Le « travail » d`un établissement de santé avec les outils de gestion
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Le « travail » d`un établissement de santé avec les outils de gestion
Le « travail » d’un établissement de santé avec les outils de gestion : récupérer des marges de manœuvre vitales1 Anouk GREVIN2 1. Problématique : Les petits établissements de soins de suite face aux nouveaux enjeux du secteur 1.1 Les enjeux du secteur Le champ de la santé est de plus en plus traversé par des « vagues de rationalisation » (Hatchuel et Weil, 1992) au niveau macroéconomique déversant dans les établissements une multitude d’innovations managériales et d’outils de gestion nouveaux qui signent la période de transformations traversée par le secteur (David, 1998). La multiplication des outils visant à réguler l’activité des établissements de santé, dont le plus emblématique est la tarification à l’activité (T2A), est en ce sens tout à fait significative des mutations actuelles du secteur hospitalier (Moisdon, 2000 ; Lenay et Moisdon, 2003). Le cas ici présenté situe la problématique étudiée précisément dans le secteur des soins de suite et de réadaptation (SSR)3 privé non lucratif, participant au service public hospitalier (PSPH). L’activité du secteur est régulée notamment par le schéma régional d’organisation sanitaire (SROS), établi jusqu’ici par l’Agence régionale de l’hospitalisation (ARH, remplacée depuis, dans le cadre de la loi « Hôpital, patients, santé et territoires », par l’Agence régionale de santé, ARS), qui fixe des objectifs précis et quantifiés pour chaque territoire de santé. Le SROS, élaboré en concertation avec les établissements concernés, détermine aussi bien les orientations stratégiques à prendre en compte par les établissements, que les bornes hautes et les bornes basses pour les ratios de personnel de chaque catégorie professionnelle. Ce document est décliné localement à travers le projet médical de territoire (PMT) pour le territoire de santé correspondant et les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) de chaque établissement. A la différence des établissements de médecine, chirurgie, obstétrique, les services de soins de suite et de réadaptation ne sont pas encore soumis à la tarification à l’activité (T2A). Ils doivent cependant communiquer semestriellement à l’ARH, dont dépendent la quasitotalité de leurs ressources, toutes les données de leur activité au moyen du programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI). Ces données informatiques médicales viennent alimenter la négociation pour l’obtention des budgets demandés, notamment pour la création de postes, sur la base des états prévisionnels des recettes et des dépenses (EPRD) présentés annuellement par chaque établissement. Dans un contexte de fortes restrictions budgétaires, aggravées par les déficits des CHU, la concurrence entre établissements est vive pour des ressources toujours plus limitées. Les efforts de rationalisation et de réduction de la durée moyenne de séjour (DMS) des hôpitaux conduisent à une recomposition de la répartition des activités le long de la filière de 1 Article paru sous la référence : Grevin A., « Le jeu avec les outils de gestion comme nouvelle compétence stratégique. Un établissement de santé face aux régulations du secteur sanitaire », Journal d’Économie Médicale, Décembre 2010, Vol. 28, n°8, p. 329-345 Copyright Éditions ESKA, 12 rue du Quatre-Septembre, 75002 Paris. 2 Doctorante en gestion, Université de Nantes. 3 Les structures de soins de suite et de réadaptation (SSR), autrefois appelées de moyen séjour, sont chargées de poursuivre les soins après la phase aiguë d’une pathologie médicale ou chirurgicale récente. 1 soins et à une externalisation de certains coûts sur les établissements avals. Ainsi, lorsque l’état d’un patient arrivé dans une situation médicale précaire en soins de suite se dégrade à nouveau et qu’il doit être réhospitalisé ou que des examens non prévus doivent être prescrits et ne peuvent être réalisés sur place, les coûts occasionnés sont à la charge de l’établissement de soins de suite. Parallèlement, on constate une multiplication des patients dans des situations sociales problématiques4, pour lesquels le placement à la sortie requiert un travail de longue haleine. Les établissements SSR se trouvent donc pris en étau entre les contraintes économiques nécessitant des durées moyennes de séjour (DMS) les plus courtes possibles, et la difficulté de placer les patients à la sortie, d’autant plus que les structures en aval, saturées, sont fortement déficitaires en capacité d’accueil. Par ailleurs, un décret a rendu obligatoire en 2008 la spécialisation des établissements. Dans ce contexte, la perspective de l’arrivée prochaine de la T2A développe une concurrence forte entre les établissements d’un même territoire pour se spécialiser sur les pathologies dites « codantes », au sens où elles seront mieux rémunérées lorsque s’appliquera la T2A. C’est le cas notamment de la cancérologie ou des soins palliatifs, plutôt que la gériatrie ou la médecine, spécialités moins codantes et souvent associées à des durées de séjour prolongées et non maîtrisées. Le champ des établissements SSR privés est donc un environnement fortement régulé mais aussi très concurrentiel et turbulent. De nombreuses structures associatives sont rachetées par des groupes privés lucratifs détenus par des fonds d’investissements, qui tendent à une concentration toujours plus forte du secteur. La montée en puissance de la réglementation et du « tournant gestionnaire » dans les établissements de santé s’accompagne d’une multitude d’outils, mêlant nouveaux systèmes de gestion, innovations technologiques et transformations des pratiques managériales, fortement encouragés par la certification5. Le déploiement de ces dispositifs et la philosophie gestionnaire qu’ils véhiculent confrontent dirigeants et salariés à de nouveaux défis : dans quelle mesure et de quelle manière ces instruments sont-ils utilisés et appropriés par les acteurs ? Quelles sont les dynamiques en jeu dans ce processus ? C’est à cette question que nous tenterons de répondre dans le présent article, à travers l’exemple d’un dirigeant de petit établissement dont la stratégie a consisté à se saisir des dispositifs gestionnaires pour s’engager dans une véritable dynamique de « régulation conjointe » (Reynaud, 1988) avec les tutelles et les acteurs du secteur structurant son activité. 