Le droit de suite est néfaste aux artistes et au marché

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Le droit de suite est néfaste aux artistes et au marché
Le droit de suite est néfaste aux artistes et au marché
Victor Ginsburgh
Professeur à l'Université Libre de Bruxelles
Le droit de suite comme un droit intellectuel
Le droit de suite garantit à un artiste (et à ses héritiers, pendant les 70 ans qui
suivent son décès) un paiement, chaque fois qu'une de ses oeuvres est revendue en
vente publique ou par un marchand. Ce droit existe dans neuf pays de l'Union
Européenne (et dans l'état de Californie), mais les modalités de perception peuvent être
différentes. Parmi les pays européens dans lesquels il n'est pas perçu, on trouve
l'Autriche, la Grande-Bretagne, l'Irlande, les Pays-Bas et la Suisse.
Ses défenseurs assimilent (un peu rapidement) les droits d'un peintre, sculpteur
ou photographe à ceux d'un écrivain. S'il est vrai qu'en général, un écrivain est
rémunéré sur base de droits d'auteurs en fonction du nombre de copies vendues et que
son livre continue à lui appartenir, un artiste vend son oeuvre une fois pour toutes. Il
faut noter qu'un écrivain peut aussi vendre ses droits de façon définitive et certains
artistes restent propriétaires de leur oeuvre et la donnent en location. Cependant, il me
paraît clair qu'il y a contradiction (économique en tous cas, même si les juristes ne la
voient pas) dans le fait de vendre un objet tout en en restant propriétaire, c'est-à-dire en
continuant d'en jouir partiellement, par exemple, en percevant un droit de suite lors
d'une revente. Mais pour les juristes qui se fondent sur ce qu'il est convenu d'appeler les
droits intellectuels ou moraux, l'oeuvre vendue continue d'"appartenir" à l'artiste et à ses
descendants.
Arguments sentimentaux pour et arguments économiques contre le droit de suite
La légende veut que Van Gogh ait vendu une seule peinture de son vivant,
tandis que, poursuit la légende, Christie's, Sotheby's et Drouot amassent une fortune sur
les ventes de ses oeuvres. Et cette légende est tenace dans l'imagination populaire en
tous cas, et sans doute aussi dans l'esprit des juristes qui poussent à la charette du droit
de suite et du commissaire européen en charge du problème. Il se fait que la légende est
fausse: il est vrai que Van Gogh a peu vendu de son vivant, mais la raison essentielle
tient au fait qu'il n'a rien fait pour vendre, au contraire. Et qu'en outre sa carrière de
peintre s'est limitée à une dizaine d'années, c'est-à-dire beaucoup trop peu que pour
devenir célèbre de son vivant1.
De tels cas sont relativement peu fréquents. En général, les artistes fameux
aujourd'hui, l'étaient déjà de leur vivant (pensez à Rubens, della Robbia, Van Dyck ou
Velasquez par exemple, sans oublier Picasso) et beaucoup d'artistes complètement
oubliés aujourd'hui vendaient, de leur vivant, à des prix sidérants. Qui connaît encore
Flandrin, que l'on payait 80.000 FF pour un portrait, -- et les belles se pressaient dans
son atelier -- alors qu'à peu près au même moment partaient, dans une vente publique,
36 Pissarro et 32 Cézanne pour la somme de 51.000 FF.
Néanmoins, la plupart des artistes ne feront pas fortune et leurs oeuvres seront
rarement, voire jamais revendues, et ce sont ceux-là même qui deviendront encore plus
pauvres si la législation relative au droit de suite est vraiment introduite. Pourquoi?
Le raisonnement économique est tellement simple que même un juriste ou un
commissaire européen peuvent le comprendre. Supposons que vous soyez prêt à payer
10.000 FF pour une oeuvre. Après l'accord, l'artiste se ravise et vous demande de lui
assurer une participation dans la valeur de revente si vous revendez l'oeuvre2. Ceci vous
impose une contrainte et il paraît naturel que vous demandiez à l'artiste une
compensation qui se traduit naturellement par une réduction du prix de vente. Cette
réduction va dépendre du taux du droit, des anticipations que lui et vous faites sur les
prix futurs, de vos appréciations respectives du risque, du taux auquel vous escomptez
le futur, mais ce qui est certain, c'est que l'oeuvre vaudra maintenant pour vous, moins
que les 10.000 Fr que vous étiez prêt à payer au départ.
Ceci n'aura peut-être que très peu d'effet sur le revenu du peintre si son oeuvre
est effectivement revendue (puisqu'il percevra le droit de suite). Et comme le dit le
commissaire européen, "le droit de suite garantit à l'artiste et à ses héritiers une
compensation au cas où la valeur de l'oeuvre viendrait à augmenter, suite à la réputation
croissante de l'artiste". Mais c'est faire la mariée bien trop belle. Le problème est que
l'incidence du droit de suite sera négative pour les artistes -- et ils sont, hélas, les plus
nombreux3 -- dont on ne revendra jamais les oeuvres. Ceux-là en effet verront, pour les
1
A ce sujet, voir Liesbeth Heenk, Vincent Van Gogh's Drawings. An Analysis of their Production and
Uses, Thèse de Doctorat soutenue à l'Université de Londres (Courtauld Insitute) en 1995.
