Folie, cités sombres et autres délires

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Folie, cités sombres et autres délires
Article de Marie-Laure BRIGNONE, réactualisé en 2009 et paru dans la revue PsyCause
n°20-21 (avril - septembre 2000) à propos du film DARK CITY, réalisé par le cinéaste
australien Alex Proyas en 1998.
Folie, cités sombres et autres délires
John Murdoch (Rufus Sewell) se réveille, désorienté, dans une chambre d’hôtel impersonnelle
et découvre à ses côtés le corps mutilé et sans vie d’une femme.
Traqué par un détective du nom de Bumstead (William Hurt) pour des meurtres sadiques dont
il ne se souvient pas, il cherche à retrouver la mémoire et comprendre qui il est. Il s’enfonce
dans un mystérieux labyrinthe où il croise les Etrangers, créatures dotées d’un effrayant
pouvoir de contrôle et de création : la syntonisation.
John Murdoch s’aperçoit qu’il peut utiliser ce pouvoir. Grâce au Docteur Schreber (Kiefer
Sutherland), il réussit à se remémorer certains détails de son passé…
Cette œuvre de science-fiction, puissante et contemporaine, m’a donné envie d’aller chercher
un peu plus loin, là-bas, du côté de l’histoire du cinéma, afin de tenter d’expliquer ce qui
aurait pu influencer ou inspirer son réalisateur, Alex Proyas… Au fur et à mesure de la
projection du film et malgré la déferlante d’effets spéciaux, de travellings audacieux, de gros
plans spectaculaires, d’images filmées par une caméra très mobile et montées sur une musique
rythmée et inquiétante, malgré toute cette modernité technique, je ne cessais de penser,
paradoxalement, au cinéma muet, à la fixité de son cadre, à son noir et blanc, à son silence si
caractéristique… Je ne cessais de penser aux plus grandes années du cinéma muet allemand,
marquées, entre 1919 et 1930, par une tendance expressionniste… Je ne cessais de penser à
deux des films phares de cette période. Et, au beau milieu du bruit et de la fureur de Dark
City, une idée qui m’a traversé l’esprit m’est ensuite apparue comme une certitude : Alex
Proyas n’avait pas pu ne pas voir Le cabinet du docteur Caligari ainsi que Metropolis pour
créer cette œuvre !
Das kabinett des doktor Caligari a été réalisé en Allemagne par Robert Wiene en 1919.
C’est alors le début de la mouvance artistique, culturelle et esthétique dite expressionniste,
dont les fondements tendent à appréhender ce qui se trouve derrière les faits et les choses.
Les œuvres de cette période, qui traduisent une conscience de crise et reflètent le ressenti d’un
contexte social instable, sont directement rattachées à la Société et à l’Histoire. Le cabinet du
docteur Caligari est considéré par les historiens du cinéma non seulement comme le film
manifeste de l’expressionnisme allemand, mais aussi comme l’œuvre qui va préfigurer le
destin de l’Allemagne entre 1939 et 1945. On note que 1919 est aussi l’année de l’apparition
des premiers nazis en Allemagne…
L’action du film se situe à Holstenwall, petite ville du Nord de l’Allemagne où est installée
une fête foraine. Parmi les attractions se trouve celle du docteur Caligari, inquiétant psychiatre
(le docteur Schreber n’est pas si loin !) et hypnotiseur ambulant, qui présente un somnambule,
Cesare. Parmi les spectateurs qui visitent la kermesse, deux étudiants, Francis et Alain, sont
amoureux de Jane, une jeune fille. Visitant la baraque du docteur Caligari, ils observent le
somnambule répondre aux questions des spectateurs qui l’interrogent sur leur avenir. Cesare
prédit à Alain sa mort prochaine, à l’aube. En effet, le jeune homme meurt cette nuit-là.
