Gérard Vergnaud

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Gérard Vergnaud
Formation de Formateurs 2007/2008
Journée d'étude du 28 novembre 2007
Les compétences en milieu professionnel
« La compétence, forme prédicative ou forme opératoire de la connaissance ?»
Gérard Vergnaud - directeur de recherche émérite au CNRS
Entre le discours d'Yves Lichtenberger et le mien, il y a beaucoup de convergences ; les différences
tiennent en partie aux références disciplinaires : Yves est plutôt économiste et sociologue ; mon regard à
moi s'est déplacé vers les questions de psychologie et notamment de psychologie individuelle ; tout ce qui a
été dit sur le collectif reste néanmoins essentiel.
J'ai relevé dans l'exposé précédent quelques mots « magiques » sur lesquels je vais essayer à mon
tour d’élaborer :
- la différence : il va falloir creuser cette question, de ce qui fait la différence, en particulier pour les
besoins de l'évaluation ;
- le développement : je vais insister sur ce point, car ma formation est celle d'un psychologue du
développement et de l'éducation. J'ai beaucoup travaillé sur la didactique des mathématiques, et c’est là que
j'ai développé la plupart des concepts-clés que je vais présenter, même s'ils sont utilisables chez l'adulte et
dans le travail, et pas seulement à l'école ;
- la situation que je vais essayer de développer et d'illustrer.
Le concept de compétence n'est pas pour moi un concept scientifique, c'est un concept pragmatique,
pratique, qui sert et dont je me sers constamment car je fais partie d'une communauté humaine dans
laquelle on a besoin de communiquer, y compris avec des termes non systématiquement savants. Je vais
tout de même parler des concepts savants, comme les schèmes, les invariants opératoires, les concepts-enacte, les théorèmes-en-acte, … car, pour des formateurs d'enseignants, ce sont des concepts essentiels.
J'ai besoin, si je veux être opérationnel, de regarder les compétences en situation et en particulier
dans des classes de situations. En effet, on n'est pas compétent pour une situation singulière, mais, en
général pour des situations qui appartiennent à une certaine classe, qui ont certaines caractéristiques. On a
besoin d'analyser l'activité dans ses rapports avec les caractéristiques des situations.
Première définition
On peut se placer dans une perspective différentielle : un individu par rapport à un autre. A est plus
compétent que B ; c’est une relation d'ordre. On peut aussi avoir une perspective développementale. A est
plus compétent au temps t’ qu’au temps t ; c’est aussi une relation d’ordre. Ma première définition est à la
fois differentielle et développementale
A est plus compétent que B s'il sait faire quelque chose que B ne sait pas faire.
A est plus compétent au temps t' qu'au temps t s'il sait faire au temps t' ce qu'il ne savait pas faire au
temps t.
Ces définitions permettent de faire des comparaisons en examinant simplement le résultat de l’activité.
Cela ne suffit pas au psychologue. En effet celui-ci a besoin de regarder l'organisation de l'activité pour
mieux comprendre sur quel point il peut aider l'élève et lui proposer quelque chose pour l'aider ; l’aider à se
servir de cela comme tremplin pour avancer.
D'où les trois autres définitions, très importantes dans le domaine de l'éducation, mais aussi du travail.
Deuxième définition
A est plus compétent que B s'il s'y prend d'une meilleure manière, toujours pour une classe de
situations donnée. L’adjectif « meilleure » suppose des critères : plus rapide, plus générale, peut être plus
compatible avec le travail d'autrui…
Les critères concernant la qualité de l'organisation de l'activité sont alors essentiels. On peut faire une
multiplication par n en additionnant les termes n fois au lieu de multiplier par n, alors que la multiplication par
n est nettement plus rapide, mais aussi conceptuellement plus élaborée, que l'addition itérée.
Troisième définition
A est plus compétent s'il dispose d'un répertoire de ressources plus large. En général, pour traiter une
situation, on a plusieurs méthodes.
On peut utiliser telle méthode pour telles ou telles valeurs des variables de situation, et telle autre
méthode pour d’autres valeurs. Quand on est empêché de prendre une méthode, il faut en prendre une
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autre. Ce répertoire de ressources, cette labilité du répertoire de ressources intervient dans un sens plus
circonscrit que celui évoqué par Yves Lichtenberger.
