Constantine - Gestion et Finances Publiques

Transcription

Constantine - Gestion et Finances Publiques
Affecté
d’office en
(2e extrait [1])
Algérie
André NICOULIN
Trésorier principal honoraire
De Tiaret à Constantine, c’est une traversée de l’Algérie d’Est
en Ouest, une promenade de 900 kilomètres.
Comme d’habitude, je couche à Bab el-Oued et, le lendemain,
je prends le train pour Constantine.
Je ferai une première étape pour la nuit à Orléansville, chez
René Dubessy, un camarade de promo, affecté d’office comme
moi.
Constantine, l’indépendance
Constantine
Nous prendrons le temps d’un rapide tour de la ville fondée
par Bugeaud en 1843. De multiples traces, des cassures dans le
sol, subsistent du tremblement de terre qui détruisit une partie
de la cité dans la nuit du 8 au 9 septembre 1954. On engloutirait
une église dans certaines crevasses tant elles sont profondes. La
terre gronde encore parfois et R. Dubessy me conte l’émoi provoqué, quelque temps plus tôt, par une secousse sismique
d’amplitude moyenne : « Tout le monde s’est levé. Au milieu de
la nuit, nous avons couru sur un terrain vague afin d’échapper à
un éventuel effondrement des maisons. Finalement, nous en
avons été quittes pour la peur et, aujourd’hui, rien ne bouge. Mais
qui sait ce que l’avenir nous réserve dans ces zones de fracture
de notre planète ? »
Voyage calme, voyage farniente. Je respire l’Algérie dont le
paysage défile à la fenêtre comme sur un livre de géographie.
Le Tell, les gorges de Palestro, Bouira, la chaîne des Biban et les
Portes de Fer, Bordj-Bou-Arréridj, les Hautes Plaines. D’immenses
champs de blé à perte de vue laissent augurer une belle récolte.
L’apparition des premiers chameliers dans des vêtements
colorés, au pas lent de leurs bêtes, apporte le vrai dépaysement.
Et voici Sétif, centre céréalier, la patrie du pharmacien et parlementaire Fehrat Abbas, chef du gouvernement provisoire de la
République algérienne jusqu’au 26 août 1961 et remplacé depuis
par Ben Khedda.
Le lendemain, je prends le train pour Alger. Ma visite à la trésorerie générale ne m’apprend rien. Le personnel, en majorité
européen, paraît moralement désenchanté et professionnellement démotivé. La direction pare au plus pressé : que les receveurs des départements se débrouillent. Un vent de désarroi
flotte, diffus ; chacun n’est plus là, mais dans la recherche d’un
devenir qui se situe ailleurs.
Sétif a marqué en 1945 un tournant dans l’histoire de l’Algérie
française. Des rébellions ou manifestations sporadiques ont toujours eut lieu dans ce pays depuis la conquête. A Sétif, les manifestants qui vont être massacrés le 8 mai 1945 crient « vive la
victoire alliée », mais aussi réclament « la démocratie pour tous »
et demandent la libération des nationalistes emprisonnés. On voit
apparaître des drapeaux algériens. Le service d’ordre se sent en
état de faiblesse, des coups de feu claquent, le carnage commence, qui causera la mort de plusieurs milliers de personnes. La
France a vraisemblablement raté là sa dernière chance d’un
mariage heureux avec l’Algérie et ses fils, dont on avait fait des
anciens combattants en 1914-1918 et en 1939-1945 à la fin de la
Deuxième Guerre mondiale. De nombreuses convictions ont pris
corps, ce jour-là, dans la tête des nationalistes et ont germé chez
bien d’autres.
Cette étape est l’occasion de comparer l’ambiance d’une ville
à l’autre. Le trouble est dans les esprits, l’indécision agite l’OAS
d’Alger qui, bientôt, engagera des pourparlers avec le FLN en vue
de la cessation des actes de guerre. CRS, gardiens de la paix,
gendarmes en ont marre des violences, des plastiquages, des
agressions. Parfois, ils ne ménagent pas les pieds-noirs fauteurs
de troubles et qui leur tirent dessus. Ils répriment. L’armée est
discrète depuis le cessez-le-feu. La police se dresse entre les deux
communautés pour éviter des massacres. Cette attitude lui vaudra
l’estime des musulmans. J’en aurai des témoignages plus tard, à
Bône.
