et des autres, Jacques le fataliste, Diderot Texte 2 / Histoire de Mme

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et des autres, Jacques le fataliste, Diderot Texte 2 / Histoire de Mme
Séquence VI / Vision du monde de Jacques… et des autres, Jacques le fataliste, Diderot
Texte 2 / Histoire de Mme de la Pommeraye
Jacques et son maître séjournent en même temps que le marquis des Arcis dans une auberge tenue par un couple. Leur
hôtesse répond à leur curiosité en leur racontant l’histoire du marquis et de sa maîtresse Mme de la Pommeraye. Ici
commence l’un des plus longs récits enchâssés du roman (NB / procédé à mettre en relation avec l’Heptaméron de
Marguerite de Navarre), Jacques et son maître n’y sont plus acteurs mais auditeurs.
Problématique / Comment, au travers du personnage de l’hôtesse, Diderot bâtit-il un récit analysant l’évolution des
sentiments amoureux et nous livre-t-il sa vision pessimiste de l’amour ?
I.
L’art du récit
a. Une extrême concision
En une page, la narratrice (=l’hôtesse) envisage la naissance et la mort d’une passion. Les personnages sont très rapidement
présentés dans les trois premières phrases (lgn1-3). La quatrième (très longue) phrase (lgn 3-10) fait état de la phase de
séduction de Mme de la Pommeraye par le marquis, de la résistance de celle-ci puis de sa capitulation, et enfin du déclin de
la passion. On voit en effet que c’est à partir de là que l’hôtesse va vraiment s’intéresser à leur histoire, comme si toutes ces
étapes, n’étaient que des préalables qu’il fallait très rapidement esquisser et dépasser. L’amour heureux n’a pas d’histoire, en
revanche le désamour, si. Ainsi, le récit reprend, après une ellipse de « quelques années » (13), au moment où le marquis se
détache de plus en plus de sa maîtresse. Là encore, l’hôtesse se montre efficace et concise : quelques comportements
caractéristiques (« il lui proposa de se répandre dans la société » - 14/15 – « Peu à peu il passa un jour, deux jours sans la
voir » etc. + rythme ternaire souligné par les points-virgules et l’anaphore en « peu à peu »…) suffisent à suggérer le déclin
de la passion.
b. Vivacité et vérité du récit
La vivacité avec laquelle l’hôtesse conduit son récit accroît son efficacité. Le conte est oral. L’hôtesse sait habilement jouer
du rythme : rapidité des premières lignes, suivies de trois longues périodes dans la 4ème phrase dont les effets de retard
mettent en valeur les notations clés, toujours rapidement données pour leur part. Ex.
- Le sujet : « la poursuite constante du marquis » lgn 3-4 nous laisse longuement dans l’attente de son verbe, « eut son
effet » (7), l’énumération des qualités du marquis et l’intervention de la servante Nanon permettant en quelque sorte
de faire percevoir, par analogie, la tension et la durée de la phase de séduction
- Il en va de même pour la deuxième partie de la phrase, concernant cette fois « Mme de la Pommeraye » (7) dont la
résistance évoquée pendant une ligne et demi, est vaine : la locution verbale « rendit heureux le marquis », malgré
son euphémisme montre sa défaite. Une pointe de connivence avec les auditeurs, par l’utilisation du verbe « jouir »
dans la relative suivante (9) (là encore dans un sens non exclusivement sexuel), renforce le caractère vif et pétillant
du récit.
- Enfin, la plénitude amoureuse est reléguée dans cette même subordonnée relative, immédiatement sapée par
l’emploi du conditionnel « qui aurait joui du sort le plus doux », et surtout par l’amère pointe finale « s’il avait pu
(…) pour lui ».
Dans le commentaire qui suit ce moment d’apogée du récit, l’hôtesse s’adresse directement à ses auditeurs (Jacques et son
maître, et prioritairement ce dernier car elle est en rivalité avec Jacques) : « Tenez, Monsieur, il n’y a que les femmes qui
sachent aimer ». Cette conclusion provisoire à valeur proverbiale, permet de passer habilement sur les « quelques années »
nécessaires à la désagrégation totale des rapports amoureux des deux personnages et nous retrouvons dans la fin de l’extrait
le rapide vif et soutenu du début.