1.2 Le cadre conceptuel : L’appropriation des outils de gestion comme un système de régulation conjointe La question des stratégies mises en œuvre par les acteurs face aux régulations imposées par les tutelles peut être étudiée de manière tout à fait adéquate dans le cadre de la théorie de la régulation sociale (TRS) de J-D. Reynaud (1988), utilisée dans le champ sanitaire et social pour étudier la coopération à l’hôpital (Bercot, 2008) et les associations (Laville, 2009). 4 Les patients bien insérés socialement et soutenus par leur famille sont généralement plus susceptibles de bénéficier de prises en charge à domicile, qui se développent de plus en plus. 5 Tout établissement de santé, public ou privé, a en effet l’obligation légale de s’inscrire dans une démarche de certification (autrefois appelée accréditation) par la Haute autorité de santé (HAS) visant à concourir à l’amélioration de la prise en charge des patients. Cette démarche n’est pas une simple procédure de contrôle ; elle doit traduire une volonté d’amélioration pérenne de la qualité et de la sécurité de soins dispensés et met l’accent sur la participation de l’ensemble des professionnels de l’établissement. Elle suppose de développer un certain nombre d’indicateurs et de référentiels portant sur les procédures, les bonnes pratiques et les résultats dans tous les services et activités de l’établissement. 2 J-D. Reynaud (1988) considère en effet l’organisation sous l’angle des régulations qui s’y déploient, à l’instar des approches en sociologie des organisations s’intéressant aux jeux des acteurs avec la règle (Crozier et Friedberg, 1977 ; Friedberg, 1997). La théorie de la régulation sociale articule deux concepts centraux pour les sciences de gestion et souvent considérés comme contradictoires : l’autonomie et le contrôle, cherchant à « rendre compte de la relation entre le système de contraintes et les comportements des acteurs individuels » (de Terssac, 1992, p. 35). Dans cette perspective, J-D. Reynaud définit la régulation conjointe comme « une rencontre entre deux régulations », une régulation de contrôle (la tentative du management de contrôler le comportement des acteurs de l’organisation) et une régulation autonome (l’effort des acteurs pour résister à cette emprise et peser eux-mêmes sur le contenu de leur travail afin de le rendre plus facile) (Reynaud, 1988 ; de Terssac, 2003). Une approche par la TRS vise à identifier la façon dont les différentes tentatives de régulation du travail se complètent, se conjuguent, s’affrontent ou encore s’empêchent mutuellement. C’est la grille de lecture également utilisée par F-X. de Vaujany (2005, 2006) et A. Grimand (2006) pour analyser l’appropriation des outils de gestion par ceux qui les utilisent. Mais précisons auparavant ce que l’on entend par outils de gestion. A l’instar d’A. David, on pourra envisager, dans un premier temps, que la notion d’outil de gestion renvoie à tout « dispositif formalisé permettant l’action organisée » (David, 1998, p. 44). Soulignant son caractère formalisé, contextuel et finalisé, J-C. Moisdon définit quant à lui l’outil de gestion comme « un ensemble de raisonnements ou de connaissances reliant de façon formelle un certain nombre de variables issues de l’organisation (…) et destiné à instruire les divers actes classiques de la gestion » (Moisdon, 1997, p. 7). Nous parlerons ici d’outils, pris au sens large, pour indiquer aussi bien ce que F-X. de Vaujany qualifie dans son modèle analytique d’objets de gestion (schémas, indicateurs…), de règles de gestion (règles comptables, principes managériaux…), d’outils de gestion (ensemble d’objets de gestion intégrés selon des règles) et de dispositifs de gestion (système organisationnel porté par une vision) (de Vaujany, 2005 ; 2006). Certains auteurs se sont intéressés à la finalité et au rôle des outils de gestion. Ainsi, développant l’analyse de J-C. Moisdon sur les deux modes d’existence des outils de gestion, celui « qui vise à normer les comportements et [celui] qui consiste à créer et propager du savoir » (Moisdon, 1997, p. 8), A. David propose quatre rôles des outils : la conformation des comportements, l’investigation du fonctionnement organisationnel, l’accompagnement de la mutation et l’exploration du nouveau (David, 1998). D’autres approches ont cherché à analyser la structure même des outils de gestion. A. Hatchuel et B. Weil (1992) définissent ainsi ce qu’ils appellent les techniques managériales comme un ensemble de trois éléments en interaction : un substrat technique, une philosophie gestionnaire et une vision de l’organisation. Notons qu’un outil n’est jamais porteur de savoirs en lui-même mais au travers des schèmes sociaux d’utilisation mobilisés par les acteurs lorsqu’ils se l’approprient (Lorino, 2002). L’objet de cet article étant d’analyser comment la montée en puissance des régulations et des dispositifs gestionnaires portés par les tutelles viennent percuter l’activité des petits établissements de santé et de quelle manière le management s’en saisit, nous proposons d’utiliser l’approche de F-X. de Vaujany (2005, 2006) et A. Grimand (2006) sur l’appropriation des outils de gestion, fondée sur la TRS. La perspective appropriative des outils de gestion (de Vaujany, 2005, 2006 ; Grimand, 2006) propose de conjuguer dans une « compréhension conjointe » plusieurs regards : - la perspective rationnelle, celle des concepteurs ou diffuseurs de l’outil avec leurs préoccupations d’efficacité et d’efficience, du côté de la régulation de contrôle ; 3 - la perspective psycho-cognitive et celle sociopolitique, relevant des utilisateurs finaux et donc de la régulation autonome, et s’intéressant aux dynamiques d’apprentissagereprésentation de l’outil et aux jeux des acteurs autour de l’outil. Les uns visent à normaliser l’utilisation de l’outil, les autres à le « rendre propre » à un usage local, quitte à le contourner ou à le détourner. La dynamique d’appropriation est donc un « système de régulation conjointe » (de Vaujany, 2005, p. 25), une rencontre entre plusieurs rationalités en interaction, dans laquelle l’outil est continuellement réinventé. C’est pourquoi on ne peut distinguer conception et utilisation, l’appropriation étant un processus de co-construction, de « mise en acte » de l’outil ou encore de « conception à l’usage » (de Vaujany, 2005 , 2006 ; Grimand, 2006). Nous chercherons, à travers le cas présenté ci après, à observer dans quelle mesure il y a appropriation des outils de gestion portés les tutelles et comment la direction de l’établissement va ou non entrer dans une dynamique de « régulation conjointe ». 