Je reprends l’exemple de la proportionnalité. Le calcul d'une quatrième proportionnelle ne correspond
pas à une seule manière de s'y prendre, mais à cinq ou six manières. En fait on peut observer chez les
élèves 25 procédures différentes dont la plupart sont des erreurs, bien que toutes les erreurs ne soient pas
sur le même plan.
Cette idée d'un ensemble de ressources plus ou moins grand est très importante.
Quatrième définition
On est plus compétent si on est moins démuni devant une situation nouvelle. Pourquoi est-ce
important ? Parce que les femmes et les hommes d'aujourd'hui sont de plus en plus confrontés à des
situations à résoudre, des problèmes que les méthodes habituelles ne résolvent pas, que les machines ne
résolvent pas, et donc il faut faire feu de tout bois pour faire face à une situation nouvelle.
Les conséquences dans l'éducation sont très importantes car une bonne partie de la vie scolaire
repose sur la confrontation des enfants à des situations nouvelles. Si on ne déstabilise pas les enfants, ils
n'apprennent pas. Mais réciproquement, si on les déstabilise trop, ils n'apprennent pas non plus. La marge
dans laquelle l’enseignant ou le tuteur doivent travailler est la marge que Vygotski appelle « zone de proche
développement », marge dans laquelle l'enfant ne sait pas totalement faire tout seul. L'aide de l'adulte va
être très importante.
Le seul problème, c’est que Vygotski n' a pas regardé de près le contenu conceptuel des situations.
La zone de proche développement n'est pas seulement ce que l'enfant peut faire avec l'adulte et qu'il
ne sait pas faire seul, C'est aussi ce qui, dans un domaine disciplinaire ou professionnel donné, présente
des voisinages avec ce qu'il sait déjà faire, ce qu'il ne sait pas encore faire et qu'il saura peut-être, ou peutêtre pas, faire tout de suite avec l’aide de son tuteur. La longue durée est souvent au rendez-vous dans le
développement de l'enfant. Pour les structures additives, par exemple, les compréhensions commencent à 5
ans et ne sont pas terminées à 15 ans, y compris pour des problèmes qui demandent une seule addition ou
une seule soustraction.
Les experts de l'aérospatiale qui ont conçu Ariane 4 ou Ariane 5 ont été recrutés après être sortis de
Polytechnique ou de Sup Aéro. Mais tous ne deviennent pas experts, et on ne leur confie pas de
responsabilité importante avant six mois à deux ans. Pour devenir experts, il leur faut douze ou quinze ans
d’expérience. La longue durée est absolument essentielle dans la formation de la compétence. La question
du développement va ainsi au-delà de la mise en situation, de la mise en scène des situations, même si cet
aspect des choses est très important.
L’idée de compétence critique n'est pas facile à saisir : c'est justement ce qui fait la différence. Il
est vain de vouloir être exhaustif en matière de compétence. J’ai vu des collègues venant des entreprises
arriver avec des listes de compétences de plusieurs pages. Je sais que ça existe dans l'éducation nationale
aussi. Ce n'est pas opératoire. La question qui se pose est de savoir où on peut placer le critère de la
différence. Le travail scientifique se veut exhaustif, mais c'est une impasse, car c'est impossible. Il faut
regarder ce qui fait vraiment la différence. Pour le développement des enfants à l'école, la question est alors
: qu'est-ce que je considère comme compétence critique à un moment donné ?
Il y a des centaines de classes de situations différentes dans le domaine de l'addition et de la
soustraction. Si on veut être exhaustif, on perd sa peine. Ce qui est important c’est d'identifier les cinq ou six
relations principales et les différentes sortes de problèmes qu'on peut identifier à partir de ces six classes :
ce qui est vraiment délicat entre le CE1 et le CE2 ou le CP et le CE2, et si on veut balayer plus large entre le
CE2 et la troisième.
Pour les structures multiplicatives on constate, par exemple, que la double proportionnalité n'est
presque jamais traitée alors que c'est une structure fondamentale des structures multiplicatives.
