2. TGI DE BOULOGNE SUR MER du 12.08.98
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2. TGI DE BOULOGNE SUR MER du 12.08.98
REPUBLIQUE FRANCAISE Au Nom du Peuple Français TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE BOULOGNE SUR MER (1ère Chambre) JUGEMENT RENDU LE DOUZE AOUT MIL NEUF CENT QUATRE VINGT DIX HUIT DOSSIER No 98/01824 Le 12 Août 1998 GL/IC AFFAIRE DEMANDEUR : SA FRANCE MANCHE dont le siège social est 75017 PARIS 140/144 BOULEVARD MALESHERBES, Représentée par Maître DEROUET François Avocat au barreau de BOULOGNE SUR MER Assisté de Maître ROTH de la SCP FUNCK-BRENTANO Avocats au barreau de PARIS. THE CHANNEL TUNNEL GROUP LIMITED dont le siège social est ANGLETERRE CHERITON PARC CHERITON HIGH STREET FOLKESTONE KENT CT 19 4 QS Représentée par Maître DEROUET François Avocat au barreau de BOULOGNE SUR MER Assisté de Maître ROTH de la SCP FUNCK-BRENTANO Avocats au barreau de PARIS. DÉFENDEUR SOCIÉTÉ LES ÉDITIONS DU SEUIL dont le siège social est 75006 PARIS 27 RUE JACOB Représentée par Maître NORMAND Thierry Avocat au barreau de BOULOGNE SUR MER Assisté de Maître DE LEUSSE Avocat au barreau de PARIS. M. BELL Robert demeurant à 11210 BROOKLYN NEW YORK Economics Depart. Brooklyn College 218 Whitehead Room 207s 2900 Bedford Avenue Représenté par Maître NORMAND Thierry Avocat au barreau de BOULOGNE SUR MER Assisté de Maître DE LEUSSE Avocat au barreau de PARIS. M. LE PROCUREUR DE LA RÉPUBLIQUE du TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE BOULOGNE SUR MER. COMPOSITION DU TRIBUNAL en Juge Unique. Le tribunal était composé de Monsieur Gérard de LAGENESTE, Président statuant Il était assisté de Madame FOURDRINIER, Greffier. DEBATS - DELIBERE : Les débats ont eu lieu à l'audience publique du : 15 Juillet 1998. A l'issue, les conseils ont été avisés que le jugement serait rendu le 12 Août 1998. En l'état de quoi, le Tribunal a rendu la décision suivante. exorde Par acte du 19 juin 1998 la Société EUROTUNNEL exploitant le Tunnel sous la Manche a assigné M.Robert BELL, Professeur au Economic Department de Brooklin College à New York et les Editions du SEUIL pour avoir respectivement écrit et édité un ouvrage intitulé "Les sept péchés capitaux de la haute technologie", ouvrage vendu sur le territoire national et notamment sur le ressort de l'arrondissement judiciaire, qui selon la société demanderesse, contiendrait des allégations diffamatoires ou à tout le moins constituerait un abus du droit de critique dont elle demande réparation. Les défendeurs concluent au débouté et à diverses demandes accessoires. griefs Il est reproché à l'ouvrage incriminé de comporter divers passages (largement repris dans l'assignation, tenue pour ici reproduite et à laquelle il est renvoyé pour plus ample informée) pouvant accréditer auprès de l'opinion publique l'idée que les promoteurs et les exploitants du Tunnel sous la Manche auraient, dans un excessif souci d'économie, sacrifié ou insuffisamment pris en compte la sécurité des usagers de l'ouvrage, notamment en ce qui concerne le risque incendie. Diverses formules sont ainsi notamment les expressions suivantes: relevées par la Société EUROTUNNEL, - ce tunnel pourrait devenir "le plus long crématorium du monde" (répétée quatre fois) - en raison de "la cupidité des promoteurs"( ... ) , ceux-ci consistant en une "constellation de banques de compagnies de courtage et entreprises", qui ont alloué des "dons substantiels ( ... ) au gouvernement de Mme Thatcher". L'assignation, expose en outre que le livre comporterait une incitation à des actions terroristes contre le tunnel en indiquant divers moyens techniques de porter atteinte à la sécurité de l'ouvrage. Tout cela, pour l'assignation, "n'a d'autre but que de dissuader les voyageurs d'utiliser la navette transmanche" en raison du risque présenté par cette utilisation et de "déstabiliser la société EUROTUNNEL". motifs L'analyse de l'ouvrage incriminé fait cependant apparaître qu'aucun de ces griefs n'est justifié. Ce livre, de plus de trois cents pages, est consacré à une étude générale des risques collectifs que certains grandes réalisations technologiques contemporaines (Superphénix, Ariane V et autres grands chantiers récents) , parmi lesquelles le Tunnel1 sous la Manche, font courir à l'environnement, aux population voisines ou à leurs utilisateurs. La critique, en ce qui concerne le Tunnel sous la Manche, vise particulièrement le risque de déclenchement d'un incendie dans les navettes de véhicules particuliers. Elle est certes vigoureuse, mais d'une tonalité toute professionnelle, exempte d'excès polémiques et de surcroît assortie d'un argumentaire technique et économique particulièrement élaboré. Rien de tout cela ne permet d'y voir une opération de dénigrement (d'autant plus que l'ouvrage ne vise pas que le Tunnel sous