identity in the new France, Contemporary French. Cultural Studies, ed. W. Kidd and S.
Reynolds, 165–78. London, Arnold, 2000.
16
4
empruntés à la marine, commencent à pratiquer la promenade nautique sur la Seine. Mais un
antagonisme apparaît très vite entre ces derniers et les sportifs utilisant la rivière pour les
régates d’aviron 19. Il s’agit de compétitions dans lesquelles les sportifs s’affrontent
directement entre eux. Au fil des années, les premiers ont raison des notables qui investissent
les cercles parisiens du rowing 20 des bords de Seine. À cette phase succède, à partir de la fin
du XIXe siècle, une seconde étape de développement qui se caractérise à la fois par la
diffusion du tourisme nautique et du canotage. La démarche d’excursionnisme a pu revêtir,
dès son origine, une connotation bourgeoise. Le terme « excursionnisme » désigne les
fondements du tour en canoë. Le premier à s’y adonner est Mc Grégor, avocat écossais
accomplissant le tour de l’Europe en 1867 21. Si ce loisir naît à Paris, les excursions sur les
rivières de province s’apparentent davantage à des explorations dans le but de rendre compte
des paysages observés et des rencontres avec les habitants des vallées. L’apparition de cette
pratique en France est également liée à la batellerie et aux usages des voies navigables ayant
transformé le canoë, jadis utilitaire en un loisir distinctif à la faveur de l’essor d’une « classe
de loisirs »22 fréquentant les hippodromes, se démarquant d’un « vulgaire canotage ». On
retrouve des foyers de pratiquants de canoë dans les grandes villes traversées par les fleuves.
L’attrait de l’aristocratie et de la Bourgeoisie cultivée pour le voyage consacre les
premières excursions canotières sur les fleuves. Ces classes sociales consentent des efforts
pour parvenir à la découverte touristique des villes. Cet engouement incite les premiers
canoéistes à se lancer dans la navigation. Des précurseurs issus des classes dominantes se
tournent vers les rivières pour des raisons esthétiques. Jusqu’à la fin de ce siècle, les voyages
s’effectuent par voie fluviale ou par le train. La route est empruntée seulement pour parvenir
au point d’embarquement et transporter le matériel.
Si les premiers canoéistes privilégient l’exploration de la rivière comme une finalité
touristique, une majorité de Français empruntent les fleuves pour leur labeur. Dès lors, les
touristes confèrent un usage différent aux cours d’eau qu’ils partagent avec le meunier, le
riverain. La découverte des paysages occupe une place centrale dans leur démarche, au point
qu’elle constitue le thème principal des premiers ouvrages traitant d’aventure 23, préfigurant
ainsi les guides nautiques. L’arrivée de ces premiers pratiquants s’avère concomitante du
19 C. Vivier, La sociabilité canotière : la société nautique de Besançon, Paris, l’Harmattan, 1999 ; F. Delaive,
Canotage et Canotiers de la Seine. Genèse du premier loisir moderne à paris et dans ses environs (1800-1860),
Thèse de Doctorat, Université Paris I, 2003. p. 38.
20
M. Agulhon, Le Cercle dans la France bourgeoise, 1810-1848, Paris, Armand Colin, 1977, p. 34.
21
S. Hajek et A. Marsac, « Les récits de croisière : développement d’une culture touristique du canoë dans la
France de l’entre-deux-guerres ». 2008, Loisir et société, 31(2), 233-265. p. 234.
22
T. Veblen, Théorie de « la classe de loisir », Paris, Gallimard, 1899.
23
E-A. Martel. Les Cévennes, Paris, Delagrave, 1889. J. Stendhal (1867). Mémoire d’un touriste, Paris, Vrin.
5
déclin du canotage 24. En effet, les canoës en latte de bois remplacent les embarcations légères
des canotiers qui, avec l’arrivée des automobiles, délaissent les fleuves. Ces loisirs changent
de forme, passant du divertissement dominical à une organisation dans des lieux
emblématiques (Port de Paris sur la Seine). La Saône jusqu’à sa confluence avec le Rhône
devient un lieu de pratique. Ainsi, les Lyonnais redécouvrent le cours d’eau via le canoë.
Fondation de clubs et actions collectives
Les prémices du canoë sportif, amorcées par l’excursion des citadins sur les cours
d’eau, conduisent les classes dominantes à créer des Sociétés élitistes sur le modèle anglais.
De ce point de vue, la naissance du premier club en France en 1888 est la marque de notables.
