Le martyre de Saint Pierre

Transcription

Le martyre de Saint Pierre
Œuvre commentée
Le martyre de saint Pierre de Luca Giordano, un
exemple de peinture caravagesque
Document réalisé par Eva Lando, Animatrice pédagogique, Service éducatif, Palais Fesch- musée des Beaux- Arts
Le martyre de saint Pierre de Luca Giordano
Huile sur toile, 180 x 230 cm
Rappel sur le caravagisme :
On appelle « caravagisme » le courant de peinture issu, au XVII e siècle, de l'art de
Michelangelo Merisi, dit Caravage (1570/71-1610), et « caravagesques » est le nom que
l'on donne à ses élèves et autres suiveurs.
Au sens strict, le caravagisme correspond à la période d'activité de Caravage : les huit ou
dix dernières années du XVI e siècle et les dix premières années du XVII e siècle. Les
jeunes peintres nés aux alentours de 1580-1590 qui découvrent les œuvres de Caravage,
vers 1605-1606, l'imitent avec enthousiasme. Le mouvement se perpétue à Rome jusque
vers 1620 puis, avec le retour des artistes dans leurs villes d'origine, il se diffuse en Italie
et en Europe, où il triomphe puis décline avant le milieu du siècle.
Chez les caravagesques du Palais Fesch, on trouve beaucoup de peintres napolitains,
non seulement parce-que Naples est, de manière générale, remarquablement représentée
au musée, mais aussi parce-que si le caravagisme se développe d'abord à Rome, ville
natale de Caravage, le style se développe admirablement à Naples où Caravage séjourne
en 1607. Ainsi, alors qu'ailleurs en Italie l'influence de Caravage est épisodique, elle se
fixe plus durablement à Naples qui devient un fief caravagesque où travaille Ribera et ses
élèves, dont les compositions poussent la peinture napolitaine vers un réalisme plus rude
et plus violent encore que celui de Caravage.
Bien qu'au départ, Caravage ne répondait à aucune commande en particulier, les œuvres
caravagesques se sont vite trouvées en adéquation avec leur époque. En effet, face à la
montée du protestantisme qui met l'Europe, aux prises avec de violentes guerres de
religion, à feu et à sang, l’Église romaine tente de réagir. Les personnes éminentes de
l’Église catholique se réunissent à Trente durant un concile qui dure près de vingt ans
(1545-1563) afin de trouver des solutions au problème protestant. Lors de la 22 e session
du Concile, l'art est vu comme une manière de ramener les fidèles dans le giron d'une
Église catholique affaiblie. L’Église passe alors commande d’œuvres puissantes qui
doivent, tout en respectant scrupuleusement les Écritures, frapper les esprits par leur
réalisme violent. C'est ainsi que Caravage devient l'artiste par excellence de la période
post-tridentine qui marque le grand retour de la peinture religieuse dans laquelle les
personnages saints doivent servir d'exemple de vertu et de sacrifice aux fidèles.
Les grandes caractéristiques de la peinture caravagesque sont :
- tableaux exécutés à l'huile, sur toile, dans des formats qui permettent aux figures d'être
peintes à échelle réelle ;
- représentations généralement à caractère religieux ;
- sujets au fort pouvoir dramatique, dont les scènes de martyre ;
- goût pour les plans serrés, permettant de rapprocher la scène du spectateur, en montrant
grandeur nature des figures représentées en entier ou à mi-corps ;
- espace peu profond. Très rapidement en arrière des personnages, un fond sombre, mur,
rideau ou nuit qui arrête le regard qui est ainsi forcé de se concentrer sur l'action
représentée au premier plan ;
- adoption d'une palette sombre rompue par de violents éclats de lumière et de couleur.
Goût pour le clair-obscur et les contrastes lumineux au pouvoir dramatique évident ;
- réalisme des personnages, donc sans doute, le recours au modèle vivant et mise en
scène de protagonistes nullement idéalisés mais qui sont des types populaires. Cette
particularité a d'ailleurs fait recourir à Caravage le reproche de manquer de noblesse ;
- figures toujours dynamiques. Les corps, qui sont ceux des travailleurs, ignorent le repos :
ils sont (sauf les morts) toujours en mouvement ou, en tout cas, sur le point de bouger.
Rien à voir, cependant, avec les envolées du baroque à venir : les personnages que peint
Caravage ne s'élèvent pas : au contraire, ils sont comme attirés vers le bas par la gravité.
Toutes ces caractéristiques apparaissent dans l’œuvre de Luca Giordano, ce qui en fait un
très bon exemple de peinture caravagesque.
