1 Étienne JOLLET (Professeur, Université Paris 1)

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1 Étienne JOLLET (Professeur, Université Paris 1)
 1 Étienne JOLLET (Professeur, Université Paris 1)
« Entre exemplarité et singularité : biographie de l’artiste, préceptes théoriques et jugement de
l’œuvre d’art des Vies de Vasari aux Vies anciennes de Watteau ».
Existe-t-il une tradition de la forme même des vies pour la période moderne en France? et puisque
les « vies », ce sont avant tout celle de Vasari, comment s’opère le lien ? Par les références explicites ?
Par les citations ? Par la structure même de la « vie », la manière dont sont articulés biographie,
perspectives historiques, préceptes théoriques et évocation des œuvres ? On se rappelle que les Vite
commencent par une orchestration des différents niveaux, avant que chacun ne soit mêlé à l’échelle de
l’évocation de chaque artiste : l’évocation d’un objet de mémoire à destination des hommes
d’aujourd’hui, objets de dédicaces ; la présentation générale de l’ouvrage (« proemio di tutta
l’opera ») ; l’évocation de la technique (« introduzzione (…) alle tre arti del disegno » ; enfin la genèse
historique (« proemio delle vite »). C’est ce mélange de divers niveaux et de divers objectifs qui va
nous retenir ici : nous mettrons plus particulièrement l’accent sur l’articulation entre le général (les
préceptes, règles, valeurs, tout ce qui ressortit un registre qualifié ici de « gnomique ») et le
particulier : la vie d’un individu : ou encore, le lien entre théorie et biographie, via l’histoire. Pour ce
faire, l’on se propose de s’intéresser à une notion fondamentale de la pensée occidentale, bien peu
étudiée dans le champ de l’histoire de l’art : l’exemple, dont la finalité même est d’opérer le lien entre
le général et le particulier ; et ce à propos d’une figure majeure de l’art du XVIIIe siècle, Antoine
Watteau. L’intérêt de ce choix réside dans le nombre et la variété des « vies anciennes » de l’artiste qui
constitue un ensemble composite et problématique – soit une vingtaine pour le XVIIIe siècle, parmi
lesquelles on en retiendra sept principales, rédigées de 1719 à 1748 : soit des auteurs qui ont pu
connaître ou Watteau ou des gens qui l’ont connu, comme Vasari pour la troisième partie des Vite1.
1
Le Père P.A Orlandi, article « Antonio Vatteau » de l’Abecedario Pittorico, 1719 ; les notes de Pierre Jean Mariette vers
1745 d’après Orlandi ; Antoine de la Roque, 1721, notice nécrologique dans le Mercure de France, août 1721 ; Laurent-Josse
Leclerc : grand dictionnaire historique de Moreri, 1725 ; « Epitaphe de Watteau, peintre flamand » par Claude-François
Fraguier, 1726 ; Jean de Jullienne, « Abrégé de la vie d’Antoine Watteau » (introduction aux Figures de différents caractères,
Paris, 1726 ; notice sur Watteau publiée par Dubois de Saint-Gelais dans sa Description des tableaux du Palais Royal avec la
vie des peintres à la tête de leurs ouvrages, Paris, 1727 ; Lettre de Jeaurat à Francesco Gabburi du 5 décembre 1729, donnée
dans G.G. Bottari, Raccolta di lettere sulla pittura, sculptura ed archittetura, Milan, 1822, t. II, p. 191-192 ; un « Abrégé de la
vie d’Antoine Watteau » par Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville dans son Abrégé de la vie des plus fameux peintres,
Paris, 1745 ; un « Abrégé de la vie d’Antoine Watteau » par Edme François Gersaint (catalogue de la vente Quentin de
Lorengère, Paris, 1746) ; deux poèmes de La Marre consacrés à Watteau ; ; comte de Caylus, « La vie d’Antoine Watteau,
peintre de figures et de paysage », conférence à l’Académie royale de peinture et de sculpture du 3 février 1748. La plupart
sont regroupés dans Pierre Rosenberg (éd.), Vies anciennes de Watteau, Paris, 1984 (désormais «Vies anciennes »). Un
consensus se fait aujourd’hui pour y voir un jeu d’emprunts, au sein duquel l’article de Leclerc peut être considéré comme
une source majeure (cf. C. Michel, Le célèbre Watteau, Genève, Droz, 2007 ; G. Glorieux, Watteau, Paris, Citadelles &
Mazenod, 2011.