Il s’agit essentiellement d’une fraction de la bourgeoisie 25 investie dans les affaires
(industriels, banquiers, commerçants). Mais la le regroupement d’anciens canotiers autour du
Canoë Club en 1904 devient fondateur du canoë dans sa « valence sportive » 26. La création de
ce groupement renvoie à trois types de logiques : un code de conduite, des statuts évolutifs et
l’institutionnalisation du tourisme. Ce club est référencé à ses débuts comme une société
nautique au sens de cercle d’initiés développant une connaissance du patrimoine des cours
d’eau. Dans de nombreux ouvrages édités par ses membres, le fleuve est mis en scène par une
iconographie où chaque canotier devient un « intrus » à proximité d’autres acteurs plus
légitimes (piroguiers du bac, lessiveuses…), c’est-à-dire ici s’inscrivant dans une démarche
utile au partage du fleuve. Lors des excursions au cœur des villes, les points de débarquement
se situent sur des rives plus ou moins aménagées de sorte que « traverser une ville par son
fleuve, c’est voir l’arrière-cour du monde, ou du moins la deviner »27. De nos jours, sur les
fleuves, ces activités ont des impacts sur les éco-systèmes et les paysages via les
aménagements 28. De fait, le rapport des canotiers à la nature reposerait sur une cosmogonie
24
C. Hubert, Un exemple de sociabilité des bords de Marne. La société nautique de la Marne, à Joinville-LePont, 116e congrès national des Sociétés savantes « Jeux et sports dans l’histoire », Paris, Comité des Travaux
Historiques et Scientifique, 1991, pp. 123-134.
25
Au sens de C. Charle, Le Siècle de la presse (1830-1939), Paris, Le Seuil, 2004. p. 212.
26
Si la filiation de l’embarcation avec le canoë amérindien s’effectue à la fin du XIXe siècle, ce ne sont pas ces
esquifs qui ont inspiré les formes destinées au loisir. Les canoës et les kayaks contemporains sont créés pour le
loisir. Copiés sur les bateaux inuits, ces embarcations légères demeurent assimilés au matériel sportif, alors
nombreux sur les cours d’eau. Voir Gendron, F. (2004). Les origines amérindiennes du canoë en plastique, in
Catalogue de l’exposition Canoës & kayak la découverte d’un nouveau monde, Paris, Musée de la Marine, p. 7.
27
P. De Ravel, P. La caresse de l’onde, petites réflexions sur le voyage en canoë, Paris, Transboréal, 2009, p. 73.
28
S. Frioux, « Fléau, ressource, exutoire : visions et usages des rivières urbaines (XVIIIe-XXIe s.) »,
Géocarrefour, Vol. 85/3, 2010, [En ligne], mis en ligne le 24 février 2011. URL :
http://geocarrefour.revues.org/7939. Consulté le 25 avril 2012.
6
urbaine comme le montre Berque 29 avec les mythes du fleuve « sauvage, érème l’emportant
sur l’artifice » 30. Car le régime de ces fleuves urbains varie selon les cycles 31 et les lâchers
d’eau : « Leur niveau d'eau est régulé dans les bureaux des grandes villes françaises ! » 32. Une
rupture s'opère avec la culture naturaliste marquée par l'incertitude du débit d'eau : « les
rivières manœuvrées par des barrages sont étranges, elles ne sont pas vivantes. Le cycle des
saisons ne change pas leur débit. Au lieu d'être fonction de la pluie ou de la neige, elles sont
gérées par l'homme » 33.Cette citation oppose les cycles aux aménagements liés à la
domestication de ce fleuve.
A compter des années 70, les citadins sont sensibles à la qualité de l'eau et
redécouvrent la ville autrement. La lutte contre les crues a réduit les risques d'inondations
dues aux torrents. Les aménagements réalisés pour les loisirs sont, en quelque sorte, les
témoins d'une époque révolue, tournée vers l'exploitation des rivières. Ainsi, les sports
pratiqués sur les fleuves font partie de la « civilisation des loisirs »34 qui rend compte
d’usages et de sociabilités qui se déploient hors du temps de travail. Mais les usages récréatifs
demeurent souvent absents des planifications des urbanistes. Aujourd’hui, la traversée des
grandes villes révèle une organisation très règlementée. En témoigne la disparition de la
traversée de Paris en canoë, manifestation sportive annuelle organisée de 1938 35 jusqu’à
2007 36. Les stratégies de contrôle d’une ville policée rendent cet évènement difficile à
organiser. De plus, la mauvaise qualité de l’eau cristallise les débats entre canoéistes et
écologistes. Alors que les premiers revendiquent un partage de l’eau pour tous, les seconds
s’y opposent, exerçant des pressions pour interdire l’activité dans les sites menacés. La
perspective de rouvrir des baignades en amont de Paris permettra-t-elle d’y naviguer à
nouveau en canoë ?
29
A. Berque, « Le rural, le sauvage, l’urbain », Etudes rurales, janvier-juin 2011, 187, 51-62. p. 51.
A. Berque définit ce terme comme « l’espace sauvage où, d’ordinaire, on n’habite pas », Ibid.
31
C. Garnier, 1995, L’eau et la valorisation du milieu urbain, l’eau dans la ville, bilan général, Plan Urbain,
Presses de l’Ecole Nationale des Ponts et chaussées, p. 257-288.
32
D. Benazet, F., Cirotteau, F. et B. Lambolez (1988). Kayak de haute rivière. Paris, Arthaud, p. 24.
33
Ibid.
34
J. Dumazedier, Vers une civilisation des loisirs ? , Paris, Seuil, 1962.
35
A. Mahuzier, Le livre d’or des Mahuzier, Paris, Presses de la Cité, 1980.
36
Direction de la navigation fluviale de Paris, 2012.
30
7

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