Incendies et la tg grecque

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Incendies et la tg grecque
Incendies et la tg grecque
Incendies // la tragédie grecque, telle qu’elle se développe entre la fin du VIe
siècle et celle du IVe siècle avant J.-C
Mouawad =sa dette à l’égard de Sophocle ;
« Ce qui me frappe chez lui, c'est son obsession de montrer comment le tragique
tombe sur celui qui, aveuglé par lui-même, ne voit pas sa démesure. Cela me
poussait à m'interroger sur ce que je ne voyais pas de moi, sur ce que notre
monde ne voit pas de lui, ce point aveugle qui pourrait, en se révélant, déchirer la
trame de ma vie. Révélation du fou que je suis. Que serais-je devenu si j'étais
resté au Liban ? Ma famille et moi étions partis avant le massacre de Sabra et
Chatila en 1982, commis par des milices chrétiennes auxquelles j'avais rêvé
d'appartenir dans mon enfance. Aurais-je été parmi eux ? Je ne peux pas
présumer de moi. » MOUAWAD
PUIS plus tard : Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder de face, réécriture
du cycle thébain depuis l’enlèvement d’Europe jusqu’à l’histoire d’OEdipe, 2008)
et mise en scène de l’intégralité des tragédies de Sophocle, commencée en 2011).
MAIS, Incendies ne reprend aucun mythe venu de l’Antiquité,
Nihad a bien sans le savoir des rapports incestueux avec sa mère, mais il ne tue
pas son père...
Les emprunts directs aux données mythiques, quand ils se rencontrent, sont donc
fragmentaires, mais aussi déplacés : ce n’est pas Nihad, mais ses enfants
Jannaane et Sarwane qui, emmenés juste après leur naissance à la rivière pour
être noyés, ont été confiés à un berger qui les a recueillis, de même qu’OEdipe a
été exposé sur le mont Cithéron, sauvé par des bergers puis élevé par le roi de
Corinthe.
Le mythe face à la cité
Le spectateur grec venait assister à la nouvelle interprétation d’un épisode
célèbre
Mise en relation de ces légendes pour eux aussi très anciennes (la guerre de
Troie remonte au XIIIe siècle avant J.-C.) avec les préoccupations collectives du
moment.
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Le théâtre = un espace où les décisions collectives étaient envisagées du point de
vue d’une plus large humanité.
La tragédie grecque se fonde ainsi sur une tension entre le passé mythique et la
nouvelle pensée juridique, qui voit apparaître les notions de liberté et de
responsabilité individuelle.
Mouawad construit sa pièce, à partir d’un matériau narratif nouveau (plusieurs
épisodes sont empruntés aux conflits du Proche-Orient, notamment dans le SudLiban), autour de questionnements anthropologiques fondamentaux (la filiation,
l’identité, l’interdit de l’inceste, la sépulture), et surtout lorsqu’il confronte ces
derniers, comme dans la tragédie grecque, aux exigences de la justice.
Privés de la médiation d’un choeur, vecteur du débat et porte-parole de la
conscience collective dans la tragédie grecque, les spectateurs d’Incendies
découvrent seuls et en pleine face, comme Nawal et ses enfants, l’atroce vérité.
Ironie tragique et dévoilement
La pièce s’articule autour des questions essentielles, existentielles,
anthropologiques que sont l’origine et la filiation, la gémellité, l’inceste, la mort
et les rites de séparation, la justice.
Nawal torturée, humiliée, violée par celui-là même qu’elle a enfanté et qu’elle
s’était juré de toujours aimer, quoi qu’il advienne, est assurément un exemple
aussi éclatant que celui d’OEdipe de mise en oeuvre du procédé dit de l’ironie
tragique
Dans la société contemporaine = plus de croyance en une instance supérieure,
-dieux capricieux de l’Olympe,
-implacable fatum romain
-Providence chrétienne,
Mouawad fait accomplir à Nawal, l’esquisse d’une pièce à thèse, voire d’un débat
moral ou philosophique dont le sujet serait : l’amour est-il plus fort que la haine
et le désir de vengeance ?
Mouawad montre un dispositif complexe de dévoilement imaginé par Nawal pour
que se disent à la fois la mise en accusation du bourreau et la continuation de
l’amour pour le fils.