2. Méthodologie C’est précisément cette dynamique d’appropriation des outils et contraintes du secteur sanitaire dans une logique de régulation conjointe qui nous a frappés lors de l’intervention menée dans un centre de soins de suite, que nous nommerons Beausoin. La recherche faisait partie d’une étude, réalisée dans le cadre d’un contrat financé par l’Agence nationale de la recherche, sur les déterminants organisationnels et managériaux de la santé au travail (Detchessahar, 2009). La démarche, qualitative et inductive, s’appuyait sur une vingtaine d’études de terrain de type ethnographique, réalisées en 2008 sous la forme de recherches-interventions. L’établissement Beausoin est un centre de soins de suite privé associatif, polyvalent, PSPH, qui, avec ses 80 lits et 93 salariés (76 ETP), est deux fois plus gros que les autres établissements SSR du territoire rural où il se situe. Il accueille environ 800 patients par an, quasiment tous des localités voisines, d’un âge moyen de 74 ans. La durée moyenne de séjour, en baisse constante, y est d’environ 35 jours, et le taux d’occupation des lits stabilisé autour de 90 %. Dans le cadre de l’intervention réalisée à Beausoin sur le stress au travail et les risques psychosociaux, 39 entretiens individuels (soit un tiers du personnel de l’établissement) ont été réalisés6, ainsi que cinq demi-journées d’observation dans les services de soins. Un certain nombre de documents et indicateurs de gestion ont été collectés auprès de la direction, les services RH, qualité gestion des risques, et le médecin du travail. Le diagnostic, restitué à la direction et aux personnels, a été largement validé. Deux réunions de travail ont permis d’élaborer avec un groupe de pilotage les pistes d’action à mettre en œuvre. Cinq entretiens complémentaires d’évaluation ont été effectués mi-2009. Le présent article s’appuie sur cette recherche-intervention et plus précisément sur les données recueillies lors des trois entretiens avec la directrice de l’établissement : - le premier, d’une durée de 2h, a eu lieu en décembre 2007 lors du lancement de l’étude, en présence également de l’attachée RH ; - le second, juste avant la restitution du diagnostic en juin 2008, a duré 3h15 dont près de 2h exclusivement consacrées à l’analyse des contraintes macro-économiques et de leur impact sur l’établissement ; 6 Les entretiens ont été effectués auprès de la directrice, les responsables des services qualité-risques, RH et technique, les 4 médecins, les 2 surveillantes, la pharmacienne, la psychologue, l’ergothérapeute, l’animateur, l’assistante sociale, 2 kinés, 6 IDE, 5 AS, 6 ASH, 2 agents administratifs et auprès du médecin du travail. 4 - le troisième, d’une demi-heure, a été réalisé par téléphone un an plus tard, en septembre 2009, juste après son départ de l’établissement, pour faire le point sur sa trajectoire biographique. Lors de ces entretiens, la directrice nous a communiqué de nombreux documents aussi bien sur son activité que sur son environnement. Nous avons ainsi eu accès notamment aux rapports d’activités du PMSI depuis 2007, au CPOM, au SROS et au PMT, à une étude comparative des différents établissements SSR du territoire et à leurs effectifs par catégorie, aux données sociales de l’établissement, au projet d’établissement, aux projets médical et infirmier, ainsi qu’à diverses études de coûts ou de charge de travail. Tous les verbatim cités dans cet article sont extraits de ces trois entretiens avec la directrice. Les deux premiers ont été enregistrés et intégralement retranscrits, le dernier a fait l’objet d’une prise de note détaillée. Ils ont été codés manuellement et ont fait l’objet d’une analyse thématique qualitative, à la manière de J-C. Kaufmann (2007) qui souligne l’intérêt d’un travail en profondeur sur un petit nombre de données. Les principaux thèmes (ou méta-catégories) ayant émergé, dans un processus itératif de va-et-vient constant entre les données empiriques et les hypothèses, sont les suivants : contraintes externes liées à l’environnement ; outils imposés par la tutelle et la réglementation ; enjeux stratégiques pour la direction ; outils mis en place en réponse aux contraintes et enjeux ; résultats obtenus : compétences ; appropriation des outils et régulation conjointe ; impact sur les salariés et le travail. C’est le résultat de ces analyses que nous allons maintenant présenter et discuter. 3. Résultats et discussion 3.1 La situation de l’établissement Beausoin Lorsque Martine D.7 a pris la direction de Beausoin, fin 2001, son prédécesseur venait de conclure la rénovation et l’agrandissement des anciens bâtiments, d’obtenir la première accréditation et de doter le centre d’une politique qualité, d’un nouveau projet d’établissement et d’un contrat d’objectifs et de moyens. La nouvelle directrice8 identifie aussitôt l’enjeu fondamental que représente pour une structure de cette taille la capacité à faire face aux vagues de rationalisation qui déferlent en permanence sur le secteur et la question cruciale qui lui est immédiatement liée, celle de la négociation des ressources financières auprès des tutelles. « Les réformes hospitalières, on est dans des vagues, dans des décrets, des circulaires qui sont quasi permanentes, vous ne pouvez pas faire abstraction de cela, sinon vous mettez la structure contre un mur ! » Sur le territoire où est situé Beausoin, presque toutes les structures associatives ont été rachetées par des groupes privés détenus par des fonds d’investissement. « On se fera bouffer, (…) vous allez être bouffé par un groupe privé (…) C'est un petit biscuit délicieux à croquer ici, la madeleine est moelleuse, ça tourne…» 7 Le nom a bien évidemment été changé, pour des raisons de confidentialité. 