Mais on ne refait pas l’histoire. Je vais à Constantine, en mission, où je vivrai la proclamation de l’indépendance algérienne.
La conversation avec un chauffeur de taxi verbeux et rondouillard reflète bien la mentalité du peuple algérois :
Après Sétif, le voyage se poursuit sur les hautes plaines
constantinoises, au bon soleil.
« Les gardes mobiles vont nous tirer dessus, bientôt ! »
J’arrive à Constantine le 5 juin. Le soir, il pleut. Il pleut, chose
assez rare en cet été 1962, mais cette pluie ne sera qu’un court
intermède de quelques heures dans la belle saison.
Il grogne. Je ne vais pas jeter de l’huile sur le feu :
« – Mais non, tout cela va rentrer dans l’ordre. L’armée ne tirera
pas sur les Français.
Constantine, ville attachante, compte parmi les plus originales
du monde. La cité a été bâtie par l’empereur Constantin sur un
site défensif étrange, cataclysmique, constitué d’un plateau
rocheux entouré d’un profond canyon de l’oued Rummel. Un
pittoresque impressionnant s’offre à vous à chaque pas : boulevard de l’abîme, pont de Sidi M’Cid qui domine le fond du ravin
de 175 mètres, passerelle Perregaux, pont des chutes.
– C’est quand même pas ceux qui sont bêtes qui vont commander aux intelligents maintenant. »
L’affirmation de la supériorité de l’Européen sur l’Arabe lui sort
par tous les pores de la peau. Cette façon raciste de juger existe
également en métropole où le Nord-Africain, « le bicot », est
mésestimé.
La ville, considérée par les musulmans comme une ville sainte,
compte plusieurs mosquées. Je visiterai la plus grande avec un
« On est chez nous. C’est pas les Arabes qui vont nous faire la
loi. »
Il ne dit pas les musulmans mais les Arabes. Il se veut sûr de
son bon droit ici mais on sent pourtant sa conviction effritée, il
doute sans oser le dire.
(1) Le récit complet de cette aventure algérienne peut être envoyé par l’auteur sur
simple demande (150 pages, 20 c franco de port) : André Nicoulin, 13, rue du Châteaud’Eau, 39700 Courtefontaine.
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Entré dans les services du Trésor grâce à la vacance d’un poste
d’auxiliaire dans une perception proche de mon village, j’y
trouvai là un emploi puis la possibilité d’une progression dans la
voie hiérarchique par le canal des concours administratifs. Une
fois dans la maison, devenir percepteur représentait tout de
même une certaine ambition pour qui ne disposait que d’un
BEPC comme diplôme. Si mes parents avaient pu m’offrir des
études secondaires, mes choix se seraient portés vers la sociologie et la psychologie. Aujourd’hui, en 2002, les jeunes des
milieux modestes deviennent aisément bacheliers et poursuivent des études supérieures. Ils ne se rendent pas compte de
leur bonheur.
collègue musulman, en chaussettes, les souliers laissés devant la
porte comme le veut la tradition et conformément au respect
des lieux de culte. Une impression de vide me saisit. C’est paisible,
silencieux, l’atmosphère tempérée.
La médina, curieuse, animée, colorée, forme un véritable labyrinthe. Les rues étroites, nombreuses, grouillent de monde. On
trouve de tout, vendu par des marchands de tous âges. Une vie
intense emplit les souks. La cathédrale Notre-Dame-des-SeptDouleurs est petite, installée dans une ancienne mosquée transformée en 1838.
La ville européenne, moderne, abrite des cités commerciales,
administratives, universitaires.
Le 16 juin, nous fêtons le départ de M. Michel. Il a échappé à
un attentat FLN quelque temps plus tôt, au voisinage de la casbah.
Je reprends ses attributions aux fonds particuliers et au portefeuille. On m’adjoindra encore le suivi des recettes diverses dont
je m’occuperai très peu, un contrôleur musulman qualifié opérant
là, heureusement. Il faut négliger les travaux les moins importants,
simplifier, laisser couler carrément de petites opérations dès la
prise en charge.
Un merveilleux pays où il fait beau, il fait beau, il fait beau.
Je loge rue Mangin, dans le quartier Bellevue. Nos bureaux se
trouvent sur le Coudiat. Je suis heureux de retrouver mes camarades de l’Ecole du Trésor et ceux de la promotion précédente,
qui rentreront en France dans le courant du mois, avant l’indépendance.