L'artiste :
Luca Giordano, né et mort à Naples (1634-1705), est un peintre italien baroque de
l'école napolitaine. Le Palais Fesch possède trois œuvres de ce peintre : Saint Sébastien
martyr, Femme tenant un enfant et Le martyre de saint Pierre.
Il faut dire que rares sont les musées qui ne possèdent pas dans leurs collections une
œuvre de ce peintre. Luca Giordano était, en effet, un artiste extrêmement fécond, qui
jouit en son temps d'un renom international.
Le style de Luca Giordano a été très long à s'affirmer, sans doute en raison des diverses
influences qu'il a connues. Chaque nouvelle découverte était, en effet, sujet à
expérimentation. Nous pouvons, toutefois, noter le lent passage d'un style sombre très
napolitain, dû sans doute à son apprentissage chez Ribera, à une œuvre beaucoup plus
légère aux tendances très baroques, ce qui tend à prouver que Luca Giordano était avant
tout un peintre en accord avec son temps, et il n'y avait rien d'anormal, à cette époque, à
retrouver chez un peintre les influences d'un autre.
Le jeune Luca fut d'abord élève de son père, l'obscur peintre napolitain Antonio Giordano,
qui lui enseigna les premiers rudiments du métier. Dès l'âge de huit ans, Luca parvint à
peindre un chérubin sur l'un des dessins de son père, ce qui lui valut d'être placé en
apprentissage par le vice-roi de Naples auprès de Jusepe de Ribera.
Après cinq années de travail dans l'atelier de Ribera, Luca Giordano possédait la
technique, la sûreté de main d'un artiste accompli. A la mort de son maître, il eut le désir
d'aller à Rome compléter ses études, où, bien qu'il n'eut que treize ans, il trouva à
s'employer, copiant entre-temps les œuvres de Raphaël, de Michel Ange, des Carrache et
de Caravage. Ce besoin de revivre l'expérience des autres avant d'innover fut capitale tout
au long de la carrière de Giordano. Il compléta son éducation par un séjour à Florence et à
Venise, où il s'intéressa à l'art du Cinquecento, en particulier Véronèse et Titien. Après un
voyage à Florence, où il découvrit l’œuvre de Pierre de Cortone, grand représentant de
l'art baroque, Luca Giordano rentra au service de ce peintre et fut employé dans divers
grands travaux que ce dernier exécutait alors.
Malgré ses nombreux voyages et ses multiples expériences, l'art de Giordano a encore du
mal à se fixer. C'est dans les années 1689-1690 qu'il trouve enfin un style tout à fait
personnel, s'exprimant par des touches rapides et une lumière en éclairs.
Un des événements capitaux de la carrière de Luca Giordano fut l'invitation que lui fit
Charles II, en 1687, à venir à la cour d'Espagne. Il y demeura de 1692 à 1702 et y fit un
triomphe en peignant des décors pour les résidences officielles, ainsi que de nombreuses
toiles pour la Cour, l’Église et des clients privés. Les grandes décorations qu'il exécuta
pour Charles II jouèrent un rôle considérable dans le développement de l'art espagnol du
siècle suivant.
À la fin de sa carrière, les commandes lui viennent de tous côtés et, malgré sa
remarquable activité, il est impuissant à y satisfaire. On raconte que les Jésuites, lui ayant
demandé un tableau d'autel représentant saint François-Xavier, portèrent plainte au vice-
roi de Naples, alléguant que la peinture ne serait pas prête pour la fête du saint. Il est
rapporté que Giordano peignit le tableau en un jour et demi, confirmant sa réputation qui
lui avait valu le surnom de « Luca fa presto » donné par son père. D'ailleurs, les
commandes toujours plus nombreuses le conduisirent à se servir d'un atelier de
production, dans lequel des aides et des collaborateurs développaient « en grand » les
projets et ébauches fournis par le maître, complétaient des œuvres commencées par
celui-ci, et sur lesquelles, dans beaucoup de cas, Giordano se limitait à finir, d'un coup de
pinceau, le travail effectué par les élèves. A la fin de sa vie, Giordano a encore la
responsabilité de nombreux décors qui seront achevés par ses élèves, grâce aux bozzetti
qu'il a laissés.
Luca Giordano compte dans son œuvre plus d'un millier de tableaux, tous réalisés avec
une grande virtuosité, parfois avec facilité et rapidité. Toutefois, Luca Giordano ne s'est
jamais contenté de reprendre à son compte les techniques des autres peintres mais a su
habilement réutilisé ces diverses influences pour se forger son propre style. S'inspirer des
autres artistes pour mieux les dépasser, c'est là que réside tout l'art de Giordano, artiste
tout à fait original, ainsi que nous pouvons le constater avec l'étude du Martyre de saint
Pierre.