Francis soupçonne immédiatement Caligari d’avoir assassiné son ami et pénètre chez lui,
accompagné par le père de Jane. Ils demandent au docteur de mettre fin à l’état de transe de
son médium. Cependant, la capture du meurtrier est annoncée. Francis revient surveiller
Caligari par une fenêtre et aperçoit le somnambule dormant dans son sarcophage. En fait, il
s’agit d’une figure de cire et le vrai Cesare est en train d’enlever Jane. Entraîné sur les toits,
ce dernier meurt d’épuisement à force d’être poursuivi par la population. Francis revient chez
Caligari avec des policiers. Ce dernier s’enfuit et trouve refuge dans un asile de fous. Francis,
qui l’a poursuivi, découvre que le directeur de l’asile est Caligari en personne. La nuit
suivante, l’étudiant et des infirmiers fouillent le bureau du directeur et saisissent un volume
racontant l’histoire d’un certain Caligari, vieux mystique et magicien qui, jadis, forçait jadis
un somnambule à commettre des assassinats sous hypnose et qu’il remplaçait par une figure
de cire pendant son absence pour tromper la police… Francis comprend que le psychiatre a
pris l’identité de Caligari pour répéter cette expérience avec lui. Il met alors le psychiatre en
présence du cadavre de Cesare afin qu’il reconnaisse ses crimes. Des assistants lui passent
ensuite la camisole, Caligari ayant commencé à délirer.
Le début de l’histoire se déroulait dans un jardin. Assis sur un banc, Franz racontait à son ami
une histoire qui lui était arrivée voici quelques temps déjà. A la fin du film, les deux hommes
se parlent toujours. Puis Franz quitte le parc et se dirige vers la salle principale de l’asile. Il
s’approche alors des autres malades… Cesare, debout, tient une fleur à la main. Jane,
fantomatique, marche et semble ne pas les voir. Soudain, le directeur apparaît et vient
s’enquérir de la santé des malades. Franz se précipite sur lui et, le prenant pour Caligari, tente
de le frapper. Les infirmiers le ceinturent et l’enferment. Le directeur murmure : « Enfin, je
comprends son obsession… Maintenant, je crois que je vais pouvoir le guérir. »
Et c’est ici que j’en reviens à Dark City. Le premier des points communs qui relie ces deux
films est bien le suivant : il est question de la vision d’un fou sur un monde fantastique,
délirant et exprimant la maladie mentale. Le commentaire du cinéaste russe Serguei
Mikhaïlovitch Eisenstein (1898-1948) à propos de Caligari renvoie directement à l’univers
si particulier du film de Proyas quelque soixante dix années plus tard : « C’est une nuit sans
espoir peuplée d’ombres sinistres et de crimes… »
Plusieurs autres traits communs à ces deux œuvres peuvent ensuite être dégagés. Elles
décrivent toutes deux un univers fantastique, extravagant. Les perspectives sont désarticulées ;
les éclairages, les formes, les architectures témoignent d’une invention plastique certaine
visant à exprimer une vision psychotique du monde, du propre point de vue du malade. Le jeu
des acteurs est très stylisé, les maquillages outranciers. Les mêmes questionnements en
jaillissent : qui est fou et qui ne l’est pas ? Francis-Murdoch ? Caligari-Schreber ? Qui
manipule qui (somnambulisme, syntonisation) ?
Il est aussi question de prendre l’identité de l’autre afin d’exercer un certain pouvoir sur le
monde et produire de l’indifférencié. C’est ainsi qu’Hostenwall, petite ville du Nord de
l’Allemagne, ressemble subitement à une certaine cité sombre… C’est ainsi que nos deux
psychiatres à lunettes, Caligari et Schreber, si inquiétants au début des films, finissent par
retrouver leur humanité…C’est ainsi que nos deux cinéastes, Robert Wiene et Alex Proyas,
pourtant à des décennies l’un de l’autre, utilisent chacun avec les moyens techniques de leur
temps, la mise en scène cinématographique pour aborder la maladie mentale du point de vue
du patient lui-même…
Metropolis est la deuxième œuvre que je souhaiterais aborder. Il s’agit d’un film allemand
réalisé à la fin de la période expressionniste (1926-1927) par Fritz Lang qui signera ici son
dernier film muet. Fils d’architecte et lui-même ancien élève d’une école d’architecture
(faisait-il surgir des buildings de terre tels des champignons ?), ce dernier a failli réaliser
Caligari quelques années plus tôt ! Ce projet n’a pu aboutir car il était alors absorbé par la
réalisation de la seconde partie des Araignées (en allemand Die Spinnen, 1919), film consacré
à… une association de criminels voulant dominer le monde ! Il a toutefois transmis ses
recommandations à Robert Wiene, qui les a en partie suivies. Metropolis marque à la fois la
fin et le couronnement du cinéma muet allemand. Il s’agit d’un film de genre fantastique,
véritable hymne prophétique à l’Allemagne future, mais aussi l’une des toutes premières
œuvres de science-fiction de l’histoire du cinéma.