Un mot magique prononcé par Yves tout à l'heure est celui de « situation ». Je vais reprendre cette
idée d'un point de vue développementaliste. Pour Piaget, notamment, la connaissance est adaptation. Il en a
donné de nombreux exemples, en étudiant ses enfants, pour commencer.
Mais qu'est-ce qui s'adapte ? Et à quoi ? On est dans la théorie aussi bien que dans l'empirique. Ce
qui s'adapte, ce sont des formes d'organisation de l'activité et elles s'adaptent à des classes de situations.
Il nous faut un concept pour bien cerner ce qu'est une forme d'organisation de l'activité et ce qu'est
une classe de situations. Le couple stimulus/réponse ne répond pas du tout à l'appel. Le couple sujet /objet
qui nous vient de la philosophie et de la psychologie générale du début du siècle, ne répond pas non plus à
l'appel. C'est trop large.
On a besoin du concept de situation et d'un concept dual, celui de schème, que j'ai emprunté à Piaget
et que j'ai essayé d’approfondir, en particulier à la lumière des recherches sur l’apprentissage des
mathématiques.
Piaget n’est pas le père du concept de schème : celui-ci se trouve déjà chez Kant où il est mal
expliqué, et circonscrit à l'espace et au temps, peu aux autres situations. Ce concept est d’ailleurs repris en
anglais sous le terme de schema, avec un sens différent de celui que lui donnent les Genevois. C'est donc
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Piaget qui en donne la vision la plus profonde, en particulier avec le travail qu'il fait sur ses enfants, quand ils
étaient bébés.
Sa première idée est que le schème est une totalité dynamique fonctionnelle.
Pensez à la Gestalt. Les gestaltistes avaient travaillé sur la perception comme phénomène global : la
perception d'un objet n'est pas la somme des perceptions des composantes du spectacle. L'activité est
dynamique ; elle se déroule dans le temps.
Deuxième idée, le schème est une organisation invariante de l'activité pour une classe définie
de situations.
J'ai introduit cette définition en référence à la théorie des algorithmes. Un algorithme, (comme par
exemple l'algorithme de l'addition, celui de la multiplication, celui de la résolution des équations du second
degré) est une procédure pour résoudre tous les problèmes d’une classe de problèmes bien définie, grâce à
laquelle on va aboutir à coup sûr soit à une solution, soit à la démonstration qu’il n’y a pas de solution.. C'est
ce qu'on appelle l'effectivité.
Dans l’ouvrage sur les algorithmes que j'avais lu à l'époque où j'étais jeune chercheur, dans un livre
traduit du russe, était donné l'exemple du labyrinthe et de Thésée. Il y a un algorithme pour sortir du
labyrinthe, s'il est possible d'en sortir. Dans un certain nombre de problèmes de mathématiques; aujourd'hui
de problèmes informatiques, on a les moyens de décrire la suite des actions et des prises d'informations de
manière totalement déterministe.
En revanche, si je descends un escalier, je n'ai pas d'algorithme. Je sais faire, mais je n'ai pas
d'algorithme ; je ne suis pas sûr de réussir. Une bonne partie des formes d'organisation de l’activité ne sont
pas algorithmiques. Même si les algorithmes sont des schèmes, la plupart de nos schèmes ne sont pas des
algorithmes.
Dans la deuxième définition du schème, c’est l'organisation qui est invariante, pas l'activité. Cette
invariance concerne une classe de situations ; c'est donc déjà un universel.
Piaget affirmait : le schème c'est déjà le début d'un concept.
Définition analytique
Un schème comprend nécessairement un but ou plusieurs, et donc des sous buts et des
anticipations. Il comprend aussi des règles d'action, de prise d’information et de contrôle, lesquelles
engendrent l’activité au fur et à mesure.
C'est vrai pour un enfant qui résout un problème mathématique, mais c’est vrai aussi pour un enfant
qui essaye de comprendre un texte narratif, par exemple. C'est vrai pour la réparation des pompes à eau
dans un atelier de maintenance des Ciments français. Il faut pour toutes ces activités des invariants
opératoires, c’est-à-dire des concepts en acte et des théorèmes en acte et aussi des possibilités
d'inférence en situation.