2 L’on mettra l’accent successivement sur trois aspects de la question de l’exemple, communs à l’œuvre
de Vasari et aux « vies anciennes de Watteau » : l’exemple dans sa relation à la règle ; l’exemple dans
la vie des artistes ; l’exemple et la question de l’œuvre.
L’exemple et la règle
Dans le texte de Vasari, les occurrences du terme « esempio » sont finalement assez rares. Si l’on en
croit l’index établi sous la direction de P. Barocchi, on relève 12 occurrences dans l’édition de 1550 et
14 dans celle de 15682. Encore ces occurrences correspondent-elles à des acceptions bien différentes.
L’on peut partir, pour une tentative de classement, de l’usage du terme quand il s’agit de faire
référence à la principale notion de l’esthétique renaissante : l’imitation – celle de la nature, celle de
l’Antiquité. Vasari y fait directement référence dans le Proemio général lorsqu’il présente son apport :
faire connaître l’exemple non seulement des « Anciens » mais aussi des « Modernes »3. L’on se trouve
ici dans le contexte de la littérature didactique : « exemple », au Moyen Âge, signifie un récit relevant
de ce registre. Mais cette dimension s’associe dans les « Vies » à l’importance donnée à la figure de
l’individu en tant que tel4. Est rappelée ici la tradition de l’exemplum virtutis : on connaît
l’importance, tout au long du Moyen Âge, de cette logique héritée de l’Antiquité selon laquelle des
individus incarnent des principes, en l’occurrence moraux . Elle est reprise par la tradition chrétienne,
le Christ étant l’ « exemplaire » des grâces faites aux hommes par Dieu5. Chez Vasari, la récurrence
d’incipit moraux rappelle cet héritage et rappelle l’ancrage de l’œuvre dans une tradition didactique,
celle de l’exemplum6 : il en va ainsi, dans la « vie » d’Antonio Rossellino, de l’évocation de la
modestia, puis du cas de l’artiste. Bien souvent, c’est plutôt une logique d’opposition : ainsi pour
Andrea del Castagno. Certains autres auteurs ont pourtant pu reprocher à Vasari, à l’instar de F.
Zuccaro à propos de Taddeo Gaddi, d’avoir omis « des choses qui auraient été utiles et dignes de
2
Paola Barocchi (dir.), Le Vite del più eccelenti pittori, scultori e architetti : nelle redazioni del 1550 e 1568 : indice di
frequenza, Pise, Scuola noram superiore & Accademia della Crusca, 1994.
3
Giorgio Vasari, Le Vite del più eccellenti pittori, scultori e architetti, Rome, Newton, 1991, p. 31 : « La qual
cosa più volte meco stesso considerando, e conoscendo non solo con l’esempio degli antichi ma de’ moderni » ; cf.
G. Vasari, Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. fr. et éd. commentée sous la dir. d’A. Chastel,
12 vol., Paris, Berger-Levrault, 1981-1989, vol. I, p. 52 (désormais respectivement « éd. Newton » et « éd. BergerLevrault »)
4
Cf. les travaux de Jakob Burckardt ; plus récemment, Peter Burke, « Individuality and Biography in the Renaissance”,
European Legacy, 1997, 2(8), p. 1372-1382.
5
« Jésus est comme le patron et exemplaire de toutes les grâces que faict le Seigneur à ses enfants » (Jean Calvin, Institution
chrétienne, XI, p. 611.
6
John D. Lyons, Exemplum. The rhetoric of example in early modern France and Italy, Princeton, 1989.
3 servir d’exemple à la jeunesse : comment acquérir la virtus, comment avancer et gagner du temps, et
d’autres choses qui ne s’y trouvent pas »7. La traduction de cette dimension dans le domaine des arts
est la valorisation de la notion d’ «excellence », commune à Vasari et aux commentateurs français des
XVIIe et XVIIIe siècles8.
La dimension didactique de l’exemple est clairement évoquée dans le contexte français des XVIIe et
XVIIIe siècles : il s’agit de prendre acte du fait qu’il vaut mieux passer par les sens que par l’intellect.