Dans une gigantesque métropole, des ouvriers travailleurs sont autoritairement gouvernés par
un homme et son fils vivant dans un jardin suspendu, alors que les esclaves, robotisés, passent
leur vie dans un souterrain sombre. Les travailleurs sont exhortés à la résignation par une
belle salutiste. Un inventeur fou fabrique une femme artificielle, lui donnant une
ressemblance avec la salutiste. Celle-ci va pousser les esclaves à la révolte. Le film s’achève
sur la symbolique réconciliation du Travail et du Capital.
Pour Fritz Lang, Metropolis illustre la théorie suivante : « Le cinéma est en mesure de mettre
à nu des processus mentaux, donnant ainsi un fondement psychologique aux évènements dans
leur nudité…La maîtrise de la seule technique ne suffit pas… Qui veut donner à de simples
évènements un fondement psychique, c'est-à-dire montrer ce qui se passe par exemple à
l’intérieur d’un homme qui se jette d’un toit, doit connaître ces processus intérieurs. De là, la
nécessité d’une certaine expérience de la psychologie1. »
Ce thème intéresse tout particulièrement le cinéaste qui a déjà commencé à y travailler dès
1922 avec la réalisation de Docteur Mabuse, le joueur (en allemand, Doktor Mabuse, der
Spieler2), où il est (encore !) question d’un médecin qui a recours à l’hypnose pour
contraindre à sa loi des hommes qu’il veut soumettre.
La gigantesque ville de Metropolis rappelle étrangement la cité sombre de Proyas. Dans les
deux cas, la mise en scène est servie par une technique développée à l’extrême, que Luis
Buñuel3 qualifiera de plastico-photogénique.
Architectures sans horizon, univers verticaux, grandes horloges géantes, nuit et gratte-ciels
omniprésents… On note le même monumentalisme, le thème récurrent du gigantisme de la
ville et de l’aliénation de l’individu dans une atmosphère de claustration et de délire.
En guise de conclusion, j’opère un petit pas plus loin dans l’Histoire. Vingt-cinq années avant
la réalisation de Caligari, un certain Daniel-Paul Schreber, magistrat allemand à la cour
d’appel de Dresde connu pour ses délires psychotiques, doit être interné dans un établissement
spécialisé du royaume de Saxe. Dès 1900, il intente un procès, qu’il gagnera en appel deux
ans plus tard, afin de pouvoir sortir libre de l’asile ; il démarre à cette même période l’écriture
d’une œuvre autobiographique, publiée en 1903, dans laquelle il décrit ses hallucinations.
Sigmund Freud puis Lacan consacrèrent une étude à partir de ce livre qui continue,
aujourd’hui encore, de fournir un témoignage essentiel sur la paranoïa.
Dès lors, une question me turlupine : Robert Wiene, Fritz Lang et Alex Proyas ont-ils lu
Mémoires d’un névropathe ?
1
SADOUL Georges, Histoire générale du cinéma, l’Art muet, tome V, éditions Denoël, 1975
Le scénario du film est signé Théa VON HARBOU, épouse du réalisateur
3
Cinéaste et scénariste d’origine espagnole, naturalisé mexicain, né en 1900 et décédé en 1983
2

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