A la recette principale des finances, les rangs des Européens
s’éclaircissent, remplacés par des Algériens débutants. Des difficultés en résultent : la compétence manque, le travail devient
désordonné. Il faut aller au plus pressé. On me confie le service
de la comptabilité.
La comptabilité, avec tous les tableaux annexes des balances
mensuelles, se révèle plus difficile à simplifier que le recouvrement sans accord du trésorier général d’Alger. Mais l’impression
prévaut que ses services ne sont plus guère en mesure de vérifier
notre gestion. On sent à certains signes que le foutoir s’installe
royalement, spontané, provoqué, entretenu, inévitable ? Par
bonheur, la comptabilité attire un jeune contrôleur pied-noir, Guy
Hoffman, capable, actif et soucieux de se mettre en valeur. Il fait
Cette attribution ne m’emballe pas. Par goût, ni le droit, ni la
législation financière, ni la comptabilité ne me passionnent. Loin
de là. Je n’ai pas l’esprit comptable.
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du mieux qu’on puisse faire avec les moyens dont nous disposons
et j’en suis bien aise tandis que je vais d’un service à l’autre, point
trop motivé. Il ne faut pas se perdre dans le détail mais simplement essayer de dominer le retard où il est le plus grand, faire
des impasses sans bloquer la machine.
Les Européens voteront beaucoup le 1er juillet, contrairement
à ce que l’on attendait. Le bruit aurait couru un temps que le
cachet « a voté » sur leur carte d’électeur serait un élément favorable à leur rapatriement...
Le patron est très bien. Il a l’âge de la retraite. Il n’y a pas
d’atomes crochus entre nous ; nos convictions quant à l’indépendance de l’Algérie ne concordent pas. Plus tard, il parlera aux
musulmans de laisser le poste à jour avant de partir, quitte à rester
après le 31 décembre 1962 s’il le faut. Je ne sais s’il était bien
conscient de la situation mais il n’avait plus les moyens de faire
ce dont il parlait de bonne foi. Ses convictions s’envoleront sous
la poussée des événements. Les inspecteurs principaux métropolitains qui le secondent sont plus clairvoyants que lui. Ils souhaitent
des patrons plus jeunes...
1er juillet 1962. Aujourd’hui a lieu le référendum d’autodétermination. La ville est sous surveillance de la troupe ; aux abords
de la mairie, notamment, les gardes mobiles veillent. On ne gare
pas sa voiture n’importe où.
Je reçois mon ordre de mission : je passerai juillet ici.
Dès le matin, les responsables du FLN prennent position dans
les rues et règlent la circulation, avec de grands gestes, à grands
coups de sifflet. Des jeunes filles habillées en vert et blanc font
leur apparition dans les bureaux de vote et un peu partout. Les
élections se déroulent sans heurts, comme prévu. La radio nous
apprend que des youyous ont retenti à Alger, ici rien. Mais il est
vrai que, depuis quelque temps, on n’accorde pas un crédit sans
limites aux nouvelles radiodiffusées, pas plus qu’à celles de la
presse écrite d’ailleurs.
Le 16 juin, j’écris : « Les Européens partent. Beaucoup reviendront probablement, surtout quand ils verront les conditions
d’existence en France. On vit bien plus largement ici en travaillant
moins. »
Dans la soirée du 2, des jeunes gens manœuvrent avec des
bâtons verts et blancs. Les enfants préparent les chants et les
figurent qu’ils exécuteront dans les rues, sous la conduite de leurs
instituteurs ou de responsables FLN. On nous promet pour
demain des défilés grandioses et des feux d’artifice en attendant
la grande fête du 5, qui doit développer plus de faste encore.
Les événements bouleverseront mes pronostics.
