Pauvre comme job - Solidarité Socialiste

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Pauvre comme job - Solidarité Socialiste
Un travail décent, une vie digne (I)
Pauvre comme job
Le modèle économique ultralibéral est
de plus en plus clairement remis en
question. Il est basé sur le profit, la libre
concurrence et la compétitivité dans le
cadre de l’ouverture la plus complète
possible des marchés financiers et
commerciaux. Adversaire acharné du
rôle régulateur de l’Etat, il favorise le
capital au détriment des travailleurs,
partout dans le monde. Un sentiment
croît : celui de la dévalorisation du travail et de la dignité qu’il confère. Dès
lors, des voix sans cesse plus nombreuses s’élèvent pour que l’on rende
au travail son rôle et son statut primordiaux, tout en l’adaptant heureusement
à une évolution complexe et rapide. Il faut insérer la question du travail dans le cadre d’un rapport de forces collectif, qui relie les lutC’est ainsi qu’un concept, le “travail tes du Nord et du Sud, et qui met en évidence et aux prises les intérêts divergents de la minorité de nantis et de la multitude des “damnés de la Terre”. La société civile doit imposer sa voix
décent”, est progressivement mis en afin que les structures qui se mettent en place prennent en compte les intérêts des travailleurs.
avant comme moteur et axe central d’un
main-d’oeuvre, qui touchent un revenu inférieur au
développement respectueux des personnes,
seuil de pauvreté nationale. La libéralisation des marde leurs aspirations et de leurs choix de vie.
chés offre l’opportunité aux entreprises de délocaliser
des pans entiers de leurs activités du Nord vers des
régions où les conditions de travail scandaleuses et
La mondialisation économique, que l’on appellera plus
les salaires dérisoires leur permettent d’engranger des
justement “globalisation”, est pour l’heure tout à fait
profits plus importants. C’est vrai aussi dans l’autre
défavorable au monde du travail. Elle se caractérise
sens, quand la misère pousse des millions de personen effet par l’explosion des inégalités dans un contexnes, à qui l’on fait miroiter un avenir meilleur, à émigte de croissance des richesses matérielles.
rer, venant grossir le rang des travailleurs clandestins
exploités dans les pays du Nord.
Deux évolutions de la globalisation sont particulièrement préoccupantes pour les classes prolétaires :
... et travail informel.
d’une part, la paupérisation croissante des travailleurs
et l’augmentation de l’informalité et de la précarité
Par ailleurs, sur les trois milliards de personnes actidans le monde du travail; d’autre part, la croissance du
ves dans le monde, seule une petite moitié - pour l’escapital improductif, sans création d’emplois, a fortiori
sentiel dans les pays du Nord - travaille dans le cadre
décents.
d’un contrat légal et entre ainsi dans le cadre formel du
salariat.
Travailleurs pauvres ...
Dans un monde de plus en plus riche matériellement
(sur)vivent des populations de plus en plus précarisées, au Nord comme au Sud. Le nombre d’emplois
créés étant insuffisant, la concurrence se fait de plus
en plus forte entre les travailleurs pour les emplois
disponibles et entraîne les salaires et les conditions de
travail à la baisse. C’est ainsi qu’un cinquième de la
population active mondiale, quelque 550 millions de
personnes, gagne moins d’un dollar par jour. Ce phénomène n’affecte d’ailleurs pas que les pays “en développement” : dans l’Union européenne, ce sont au
minimum 14 millions de travailleurs, soit 7 % de la
Dans les pays du Sud, une écrasante majorité de la
population se débrouille dans la jungle de l’économie
informelle. Ceci étant, l’informalisation du travail touche aussi chaque jour davantage les pays industrialisés.
Les travailleurs de l’économie informelle constituent
un groupe large et hétérogène : balayeurs de rue,
cireurs de chaussures, ouvriers de l’industrie textile,
domestiques, vendeurs à la sauvette, ... Pour ceux-là,
pas de droits syndicaux, pas de sécurité du et au travail, pas de protection sociale.
Les femmes y sont surreprésentées, notamment dans le cadre du
travail familial ou collectif non rémunéré, qui ne sont jamais pris en
compte dans les statistiques économiques, et guère considérés à leur
juste valeur, que ce soit au Nord ou
au Sud.
Pourtant, ce travail non rémunéré et
totalement “invisibilisé” contribue
énormément au bien-être individuel
et collectif. Il supporte ce qu’on
appelle la productivité économique,
dont l’on retrouve les résultats dans
le fameux Produit Intérieur Brut qui,
trop souvent encore, constitue LA
sacro-sainte référence pour évaluer
le développement.