L’hôtesse fait donc figure d’excellente conteuse, elle est passée maître(sse) dans l’art du récit, et sa façon de raconter en dit
beaucoup sur elle. Nous avons le sentiment qu’elle a non seulement un don (contrarié en l’occurrence par sa fonction
d’aubergiste, comme le signalent les interruptions auxquelles elle doit faire face et qui signalent que cette parenthèse dans sa
vie professionnelle est fragile, qu’elle peut à tout instant être coupée, ramenée à la réalité, d’où une urgence supplémentaire
dans sa façon de conduire la narration) mais peut-être aussi une certaine éducation, inattendue chez une femme de sa
condition.
II.
L’art de l’analyse
a. La tradition du roman psychologique
En effet, l’hôtesse semble avoir été une lectrice de romans du XVIIème siècle, notamment ceux que l’on classe dans la
catégorie des romans psychologiques. Ces derniers étaient au siècle précédents essentiellement affaires de femmes, et
particulièrement de celles que l’on nommaient « précieuses » (NB/ toutes n’étaient pas « ridicules », comme celles de
Molière). Certains termes paraissent directement tirés de cette tradition : dans le portrait du marquis « son goût efféminé pour
la galanterie » (où « efféminé » n’est pas à prendre en mauvaise part mais signale une forme de délicatesse), « la poursuite
constante », « les serments », l’euphémisme « rendit heureux »… Globalement la tendance à l’abstraction dans l’analyse de
1
cette histoire d’amour (cf. « en un mot tout ce qui nous livre à la séduction des hommes ») entre dans cette tradition
romanesque.
b. Une étude fine des comportements amoureux
Pourtant le point de vue de l’hôtesse reste résolument externe. Elle ne semble pas vraiment avoir accès à l’intériorité des
personnages dont elle narre l’histoire (ce qui en fait une sorte de témoin extérieur et accroît l’impression de vérité de
l’histoire rapportée). Simplement, elle semble attentive aux moindres comportements signalant des nuances sentimentales :
« il manqua au dîner-souper qu’il avait arrangé », « il disait un mot, s’étalait dans un fauteuil, prenait une brochure, la jetait,
parlait à son chien ou s’endormait ». Dans ce dernier exemple, point besoin d’explication supplémentaire : la pantomime
esquissée sous nos yeux en une sorte d’hypotypose, est typiquement celle de l’amant qui délaisse sa compagne, s’ennuie, se
contraint encore un peu, mais va bientôt mettre fin à l’histoire amoureuse.
Ainsi, en focalisant notre attention sur le comportement versatile du marquis, l’hôtesse trace une esquisse de relation
amoureuse, particulière mais à vocation générale, dans laquelle elle prend parti pour Mme de la Pommeraye et au travers elle
pour toutes les femmes, en une sorte de solidarité féminine explicitée, au centre de l’extrait par la division qu’elle opère entre
hommes et femmes en matière amoureuse : « il n’y a que les femmes qui sachent aimer ; les hommes n’y entendent rien ».
Et, de fait, l’hôtesse – et Diderot avec elle – développent un point de vue assez pessimiste sur l’amour, finalement bien loin
de l’idéalisation qui en caractérisait le traitement dans ces mêmes romans du XVIIème siècle qui inspirent la narration de
l’hôtesse.
III.
Une vision pessimiste de la passion
a. L’inéluctable usure du temps
L’amour est présenté, au travers de cet exemple particulier, comme éphémère. Le fait que le récit soit si rondement mené
nous donne une impression de précipité, qui nous fait percevoir avec plus de force encore ce caractère transitoire. Le récit est
bien sûr mené au passé mais nous avons une impression d’accélération du fait que nous passons de l’imparfait (qui a une
valeur durative et des « contours » temporels plus vagues) au passé simple qui est quant à lui utilisé pour des actions plus
ponctuelles et limitées dans le temps.