Il est intéressant de constater, dans ce contexte, que la caractérisation qu’en donne Furetière est
visuelle9 ; Jaucourt, dans l’Encyclopédie, met en exergue la rapidité, la vivacité, la précision et lui,
aussi, le caractère visuel10. Cela correspond également à la pratique : celle de l’imitation des maîtres,
dans le cadre de la formation. Plus précisément encore, des oeuvres peuvent servir d’ « exemples » au
sens de modèle11. Le terme doit dès lors être compris comme désignant non pas le niveau moyen mais
le haut degré : celui où une œuvre est « exemplaire ». Est ici centrale la vieille notion de « cause
exemplaire » et dont Furetière dit qu’il s’agit du « modèle qu’on se propose en faisant un ouvrage »12.
Cette logique est d’autant plus importante qu’elle correspond à l’évolution historique telle que
pensée par Vasari : des figures singulières entraînent un mouvement collectif. De ce fait, le processus
dans son ensemble relève d’une logique d’imitation – en l’occurrence, d’ « émulation » : d’une période
à l’autre, et à l’intérieur de chaque période : alors l’œuvre globale de l’artiste, l’œuvre au masculin, est
7
Vie de Federico Zuccaro, éd. Berger-Levrault, vol. 9, p. 160, note 1.
8
Tout cela s’inscrit dans une logique générale d’excellence, qui vaut pour Vasari (Le vite dei più eccellenti pittori, scultori e
architetti, mais aussi pour Félibien (Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes)
ou pour Roger de Piles ( « je n’y ai pas tant regardé la connoissance des actions des Peintres, que celle du degré de leur
mérite », Abrégé de la vie des peintres, éd. citée, p. iv) ; « Excellent peintre », c’est ainsi qu’est qualifié le défunt Watteau
dans la Gazette d’Utrecht (cité par F. Moureau, « Watteau le libertin », in François Moureau & Margaret Morgan Grasselli
(dir.), Antoine Watteau (1684-1721). Le peintre, son temps et sa légende, Paris, Champion-Slatkine, 1987, p. 20 : mort du
« Sr Watteau, excellent peintre ».
9
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, art. « Exemple » : « Comparaison qui aide à concevoir, à imaginer. Quand on
veut instruire par des paroles, le chemin est long, il est bien plus court par des exemples ».
10
Denis Diderot et Jean Le Rond d'Alembert (dir.), Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts, et des
métiers, 17 vol., Paris, 1751-1765, art. « Exemple » : « L’exemple est d’une grande efficace, par qu’il frappe plus
promptement et plus vivement que toutes les raisons et les préceptes ; car la règle ne s’exprime qu’en termes vagues, au lieu
que l’exemple fait naître des idées déterminées, et met la chose sous les yeux, que les hommes croient beaucoup plus que
leurs oreilles ».
11
Cf. la vie de Michel-Ange, à propos des figures des prisonniers : « i quali Sua Eccellenza vuole che servino per esempio de
suoi Accademici ».
12
A. Furetière, op. cit. : « On appelle en métaphysique cause exemplaire ou objective, le modèle qu’on se propose en faisant
un ouvrage. Tel est la (sic) plan d’un bâtiment par lequel un Architecte se conduit, et tels sont en général tous les objets sur
lesquels Dieu forme les idées de l’âme qui les représentent ».
4 ce qui prime, ce qui fait exemple. La notion est alors liée à l’idée de « notoriété », qui est sous-jacente
aux emplois, avérés à l’époque moderne, du terme comme renvoyant au châtiment comme leçon
(« pour l’exemple »). Dans ce contexte, il ne s’agit en aucun cas de l’application d’un principe
premier, mais plutôt de la mise en rapport d’éléments semblables. La logique s’en trouve présentée
dans la Rhétorique d’Aristote13 ; elle reste bien présente à l’époque moderne - ainsi dans le
dictionnaire de Cotgrave (1611), où l’exemple est « une chose censée en prouver une autre qui lui
ressemble »14.
On voit que le lien ainsi instauré vient en concurrence d’un rapport plus attendu dans ce contexte :
celui de cause ou, plus étroitement, de « raison », en tant que cause présente à la conscience. Elle
correspond à une logique élargie de légitimation par l’antécédence. Ce sens est tout à fait présent dans
la seconde moitié du XVIIe siècle, au moment où s’élaborent les outils critiques utilisés dans les « vies
anciennes » de Watteau15. L’inscription de l’exemple dans une logique temporelle ne se fait d’ailleurs
pas au seul titre de la référence au passé : c’est aussi une manière d’envisager le futur, ainsi pour
Jaucourt dans L’Encyclopédie16.