Le portefeuille que j’ai pris en charge est constitué par des
bons du Trésor d’une valeur de 1 235 900 F et des mandats fonds
particuliers pour 102 300 F. Initié par mon expérience à Tiaret et
le cambriolage, j’ai la ferme intention de m’en débarrasser au plus
tôt. La nécessité de simplifier, d’alléger les charges du service et
les responsabilités pécuniaires devient pressante. J’incite le receveur principal à demander au trésorier général d’Alger l’autorisation de lui renvoyer toutes les valeurs eu égard à l’insécurité
latente. Les risques de hold-up et la possibilité de bouleversements imprévisibles existent malgré un calme apparent. La recette
principale a déjà fait l’objet d’une tentative de plastiquage déjouée
par le gardien quelque temps plus tôt. Le patron rechigne à se
débarrasser de ses valeurs, craignant de manquer une souscription et les avantages qui en découlent... J’insiste sur la possibilité
de prendre des souscriptions de bons du Trésor sur quittance si
le jeu en vaut la chandelle. Par bonheur, Alger abonde dans mon
sens et c’est d’un cœur léger que je dirige un service du portefeuille sans portefeuille.
Les résultats du référendum n’accordent pas de place à l’équivoque : plus de 99 % de suffrages exprimés en faveur du oui, soit
91 % des inscrits. Des chiffres éloquents : l’Algérie est indépendante.
« Je suis toujours heureux d’être en Algérie et je vais finir par
oublier les vacances tant nous vivons intensément les moments
historiques de l’indépendance d’une nation colonisée pendant
cent trente ans. »
A la recette principale des finances, beaucoup de travail dans
une ambiance qui s’améliore. Soumis à l’impression du moment,
« je pense que les Européens partis en France ne tarderont pas à
le regretter. Il me semble que je serais penaud, à leur place, à
l’écoute de la radio ». (Quand on relit cela aujourd’hui, en 2002...)
Un Arabe dit à un copain : ils nous prenaient pour des anthropophages. « Restons prudents tout de même, surtout que les gens
de l’ALN ne semblent pas vraiment d’accord avec Ben Bella d’un
côté et le GPRA de l’autre. »
Pendant la seconde quinzaine de juin, Alger se fait moins
bruyante. Des accords interviennent entre l’OAS et le FLN, le
17 juin, en vue de mettre fin aux violences, pour permettre aux
Européens de participer à l’édification d’une Algérie démocratique
et fraternelle. L’OAS demande aux pieds-noirs de rester et de
mettre leur compétence au service de l’Etat algérien.
Les Européens, à l’exception de quelques patos comme nous,
ne sortent pas. A la maison, barricadés parfois, ils observent prudemment derrière les carreaux. Tristes et méfiants, ils perdent
leurs dernières illusions. Ils ruminent, ils attendent. La rue est aux
musulmans qui se déchaînent bruyamment, pacifiquement.
Mais l’Etat algérien existe-t-il déjà ?
Les attentats se poursuivent à Oran et à Bône. Le couvre-feu
à Alger est levé le 20 juin. Oran, dernier bastion de l’OAS, cesse le
combat le 28 juin.
Le 3 juillet, la France reconnaît officiellement l’indépendance
algérienne.
A Constantine, la ville respire, mais nos services se désorganisent. De moins en moins de monde œuvre dans les bureaux. Il
faut prendre la situation comme elle vient. Les collègues musulmans, dans l’ensemble, se réjouissent de l’indépendance prochaine. Ce n’est pas un sentiment unanime car certains sentent
poindre un régime autoritaire assorti d’horaires de travail moins
avantageux et des traitements en baisse.
Nous descendons en voiture à Philippeville, à la mer. A plusieurs
reprises, nous sommes stoppés par des membres du FLN ou de
l’ALN. Ils contrôlent et sont corrects. Au premier arrêt, c’est un
poste de l’ALN occupé par quelques soldats. L’un d’eux est armé
d’un fusil à lunette.
« – On s’arrête ? questionne Fourrier, le chauffeur.
Il fait très chaud. Nous prenons le travail à 15 heures au lieu
de 14 ; l’horaire d’été nous gratifie d’une heure de sieste.
– Cela va sans dire, nom de Dieu ! »
La radio annonce la fin des attentats un peu partout, enfin la
paix ! Elle nous permet aussi de suivre le tour de France. Je prévois
des vacances en France pour la fin de l’été.
Un soldat examine ses papiers. Il regarde dans la voiture sans
la fouiller.
« – Et ça ? demande-t-il, intrigué par une cellule photoélectrique apparente dans la boîte à gants.
En ville, les Algériens préparent les fêtes de l’autodétermination. Les gamins, les scouts manœuvrent dans les rues. Ils répètent
leurs défilés, apprennent des chants. Les voitures se couvrent
d’inscriptions FLN « oui », « Votez oui ! ». Qui votera non ? On ne
voit pas un seul « non ». Tous les Algériens ont l’ordre de voter
oui. Impératif. Le quartier juif, le ghetto, se vide complètement ;
ses habitants craignent l’avenir et partent.
