COM 21, Axe 3 Les "étudiants de la nuit" face à leur histoire de vie
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COM 21, Axe 3 Les "étudiants de la nuit" face à leur histoire de vie
COM 21, Axe 3 Les "étudiants de la nuit" face à leur histoire de vie: se souvenir, écrire, s´autoriser. Anne-Marie Milon Oliveira L'important n'est pas ce qu'on a fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu'on a fait de nous Jean-Paul Sartre Que faisons-nous de ce que la vie a fait de nous? Comment construisons-nous notre chemin à travers les circonstances –objectives et subjectives- qui marquent notre parcours de vie? Ce travail parle d´une recherche-action entamée avec des étudiants en Sciences de l´Éducation à l´Université d ´État de Rio de Janeiro. Elle a pour but de permettre que chacun d´entre eux puisse commencer à reconnaître “ce qu´on a fait de lui” (les déterminants de sa formation existentielle 11) et, qu´à partir de cette reconnaissance, il puisse explorer des pistes lui permettant d´apprendre à s´assumer comme l´auteur de “ce qu´il fait lui-même de ce qu´on a fait de lui”. En d´autres mots, il s´agit de la recherche d´un processus d`autorisation. L´écrit et surtout l´écrit autobiographique s´est révélé un instrument de rélle valeur pour cette reconnaissance et cette exploration. Le concept d´autorisation ici utilisé est celui par lequel Jacques Ardoino (1993:25) définit les voies selon lesquelles un sujet se situe “explicitement à l´origine de ses actes et, par conséquent, de soimême en tant que sujet... sans ignorer les déterminismes sociaux et psycho-sociaux qui interfèrent nécessairement...”. Pourquoi l´écrit? On ne peut ignorer l´importance des travaux de Vygotsky sur le rôle du langage dans la formation de la pensée : “Les mots ne se contentent pas d´exprimer la pensée; il lui donnent naissance” (in : Schneuwly et Bronckart, 1985:71). Mais il attribue au langage écrit, lorsque l ´interlocuteur est absent et doit être “construit”, une place privilégiée dans la formation de la pensée complexe et analytique (idem:82). A sa suite, Foucambert (1989:127-138) voit dans l´écrit un enjeu de pouvoir dans le sens politique et éthique du terme: de par ses exigences, l´écrit permet au sujet de mieux comprendre les circonstances de sa propre existence et, par là-même, d´élaborer les moyens d´y intervenir. Qu´en est-il justement de l´écrit pour ces futurs enseignants que sont mes étudiants? En quelle mesure “ce qu´on a fait d´eux” lors de leurs premières rencontres avec ce langage, notamment à l ´école, conditionne les représentations qu´ils en ont aujourd´hui et, par delà les enseignements reçus à la faculté, leur futurs moyens d´action? Ces "étudiants de la nuit" sont aussi le plus souvent des travailleurs. La plupart ont été scolarisés dans l´enseignement public dont les conditions sont très précaires et qui est fréquenté, en majorité, par les classes populaires. Il ne donne que peu d´espace à l´autonomie des élèves. La copie, la paraphrase et la répétition y occupent encore une place prépondérante 22. "Lire" tend à être synonyme d´"étudier” en vue d´un contrôle et "écrire" de "faire des devoirs" destinés à être corrigés bien plus qu´à être véritablement lus. Um travail aliéné, dirait Freinet, les enfants y apprennent à 1L´emploi ici du mot “ formation » ne se limite pas à la “ formation profissionelle », même si celle-ci joue, en l ´occurence un rôle de “ voie d´accès » fondamental mais tend vers une perspective plus ample et existentielle de recherche-formation (Barbier, 1986) et de “ mise en reseau » (Oliveira, 1999 et 2004). 2 Selon une récente enquête de l´UNESCO (2008), 40% des enseignants primaires brésiliens font de la copie leur principal recours pédagogique. 