Il faut également prendre en considération les stratégies rhétoriques et logiques sous-jacentes, qui
sont doubles. Il peut s’agir d’une part d’une induction : à partir d’un cas particulier, l’on passe
l’existence d’un principe – c’est l’induction ; réciproquement, du principe l’on passe à son application
– c’est la déduction. Chez Vasari, elle se fait souvent sur le registre sémantique du « visible »17. Par
ailleurs, il faut souligner le fait que la référence à l’exemple suit la fortune qui est celle des principes.
Ainsi, dans la « vie » de Piero di Cosimo, un préambule contre les artistes « abstraits » disparaît dans
la seconde édition, entraînant avec lui l’évocation du peintre comme « bon exemple » : il ne sera
« exemple » que négativement18. La construction donnant la primauté à l’assertion à valeur générale
entraîne l’usage de la formule « per esempio » ou d’un « come »19 à valeur référentielle. Ici, à
13
Cf Aristote, Rhétorique, II : Denis de Syracuse demande des gardes, car il veut devenir tyran ; or Pisistrate, qui en a
demandé et obtenu, est devenu tyran.
14
R. Cotgrave, A Dictionary of French and British Tongues, Londres, 1611, art « Example » : « One thing alleged to prone,
or inform, another that resembles it ».
15
Cf. le Dictionnaire de l’Académie, Paris, 1694, art. « Exemple » : se dit « d’une chose qui est pareille à celle dont il s’agit
et qui sert pour l’autoriser, la confirmer ».
16
Encyclopédie, art. « Exemple » : « Argument propre à la rhétorique, par lequel on montre qu’une chose arrivera ou se fera
d’une telle manière, en apportant pour preuve un ou plusieurs événements semblables arrivés en pareille occasion ».
17
Cf. la vie de Brunelleschi, éd. Newton, p. 327 : « (…) cosi apertamente si vide in Filippo di Ser Brunellesco ».
18
Vie de Piero di Cosimo : « Per la qual coso doverebbe sempre ogni buono ingegno et ogni eccelllente artefice ammaestrato
da questi exempli aver gli occhi alla fine » (éd. Newton, p. 577) ; éd. Chastel, vol. V, p. 85 : « Tout homme de talent, tout
excellent artiste, averti par de tels exemples, devrait garder les yeux fixés sur son but ».
19
Cf. la vie de Raphaël : Vasari y souligne l’importance d’y suivre sa nature ; ce que n’ont pas fait certains artistes, comme
Paolo Uccello : « E ci sia per esempio, frai i vecchi Paulo Ucello » (éd. Newton, p. 639 ; éd. Berger-Levrault, vol. V, p.
5 l’opposé de ce qui était indiqué plus haut, l’exemple se situe du côté de la norme, qu’elle ne fait que
matérialiser, qu’illustrer – c’est ce que N. Goodman nomme « échantillon » ; ou, en termes de
sémantique, donner une extension à ce qui n’est défini qu’en compréhension.
Il faut sans doute également tenir compte de la spécificité des pratiques ; le fait que l’historien de
l’art, comme le fait Vasari, cherche à définir une caractérisation globale d’une situation ; la logique du
résumé, de l’abrégé, peut tendre à valoriser des traits jugés particulièrement caractéristiques. De fait,
l’auteur assure une succession de choix : parmi les artistes ; parmi les faits le concernant20. La valeur
de l’exemple comme illustration de principes préalablement définis vaut notamment sur le registre
historique, celui qui organise le texte vasarien : mais pour être efficace l’exemple doit être choisi
parmi les données qui relève d’un haut degré. Ainsi l’une des « lois » vasariennes veut que le niveau
artistique ne puisse se maintenir au sein des dynasties d’artistes – ainsi pour les Ghirlandaio selon
Vasari : Caylus évoque ce principe pour mieux marquer l’exception (flatteuse) que constitue la famille
de Troy21. A propos de Watteau, Caylus va reprendre la tradition de l’incipit à valeur théorique : sa
première phrase évoque directement la question de l’exemple – à suivre et à éviter22. C’est ainsi que
son propre rôle sera légitimé, puisqu’il va participer à la logique même d’émulation. Watteau pourra
servir d’ « exemple » quant au comportement, ainsi parce qu’il travaille beaucoup23. Inversement, il
sera jugé dans son rapport à une norme explicitée24.