Le sujet de l’œuvre :
Pierre, qui domine un certain nombre d'épisodes des évangiles, est l'un des saints
les plus importants et les plus populaires du christianisme. A la fois « prince des apôtres »
et lieutenant du Christ sur terre, puis portier du paradis au ciel, il fait l'objet, depuis une
date très ancienne, d'un culte considérable et universel. Ses reliques se rencontrent
partout, et innombrables sont ses patronages et les églises (notamment les cathédrales)
qui lui sont dédiées, de même que les tableaux le représentant. Cependant, malgré le rôle
considérable qu'a joué Pierre dans la fondation de l’Église, sa vie reste mal connue, en
regard de celle de saint Paul, et la légende y tient une grande place.
Pêcheurs sur le lac de Génésareth, Pierre et son frère André sont les deux premiers
disciples appelés par Jésus. D'abord appelé Simon, l'aîné reçoit du Seigneur le nom de
Kèpha, mot hébraïque signifiant « pierre », signe de son rôle dans la construction de
l’Église à venir. Lorsque Jésus commence sa vie publique, Simon-Pierre est marié ; il a
quitté sa maison natale de Bethsédée en Galilée et vit à Capharnaüm. Jésus appelle
Simon-Pierre et André à le suivre, alors qu’ils pêchent. Avec André et Jacques et Jean,
Pierre est l'un des disciples les plus proches de Jésus. Dans le groupe des apôtres, Pierre
jouit d’une nette primauté. Sa profession de foi : « Prenant la parole, Pierre lui répond :
« Tu es le Christ » est comparable en importance au don du nouveau nom : « Et moi je te
déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église […]. Je te donnerai les clefs
du Royaume des cieux ». A partir de cet événement crucial, la ou les clefs sont des
attributs caractéristiques de saint Pierre.
La vie de Pierre se divise en trois périodes très nettes :
- Jusqu’à l’Ascension, sa vie se confond avec celle de Jésus. Il l’accompagne avec les
autres disciples depuis le début du Ministère galiléen jusqu’à l’Arrestation du Jardin des
Oliviers, puis, après la Résurrection, jusqu’à l’Ascension.
-Après la Pentecôte, l’apostolat de Pierre se déroule en Palestine et en Asie Mineure, où il
opère de nombreux miracles et conversions. Chef de la première communauté chrétienne
de Jérusalem, il est mis en prison par Hérode, puis délivré par un ange.
-A une date que la tradition situe en 44, mais qui est peut-être plus récente, Pierre part
pour Rome, où il reste jusqu’à la fin de sa vie, prêchant l’Évangile, rassemblant les
disciples du Christ, organisant l’Église romaine (dont il aurait été le premier évêque).
Sa mort est située tantôt en 64, tantôt en 67, le même jour que celle de Paul, lors des
grandes persécutions antichrétiennes de Néron.
Pierre est crucifié. Cependant, le long séjour romain et le crucifiement de Pierre sont
parfois contestés par la critique historique et archéologique. De fait, les Actes des Apôtres
n’en parlent pas, et bien des témoignages concernant cette partie de sa vie sont sujets à
caution. En effet, il n’y a que très peu de détails concernant le crucifiement de saint Pierre.
D’après les Actes apocryphes, saint Pierre aurait été crucifié, sur sa demande, la tête en
bas et les pieds vers le ciel. Mais les textes ne donnent pas d’autres détails. A-t-il été
supplicié nu ou vêtu ? A-t-il eu les mains et les pieds cloués comme le Christ ou a-t-il été,
comme les Larrons, attaché à la croix avec des cordes ? Personne n’en sait rien : de là le
flottement dans l’iconographie, qui entraîne parfois quelques invraisemblances, surtout
concernant la tenue vestimentaire de saint Pierre. Quant à la façon de fixer saint Pierre
sur la croix par des clous ou par des cordes, il semble que toute latitude ait été laissée aux
artistes. Tantôt il a les mains et les pieds cloués, tantôt il est attaché avec des cordes.
Parfois, les deux procédés sont combinés : il a les mains clouées et les pieds cordés.
Enfin, si, à la différence du Christ, la mort de Pierre a lieu sans témoins, il est quelquefois
entouré de bourreaux qui s’acharnent contre lui. Parfois l’empereur préside au supplice
qu’il a ordonné. Un autre détail mérite d’être signalé : de même qu’autour du Christ en
croix planent des anges qui se lamentent ou recueillent son sang dans des graals, on voit
parfois des anges autour de la tête de saint Pierre.