Arrêtons de penser l’activité en termes de câblages : le cerveau, c'est vingt milliards de neurones, trois
mille synapses par neurones. Même une activité presque insignifiante met en activité des régions entières
du cerveau. La possibilité d'adaptation est liée au fait qu'il n'y a pas de câblage et que contribuent à la même
activité de nombreux éléments différents.
Je reviens sur cet exemple du réparateur de pompe à eau. Dans les camions toupies qui transportent
du béton, et pour éviter au béton de sécher pendant le transport, il y a des pompes à eau, plus ou moins
sophistiquées en fonction des progrès techniques qui en ont permis l'amélioration. Ces pompes peuvent
évidemment tomber en panne. Aussi existe-t-il un atelier de maintenance. Les pompes d'un certain type sont
toujours confiées à la même personne, seule capable de les réparer quand elles tombent en panne. Cet
homme tombe malade ; il est hospitalisé ; on ne sait plus réparer les pompes à eau. On envoie une
délégation à l'hôpital, à laquelle le malade explique, du mieux qu'il peut, comment il s'y prend, quelle partie il
regarde d'une manière plus attentive…Il est content de ses explications ; ses collègues aussi ; Ils retournent
à l'atelier de maintenance et… ne réussissent pas à réparer. A son retour de l'hôpital, l'ouvrier reprend son
travail et, sans problème, répare les pompes. En l'observant, on constate qu'il s'intéresse particulièrement à
tel mouvement partiel des pièces des unes avec les autres, à tel défaut partiel…, toute une série de choses
qu'il n'a pas été capable de raconter.
La forme prédicative de la compétence est toujours en deçà de la forme opératoire de la
connaissance.
L'action est toujours première. La connaissance ce n'est pas d’abord savoir dire ou écrire des textes
c'est d'abord savoir agir, en situation.
Ce qui est vrai pour le réparateur de pompe à eau l'est aussi pour l'ingénieur de l'aérospatiale à qui on
demande d'écrire un guide méthodologique sur son savoir d'expert. Quand on regarde ce guide avec de
jeunes ingénieurs, on s'aperçoit qu'il y a des tas de lacunes. On s'aperçoit qu'il n'a pas parlé des
raisonnements conditionnels, ni du fait que dans telle condition, cette solution est la meilleure ou la moins
coûteuse. Cet expert ne songe pas à parler à ses jeunes ingénieurs des obstacles épistémologiques qu'il a
rencontrés et qu'il a surmontés au cours de son expérience, alors que ce serait particulièrement utile.
Ainsi même un ingénieur sorti de polytechnique dispose de formes prédicatives de sa connaissance
inférieures aux formes opératoires. Le phénomène est le même avec les collègues chercheurs du CNRS. En
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les observant dans leur laboratoire, on s'aperçoit qu'ils en savent beaucoup plus que ce qu'ils sont capables
d'écrire, alors même qu'une bonne partie de leur activité consiste à produire des articles de recherche.
Dans un système éducatif qui privilégie la forme textuelle de la connaissance, comme c’est le cas en
France, il faut rééquilibrer les choses dans l'autre sens ; même si on peut le faire aussi au cours de la vie
professionnelle, en tenant davantage compte de la compétence acquise par l'expérience, comme cela a été
dit par Yves Lichtenberger.
J'ai rencontré ce problème au CNRS, plus particulièrement avec les personnels techniques et
administratifs, recrutés souvent sur des concours, administratifs. Certains accédaient très vite à des
compétences techniques remarquables ; mais elles n'étaient pas reconnues parce qu'ils n'avaient pas la
qualification initiale prévue. C’est du gâchis. Le problème de la reconnaissance passe beaucoup par la
reconnaissance de la compétence, y compris des conceptualisations qui sont contenues dans l'activité en
situation.
La conceptualisation, c'est l'identification des objets du monde, de leurs propriétés, de leurs
relations, de leurs transformations, que ce soit par un accès direct ou quasi direct à ces propriétés et
relations, ou que cela résulte d'une construction, (en général culturelle) pour laquelle on n’a pas
d'équivalent perceptif immédiat.