222) ; pour « come » : cf le « proemio », à propos de Giorgione : « come gia fece Giorgione » (éd. Newton, p. 36 ; trad.
Berger-Levrault p. 61 (« par exemple »).
20
Roger de Piles, Abrégé de la vie des peintres, préface, p. iii : il souhaite éviter les descriptions ennuyeuses. « J’ay voulu
seulement toucher en peu de mots les choses les plus essentielles : comme le pays, le père sic, le jour de la naissance, le
maître, les ouvrages en général avec les lieux où ils se trouvent, le talent, les actions remarquables, le temps de la mort, et les
disciples de chaque peintre » ; « Je ne parle que des principaux Peintres, c’est-à-dire de ceux qui ont contribué au
renouvèlement de la Peinture, ou qui l’ont élevée au degré de perfection dans lequel nous la voyons, ou enfin dont les
travaux sont entrés dans les cabinets des Curieux » (ibid.).
21
Vie de Jacopo, Giovanni et Gentile Bellini, incipit : « Le cose che sono fondate nella virtù , ancor che il principio paia
molte volte basso e vile, vanno sempre in alto di mano in mano, et insino a ch’elle non son arrivate al sommo della gloria,
non si arrestano, ne posano gia mai, si come chiaramente potette vedersi nel debile e basso principio della casa de’ Bellini, e
nel grado in che venne poi, mediante la pittura » (éd. Newton, p. 454 ; éd. Berger-Levrault, vol. IV, p. 159). Caylus, à propos
de Jean-François de Troy : « On voit assez souvent que les talents ne suivent pas le sang ; cependant la nature se plaît quelque
fois à les rendre héréditaires et même supérieurs » (A.-C.-P de Caylus, Vies d’artistes du XVIIIe siècle , éd. A. Fontaine,
Paris, 1910, p. 23). Vasari cependant modère lui-même la portée de son propos (« Ma non pero questa regola è cosi ferma che
anco non avenga alcuna volta il contrario », éd. Newton, p. 1096).
22
Cf. Vies anciennes, p. 54 : « La vie d’un homme qui a mérité dans la mémoire des autres, doit, ce me semble, présenter
également l’exemple à suivre et l’exemple à éviter ». D’où des « éloges et critiques », un « esprit d’équité » : « enfin les
autres et les autres devraient toujours être placés dans la vue de l’avancement de l’art ».
23
Idem, p. 58 : Watteau travaille énormément : « Exemple (qu’on ne saurait trop louer) qu’on ne saurait trop proposer à la
jeunesse ; exemple fort beau sur le papier, diront les paresseux, et que l’amour de l’art peut seul inspirer ».
24
Idem, p. 63, dans l’évocation d’un comportement « naturel », en l’occurrence son retour à Valenciennes en 1709 : « Je ne
l’ai jamais regardé comme un prétexte (…) car enfin, quoi de plus naturel que de retourner dans son pays, d’y reparaître avec
6 Le problème est que la norme dont il est question ici peut être déformée par l’auteur même de la
biographie. C’est que la logique de l’émulation, de la progression est toujours subordonnée à un
rapport agonistique, ce qu’on nomme communément le paragone : il s’agit donc de la valorisation de
l’artiste et de sa production en tant qu’ils participent à cette compétition – faussée, si l’on en croit
Félibien, qui comme la plupart des auteurs français critique la partialité de Vasari25. Mais ce qui est
également critiqué, c’est le fait que celui-ci utilise l’exemple dans un autre contexte, non plus pour
illustrer une règle ou un principe, mais pour rendre plus agréable l’évocation de la vie des artistes : au
travers de la multiplication des anecdotes.
L’exemple comme anecdote : l’homme à l’œuvre
C’est justement ce que l’on retient de Vasari en France : les Vite contiennent trop d’anecdotes.