Travail formel et informel,
un mélange détonnant.
Grâce à des conditions de travail rappellant celles des pays industrialisés au XIXe siècle, l’essentiel des produits
manufacturés sont aujourd’hui fabriqués dans les pays en voie de développement, à des coûts défiant toute
concurrence. Dans les filières de production des biens manufacturés (habillement, jouets, électronique, ...), il
est asséné par les distributeurs que, dans le cadre de la concurrence actuelle, un salaire minimum vital n’est
pas payable. Pourtant, la part du salaire dans le prix final d’un produit vendu au Nord est négligeable : pour une
paire de Nike "Air Pegasus" vendue 70 $ aux Etats-Unis, la travailleuse qui la fabrique ne touche que 2,75 $.
La photo représente un atelier en Chine, où de très jeunes femmes fabriquent des jeans pour l’exportation. Leur
salaire s’élève en moyenne à 5 eurocents de l’heure, elles travaillent 7 jour sur 7, 14 à 16 heures par jour !
Les économies formelle et informelle s’interpénètrent chaque jour
davantage. Ainsi des entreprises qui emploient en
toute légalité des travailleurs formels ne se gênent pas
pour employer, à côté de ceux-ci ou pour un secteur
précis de leur production, un certain nombre de travailleurs clandestins, le plus souvent des migrants qui
ont fui la misère économique de leur pays. Ils sont
sous-payés et ne sont guère protégés contre les produits dangereux ou toxiques qu’ils sont appelés à
manipuler. Pas question de droits syndicaux ou de dialogue social, même si les travailleurs du secteur informel, quand ils le peuvent, tentent de s’organiser et de
lutter pour obtenir de meilleures conditions de travail et
une protection sociale.
Le capital oui,
les emplois (décents) non !
Alors que le plein emploi est au centre de l’agenda
politique des Nations unies depuis ...1945, on a assisté jusqu’à aujourd’hui, et c’est une tendance lourde et
incontestable, à une structuration économique basée
sur l’augmentation du capital et sa substitution progressive au travail. Le mouvement s’est accéléré à la
fin des années 70, avec l’avènement des politiques
ultra-libérales initiées par Margaret Thatcher et Ronald
Reagan, poursuivies par leurs successeurs et imitées
partout dans le monde. Bref, cette économie se fonde
pour une part importante sur une
croissance non génératrice d’emplois, pour utiliser une formule qui
connaît un certain succès. Le travail
n’est plus considéré que sous son
seul aspect de facteur de production,
de marchandise : oubliées ses
dimensions libératrices et sociales.
Le bilan de la mondialisation est lourd. Les travailleurs en sont pour l’heure les grands perdants. Selon toutes les apparences, les rentiers piétinent leur adversaire au tapis, détiennent les titres de propriété de la salle,
sont les actionnaires principaux des sociétés qui fabriquent les cordes, soudoient l’arbitre et abrutissent un
public constitué pour l’essentiel des personnes exploitées et abusées par le système qui permet à cette classe dominante de détenir la quasi totalité des richesses du monde. Bientôt la revanche ?
Rien d’étonnant après trente ans de
politiques qui tendent à affaiblir le travail et à renforcer le capital. Nous
sommes de fait dans un contexte qui
facilite la concentration du pouvoir
économique aux mains d’une minorité. Cette concentration du pouvoir
favorise à son tour les politiques favorables aux intérêts des capitalistes, et
donc la course à la plus grande
marge bénéficiaire possible au profit
de la rente. Quel qu’en soit le prix
pour les travailleurs et l’immense
majorité de la population.
Les travailleurs de l’économie informelle constituent un groupe large et hétérogène : balayeurs de rue, cireurs de chaussures, ouvriers de l’industrie textile,
domestiques, vendeurs à la sauvette, laveurs de pare-brise, ... Pour ceux-là, pas
de droits syndicaux, pas de sécurité du et au travail, pas de protection sociale,
même si les travailleurs du secteur informel, quand ils le peuvent, tentent de s’organiser et de lutter pour améliorer leur sort.
Comme l'écrit Arnaud Zacharie, " le monde voit coexister à un extrême quelque 300 millions d'actionnaires qui possèdent la quasi-totalité de la richesse boursière, et à l'autre extrême 3 milliards de paysans et de
travailleurs informels, soit près de la moitié de l'humanité qui survit avec moins de deux dollars par jour ".