En somme, faute de renseignements précis sur le crucifiement du Prince des Apôtres, les
artistes se sont contentés de retourner la Crucifixion du Christ à l’envers et de transporter
la scène de Jérusalem à Rome, du Golgotha au Janicule.
Composition et couleurs : une scène qui interpelle le spectateur :
De prime abord, trois remarques peuvent être faites sur le tableau.
Dix personnages animent la composition. Il est assez audacieux de la part de Giordano de
peindre ces personnages avec la tête est située au même niveau : deux sont vus
rigoureusement de profil, un est vu de biais, un autre, vu de face, nous regarde avec
insistance ; l’homme situé à l’extrême gauche fait penser à un autoportrait : il en a
l’attitude.
Deuxièmement, on ne retrouve plus dans cette œuvre les belles stylisations de Caravage.
Les membres sont effroyablement étirés, et le format tout en longueur du tableau donne à
l’œuvre un esprit beaucoup plus narratif. De plus, en raison de ce changement, la peinture
devient un peu théâtrale avec les personnages/acteurs qui calent la composition à gauche
et à droite.
Enfin, on dénote une inspiration tout à fait ribéresque dans cette œuvre : les chairs lie-devin aux ombres grises ressortent sur la préparation du fond brun violet, et la scène est
d'un réalisme violent.
Crucifiement de saint Pierre, Caravage
©galerie-photo.com
Le martyre de saint Barthélémy, Jusepe de Ribera
©larousse.fr
Dans ce tableau, tout joue sur le déséquilibre : déséquilibre des corps et de la
composition, qui donne à la scène un côté très dynamique. Tout dans ce tableau rappelle
l’effort, le mouvement. Cependant, l’aspect déséquilibré, asymétrique suggéré par la croix
qui occupe tout l’espace, attirant ainsi notre attention sur un saint Pierre étonnement
éclairé, n’est en fait qu’apparence, car nous notons le même nombre de personnages à
gauche qu’à droite de la croix, à savoir quatre : deux qui travaillent, un qui observe, un
autre qui se repose. La position des personnages est savamment calculée, de même que
la correspondance entre les corps (bras des deux personnages à droite). Giordano fait ici
de sa composition un « désordre organisé ».
Ainsi, le corps de saint Pierre serait comme un axe de symétrie qui permet une répartition
harmonieuse de chacun des personnages qui, par leurs gestes, position et attitude se
répondent, comme par un effet de miroir.
Nous notons la présence de personnages qui ont l’air de soldats, ce qui n’a rien
d’étonnant puisque la scène est censée se dérouler à Rome : à droite, le personnage qui
nous observe porte un casque, tandis qu’un autre, à gauche de la croix, semble porter un
plastron [ce qui nous rappelle saint Paul dont on dit qu’il aurait été martyrisé le même jour
que saint Pierre, décapité sous Néron].
La présence d’un personnage observateur, dit admoniteur, est un effet très caravagesque
et à fortiori très fréquent dans la peinture depuis le début de la Renaissance ; il s’agit
d’une manière de prendre à parti le spectateur et de le faire participer à la scène, afin
d’accentuer le sentiment de compassion, conformément aux exigences post-tridentines.
Le personnage-observateur du groupe de gauche pourrait faire penser à un autoportrait
de l’artiste, ce qui n’aurait rien de surprenant dans la mesure où, depuis le début de la
Renaissance, des peintres n’ont pas hésité à se représenter comme témoin de scènes
religieuses comme Botticelli avec l’Adoration des Mages ou encore Caravage dans le
Martyre de saint Mathieu.
L'Adoration des mages, Sandro Botticelli
©grandspeintres.com
En revanche, la compassion semble être un sentiment inconnu de la part des bourreaux
qui ont, dans leur attitude, quelque chose de mécanique, dicté sans doute par le souci du
travail bien fait et dont est absent tout état d’âme. Le personnage de droite en particulier
est assez redoutable avec sa tête de mauvais garçon des faubourgs de Naples, dont
Caravage usait à l’envi dans ces compositions. Il tient dans la main un instrument dont on
ne sait pas s’il s’agit d’une pelle, une bêche qui a certainement servi à creuser le trou qui
servira à fixer la croix au sol. Un autre personnage à gauche semble se reposer sur un
instrument après avoir sans doute aidé à creuser le même trou.
En tout cas, l’effort, tout comme la laideur, sont à l’honneur dans ce tableau : les muscles
sont bandés, les mains et les visages rougis (même celui de saint Pierre), ce qui n’arrange
en rien le physique plutôt ingrat des personnages dont le « casting » a été minutieusement
pensé. Aucun détail horrible n’est laissé de côté ; il n’est qu’à noter la crasse qui se coule
sous les ongles des mains et des pieds, y compris de saint Pierre !