Ainsi que l’indique Félibien dans la préface de ses Vies, « Je n’ai pas voulu écrire une infinité de
petites histoires et de contes assez fades, dont Vasari a rempli ses livres »26. Et c’est pourtant le même
auteur qui déclare avoir « pris soin de marquer quelques actions et quelques événements particuliers
auxquels les peintres dont je parle ont eu part ou qui leur ont donné sujet de faire quelques
ouvrages »27. Il s’agit en outre de lutter contre l’ennui qui menace à la lecture, et d’ « égayer » le
texte28. Vasari, déjà, mettait l’accent sur le plaisir de la lecture, correspondant à l’injonction du
delectare29 ; Dezallier fait d’ailleurs expressément référence à la scène du crucifix dans la vie de
Verrocchio. L’on présentera donc des « anecdotes des beaux-arts »30.
des talents, de contredire si honorablement et par des preuves incontestables qui avaient traversé ses dispositions, et de se
montrer plus habile que son premier maître ? ».
25
Cf. Félibien, op. cit., préface, p. 90 : « Vasari ayant écrit dans un temps où beaucoup d de peintres dont il parle étaient
encore vivants, il a plus pensé à les louer qu’à faire connaître leur véritable mérite, affectant toujours d’élever ceux de son
pays par-dessus les étrangers, suivant l’inclination naturelle des Ultra-montains » ; de même chez Dezallier d’Argenville,
avertissement, p. xiv-xv : « Les Italiens trop prévenus en faveur de leur pays, comme si la providence les eût établis seuls
héritiers de la vertu et des talents des Grecs et des anciens Romains, ont outré les louanges qu’ils ont données à leurs
peintres ; les exagérations de Vasari, et les digressions de Malvasia, sont connues de tout le monde ».
26
André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes. T. I et II, éd. R.
Démoris, Paris, 1987, p. 89.
27
Ibid.
28
Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville : « On a tâché de varier le ton trop uniforme de ces vies, et d’égayer leur sécheresse
inévitable par des anecdotes ou des vers faits à la louange des principaux artistes (a) » (a) « on n’est point garant de ces
anecdotes ; on les donne telles qu’on les a recueillies, ou reçus de ces mêmes pays » (Abrégé de la vie des plus fameux
peintres, Paris, 1762, t. I, p. xxv.
29
Cf. « E cosi mi persuado, che queste fatiche mie diletteranno coloro che non sono di questi esercizi, e diletterannno e
gioveranno a chi ne ha fatto professione » (éd. Newton, p. 38).
30
Cf. J.-B. Nougaret, Anecdotes des Beaux-arts, Paris, 1776.
7 Au-delà de l’efficacité rhétorique, l’anecdote correspond à une logique de « crise » par rapport à un
état « chronique » que constitue le caractère – c’est un lieu commun bien connu de l’historiographie
que l’évocation du caractère pour le moins difficile des artistes31. Watteau relève bien de ce type :
Gersaint le dit de caractère « inquiet et changeant », Mariette le dépeint revenant de Londres « traînant
avec lui l’ennui et le dégoût qui l’accompagnaient partout »32. Il est tout particulièrement possible,
dans son cas, de souligner l’écart entre l’homme et l’œuvre – comme pour Lacombe, entre le
misanthrope et les « scènes gaies ». Les anecdotes ont alors valeur d’exemple, souvent extrêmes, de
cet état de fait. Pour Watteau, il s’agit notamment de l’inconstance, du goût qu’aurait eu l’artiste pour
les changements incessants de domiciliation ; pour le dégoût rapide qu’il a d’un lieu, mais aussi d’un
tableau33.
Il semble bien que pour ce qui est de l’anecdote, ce soit la singularité qui constitue la norme : dans
le cas de Watteau, il en va ainsi de « la façon singulière avec laquelle il fut reçu à l’Académie »
(Dezallier d’Argenville) – de fait son agrément à l’Académie royale de peinture et de sculpture en
1712 : on retrouve la même anecdote à propos de Chardin34 : l’on peut y voir une adaptation au monde
des arts de l’ « agnition », de la reconnaissance au théâtre. Mais il s’agit aussi d’une scène où se joue
l’articulation entre la marginalité caractéristique de l’artiste et la norme désormais institutionnalisée :
elle marque la supériorité d’une structure, l’Académie, susceptible d’accueillir toutes les singularités
en son sein : pour y accueillir toutes les œuvres.