En outre l’indication concernant l’espacement des visites du marquis (16) « un jour, deux jours », marque bien le délitement
de la passion amoureuse, qui contraste avec l’assiduité de la phase de séduction « poursuite constante » (3) qui a duré
« plusieurs mois » (8). Nous avons l’impression à la lecture de cet extrait que, pour la narratrice comme pour Diderot, rien
n’est durable, que l’habitude et le quotidien (cf. « trop unie », lgn 14, « affaires », lgn 18, « brochure », fauteuil », « chien »,
« s’endormait » lgn 19) finissent par avoir raison de la passion (ou tout au moins « des apparences de la passion », 4/5).
b. Le poids de la condition féminine dans les rapports amoureux
La victime de cette usure est au premier chef Mme de la Pommeraye. Cf. pour la contextualisation, tout ce qui a été dit sur la
condition féminine à l’époque.
Ici, de façon significative, Mme de la Pommeraye subit : sa vie, « retirée », « unie », en fait au départ une femme vertueuse,
certes effacée mais conforme aux attentes morales de son époque. Le marquis fait pour elle figure de tentation par ses
« qualités personnelles », « sa jeunesse, « sa figure » (4) mais aussi du fait de la « solitude » dans laquelle l’a plongée son
veuvage, et de son propre « penchant à la tendresse ». Pour sa vertu, elle « lutte » (7) puis, signe d’un premier fléchissement,
tente de prendre des assurances : « exigé selon l’usage les serments les plus solennels » mais, malgré la force de ce verbe,
exiger, et du superlatif, « les plus solennels », elle est condamnée à être perdue. Le décalage entre ses propres sentiments
(« qu’on avait pour lui », 10, ici « on » = Mme de la Pommeraye) et ceux du marquis (« qu’il avait jurés » mais pas
conservés) la met en position de difficulté. Elle ne peut rien contre l’éloignement de son amant, malgré sa soumission au
désir du marquis soulignée par la triple répétition, lgn 15 et 16 de « elle y consentit ». Le marquis agit, Mme de la
Pommeraye s’efface, et subit. Dans la dernière phrase, toute centrée sur le comportement du marquis, elle n’apparaît qu’une
seule fois, en position d’objet « sans la voir », qui plus est nié par le subordonnant « sans ».
L’histoire de la passion amoureuse, c’est, au XVIIIème siècle, l’histoire de la perte de l’honneur des femmes. Mais le silence
de Mme de la Pommeraye dans cette page est en fait inquiétant : un rebondissement, on le sent, se prépare, et la vengeance de
la femme bafouée sera terrible, à la mesure de l’humiliation qu’on lui a infligée.
Conclusion
Dans cette page, il n’est donc pas anodin que ce soit une femme qui raconte. Le point de vue qu’elle porte sur l’histoire du
marquis des Arcis et de Mme de la Pommeraye permet de mettre en évidence la condition des femmes à l’époque. Que l’on
s’intéresse au récit cadre (personnage de l’hôtesse) ou au récit secondaire (Mme de la Pommeraye) on voit deux femmes
injustement traitées. L’hôtesse ne semble pas avoir la place qu’elle mériterait : cultivée et douée, elle aurait certainement pu
aspirer à une autre condition que celle d’aubergiste mais la combinaison de son statut social et de sa condition féminine la
condamne à gâcher ses capacités. Mme de la Pommeraye, qui appartient quant à elle à la haute société, n’est pas plus libre.
Mais l’une comme l’autre (on va le découvrir) ont un caractère fort et ne s’avouent pas si vite vaincues.
Ainsi, la digression apparente, si chère à l’esthétique de Diderot, et qui repousse une nouvelle fois le récit des amours de
Jacques, nous permet non seulement de nous divertir au moyen d’une histoire plaisante, mais aussi (surtout ?) de mener une
réflexion sur la condition féminine à l’époque et sur les conséquences différentes qui découlent pour chaque sexe de
l’inéluctable finitude des sentiments amoureux.
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