Dans ce monde qui ressemble à un ring de boxe, les
rentiers tabassent leur adversaire, sont les propriétaires de la salle et les actionnaires majoritaires des
sociétés qui fabriquent les cordes; ils soudoient l’arbitre et abrutissent un public constitué pour l’essentiel
des personnes abusées par le système qui leur permet de détenir la quasi totalité des richesses.
Quel âge avez-vous ?
— 22 ans.
A quel âge avez-vous commencé à travailler ?
— A huit ans.
Que faisiez-vous alors ?
— Je travaillais en usine.
Quelles étaient vos heures de travail ?
— De 6 heures du matin à 8 heures du soir.
Quatorze heures ?
— Oui.
Et quand les affaires marchaient ?
— De 5 heures du matin à 9 heures du soir.
Seize heures ?
— Oui.
Comment faisiez-vous pour vous réveiller le matin ?
— Je me réveillais rarement de moi-même, mes parents me
sortaient du lit, parfois encore endormi.
Vous étiez toujours à l’heure ?
— Non..
Et quand vous arriviez en retard ?
— On me battait.
Témoignage de Matthew Crabtree, devant la Commission
d’enquête parlementaire sur les conditions de travail dans l’industrie textile en Angleterre, mise sur pied en 1832.
Parmi les espoirs que l’on peut nourrir, il y a un
concept, le “travail décent”, qui est progressivement
mis en avant comme moteur et axe central d’un développement respectueux des personnes, de leurs aspirations et de leurs choix de vie. Ce concept est défini
pour la première fois en 1999, par Juan Somavia,
Directeur général de l'Organisation Internationale du
Travail (OIT), dans son rapport intitulé ... “Travail
décent”.
Bientôt la revanche ?
Faut-il baisser les bras devant ce constat ? Ou assisterons-nous dans un futur plus ou moins proche à la
revanche du travail ? Le pessimisme ne doit pas être
absolu : le modèle ultralibéral est de plus en plus clairement remis en question, et des voix sans cesse plus
nombreuses s’élèvent pour que l’on rende au travail
son rôle et son statut primordiaux, tout en l’adaptant
heureusement à une évolution complexe et rapide,
aussi porteuse d’espoirs que lourde d’inquiétudes.
Le travail décent, selon Somavia, est un travail productif, non pas dans le sens restreint du terme, mais
comme action qui produit du sens et de la valeur pour
l’individu et la collectivité.
Il doit être presté dans des conditions de liberté, d'équité, de sécurité et de dignité.
Le travail décent implique un revenu correct et le
bénéfice de la protection sociale.
" Je travaille dans un pays étrange. La seule chose que je désire est de ne pas travailler plus de 12 heures par jour, et d'être payé pour ces 12 heures. Mais nous
sommes exploités par le patron de l'usine. Nous demandons moins que ce que nous
méritons, et pourtant nous n'obtenons jamais rien ", un Birman qui travaille en
Thaïlande
" Tu veux travailler ? Oui ? Alors tu la fermes ! On ne peut pas te donner une copie
de ton contrat, c'est comme ça, c'est le règlement ici ", M. Noriega, Pérou
" Il m’arrive de m’évanouir au travail parce que je n'ai pas assez de temps pour
me reposer. Je dois payer tous les soins de ma poche et certains mois je vais chez
le médecin jusqu'à trois fois ", un travailleur de 34 ans, Cambodge
" Si vous tombez malade et devez aller à l'hôpital, vous n'êtes pas payé. Après 4 ou
5 jours, vous êtes viré ! ", un homme de 27 ans, marié, père d'un enfant, travaille
en Thaïlande
Il offre aux personnes des perspectives de développement personnel et
encourage l'intégration sociale, dans
le cadre de la liberté d'expression et
d'organisation. Il leur assure aussi de
pouvoir participer aux décisions qui
affectent leur vie.
Le travail décent, enfin, doit garantir
des chances égales et un traitement
identique pour tous, et tenir compte
tout particulièrement des relations de
genre, à savoir interdire toute forme
de discrimination à l’emploi en fonction du sexe.
Un agenda global pour le travail décent.
Deux ans plus tard, en toute cohérence, l’OIT lance
un agenda global pour le travail décent, repris en
2004 dans les recommandations de la Commission
mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation, mise sur pied par la même institution.
A partir de là, le travail décent occupe de plus en
plus le devant de la scène, et les acteurs qui le mettent en avant se diversifient. En 2006, le Conseil
économique et social des Nations Unies promet
“d’instaurer aux échelons national et international un
climat qui favorise la réalisation de l’objectif de plein
emploi et de travail décent et productif pour tous”.