Au-delà de l’opposition entre la règle et l’exemple : la question de l’œuvre
La question de l’œuvre, et non plus de l’artiste, va prendre une importance croissante au fur et à
mesure que le marché de l’art va s’organisant. Encore faut-il savoir ce que l’on entend par ce terme –
l’ « œuvre au féminin », la production dans son unicité, l’ « œuvre » au masculin, l’ensemble de la
production. Dans la logique même de la formation, où nous avons vu le rôle joué par les figures des
artistes, c’est à l’échelle de l’œuvre, dans sa première acception, que l’on peut retrouver le rapport au
modèle. On rappellera tout d’abord qu’ « exemple » s’emploie dans ce sens – le terme est alors
31
Margot & Rudolf Wittkower, Les Enfants de Saturne, trad. fr. Paris, Paris, 1985 ; E. Kris et O. Kurz, L’Image de l’artiste,
trad. fr. Paris, 1979.
32
Vies anciennes, respectivement p. 39 et 4.
33
Vies anciennes, Gersaint, p. 40.
34
Cf C. Michel, op. cit., p. 41-42. Il s’agit du mythe du « surprise invader », l’invité surprise, en somme, pour reprendre la
formule forgée par T. Crow dans La Peinture et son Public à Paris au XVIIIe siècle, trad. fr. Paris, 2000.
8 féminin35. L’autre terme couramment employé est « exemplaire » - avec le maintien d’une étonnante
ambiguïté : le terme désigne aussi bien la copie que l’original36. Dans un contexte artistique, il peut
même désigner le modèle d’un portrait37.
Le grand apport de l’Académie royale de peinture et de sculpture est sans doute la mise en exergue
de l’œuvre, au travers des commentaires qui en sont faits lors des conférences. L’accent va être mis sur
les caractéristiques propres à chacune – évidemment en rapport avec les différentes notions artistiques
fondamentales. Le Salon ne va faire qu’accentuer cette tendance. Mais elle est déjà présente dans la
seconde moitié du XVIIe siècle, dans l’évocation du « sentiment » du spectateur face à l’œuvre. Il
s’agit d’affirmer que l’on se trouve dans un « pays de liberté »38.
La mise en place d’un marché de l’art mais aussi, corrélativement, d’institutions de conservation des
œuvres (galeries, musées) va obliger le XVIIIe siècle à mettre en place un discours portant sur la
qualité des œuvres. Celles-ci sont désormais visées dans leur singularité ; mais, Heineken le rappelle,
il s’agit définir les critères permettant de juger correctement – ce qui signifie, dans le contexte de la
constitution d’une collection comme celle de Dresde, de savoir quoi et comment exposer39.
Une autre dimension commune à Vasari et aux auteurs français, en ce qui concerne l’œuvre dans son
unicité, est la question de la conservation. Le premier y accorde la plus grande importance et termine
la plupart de ses « vies » par la recension de la localisation et de l’état de conservation des œuvres. Il
s’agit donc bien de l’évocation de chacune d’entre elles, mais c’est en tant que trace tangible du travail
d’un artiste donné. Chez les auteurs français, il s’agit plutôt de donner des critères définissant
l’inscription du corpus en question dans le marché de l’art. Ainsi Mariette fait-il référence au mauvais
usage de l’huile par Watteau, dont la conséquence est la dégradation rapide des œuvres ou même la
disparition prématurée de certaines40.
35
A. Furetière, op. cit., art. « Exemple » : « Terme d’écriture, est une ligne ou deux qu’écrit un maître écrivain au haut d’une
page, pour donner à imiter à ses écoliers » : « une bonne exemple ».
36
Cf. en latin « exemplar ».
37
Cf. Joachim du Bellay, préface de L’Olive, non paginée : « Si deux peintres s’efforcent de représenter au naturel quelque
vyf portraict, il est impossible qu’ilz ne se rencontrent en mesmes traictz & linéamens, ayant mesme exemplaire devant
eulx » L’Olive augmentée depuis la première édition, Paris, Gilles Corrozet, 1550.
38
André Félibien : « Je prétends être dans un pays de liberté où l’on peut dire son sentiment sur toutes sortes de tableaux, et
rendre témoignage à la vérité en toutes choses » (op. cit., éd. R. Démoris, p. 90).