– C’est pour la photo, la lumière... »
Ils ne sont pas bavards et nous font signe de continuer notre
voyage, qui se poursuit sans encombres. Seule la vue d’un civil au
bord de la route, une carabine à la main, nous cause une seconde
d’émoi un peu plus loin.
La plage de Philippeville est déserte et cela incite à ne pas s’y
éterniser ni à s’écarter de la ville pour le bain. Un sentiment de
crainte m’habite.
Tout le monde attend avec impatience le référendum d’autodétermination bien que le résultat soit connu d’avance. L’armée
est consignée dans ses casernes.
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A voir ces foules bigarrées dans les rues, l’impression d’être en
France, comme on l’a cru trop longtemps, s’estompait. Nous
étions dans un pays arabe bien différent du nôtre. Le slogan
« Algérie française » n’a pas retenti une seule fois. Un monde vient
de basculer. Le « ils reviendront » d’il y a quelques jours – en parlant
des pieds-noirs – semble vieux d’un siècle. Voici, pour la France,
la fin des guerres, des guerres coloniales. Dix ans en Indochine...
Huit ans en Algérie... La nation peut panser ses plaies, pleurer ses
morts. Morts pour rien ? L’armée s’en remettra douloureusement, péniblement.
Au retour, par moments, nous sommes pris dans de véritables
marées de manifestants. Ils scandent « Taya-FLN » ! Sur le même
rythme que hier les Européens « Algérie-Fran-çaise » ! Parfois, ils
tapent sur la voiture en cadence mais ne manifestent aucun geste
d’aggressivité à notre égard. Seuls quelques regards méchants de
spectateurs m’inquiètent çà et là. Le chauffeur s’impatiente de
temps à autre. Je lui demande de rester calme, même si des
agents de police d’occasion peinent à lire ses papiers. Vu le service
d’ordre du 1er juillet, le FLN a dû donner des consignes strictes de
discipline, de calme, afin de réussir la fête. Je suis certainement
le moins rassuré de nous quatre. J’avoue avoir été perplexe au
départ mais j’ai suivi le petit groupe. C’est un peu la lâcheté sous
le masque du courage : l’un d’entre nous est décidé au voyage,
les autres n’osent pas se dégonfler et lui emboîtent le pas. Nous
sommes tout de même un peu fous de nous embarquer sur la
route un jour pareil. Les pieds-noirs du bureau nous traiteront
demain d’inconscients quand nous leur raconterons notre
équipée du 3 juillet.
Après trois mois et demi de vie bouleversée qui ont suivi les
accords d’Evian, le bruit des explosions a pris fin. Le calme est
revenu. Les pieds-noirs s’en vont définitivement, contrairement
à ce que je croyais voici quelques jours encore. L’Algérie se vide
des cadres européens. Nous vivons cela dans l’Administration
comme dans l’industrie ou dans le commerce. Les magasins sont
cédés à de petits commerçants algériens à bas prix, parfois pour
une bouchée de pain, ou même abandonnés. Des responsables
algériens s’enflamment jusqu’au lyrisme.
« Vous êtes cinglés, vous ne voyez pas le danger, vous pouviez
vous faire couper les c... »
J’ai bavardé avec un collègue de l’Administration des contributions diverses. Il voit l’avenir de son pays lumineux. Je l’ai un
peu freiné dans son élan. Ma réserve l’a quelque peu troublé. Il
m’a dit :
Quand on sait aujourd’hui ce qu’il s’est passé à Oran le 5 juillet,
force est de reconnaître qu’ils tenaient un sage raisonnement.
Le 4 juillet, la fête continue à envahir la ville. La foule déferle,
en ordre ou en désordre. Cela n’arrête pas : défilés sur défilés,
cris et hurlements. La liesse populaire emplit les rues. Encadrés
par des responsables du FLN, des groupes se forment et passent
en s’égosillant ; des jeunes se pressent dans des voitures surchargées, ils klaxonnent pour accompagner leur slogan : « taya-FLN ».
Des femmes, habillées en noir, avancent à grands pas et crient en
chœur : « Allah yarkoum é chouhada (Dieu glorifie nos martyrs,
gloire à nos martyrs) », d’un ton martial, guttural. D’autres femmes
dansent. Des youyous, des appels fusent de toutes parts.