Cette idée de construction concerne le concept de nombre : un mathématicien disait à la fin du XIXe
siècle : Dieu nous a donné le nombre entier, nous avons fait le reste. C'est faux, même le nombre entier ne
nous a pas été donné. La plupart des concepts nous viennent de la culture, ce sont des constructions
savantes et longues de l'humanité. Ce n'est pas vrai seulement en sciences, mais aussi pour des activités
apparemment moins nobles. L’une de mes collègues de Dijon, Sylvie Caens Martin, a travaillé sur la taille de
la vigne. Observer un tailleur de vigne est l’occasion de le voir donner des coups de sécateur, et cela peut
faire penser qu'on peut en faire autant. Or cette collègue, à l'âge de quatorze ou quinze ans, avec son frère,
avait voulu tailler la vigne pendant que son père était malade. La vigne a mis quatre ou cinq ans à s'en
remettre. La taille repose sur une série de diagnostics qui fonctionnent dans l’activité sans que le tailleur s’en
explique, et qui reposent sur toute une série de concepts qui ne disent pas leur nom : des yeux plus ou
moins développés, la qualité des bois, l'empattement, le diamètre de la souche, le réseau de distribution de
la sève, la position dans l'espace, etc. Tous ces critères conceptuels, plus ou moins analytiques et plus ou
moins synthétiques, viennent se résumer dans deux concepts pragmatiques : ceux de charge et d'équilibre.
Une charge acceptable, c'est un nombre de grappes potentielles, suffisant et pas trop lourd pour le
pied en question, compte tenu de la qualité qu'on veut obtenir. L’équilibre, c’est un empiètement dans
l'espace pas trop grand : cela fait partie des critères pris en compte par le tailleur de vigne seul devant le
pied de vigne, mais ces critères font aussi partie du patrimoine conceptuel de la communauté des tailleurs
de vigne.
Une première idée importante à retenir
Le concept de compétence est un concept pragmatique qui nous permet de communiquer, même s'il
n'a pas tous les critères de la scientificité, et qu'il ne nous permet pas d’entrer dans le détail de l'analyse de
l'activité.
La conceptualisation résulte de l'expérience et pas de définitions seulement. Qu'est-ce qu'un concept
alors ?
C'est d’abord un ensemble de situations de référence, qui donnent du sens au concept. En général
un concept ne prend pas son sens dans une seule situation, mais dans une variété assez large –
C'est un ensemble d'invariants opératoires, donc de concepts en acte et de théorèmes en acte, qui
fonctionnent la plupart du temps de manière implicite et qui organisent la prise d'information et l’action.
La question de la pertinence est absolument essentielle. La compétence critique, c'est de la
pertinence qu'il s'agit : qu'est ce qui est pertinent et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Quand on est engagé dans
une recherche, on aperçoit une différence, on va raffiner, en chercher d'autres et aboutir à un faisceau de
possibilités énorme. Il faut se garder de rester dans un ensemble de possibilités intraitable. Il faut essayer de
réduire les choses.
Qu'est-ce qui fait la différence ? Qu'est-ce qui est important ? Or ce sont les invariants opératoires, qui
font la différence, et le langage pour en parler. Les formes langagières et symboliques nous permettent de
représenter concepts, situations et formes de traitement.
Permettez-moi une petite parenthèse à ce sujet : un article commis par un ministre il y a trente ans
intitulé « Les trois langages » mentionnait la langue maternelle, une langue étrangère et les mathématiques.
Or les mathématiques ne sont pas un langage, mais une connaissance. Les aspects langagiers et
symboliques sont certes importants dans les mathématiques, mais c’est une erreur récurrente que
d'identifier les mathématiques à un langage et de confondre ainsi conceptualisation et symbolisation. Les
mots sont importants, mais il faut aller chercher au-delà des mots et des observables, ce qui fait la différence
entre une manière de faire et une autre, même si le sujet n'a pas toujours les mots pour le dire. On peut se
tromper facilement. Dans un travail collectif, par exemple, les gens ne s'interrogent pas toujours sur les mots
les plus efficaces pour communiquer avec autrui. Existent aussi des formes implicites de communication,
sans qu'on soit obligé d'expliciter les conceptualisations sous-jacentes.