39
Cf. C.F. Heineken, Abrégé de la vie des peintres dont les tableaux composent la galerie électorale de Dresde, Dresde,
1782 : « Il est presque impossible de distinguer le bon et le mauvais d’un ouvrage et de justifier le jugement qu’on en aura
porté, à moins qu’on n’ait acquis la connaissance des principes de la peintres » (introduction, non paginée).
40
Cf. Vies anciennes, Mariette, p. 4
9 Les « vies » de Watteau tendent à reprendre à Vasari l’évocation, dans une avant-dernière partie,
soit avant l’indication du lieu de conservation actuel des œuvres, des principales productions de
l’artiste – mais de façon générique, à l’échelle de l’œuvre complet. Les jugements de valeur qui y
apparaissent sous souvent précédés, dans la partie purement biographique, d’appréciations le plus
souvent positives à valeur générique, portant sur l’ensemble de l’oeuvre : Mariette évoque ainsi la
« magie » des tableaux de Rubens au Luxembourg, que l’artiste a réussi à la « faire passer dans ses
tableaux ». Ceux-ci deviennent le support à des évaluations, ainsi chez Orlandi, qui vantent les airs de
tête « bellisime », les mouvements « scelti », le dessin « corretto » ; pour Mariette, une finesse dans le
dessin mais pas la grande manière, une touche spirituelle, une couleur brillante, une expression
commune mais gracieuse.
Le grand danger de cette efflorescence du discours critique est le décentrement qui s’opère de la
production à la réception. La singularité de l’œuvre n’est pas tant menacée par la prééminence des
préceptes théoriques que par le goût. Ainsi Boyer d’Argens expédie-t-il Watteau en ces termes : « (…)
n’a jamais rien fait de sérieux qui mérite l’estime des connaisseurs »41. Le discours tend à être centré
sur les différents types de consommateurs : Caylus incrimine les « amateurs », qui dérange l’artiste
dans son travail par leurs visites intempestives, puis les « brocanteurs », qui ne connaissent pas les
œuvres42.
Plus profondément, dans notre corpus, l’exemple reste présent parce que la norme demeure fixe :
c’est plus tard dans le siècle que cette notion de norme se voit interrogée par la valorisation de la
notion de sensibilité : du droit affirmé à la subjectivité dans le rapport à l’œuvre. Le primat de la raison
et de la nature sur les lois imposées tend à l’emporter. Ce qui est surprenant de ce point de vue, c’est le
décalage existant entre ce que Watteau, dans ses tableaux, offrent justement à penser en termes de
critique de la loi et les discours qui continuent à privilégier celles-ci.
Les vies anciennes de Watteau s’inscrivent clairement, au travers des prototypes que constituent les
textes de Félibien et Roger de Piles, en relation directe avec les Vite de Vasari : la notion d’exemple
continue à jouer un rôle séminal dans la présentation du devenir historique de la peinture, dans la
biographie des artistes, dans le rapport à l’œuvre singulière. Cependant l’on voit apparaître des traits
nouveaux : la mise en valeur de l’œuvre singulière, l’importance du monde de la réception. Pour
autant, l’évolution n’est pas linéaire : dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la notion d’exemplum
virtutis fait singulièrement retour, avec la série des « grands hommes » de la France initiée par
d’Angiviller. Il s’agit de la matérialisation d’un des modèles de Vasari, le De viris illustribus de
41
Vies anciennes, p. 93.
42
Vies anciennes, p. 65.
10 Pétrarque (1337). Cependant, à leur manière, les auteurs des « vies anciennes » de Watteau ont essayé,
en s’inspirant du modèle vasarien, d’échapper, comme le propose G. Agamben pour notre époque,
« au faux dilemme qui consiste à choisir entre le caractère ineffable de l’individu et l’intelligibilité de
l’universel »43. Elle nous oblige, en tant qu’historien de l’art, à savoir prendre en charge la particularité
absolue de chaque œuvre, conçue comme « complexité singulière », et simultanément les récurrences,
les similitudes, les convergences qui forment les ensembles plus vastes qu’on nomme période, école
ou style ; penser le « cas », penser la régularité ; et donc, à chaque pas, penser l’exemple, dans ce qu’il
a la fois de trompeur et de révélateur ; et donc faire de l’histoire de l’art une histoire du cheminement
vers l’art comme question.
43
G. Agamben, La Communauté qui vient, trad. fr. Paris, 1990, p. 30.