C’est Caravage qui le premier prend le pli de représenter des corps triviaux. En
choisissant de peindre des personnages de la rue plutôt que des figures imaginaires ou
des imitations de marbres antiques, Caravage a imposé la vision de modèles entièrement
dépourvus de la grâce et de toutes les perfections auxquelles les principes d’idéalisation
de la Renaissance avaient habitué le public. Son saint Pierre dans le Crucifiement de
Santa Maria del Popolo est un vieux monsieur à la barbe décoiffée et à la peau trop lâche
sur le ventre. Les gestes des personnages sont ceux d’authentiques ouvriers, ils
traduisent la peine de l’effort accompli et nullement sa noblesse : la corde avec laquelle le
manœuvre debout tâche de remonter la croix s’enfonce dans son dos et doit lui molester
les chairs à travers le vêtement ; la culotte de celui qui est accroupi sous l’axe est tendue
au point que le tissu semble devoir craquer.
Crucifiement de saint Pierre, Caravage
©galerie-photo.com
Les peintres qui continuent la tradition de Caravage au long du XVII e siècle adoptent son
habitude de peindre des corps « vrais », c’est-à-dire marqués par le temps, la maladie, les
travaux accomplis, ainsi que nous le voyons ici. Un détail à peine perceptible ajoute au
sentiment d’horreur : dans l’ombre, l’oreille d’un personnage se détache derrière le crâne
du terrible bourreau, comme si elle menait une vie indépendante, donnant à la
composition des allures quelque peu fantastiques …
Au milieu de tant de noirceur, le corps de saint Pierre est étonnement mis en lumière,
autre point de divergence avec l’œuvre de Caravage. Le clair-obscur est ici utilisé à plein
pour mettre en évidence un corps tout en souffrance occupant la partie centrale du
tableau. A bien y regarder, quelque chose semble un peu surprenant presque déroutant
dans ce saint Pierre. Ici, Luca Giordano n’a pas représenté un saint heureux à l’attitude
quasi extatique, acceptant son martyre sans opposer de résistance, ainsi que bon nombre
de ses contemporains l’avaient fait. Non, ici, saint Pierre, bien qu’ayant exigé d’être
crucifié la tête en bas, semble quelque peu effrayé à la perspective de sa mort prochaine.
Dans un ultime effort, comme le prouve la contracture des muscles et la rougeur de son
visage, et avant d’avoir la tête complètement en bas, il tente de regarder une dernière fois
vers le Ciel pour peut-être y déceler une réponse, un soutien. Ici, Luca Giordano a moins
représenté le martyr que l’homme, ce qui renforce l’aspect réaliste de la scène et dans le
même temps notre sentiment de compassion. Nous prenons pitié de l’homme qui souffre.
Ainsi, la lumière, en même temps qu’elle rappelle le caractère saint du personnage,
servirait-elle à souligner la souffrance. Les têtes d’ange elles-mêmes sont assez sombres,
et la trouée dans le Ciel qui devrait être incroyablement lumineuse semble plutôt fade. Les
anges, à l’image des autres personnages, sont un peu ingrats, comme mal finis, donnant
l’impression que l’œuvre a été exécutée de façon rapide, ce n’aurait rien de surprenant
pour un peintre que l’on surnommait « Luca fa presto ».
D’ailleurs le dynamisme de l’œuvre tient beaucoup à la technique du peintre, procédant
par gros coups de pinceaux, visibles à certains endroits de la toile.
De même, sous les couleurs, nous pouvons distinguer, une sorte de couche brune, qui a
servi à la préparation, et renforce le côté très sombre de cette toile, car, finalement, en y
regardant d’un peu plus près, la représentation a un côté très monochrome : un fond très
sombre, beaucoup de brun, des chairs très fades.
Une scène de violence, donc, destinée à frapper l’esprit, choquer l’imagination pour
susciter empathie et compassion. Une composition très réaliste qui, au-delà de la
catharsis, devrait pouvoir entraîner la mimesis. Car c’est bien cela qu’exigeait le
Concile de Trente : des œuvres percutantes, dont les personnages devaient servir
d’exemple de vertu et de sacrifice à la communauté chrétienne. Une publicité pour
l’Église romaine, plus encore : une véritable scène de cinéma où des personnages
plus vrais que nature sont en pleine action.
Réalisation : Document réalisé par Eva Lando, Animatrice pédagogique, Secteur éducatif, Palais Fesch-musée des Beaux Arts
Photographies : ©Palais Fesch-musée des Beaux Arts / RMN-Gérard Blot

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