1 échanger leur production contre un salaire: la note. Je vois aussi dans ces pratiques scolaires une forme moderne de ce que, à la suite d´Ana Maria Araújo Freire (1989), j´ai décrit (1993) comme une “interdiction de lire” qui, sous diverses formes, frappe le peuple brésilien depuis les temps de la colonisation. Une minorité de ces jeunes parvient à accéder à l´université. Comment pourraient-ils initier leurs futurs élèves à une pratique complexe, autorisée et autorisante de l´écrit alors qu´eux-mêmes en ont été exclus? Cette angoisse qui a constitué mon point de départ m´a fait passer par plusieurs étapes où il s´est notamment avéré ingénu et inutile d´enjoindre mes étudiants “d´écrire librement" leur "propre pensée" ou de "dialoguer avec les auteurs abordés en cours". Le vécu scolaire revenait sans cesse avec insistance sous la forme de certaines questions lourdes de sens: "Que souhaitez-vous qu ´on écrive?", "Vous allez relever les copies?", “combien de pages voulez-vous?”, "Ce sera noté?". Que faire pour briser cette logique de la production aliénée? Paulo Freire (1983,1985,1993) m´a fourni un premier élément. Au long de son oeuvre, il insiste sur le fait que l´action éducative, la “pédagogie de l´opprimé” doit avoir pour référence l´expérience des apprenants. Le but visé est de leur permettre de sortir des visions réductrices du sens commun, de faire de l´écrit un outil de libération, de “conscientisation”. Mais il se place dans une perspective avant tout philosophique et sociale. En Europe par contre, comme le souligne Dominicé (1990:66), l ´accent va être mis à partir des années 80 sur la dimension du sujet sans omettre, comme le souligne Ardoino, les déterminismes sociaux. Sans abandonner la perspective sociale, et aussi politique, il me fallait faire place à la singularité de chacun de mes étudiants. Freinet va alors constituer une seconde source d´inspiration: seul est moteur d´apprentissage, de savoir et de réflexion la parole vraie surgie des intérêts de vie où chacun se trouve souvent mis en rappaort avec les autres par le biais d´une problématique commune. Comment développer et mettre en pratique avec mes étudiants des formes d´écriture répondant à ces visées? Dès le début des années 90 j´avais développé avec certains groupes un travail autour de leur “histoire de lecture et écriture” dans le but de comprendre comment s´étaient établis leurs premiers rapports avec le langage écrit. C´est en revenant sur un séminaire avec André Vidricaire à Paris VIII en 1998 qu´il m´a été possible d´élargir cette expérience dans le sens que décrit le courant des histoires de vie en formation (Dominicé, 1990, Josso, 1991, Nóvoa, 1992, Pineau, 1989, Passegi, 2003, Souza e Mignot, 2008 et bien d´autres). J´ai tout d´abord demandé à mes étudiants de se raconter mutuellement, en petits groupes, leur histoire de vie en prenant comme point de départ une très belle métaphore où Gaston Pineau (1989:15-16) compare l´élaboration du récit de vie à la création, par le sujet, de son propre fleuve. Elle m´a permis de leur dire ce que à quoi je les invitais: non pas à un “compte-rendu objectif ” (de toute évidence impossible) mais à une élaboration personnelle dont ils se sentiraient avant tout les auteurs. A partir de la petite enfance nous avons ainsi parcouru chaque étape de la vie au long d´un semestre. Je leur ai demandé de rédiger sans tarder ces récits, en incluant ce que leur avait apporté celui des autres compagnons. Plus le semestre avançait, plus je voyais croitre leur intérêt et leur émotion. Plus l´écriture jaillissait enfin libre et spontanée. À la fin, je leur ai demandé de tout revoir et de situer leur histoire dans celle de la société, de l´insérer dans le courant de la “grande histoire”. Ces réécritures successives ont été importantes. Les étudiants ont été surpris tout autant que moi de 2 ce que le fait d´écrire avait fait naître en eux au long du semestre. Nous avons pu commencer à effectuer un retour réflexif sur certains vécus, notamment scolaires (et aussi universitaires!). Cette expérience a été reprise lors d´autres semestres Pour l´analyser, j´aimerais me reporter à quatre des enjeux cités par Pilon et Desmarais (1996) en ce qui concerne l´usage des histoires de vie en formation. Le premier est un enjeu existentiel lié à la découverte de soi (p.13). Plus d´un étudiant