8 Psychomotricienne de formation, elle a très tôt opté pour des fonctions d’encadrement (cadre de santé). Elle a suivi, en formation continue, un parcours de management et de contrôle de gestion de niveau Bac+5. En parallèle, elle a obtenu son premier poste de directeur d’établissement dans un petit centre de SSR aux capacités inférieures à celles de Beausoin. Après 8 ans de direction à Beausoin, elle a quitté l’établissement en 2009 pour un autre d’une plus grande envergure encore. 5 Face à la concurrence du secteur privé lucratif, qui de plus en plus se positionne sur les créneaux les plus rentables dans une logique de T2A, l’établissement est amené à élaborer une stratégie pour l’avenir. « On ne raisonne plus en lits purs mais en volume d'activité, c'est une segmentation comme une entreprise, dans quelle niche on se met. » La direction de Beausoin affiche alors clairement sa volonté d’accroître son activité de cancérologie et de soins palliatifs, pour se pas rester cantonnée à la gériatrie ou à la médecine, largement dominantes dans les établissements polyvalents comme le sien. « Dans un cadre de T2A, la cancérologie, excusez-moi d'être vulgaire, c’est codant et je pense que pour notre structure, le fait d'asseoir une activité de cancérologie, là aussi c'est une stratégie à plus ou moins moyen terme puisqu’on est sur des cinq ans, c’est répondre à un besoin du secteur et apporter une dynamique, beaucoup plus que d'avoir de la personne âgée dépendante qui va être en attente de long séjour. » Cette stratégie ne dépendant pas de la seule décision du dirigeant mais se négociant à l’échelle du territoire de santé, Martine D. s’emploie activement à agir au sein des réseaux et auprès des tutelles pour conforter la position de l’établissement et faire reconnaître son excellence et sa spécificité. S’imposer comme une référence, être « pilote partout », devient un objectif stratégique prioritaire. La structure a ainsi été parmi les cent premiers établissements certifiés et le premier centre de soins de suite à mettre en place le dossier médical informatisé ou, tout récemment encore, à obtenir l’autorisation de délivrer des chimiothérapies. Avec ses six places en soins palliatifs, ses médecins gériatres permanents, son ergothérapeute, sa diététicienne, son animateur, sa qualiticienne et sa chargée de ressources humaines, ressources inhabituelles dans des structures de sa taille, elle fait figure d’avant-gardiste parmi les établissements de la région. L’obtention de la coordination du projet médical de territoire (PMT) ou la nomination de Martine D. comme expert visiteur de la HAS est dans ce sens un signal fort de la légitimité acquise auprès de l’ARH et une opportunité de se faire reconnaître par ses collègues des autres établissements. Pour elle, le principal défi pour le dirigeant d’un petit établissement privé non lucratif reste le fait qu’il n’a qu’extrêmement peu de marges de manœuvre quant à son activité. Il dépend quasiment totalement des budgets que lui accorde la tutelle, eux-mêmes fonction des politiques nationales de réduction des dépenses de santé. « Vous êtes extrêmement encadrés, aucune marge de manœuvre, tout doit être justifié au litre près de solution hydro-alcoolique, le nombre de patients, (…) entre le droit du patient, l’ARH qui vous encadre complètement, vous ne pouvez pas…» A ses yeux, cependant, les analyses de la tutelle, dans une logique comparative de ratios entre établissements, ne tiennent pas toujours compte de l’évolution démographique des territoires. Celui où est situé Beausoin est proche du littoral et enregistre un vieillissement croissant de sa population. « Ils [l’ARH] en sont arrivés à ces conclusions (…) : votre secteur (…) est très très bien doté, il n’y a pas besoin de création de lits, alors qu’on sait pertinemment que la population vieillit, d'ici 2012 notre secteur va croissant… » Le nombre de lits autorisés n’augmentant pas, la pression est à une plus grande rotation des patients par la réduction des durées de séjour, afin d’absorber la montée en charge de l’activité. De plus, les politiques budgétaires n’étant pas actuellement favorables aux soins 6 de suite, et en particulier aux établissements déjà bien dotés comme l’est Beausoin, il est devenu quasiment impossible d’obtenir des postes supplémentaires. « On a dit : les soins de suite, vous n’aurez rien, et alors Beausoin vous aurez encore moins parce que vous êtes super bien dotés, parce qu'il y a des bornes basses et bornes hautes (…) et nous on a un ratio d'aides-soignantes qui est au-delà de la moyenne. » Pourtant, les calculs réalisés à Beausoin sur la base de son PMSI permettent déjà d’évaluer le coût par jour et par patient et de constater que les budgets actuellement alloués à la structure sont inférieurs au coût réel. Face à ces contraintes croissantes, trouver des ressources supplémentaires devient un enjeu vital pour Martine D. qui, tout en restant fidèle à ses valeurs associatives non lucratives, doit présenter à son conseil d’administration comme à ses tutelles des comptes équilibrés. 