J`étais dans cette situation, lorsque le bacha vous

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J`étais dans cette situation, lorsque le bacha vous
J’étais dans cette situation, lorsque le bacha vous ouvrit l’entrée de son sérail. Cette faveur, qu’il
n’accordait à personne, me fit attendre impatiemment ce qu’elle devait produire. Il nous ordonna de
danser. Je le fis avec un redoublement extraordinaire de rêveries et de distractions. Mon inquiétude me
fit aussitôt regagner ma place. J’ignore de quoi j’étais remplie lorsque vous approchâtes de moi. Si
vous me fîtes quelque question, mes réponses durent se ressentir de mon trouble. Mais l’ordre d’un
discours sensé, que je vous entendis prononcer, me rendit d’abord extrêmement attentive. Un agréable
instrument que j’aurais entendu pour la première fois, ne m’aurait pas fait une autre impression. Je ne
me souvenais de rien qui se fût si bien accordé avec l’ordre de mes propres idées. Ce sentiment
redoubla, lorsque m’apprenant le bonheur des femmes de votre nation, vous m’expliquâtes d’où il peut
dépendre, et ce que les hommes font pour y contribuer. Les noms de vertu, d’honneur, et de conduite,
dont je n’eus pas besoin d’autre explication pour me former l’idée, s’attachèrent à mon esprit, et s’y
étendirent en un moment, comme s’ils m’eussent toujours été familiers. Je prêtai l’oreille avec une
avidité extrême à tout ce que l’occasion vous fit ajouter. Je ne vous interrompis point de mes questions,
parce qu’il ne vous échappa rien dont je ne trouvasse aussitôt le témoignage au fond de mon cœur.
Chériber vint finir une conversation si douce ; mais je n’en avais pas perdu un seul terme, et vous ne
fûtes pas plutôt sorti que je commençai par m’en rappeler jusqu’aux moindres circonstances. Tout m’en
était précieux. J’en fis dès ce moment mon étude continuelle. Le jour et la nuit ne me présentèrent plus
d’autre objet. Il y a donc un pays, disais-je, où l’on trouve un autre bonheur que celui de la fortune et
des richesses ! Il y a des hommes qui estiment dans une femme d’autres avantages que ceux de la
beauté ! Il y a pour les femmes un autre mérite à faire valoir, et d’autres biens à obtenir ! Mais
comment n’ai-je jamais connu ce qui me flatte avec tant de douceur, et ce qui me semble si conforme à
mes inclinations ? Quoique j’eusse à souhaiter là-dessus des détails que je n’avais pas eu le temps de
vous demander, c’était assez de me trouver agitée par des désirs si vifs, pour former une haute idée de
ce qui me causait tant d’émotion. Je n’aurais pas balancé à quitter le sérail, s’il m’avait été possible
d’en sortir. Je vous aurais cherché dans toute la ville pour recevoir seulement l’explication de mille
choses qui me restaient à savoir, pour vous faire répéter ce que j’avais entendu, pour vous entendre
encore, et me rassasier d’un plaisir dont je n’avais fait que l’essai.
Abbé Prévost, Histoire d’une Grecque moderne, 1740.
Texte de la page 234 du manuel Weblettres

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