La même année, l’Union européenne dit vouloir Solidarité Socialiste et ses partenaires défendent et renforcent les travailleurs de l’éconoconcentrer ses efforts sur le travail décent à l’inté- mie informelle. C’est notamment le cas au Burkina Faso, où notre partenaire ASMADE
de nombreuses femmes restauratrices de rue à Ouagadougou, qui exerçaient
rieur et à l’extérieur de l’Europe. En 2007, enfin, encadre
leur métier chacune dans leur coin, sans connaître les règles d’hygiène et sans garantie
pour l’administrateur du PNUD, Kemal Dervis,”le tra- légale. ASMADE les a aidées à créer une association. Ensemble, elles se sont formées
la gestion de leur commerce, à revendiquer la légalisation de leur activité et à l’exercer
vail décent est au coeur du développement”, et il àdans
des conditions de sécurité et d’hygiène bien au-dessus de la norme locale.
appelle à des stratégies de réduction de la pauvreté
d’agir pour que soient créées des normes internatioqui “intègrent complètement la dimension de l’emploi”.
nales et des cadres institutionnels qui infléchissent les
processus de globalisation pour leur faire prendre des
Les OMD: c’est quoi ce travail ?
formes et adopter des mécanismes qui facilitent et
favorisent les possibilités de travail décent.
Par contre, les Objectifs du Millénaire pour le
Développement (OMD), qui ont justement pour ambiUne nouvelle gouvernance mondiale doit être façontion avouée de réduire de moitié l’extrême pauvreté
née, indispensable pour déterminer et mettre en oeudans le monde, n’abordent pas de front la problémavre les moyens de créer des économies adaptables et
tique du travail. Seuls deux indicateurs sur quaranteéquitables qui placent la création du travail décent au
huit, et une cible sur seize y sont consacrés. Rien
coeur même des politiques économiques, sociales et
d’autre au laborieux menu, d’où la grogne notamment
environnementales.
des organisations syndicales qui revendiquent qu’un
neuvième objectif, consacré spécifiquement au rôle
Il s’agit de ne pas réduire le travail à un droit individuel,
que peut jouer le travail dans la lutte contre la pauvremais bien de l’insérer, par le biais du “travail décent”,
té, soit ajouté à la liste des OMD.
dans le cadre d’un rapport de forces collectif qui met
aux prises les intérêts antagonistes de la minorité de
C’est dans ce cadre qu’une campagne internationale
nantis et de la multitude des “damnés de la Terre”.
est lancée à l’occasion du Forum Social Mondial de
Nairobi, initiée par Solidar, le Global Progressive
De fait, en lien avec l’organisation des personnes sur
Forum, la Confédération Syndicale Internationale, la
le terrain, les revendications et négociations internaConfédération Européenne des Syndicats et Social
tionales doivent trouver un point d'accroche avec les
Alert International. Solidarité Socialiste, membre à la
luttes de la base. De nouvelles formes de gouvernanfois de Solidar et du CNCD qui relaie cette campagne
ce en réseaux émergent progressivement, qui caracinternationale en Belgique francophone, y participera.
térisent le changement en cours. D'une communauté
Elle se déroulera en 2008 et 2009. Nous en reparleinternationale constituée d'Etats-nations on semble se
rons évidemment dans les prochains Alter Egaux.
diriger par des routes sinueuses vers une communauté globale constituée d'un mélange d'acteurs étatiques
Le rôle des ONG de solidarité internationale de défenet non-étatiques : gouvernements nationaux, autorités
dre le travail décent dans toutes ses composantes et
locales, banques, institutions internationales, entrepride le mettre au coeur des politiques de développeses, syndicats, ONG et autres associations de la
ment est difficile. Leur stratégie doit en effet prendre
société civile, experts et monde académique, …
en compte la complexité des situations ainsi que la
diversité des contextes dans lesquels se déroulent
Dans cet “âge en travail”, la société civile doit faire
leurs actions et celles de leurs partenaires.
entendre ses voix afin que les nouvelles structures qui
se mettent en place dans la confusion prennent en
Il y a évidemment tout le travail, sur le terrain, avec les
compte et privilégient un “travail libérateur” et la condipopulations vulnérables, pour améliorer leurs condition des travailleurs, notamment par la mise en place
tions quotidiennes d’existence, notamment par la
ou le renforcement d’une protection sociale efficace.
création d’activités génératrices de revenus. Il s’agit
Ce sera le propos de notre prochain Thema-Zoom.
aussi, aux niveaux national, régional et international,