3.2 L’appropriation des outils de gestion, comme jeu de la régulation autonome Les outils de gestion et leur appropriation sont au cœur de tous les discours de la directrice de l’établissement Beausoin. Ils sont à la fois une contrainte extrêmement forte et omniprésente, mais aussi le levier dont va se saisir la direction pour regagner des marges de manœuvre et de l’autonomie. On retrouve de manière particulièrement illustrative le jeu de la régulation autonome qui se saisit des règles et se les approprie, dans une dynamique qui devient ici une véritable régulation conjointe (Reynaud, 1988) ou co-construction des outils (de Vaujany, 2005, 2006 ; Grimand, 2006). Nous analyserons ici l’utilisation qui est faite des outils « poussés par l’extérieur » (de Vaujany, 2006) et leur appropriation par le dirigeant de la structure, selon la perspective dans laquelle ils sont situés (de Vaujany, 2005, 2006 ; Grimand, 2006). Les outils de gestion, un potentiel à exploiter Si l’on se situe dans une perspective rationnelle, selon la grille de F-X. de Vaujany et A. Grimand, où les outils sont vus comme un moyen de rationalisation de l’activité, les actions conduites par la directrice de Beausoin peuvent sembler relativement classiques, si ce n’est le fait qu’elle en utilise toutes les potentialités au maximum, dans une mesure que l’on trouve rarement dans des établissements de sa taille du secteur sanitaire. Ainsi, Martine D. n’hésite pas à faire appel à des étudiants de Master en contrôle de gestion, accompagnés par leurs enseignants de l’Université, pour l’aider à développer des outils de pilotage pointus, rares dans le secteur. Une veille attentive lui permet également de trouver de nouvelles sources de financement pour couvrir des dépenses que les budgets attribués ne prennent pas en charge. Elle a par exemple obtenu des fonds au titre d’un programme d’amélioration des conditions de travail dont le médecin du travail ignorait jusqu’à l’existence. On retrouve également dans le discours de la directrice bon nombre d’expressions révélatrices d’une vision des outils de gestion typique de la perspective psycho-cognitive identifiée par F-X. de Vaujany et A. Grimand : les outils de gestion permettent de produire « une photographie de l’activité ». « Vous voyez qu'on a quand même ces outils qui sont ce qu'ils sont, mais ils sont là pour donner une photographie… » C’est le cas aussi bien des outils d’analyse de l’activité, ex-post, comme le PMSI… « Tous les lundis matin, j’ai la photographie du nombre de journées qu’on a fait, de ce que nous aurions si nous étions en T2A, du taux de dépendance, des pathologies (…) » « C’est la photographie de ce que l'on fait, de notre métier, quelque part. » 7 …que d’outils de prospective, comme le CPOM, censé établir ex-ante les objectifs prévisionnels sur lesquels s’engage l’établissement pour les quatre ans à venir : « Ça va jusqu'au nombre de jours de grève, les jours de formation, les jours maladie, tout est très…, on doit avoir une photographie absolument précise sur tout. » C’est également l’objectif attribué par Martine D. à la recherche-intervention que nous avons menée dans l’établissement : « Cette étude peut donner une photographie à la tutelle, au niveau régional, sur : à l’instant T, voilà ce que l’on a constaté dans un établissement de soins de suite. (…) Ce sont des universitaires (…) qui viennent faire une photographie, enfin une somme de photos, un reportage on va dire, mettre des images, qui viennent shooter l’établissement à différents…et nous restituer qu’est-ce qui se passe. » Plus typique encore de l’établissement Beausoin, l’usage sociopolitique qui est fait des outils de gestion, utilisés comme des ressources pour la négociation. Le jeu avec et entre les outils de gestion, une ressource pour la négociation L’activité de la directrice de l’établissement Beausoin est toute entière dirigée vers la négociation des règles avec les autorités de tutelle et avec les autres établissements du territoire, règles qui vont ensuite contraindre l’activité. Il est donc essentiel pour elle de disposer des ressources nécessaires à une issue optimale de ces négociations. « Lorsqu'on a négocié le deuxième contrat d'objectifs, (…) l'inspectrice négociatrice de l’ARH m’a dit : écoutez, moi ça m'ennuie de vous donner des moyens supplémentaires puisqu'on n'a aucune visibilité sur votre structure. (…) Il fallait trouver une force de frappe et des moyens convaincants pour dire : mais attendez, vous ne pouvez pas nous laisser… » Or pour pouvoir négocier, il faut être capable de fournir des données pertinentes, et donc avoir des outils pour les produire. Le PMSI, par sa capacité à rendre visible l’activité, devient dans ce cadre un outil stratégique pour Martine D., qu’elle n’hésite pas à mettre en rapport avec les autres documents fixant les règles imposées par les tutelles. Lors de la dernière négociation du CPOM, la directrice a ainsi comparé de manière systématique, catégorie par catégorie, les recommandations d’effectifs indiquées dans le SROS (les bornes hautes et bornes basses), les exigences en termes de qualité et de sécurité de la dernière version de la certification, et les données de son activité produites à l’aide du rapport détaillé du PMSI. Elle a cherché à détecter là où elle pouvait éventuellement identifier des exigences des tutelles auxquelles elle n’était pas en mesure de répondre, afin de demander des effectifs supplémentaires pour y faire face. « En rédigeant le CPOM, (…) comme nous avons un ratio d'aides-soignantes qui est tout à fait satisfaisant, j'ai isolé les bornes hautes et basses des infirmières, en disant : il faut que vous nous donniez deux postes de nuit, c’est incontournable, il y a un problème de sécurité. (…) Et en faisant ce calcul-là, en leur prouvant qu'on n'était pas du tout dans les clous de ce qu'ils avaient écrit, ils nous ont attribué 2,5 postes ETP d'infirmières. On vient d'avoir ça et 0,05 d'assistante sociale, qui se plaint de pas avoir assez de temps, ce qui fait qu'on aura un temps plein d'assistante sociale. Mais il faut revenir aux chiffres. » Elle joue sur le mode de calcul, en recalculant un ratio de présence d’infirmières « 24h/24 », puisqu’il faut assurer la sécurité et la qualité des soins en permanence, qui se trouve par conséquent inférieur aux bornes recommandées par le SROS. 8 « Parce que je suis partie des bornes basses du SROSS, 24h/24, aujourd'hui voilà ce que nous avons, ce qui fait 0,156 par lit, la borne basse préconise 0,20 soit… Je leur ai pas dit : ‘‘il nous manque 28 %’’, mais ‘‘vous préconisez 28 % de plus’’. Vous voyez, dans la lecture, ça n'a pas le même impact [rires] et dans la borne haute, voilà. Ce qui fait