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Déchirure du voile des apparences, // Comme OEdipe qui refusait de voir la
vérité, et qui se crève les yeux le jour où elle lui est révélée,
//Nawal, la « femme qui chante », sombre dans un mutisme absolu quand elle
découvre l’identité du père de Jeanne et Simon.
Mouawad a su, avec l’écoute des enregistrements de ce silence, créer une
image scénique aussi forte et aussi pathétique que
celle d’OEdipe aveugle,
MAIS le traitement temporel en est très différent :
- l’apparition d’OEdipe aveugle après avoir entendu, avec lui, la révélation de son
destin,
-nous apprenons l’étrange silence de Nawal dès le début d’Incendies, bien avant
d’en comprendre rétrospectivement les causes.
Le conflit tragique
Le personnage de Nawal est, dans Incendies, victime d’un tel déchirement, en ce
qu’elle ne peut concilier la promesse d’amour sans réserves faite à son fils et le
désir de justice qu’elle réclame, pour elle-même et pour les autres victimes des
tortures de ce même fils. Toutefois, nous ne la voyons pas sur scène prise dans
ce dilemme –
Le silence qui dit son déchirement intérieur et l’impossibilité de choisir ; et, dans
un deuxième, le diptyque « Lettre au père » / « Lettre au fils
L’auteur maintient ouverte la déchirure intime de Nawal, suggérant qu’il est
impossible pour elle de la surmonter, mais il nous montre aussi comment elle
choisit une forme très atténuée de vengeance : la remise des deux lettres à
Nihad par leurs deux enfants.
Surtout, Nawal s’efforce de rendre possible, pour les deux jumeaux, un
dépassement de l’horreur : en leur disant, au terme de leur parcours initiatique,
qu’il leur appartient de décider où commence leur histoire, elle leur offre la
possibilité de se reconstruire malgré tout et leur donne une leçon de liberté.
Réussit-elle, par là, à couper court à la transmission de la colère et de la haine ?
C’est aux lecteurs et aux spectateurs qu’il revient d’en décider en imaginant la
suite de l’histoire.
Action tragique et mimesis
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Aristote dans la Poétique
Incendies fait usage d’une même réserve dans la représentation des actes les
plus violents, mais non pour le meurtre du milicien par Sawda ou celui du
photographe par Nihad.
Les tortures subies par Nawal sont racontées, et non pas montrées sur la scène,
de même que l’incendie du bus et la mort épouvantable de ses occupants – avec
cette légère différence, cependant, que les actions sont rapportées par les
protagonistes eux-mêmes, non par des messagers. De plus, si les figures de
messagers sont absentes d’Incendies, les messages écrits (testament, lettres) y
jouent un rôle-clé
Confrontation entre Nawal et Nihad lors du procès. De telles scènes dites
d’agôn, construites sur des stichomythies (dialogue rapide par l’alternance de
demi-vers), étaient l’un des moments-clés de la tragédie.
Catharsis ou consolation
catharsis = purgation, purification
Mouawad choisit de confier à la parole humaine le récit des actions les plus
violentes, plutôt que de les représenter sur la scène, l’histoire qu’il imagine a la
logique d’un cauchemar en accumulant sur la figure de Nawal les épreuves les plus
épouvantables : enfant arraché, tortures, viol aggravé d’inceste. Ces épreuves,
de plus, ne sont ni reprises ni commentées, bien que deux figures se rapprochent
brièvement du choeur antique, héritant à la fois de sa parole lyrique et de son
rôle d’exprimer une sagesse ancestrale :
*du paysan Abdelmalak,
* du chef militaire Chamseddine, dépositaire de l’ultime vérité, qui dit de sa
propre voix « on dirait la voix des siècles anciens ».
*Le notaire Hermile Lebel, quant à lui, reste en toutes occasions fidèle à son
habitude de multiplier les digressions comiques.
Le silence entourant les révélations fait que la vérité, dans Incendies, éclate à la
manière d’une bombe, produisant un véritable choc émotionnel chez les
personnages qui la reçoivent comme chez les lecteurs et les spectateurs.
CCL « consolation impitoyable »(expression de MOUAWAD) en ce qu’elle nous
oblige à regarder, grâce au révélateur du mythe, l’atroce inhumanité des guerres
contemporaines.
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