en témoigne : “J´ai réalisé combien il était facile de copier, j´ai compris que j´avais passé toute ma vie à le faire, à penser avec la tête des autres..” déclare l´une d´elle. Le deuxième enjeu (idem:13) concerne la révélation de soi à l´autre, une “rencontre à la frontière” (Bakhtin) où dans le climat émotionnel qui se crée, il n´est pas toujours facile de déterminer ce qui est “révélable”. Ceci exige une grande vigilance de la part du sujet et surtout du formateur : “J´ai dû effacer nombre de lignes car la réflexion allait au delà de la formation” révèle une autre. “Le troisième enjeu auquel doit faire face l´apprenant concerne la responsabilisaton de son ... projet de formation” (idem:140). Cet enjeu est certainement pour moi un enjeu central, dans la mesure où il concerne directement le concept d´autorisation, mais il est aussi le plus difficile à atteindre. J´y vois une contradiction à surmonter dans la relation formateur-apprenant. Le formateur se trouve en effet aux prises avec le projet que plus ou moins consciemment il forme pour ses étudiants. Est-il possible de se défaire totalement du complexe de Pygmalion? Je l´ai senti quand plusieurs de mes étudiants ont commencé à formuler des projets où l´idéologie de la réussite personnelle occupait une place prépondérante. Leurs récits évoquaient le lieu d´où ils venaient et le sentiment de succès qui les habitaient pour être parvenus à l´université. De quel droit aurais-je pu le contester? Et pourtant... je souhaitais qu´ils comprennent ce qui m´apparaissait (et m´apparait toujours) comme un piège idéologique, celui du "self made man”, qu´ils puissent commencer à se constituer en sujets capables de reconnaître la force et la nature des habitus (Bourdieu, 1980:88) qui structurent toute existence et la leur propre en premier lieu. Lorsqu´ils évoquent le quatrième enjeu, Pilon et Desmarais le voient comme étant essentiellement de nature épistémologique: comment mettre en rapport les récits de vie avec le savoir académique? Faire de celui-ci un levier pour la reconnaissance (et la critique) de savoirs implicites, qui trouvent dans le vécu une forte évidence explicative? Mais comment éviter l´écueil qui consisterait à retomber dans les pratiques scolaires du passé, à “donner des textes à lire” sans que ceux-ci ne viennent répondre à un authentique besoin de savoir? Comme le dit joliment Freinet (1973:21), comment ne pas “forcer à boire un cheval qui n´a pas soif ”? Une première piste a pu être établie lorsque j´ai invité mes étudiants à insérer leur histoire personnelle dans le courant de “la grande histoire”. Des savoirs déjà été abordés en économie, histoire ou sociologie ont refait surface. Au tableau nous avons établi une “ligne du temps” mettant en parallèle, pour certains, leur histoire et celle de leurs parents avec les évènements de l´histoire récente. Un texte de Kessel (s.d.) sur la mémoire collective dans ses rapports avec la mémoire individuelle fut une lecture charnière en ce sens. Certains vécus familiaux furent évoqués avec émotion, notamment ceux liés à l´époque de la dictature militaire (1964-1984). Comment continuer à progresser vers un engagement “autorisé” des sujets dans leur propre formation? Le cadre théorique et les étapes pratiques proposés par Christine Delory-Momberger 3 (2006) pour la réalisation d´Ateliers Biographiques de Projet me semblent une voie prometteuse, malgré les différences de situation33. Les étapes initiales (information, contrat) me semblent particulièrement importantes. J´aimerais y inclure une activité “d´écoute des termes” (Ardoino), notamment de définition collective de certains d´entre eux: Expérience, Éducation, Formation, Adulte. Une nouvelle écriture a pu naître. Un instrument de réflexion. Les incorrections de langages, les imprécisions sont encore nombreuses, mais je fais le pari avec Freinet que quand la communication est vraie, la recherche de perfection, soutenue par le formateur, peut se transformer en nécessité. 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