que, je dis écoutez si vous m'appliquez la borne haute c’est 3,5 ETP. Et du coup on a eu 2,5 et ça, c'est eux qui l'ont écrit. » Elle réussit ainsi à contourner le refus de la tutelle de lui accorder des postes, en invoquant la règle que celle-ci lui a elle-même fixée. L’exemple ci-dessus illustre combien souvent c’est dans l’intertextualité (Detchessahar et Journé, 2007) que les acteurs trouvent les interstices pour jouer avec la règle, en mettant en rapport différents textes (ici les indications du SROS et les engagements de sécurité de la certification) pour se donner de nouvelles ressources dans la négociation. La connaissance des règles et l’utilisation des outils deviennent ici une véritable compétence stratégique, si l’on retient la définition la plus communément admise de la compétence comme étant la capacité à mobiliser et à combiner des ressources. En effet, si un simple objet de gestion (de Vaujany 2006) tel un taux indicatif peut prendre, du fait même de son caractère écrit et de son inscription dans un document officiel, un caractère obligatoire, il ne s’applique pas pour autant de manière déterministe. Au contraire, toute règle ou outil de gestion, de par sa flexibilité instrumentale et interprétative, peut être « détourné », réinterprété ou instrumenté par les acteurs qui se l’approprient (de Vaujany, 2006) dans une logique de régulation autonome (Reynaud, 1988). C’est le cas ici des bornes du SROS, censées au départ éviter les sur- ou les sous-dotations. Pour justifier la rationalité de son action et de l’usage qu’elle fait des indicateurs, Martine D. ne cesse de répéter constamment : « c’est les chiffres », « c’est écrit ». « C’est pas de l'invention, c'est le SROS, c'était pas délirant, c'était vraiment du factuel. » Elle n’hésite pas pour cela à jouer sur le caractère technique ou scientifique, donc nécessairement plus « objectif », des outils et dispositifs employés, afin de légitimer les chiffres produits, qui font l’objet des négociations. « C’est vachement rassurant de présenter un à peu près beau dossier, d’avoir des outils de pilotage, de dire ben c’est génial, clac clac, je peux vous montrer, la clé USB, boum. » Le jeu sur les outils de gestion comme processus de régulation conjointe De Vaujany (2005, 2006) recommande, pour appréhender de manière plus complète le processus d’appropriation des outils de gestion, de mobiliser simultanément les perspectives rationnelle, psycho-cognitive et sociopolitique dans une « compréhension conjointe » qu’il qualifie de « perspective appropriative ». La dynamique d’appropriation des outils de gestion s’inscrit en effet dans un processus de régulation conjointe articulant à la fois une volonté de normalisation et de contrôle des comportements d’un côté et un processus de détournement ou de réinvention de l’outil par l’acteur qui le rend propre à un usage local d’autre part. Un exemple particulièrement illustratif de cette dynamique nous est donné avec le cas de la cellule d’orientation des patients imposée par l’ARH. Aussitôt, Martine D. et ses collègues directeurs des établissements concernés ont compris qu’il s’agissait là d’un enjeu fondamental pour eux : celui de la répartition des patients entre les établissements, stratégique par l’impact qu’il a sur les ressources à travers le mécanisme de la T2A et des durées moyennes de séjour. 9 « L’ARH a dit : on va créer une cellule d'orientation qui va drainer toutes les demandes [de lits] et qui va envoyer [les patients] vers les établissements. Et on voit bien que c'est la première salve, là, et que peut-être demain, l'an prochain ou dans deux ans, on nous dira : attendez, la cellule a une photographie de tous les lits de libres et vous avez l'obligation de prendre [les patients qu’on vous envoie]. Vous voyez, c'est un outil de pilotage. Et donc nous, on a formaté cette cellule comme un outil qualité. Elle va récupérer toutes les demandes, pourquoi tel et tel établissement refuse, a refusé cinq demandes sur les dix faites. Peut-être parce qu’il n'a pas l'équipement médical ou une équipe suffisante pour assurer la sécurité du patient, ou peut-être parce que l'architecture ne se prête pas à ce type de patient, ou que c'était pas pertinent. Si on nous demande de prendre en charge un grand brûlé, on ne sait pas faire, c'est pas notre métier. » Il s’agit véritablement de reformater l’outil, de le réinventer pour l’adapter à l’usage que l’on veut en faire. Le dispositif, pensé par la tutelle comme un outil de contrôle des comportements, devient dans les mains des utilisateurs un outil produisant de nouvelles ressources et marges de manœuvre pour la négociation avec celle-ci. L’ARH impliquant systématiquement les établissements dans la construction des dispositifs qui vont ensuite s’imposer à eux, c’est l’occasion pour les dirigeants d’intervenir dès la conception de l’outil sur les données qui vont être prises en compte et de peser de tout leur poids pour en garder la maîtrise. « Il faudra quelqu'un de neutre, et l’ARH s'engage à payer cette personne-là, et donc nous, derrière, il faut que lorsque la cellule oriente un patient, elle ait une vision sur les structures d’aval, parce que notre difficulté à nous c’est que quand on a des patients lourds, on peut les garder six mois parce que personne n'en veut derrière. » De la même manière, face aux problèmes non pris en compte par les tutelles, Martine D. choisit systématiquement d’adopter une attitude proactive pour inventer des solutions nouvelles et amène ensuite l’ARH à soutenir sa démarche. C’est ainsi que Beausoin, en montant un groupe de travail ad hoc, a obtenu le financement des molécules onéreuses de cancérologie, désormais remboursées « à l’euro l’euro ». Au-delà du fait de trouver les moyens de couvrir des coûts non pris en charge, c’est, pour la directrice, toute l’organisation de l’offre de soin sur l’ensemble de la filière qui est en jeu. « On doit leur reporter des éléments [à l’ARH] mais aussi les interpeler. Ils ont pu comme ça nous accompagner sur l’évolution de la montée en charge de l’activité. Ça permet de trouver des solutions ensemble. Et on l’élargit