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Une seconde idée importante à retenir
On ne peut pas penser une situation ou un concept isolément. On a affaire à des systèmes. Une
situation ne s'analyse pas à partir d'un seul concept, les concepts ne se forment pas dans une seule
situation. A partir de là, il faut étudier des ensembles de situations et des ensembles de concepts dans leur
interaction.
Les didacticiens de la physique ont essayé d'utiliser le cadre des champs conceptuels pour la
mécanique et l'électromagnétisme. En physique, presque davantage qu'en math, on a affaire à cette
question : à quelles situations, quels invariants, quelles formes langagières, quelles formes symboliques,
quelles équations... dois-je me référer ?
La science est relation. Il n'y a pas de réflexion scientifique sans étude des relations.
La didactique a déplacé son centre d'intérêt, des jeunes enfants vers les enfants plus âgés (collège,
lycée, enseignement supérieur), et vers des domaines qui étaient moins classiquement utilisés comme les
statistiques ou l’analyse. La didactique professionnelle s'est développée. Or un enseignant est compétent,
pas seulement en raison des didactiques qu'il connaît, mais aussi de nombre d'autres choses. La
connaissance est adaptation. Mais le maître, comme l’enfant, développe ses compétences dans toute une
série de registres : l'interaction avec autrui, la séduction, le défi, la communication et le langage. Ce n'est
pas parce qu'on crée une situation de proportionnalité jugée opportune pour des élèves de quatrième qu'ils
vont apprendre la proportionnalité seulement. Ils vont apprendre beaucoup d'autres choses.
Je vais citer un autre exemple, celui du réceptionnaire de clients (thèse de Patrick Mayen). Le
réceptionnaire de clients est un bon technicien de mécanique ou de carrosserie, mis en position de recevoir
des clients et d'obtenir du client ou de la cliente le maximum d'informations pour communiquer une
information fiable à l'atelier. Parfois les clients le font bien, parfois ils se méprennent. Le réceptionnaire de
clients doit effectuer un vrai travail pour arriver à démasquer les erreurs des clients. Mais Patrick Mayen
s’est aperçu qu’il existait deux autres finalités de l'activité du réceptionnaire de client : rassurer le client sur
les délais et les coûts, et fidéliser le client.
Ainsi ce qu'on apprend dans le travail ce n'est pas seulement la professionnalité au sens le plus
étroit du terme ; ce sont aussi des formes conviviales d'activité avec autrui. Les enfants aussi apprennent ce
genre de choses. En fait la question qui se pose est celle-ci : qu’apprend-on en situation, y compris à
l'école ?
L'enseignant est un médiateur, certes. Le premier acte de médiation de l'enseignant est le choix de
la situation, dans le cadre d'un champ conceptuel, et de la zone proximale de développement.
Bruner a fait un apport très significatif en étudiant les actes de tutelle de l'enseignant pour aider un
enfant en difficulté. Sa perspective est très vygotskienne. Si le concept de schème que j'ai essayé de vous
présenter sous une forme analytique est valable, les actes de médiation ne portent pas seulement sur les
actions mais aussi sur les buts et les anticipations. Parfois, il faut créer une situation nouvelle ; même il faut
laborieusement travailler pour que les élèves arrivent à comprendre le sens de cette situation et entrent dans
le contrat didactique. Brousseau désigne cette phase par le terme juridique de « dévolution ».
L'enseignant doit pouvoir apporter son aide en essayant de ne pas tout faire à la place de l'enfant, et
donc en lui laissant assez de liberté et de responsabilité dans la mobilisation de ses invariants opératoires ;
que va-t-il sélectionner comme informations et pourquoi?
Les actes de médiation de l'enseignant dans la classe à propos d'une situation donnée peuvent donc
être analysés. C’est une activité dans laquelle les didactiques des disciplines et la didactique professionnelle
jouent leur rôle, mais pas seules. D'autres phénomènes interviennent, par exemple parce que l'enfant a
besoin d'être reconnu, encouragé. La séduction, par exemple, est très importante ; on est un peu trop
pudique sur ce ressort de l’activité humaine.