« Vous vous laissez impressionner par les arguments des piedsnoirs autour de vous. Ils se trompent. »
Quelques-uns sont comme lui. Je les crois sincères mais peu
réalistes. Leur pays a des atouts sérieux et l’on peut espérer
qu’une fois les secousses de la guerre effacées il a vocation à
devenir le phare de l’Afrique dans le monde. Il faudra du temps.
Et le contrôleur des chemins de fer algériens, instruit, compétent ! Il se voulait confiant dans l’avenir mais il avait besoin pour
cela de notre aval. Il éprouvait le besoin qu’on le confirme dans
sa foi.
Il fait chaud, le thermomètre marque 31 ºC.
Le journal du 4 juillet titre sur huit colonnes à la une : « L’Algérie
n’est plus française. »
« Vous venez de France, alors, que dit-on ? L’Algérie sera un
grand pays africain ? Nous avons du travail, oui, mais aussi la
volonté de le faire. Nous y arriverons. »
Le 5, les militaires de l’Armée de Libération nationale paradent
en rangs serrés. Les pieds-noirs se font plus nombreux dans les
rues. Ils ont repris du poil de la bête. Certains critiquent l’organisation des fêtes : ça manque de somptuosité ! Sursaut de rancœur
orgueilleuse ?
Tu étais inquiet, contrôleur, et tu doutais de toi-même plus
encore que des autres malgré les lendemains prometteurs que
tu envisageais pour ta patrie bien aimée. Tu te montrais plein de
sollicitude pour nous, mais tu sentais bien que, sans les Français,
la vie dans ton Algérie indépendante serait bien différente et allait
te poser de nombreux problèmes. Tu quêtais notre compréhension et l’affirmation des capacités de ton peuple à s’épanouir. Tu
n’étais pas seul à douter dans le petit wagon-restaurant, devant
l’assiette de nouilles et le verre d’eau qui naviguaient sur le comptoir, de l’un à l’autre, selon les accidents du terrain.
Le soir, après quatre jours de cris, de défilés et de concerts de
klaxons, les manifestations prennent fin conformément aux dispositions prises par le FLN. Demain, l’Algérie se remettra au travail.
J’écris à mes parents : « J’ai fait quelques photos. Je vous en
enverrai. Cela peut demander du temps car les photographes sont
en vacances ou partis définitivement. » J’omets de leur dire qu’à
plusieurs reprises des manifestants m’ont signifié de ne pas les
prendre en photo.
쏋
Les musulmans ont montré leur discipline pendant ces jours
de joie. Des centaines de milliers de personnes ont défilé dans les
rues de Constantine, à pied, en voiture, à cheval parfois avec de
beaux équipages, passant et repassant sans cesse. Un employé du
Trésor rassemble des enfants et tourne avec eux, à longueur de
journée, dans les mêmes rues.
NDLR. – L’auteur dispose encore de ses premiers ouvrages :
Le dessus du Mont, récit autobiographique en forme de
chronique. L’enfance - La guerre, 250 pages.
Aucun incident n’est à déplorer en dehors des insolations et,
hélas ! des accidents qui auraient causé quelques victimes. Dans
l’enthousiasme, certains ont oublié les consignes de sécurité :
dix-sept sur une Dauphine, cela traînait par terre disait un jeune
conducteur... On s’entassait, on s’entassait, en voiture, sur des
camions, en agitant des drapeaux algériens. Tout le monde
œuvrait plein de bonne volonté. J’ai retrouvé dans la foule des
gens du bureau qui règlaient la circulation des voitures ou dirigeaient des manifestations. Salah, un garçon de restaurant où
nous comptons parmi les habitués, perché sur la statue de Lamoricière, chassait les gamins par crainte des chutes. Tous portaient
le brassard vert et blanc du FLN. L’armée française invisible, le
service d’ordre algérien a montré son désir de bien faire et son
autorité.
Les prisonniers du bacul, l’aventure épique d’un groupe
d’enfants en forêt lors de la libération d’un village comtois en
1944, 165 pages.
Le parler local et la personnalité comtoise, 75 pages.
Chaque ouvrage : 12 g franco.
Commandes à adresser à :
André NICOULIN
13, rue du Château-d’Eau
39700 COURTEFONTAINE
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