la Manche) ni a fortiori de volonté de dissuader les voyageurs d'utiliser la navette comme allégué par l'assignation. Ce livre n'est en définitive que l'expression raisonnée de certaines craintes de l'auteur, scientifique de haut niveau, face à d'indéniables risques qu'engendrent de tels ouvrages d'art constituant des produits de haute technologie destinés à une utilisation impliquant une forte concentration d'usagers, compte tenu de pratiques inapropriées, assez généralement répandues selon lui, qui président à leur élaboration. Notre siècle éminemment technologique a donné d'assez nombreux exemples de risques de cette nature qui ont tragiquement démontré leur capacité à se réaliser parfois, qu'il s'agisse de lourds accidents ferroviaires, de naufrages de grands navires déclarés insubmersibles, d'effondrements de barrages, d'explosion de centrale nucléaire, d'explosions d'engins spatiaux, de chutes d'avions (sans pour autant que cela décourage les hommes de recourir aux commodités de leur emploi ni les dissuade de prendre le train ou l'avion, d'utiliser de l'électricité nucléaire et même d'emprunter des tunnels ferroviaires), pour qu'il n'apparaissent pas répréhensible d'évoquer ces risques et de souligner les facteurs susceptibles de les aggraver, dans un ouvrage d'investigation argumenté et rédigé dans un esprit de stricte controverse scientifique. Cette liberté d'expression doit être reconnue alors même que, comme il est invoqué, les inquiétudes et les alarmes exprimées dans ce livre, pourraient être excessives ou infondées. Les lois de la République consacrent fondamentalement la liberté du débat public et si elles confient au juge la mission d'éviter qu'il ne s'égare dans l'outrage et la malveillance, elles ne lui confèrent aucunement la mission de contrôler la pertinence des arguments échangés. La critique étant portée sur la place publique il est loisible à la direction du Tunnel d'y répondre par le même moyen. Cette liberté d'expression doit être d'autant plus garantie qu'il s'agit d'un risque collectif (à double titre, en raison du nombre des utilisateurs et car les réalisateurs et exploitants du Tunnel ont fait massivement appel à l'épargne publique) ce qui justifie qu'une réflexion sur la sécurité du Tunnel sous la Manche soit rendue publique et dépasse le milieu discret des spécialistes de l'entreprise. L'emploi de formules saisissantes telles que "le plus long crématorium du monde" ou la référence aux "sept péchés capitaux", voire l'expression "cupidité des promoteurs" n'a pour objet que de donner un tour littéraire à l'ouvrage, destiné à être vendu dans le grand public et à le démarquer d'un banal rapport technique sur la sécurité de l'entreprise. Compte tenu du contexte dans lequel elles sont employées, on ne peut y voir aucune volonté particulière de dénigrement. L'expression "une constellation de banques de compagnies de courtage ou entreprise" pour désigner les propriétaires réels d'EUROTUNNEL, met l'accent sur la nature économique du consortium industrialo-financier qui possède l'entreprise et finalement le reflète assez bien. Ce consortium étant l'organe décisionnel de l'entreprise, on comprend que l'auteur ait fait abstraction des milliers de petits porteurs collés sine die à leur action par l'effet de la brutale décote qu'elle a subie peu après son émission, dont il est avéré qu'ils n'ont, dans le domaine de la sécurité comme dans d'autres, guère voix au chapitre. La preuve est rapportée par les défendeurs que le consortium EUROTUNNEL a contribué au financement du parti politique au pouvoir en Grande Bretagne à l'époque de sa construction, financements qui n'étaient alors nullement répréhensibles ni rares dans ce pays. Quant au grief de provocation à l'attentat terroriste que contiendrait ce livre, il est à l'évidence infondé puisqu'il conduirait à estimer, chaque fois qu'un risque de cette nature est évoqué dans un ouvrage ou un article, que l'auteur incite à sa réalisation. Il suit de tout cela, sans qu'il soit utile d'entrer dans l'argumentaire juridique concernant la recevabilité de l'instance, qu'il n'y a là ni diffamation ni abus du droit de critique, de sorte que la société EUROTUNNEL sera déboutée de sa réclamation. Il serait inéquitable de laisser à M.BELL et aux Editions du Seuil les frais irrépétibles dont ils se réclament à hauteur de 50 000 F chacun. PAR CES MOTIFS Statuant contradictoirement en audience publique DEBOUTE la société EUROTUNNEL de sa demande. CONDAMNE la Société EUROTUNNEL à payer à M.BELL et aux Editions du Seuil la somme de CINQUANTE MILLE FRANCS (50 000 F) chacun, au titre des frais irrépétibles. CONDAMNE la Société EURO TUNNEL aux dépens et donne au conseils des autres parties en cause le droit de recouvrer ceux dont ils auraient fait l'avance sans en avoir reçu provision.