ensuite aux autres confrères qui ont les mêmes problèmes. Ça nous a permis de trouver comment fluidifier l’activité pour être vraiment dans notre mission de SSR et pas seulement un sas d’attente. Il s’agissait aussi de mettre en musique la règlementation, qui était relativement nouvelle dans notre secteur. » 3.3 Les limites d’une telle stratégie : des outils entièrement orientés vers l’extérieur Nombreuses sont les victoires obtenues grâce à la politique d’activisme gestionnaire et d’innovation permanente de Beausoin, notamment en matière de postes obtenus. « On a valorisé nos données PMSI (…) Et là, la tutelle s'est dit (…) bah effectivement, ce n'est pas de la convalescence simple, c’est beaucoup plus médicalisé, donc ils nous ont donné quand même un demi-poste de RH, un demi-poste de cadre, deux postes d'infirmières, un poste de médecin à temps plein, un demi-poste de kiné et un 30 % d'ergothérapeute, ce qui était quand même… vachement bien. » 10 Globalement, l’établissement a jusqu’ici obtenu, chaque année, à peu près tous les moyens demandés. Les ressources conquises ont permis de préserver des conditions de travail plutôt bonnes et un service de grande qualité. « On veut garder une certaine qualité et ne pas faire du prêt-à-soigner. C'est un peu de l'artisanat mais de l'artisanat de qualité. Ce serait un peu prétentieux de dire du Hermès par rapport à du Mc Donald's, vous voyez ? On ne veut pas arriver dans du prêt-àsoigner, du prêt-à-panser. » Pour autant, et la directrice le reconnaît, dans une telle course aux projets, le rythme n’est pas facile à suivre pour le personnel. Les salariés en souffrent indiscutablement. Avec la multiplication des contraintes, ils ont l’impression de n’avoir plus le temps aujourd’hui de bien faire leur travail, ce qui génère frustration et démotivation. Les nouveaux dispositifs étant déployés sur un mode participatif impliquant systématiquement les acteurs de toutes les catégories dans la conception comme dans la mise en place, la charge est lourde en termes de réunions et contribue à l’intensification du travail. Les cadres notamment sont constamment sollicités pour des groupes de travail, commissions et instances diverses, dans lesquels ils doivent tous siéger à chaque fois. Si les outils de gestion constituent un point d’appui fondamental permettant à la directrice de construire une véritable dynamique de régulation conjointe avec ses tutelles, le sont-ils également en interne ? Le constat est beaucoup plus mitigé. Certes, si les outils de gestion sont pour la directrice des ressources essentielles pour la négociation avec les parties prenantes externes, ils le sont également dans les relations avec les salariés. Ils permettent de dépersonnaliser les problèmes managériaux, d’invoquer une objectivité et de justifier les décisions avec des arguments non contestables par les salariés, placés dans une situation d’asymétrie informationnelle. « Quel que soit le manager, il y aura une ARH, (…) moi je veux bien me remettre complètement en question, mais il y aura toujours des CPOM, des EPRD, des projets d'établissement, des certifications qui nécessiteront qu'on bosse, il n'y a pas le choix. » « C'est pas moi qui code, ce sont les équipes qui codent, donc si elles disent attendez, ça ne correspondait pas, revoyez votre cotation. » Produit de manière automatique à partir du codage de chaque acte par les soignants eux-mêmes, l’outil PMSI permet également de pallier la difficulté de ces derniers de rendre compte de leur activité. C’est pour Martine D. un moyen de contourner les jeux politiques internes liés aux différences de statut entre les acteurs, et notamment aux tensions récurrentes entre médecins et administration. « Avoir une photographie, c'est très difficile de demander cela [au médecin] ou même d'avoir un rapport d'activité médicale. Donc le PMSI est censé aider… » Expression de la régulation de contrôle, l’outil s’impose sans mise en discussion. « La refonte des plannings permet aussi parfois de recadrer les choses. Il n’y a pas longtemps on a été amené à afficher à nouveau la fiche de poste des aides-soignantes sur un panneau (…) qui flèche bien les missions de ménage qu’elles ont à faire… » Effectivement, sur le terrain de l’activité opérationnelle, les outils de gestion à Beausoin sont davantage utilisés dans une logique de substitution ou d’évitement de la relation. Ils permettent d’accéder à l’activité de manière quantifiée et objectivée, sans tenir compte des acteurs et de leur subjectivité, en contournant les jeux de pouvoir et en évitant la confrontation. Ils rendent possible l’intervention directe dans l’organisation du travail, sans relation interpersonnelle. Ainsi les salariés sont-ils déplacés en fonction de la charge de travail 11 (« un petit clic et puis ça y est »), sans que leurs difficultés ne puissent s’exprimer ou que le travail réalisé ne soit reconnu explicitement. Les outils de gestion se substituent aux espaces de discussion au lieu de venir les équiper (Detchessahar et Grevin, 2009). Si l’impact sur le personnel de cette dynamique proactive d’appropriation des outils de gestion est ici à peine ébauché au travers des propos de la directrice, il est largement confirmé lorsqu’on analyse l’ensemble des données recueillies au cours des entretiens avec le personnel et des séquences d’observation in-situ (Detchessahar et Grevin, 2009). La source de la performance de Beausoin, qui réside en grande partie dans la capacité de la direction à s’approprier les nouveaux outils de gestion provenant de l’extérieur et à jouer avec eux pour se doter de ressources en vue de la négociation et acquérir une plus grande légitimité externe, est en réalité une performance extrêmement fragile. Le personnel est aujourd’hui fortement démotivé, se désimplique des projets, les absences se multiplient, la syndicalisation augmente. Ils sont de plus en plus nombreux à ne plus croire à la qualité du service qu’ils délivrent et à penser que cette dégradation commence à être perçue à l’extérieur. R. Quinn et J. Rohrbaugh (1981) soulignent ce paradoxe de la performance et les tensions qui