Qu'est-ce que la représentation ?
C'est parce que la représentation est difficile d'accès que les behavioristes ont voulu se débarrasser
de ce concept au moment où on en avait le plus besoin, en particulier pour étudier le développement des
compétences complexes. Comment peut-on en parler aujourd’hui ?
On a d'abord accès au flux de notre propre conscience et par conséquent à la perception, au
rêve, au fantasme qui font partie intégrante de la représentation. Considérer que la perception fait partie
intégrante de la représentation peut paraître surprenant car beaucoup de psychologues opposent perception
et représentation, comme si la représentation n'était pas nourrie par la prise d'informations sur le monde. De
nombreux concepts en acte interviennent dans la prise d'informations. Notre perception n'est pas une
perception d'éléments mais une perception d'objets, de propriétés, de relations. Elle comporte donc une part
importante de conceptualisation.
On sait bien que le flux de la conscience n'épuise pas l’idée de conceptualisation, ni de
représentation. L’inconscient existe ; nous l’avons tous rencontré.
Surtout trois autres catégories interviennent dans le fonctionnement et le développement de la
représentation :
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- les invariants opératoires, c'est-à-dire le système des catégories qui nous permettent d'interpréter le
monde et d'identifier des objets, des propriétés, des relations, même si on n'est pas capable d'en parler,
comme on l’a vu plus haut ;
- les systèmes de signifiants/signifiés, notamment langagiers, puisque le langage joue un rôle important
dans la conceptualisation. Vygotski l'a vu davantage que Piaget mais Piaget n'était pas en contradiction avec
Vygotski sur ce point.
- les schèmes et leur organisation. Si on ne voit pas que la conceptualisation prend ses racines dans
l'action y compris dans des formes qui ne sont pas langagières, on rate un point théorique essentiel. Si
l'action est première dans l’adaptation au nouveau, alors l'organisation hiérarchique des schèmes fait partie
intégrante de la représentation. La représentation n'est ni un dictionnaire, ni une bibliothèque. C'est un
répertoire large de ressources, y compris de formes d'organisation de l'activité.
Un dernier point pour moi concerne le problème de la sophistication progressive avec laquelle on peut
parler de conceptualisation. Si on a des invariants opératoires qui sont conscients, ce n'est pas une frontière
imperméable. On peut passer de l'inconscient au conscient, mais on peut aussi passer du conscient à
l'inconscient. Je ne crois pas trop aux automatismes. Il existe des formes d’organisation de l’activité, dans
lesquelles on peut diminuer la part des prises d'information et du contrôle, mais pas vraiment la supprimer.
En outre, quand on fait parler les gens, sur leur activité, on en sait un peu plus : il y a des invariants
explicitables, qu’on observe lorsqu’on pousse les gens dans leurs derniers ressorts, pour les faire parler plus
complètement de leur activité : mais l'explicitable n'est pas l'explicite, et rares sont les invariants qui
interviennent de manière explicite dans l’activité en situation. Par contre on peut les observer dans une
communauté, lorsque les gens communiquent entre eux. Les concepts pragmatiques sont explicites alors
que les autres ne le sont pas nécessairement.
La science, la belle science, celle qui est formalisée, vient au bout du compte, avec des formules
mathématiques, physiques, linguistiques, biologiques… Il y a du formalisme partout, pas seulement sous la
forme d'algèbres, mais aussi de tableaux, de schémas. Ce sont des formalisations dans lesquelles sont
explicitées des relations d'une manière souvent plus claire que dans le langage naturel, et se prêtant mieux
au raisonnement.
L'informatisation de nos activités pèse lourd dans ce mouvement, en particulier dans le dernier
mouvement dont je viens de parler.
Il ne faut pourtant pas oublier que la conceptualisation commence avec des formes inconscientes, ou
peu conscientes, en particulier dans le geste. J'ai beaucoup travaillé sur le geste, d'abord parce que j'avais
fait du mime avant de faire de la psychologie mais aussi en regardant les bébés découvrir le monde. Le
geste est un bon modèle de l'organisation de l'activité. La pensée est un geste.