traversent toutes les organisations entre orientation interne et orientation externe ainsi que la nécessité de concilier initiative et adaptabilité avec l’impératif de cohésion et de coordination. Dès lors que le management privilégie le contrôle et l’orientation externe, se situant ainsi résolument dans le cadrant que R. Quinn qualifie de modèle rationnel, il a tendance à délaisser la dimension des relations humaines et de la cohésion interne. Il s’agit donc de redresser régulièrement la barre, non au sens d’un revirement contradictoire suite à un échec de la politique antérieure mais plutôt selon un processus normal d’ajustement constant entre des tensions contradictoires caractéristiques de la complexité du management (Denison, Hoojberg et Quinn, 1995). La direction de Beausoin dispose-t-elle des atouts suffisants pour aborder ce revirement vers l’interne ? L’établissement est, nous l’avons vu, particulièrement bien doté en personnel et en outils de gestion. Cependant, lorsqu’on observe de près ces outils et leurs finalités, il apparaît que ceux-ci sont quasiment tous destinés à la production de données pour l’extérieur, et très peu au « travail d’articulation » (Strauss, 1992) et d’organisation du travail en interne. Dans ce sens, L. Bruni (2008) constate que là où les procédures et les relations contractuelles remplacent les relations interpersonnelles, afin de protéger l’interaction des tensions dont elle est potentiellement porteuse, elles privent par là-même cette interaction de sa capacité à créer du lien social et de la cohésion. C’est pourquoi un outil ou média n’est pertinent que s’il soutient la relation sans s’y substituer (Bruni, 2009). C’est probablement ce qui se produit à Beausoin, où ce qui permet la réalisation d’un véritable « travail d’articulation » de l’activité (Strauss, 1992 ; Grosjean et Lacoste, 1999), loin d’être soutenu, est en fait empêché par les outils de gestion, finalisés à la négociation externe. Le « travail d’articulation » au niveau local est éclipsé par la nécessité du jeu avec les contraintes externes, les outils de gestion détournés de leur rôle d’organisation du travail. Conclusion : le jeu avec les outils de gestion, une compétence stratégique Après un rapide aperçu de la notion d’appropriation des outils de gestion dans la littérature, à l’aide de la théorie de la régulation sociale de J-D. Reynaud (1988), nous nous sommes intéressés à la rencontre entre une organisation et les outils de gestion que les politiques de modernisation gestionnaire y ont introduits. Nous avons analysé, dans le discours de la directrice de l’établissement, les enjeux identifiés par cette dernière et la manière dont elle s’est appropriée les outils en vue de reprendre la main sur son activité face à la volonté régulatrice des tutelles. Nous avons vu combien les outils de gestion sont loin 12 d’être de simples instruments de conformation. La manière dont la directrice va s’en saisir, les faire résonner entre eux et parfois même les tordre pour les rendre propre à l’usage qu’elle veut en faire, lui permet en réalité de regagner des marges de manœuvre et du pouvoir dans la négociation avec les tutelles. L’appropriation des outils de gestion à des fins stratégiques peut ainsi devenir un des ressorts principaux de la compétence et de la performance des dirigeants de petits établissements. Au risque que l’activité managériale ne soit plus alors dirigée vers la régulation locale du travail, en interne, mais toute entière tournée vers la négociation avec l’extérieur. Beaucoup se sont interrogés dans le champ de la santé sur l’impact de la T2A (Lenay et Moisdon, 2003 ; Moisdon, 2000) ou de la certification (Minvielle, 2003 ; Halgand, 2003 ; Douguet et Muñoz, 2005) lorsque ces outils sont rendus obligatoires, mais ils peuvent aussi faire l’objet, de manière anticipée, d’une véritable stratégie d’appropriation. Au-delà du cas présenté, cet article met en évidence combien l’appareillage gestionnaire véhiculé par les réformes successives du secteur sanitaire, loin de s’appliquer de manière uniforme, peut faire l’objet d’une véritable « régulation conjointe », pour reprendre les termes du sociologue J-D. Reynaud (1988). Les outils de gestion sont en effet utilisés, littéralement rendus propres à un usage, parfois détournés, réinventés, dans un processus actif de co-construction (de Vaujany, 2005 , 2006 ; Grimand, 2006). Le jeu avec les outils de gestion devient dans ce contexte une nouvelle compétence stratégique pour les directions. La tentative par le management de garder la main dans les négociations avec les tutelles et l’environnement sur les enjeux stratégiques qui sont les siens peut cependant aboutir à une véritable perte de contrôle interne, lorsque les outils de gestion deviennent exclusivement finalisés à la production de données pour l’extérieur. Ils risquent alors de devenir une contrainte supplémentaire pour les échelons inférieurs, lorsque les ressources et la disponibilité des cadres sont de plus en plus consommées par l’activité aux frontières de l’organisation, à l’heure où justement, avec la multiplication des outils de gestion, la régulation locale du travail devient un véritable exercice d’équilibriste entre de nombreuses contraintes souvent contradictoires. Ce constat est une invitation, pour les praticiens comme pour les chercheurs qui s’intéressent aux organisations, à prendre la mesure des dynamiques produites par l’appropriation des outils portés par les logiques gestionnaires qui traversent de plus en plus nos sociétés et des multiples usages qui peuvent en être faits, bien au-delà de ce pour quoi ils ont été conçus. Si le jeu avec les outils de gestion peut devenir une nouvelle compétence stratégique, ce jeu n’est pas sans danger et représente un véritable défi. Références bibliographiques Bercot R., (2008), « Hôpital : petits arrangements avec les règles », Sciences Humaines, Grands dossiers n° 12, Automne ; 6 p. Bruni L., (2008), La ferita dell’altro, Editions Il Margine, Trento (Italie), 4e éd., 212 p. Bruni L., (2009), « Sussidiarietà. 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