2 Pour être précis, ce n'est pas vous qui payerez la part, mais votre acheteur, ce qui revient exactement au
même, puisque c'est une part du prix que vous ne percevrez pas lorsque vous revendrez l'oeuvre.
3 Il faut par exemple savoir que sur 10 millions de tableaux peints durant les années d'or des Pays-Bas, au
plus 50.000 (c'est-à-dire un demi pourcent) nous sont parvenues; les autres ont probablement terminé
dans les poubelles de Delft, de Rotterdam et de l'histoire.
raisons qui viennent d'être décrites, le prix de leur oeuvre neuve se réduire, et n'auront
pas la possibilité de récupérer le droit de suite plus tard, puisque l'oeuvre ne sera pas
revendue.
Pour ces raisons, il est indécent de prétendre que le droit de suite est un droit
moral, puisqu'il redistribue. Oui, il redistribue, mais précisément à ceux dont la
réputation est faite et qui en ont le moins besoin, alors qu'il spolie les (jeunes) artistes
dont la réputation ne sera jamais suffisante que pour être revendus! Et oser écrire, que4
"selon le commissaire européen [...] qui est à l'origine de l'initiative, la directive
[européenne sur le droit de suite] va contribuer de façon décisive au développement de
l'art moderne dans l'Union Européenne", c'est prendre les jeunes artistes et le public
pour des innocents. A moins que le commissaire européen ne pense que, puisque les
prix de vente diminueront, les artistes devront peindre davantage pour s'assurer un
revenu identique...
Bien sûr, il y a aussi l'argument que le droit de suite existe dans certains pays de
l'Union Européenne seulement et que ceci créée des distorsions. Il est vrai qu'imposer la
même législation partout, c'est supprimer les distorsions. Mais on peut aussi supprimer
les distorsions en n'imposant la législation nulle part, surtout si elle est mauvaise,
comme l'est celle-ci.
Le droit de suite et la protection des artistes nécessiteux
Dans certains pays, une proportion du droit de suite est versée à un fonds pour
artistes nécessiteux ou âgés (Allemagne) ou débutants (Finlande et Suède). Alors, il y a
bien sûr redistribution, mais il est abusif de baser les fondements d'un tel prélèvement
sur le droit intellectuel. Il s'agit tout bonnement d'une taxe, et c'est ainsi qu'il faut avoir
le courage de l'appeler.
Inefficacités créées par la gestion des droits d'auteurs
Tout ceci ne tient pas compte des inefficacités engendrées par l'administration
du droit de suite. L'intermédiation se paie et les artistes ne perçoivent qu'une partie du
droit. Chacun d'entre nous connaît un artiste au moins qui a eu de démêlés avec la
société de droits d'auteurs à laquelle il est affilié. Si vous n'en connaissez pas, sachez
que les héritiers de Picasso viennent d'avoir, il y a quelques mois, de sérieux problèmes
en France avec leur agent, la SPADEM, puisque les salaires de ses employés "ne
4 Document "EUROPE" - N° 6688 (n.s.), 15 mars 1996, page 13.
pouvaient être payés que si les droits dus aux artistes étaient utilisés à cet effet".5 Suite à
quoi, la famille Picasso vient de créer sa propre société pour gérer ses droits de suite!
L'influence du droit de suite sur le commerce de l'art en Europe
Merveilleux optimisme que celui du commissaire européen lorsqu'il dit que "le
taux dégressif [du droit] réduit le risque que les tableaux de valeur élevée se vendent en
Suisse ou aux Etats-Unis [où le droit de suite n'existe pas]". Se non e vero e ben trovato.
Le taux proposé est de 3% pour un tableau valant 1 million, soit 30.000 FF. Les frais de
transport Paris-New York s'élèvent à 5.000 FF et l'assurance supplémentaire à 0,4% de
la valeur, soit 4.000 FF, en tout, 9.000 FF. Il y a tout bénéfice à transporter vers New
York une telle toile, puisque l'acheteur payera des frais supplémentaires de 9.000 Fr au
lieu des 30.000 Fr du droit de suite. Et nous sommes loin de la valeur d'un Picasso ou
d'un Matisse, pour lesquels, a fortiori, le voyage vers New York vaut la peine. Sans
parler de celui, plus simple, vers la Suisse!
Peu réaliste? Que non! et je veux l'illustrer par un exemple récent. En décembre
1994, une toile d'Ensor (mort en 1949), Au Conservatoire de Bruxelles se vend à l'Hotel
des Ventes Mosan à Liège. Du fait qu'à Luxembourg, le droit de suite n'est pas perçu, la
toile s'y trouve chez un huissier et la vente publique est retransmise par cable vers
Liège. La toile atteint 1,3 millions de FF, et le stratagème permet à l'acheteur français
d'éviter un droit de suite de quelque 50.000 FF.
Il est facile d'imaginer des méchanismes (à peine plus) sophistiqués qui feront
que les oeuvres importantes seront vendues à New York, voire aux Bahamas. Il n'y a
aucune raison pour un acheteur français de se rendre à Nassau pour assister à l'enchère:
les ventes par téléphone et les ordres écrits sont monnaie courante. Dans quelques mois,
les marchands et les les collectionneurs prendront l'habitude d'accéder aux réseaux
d'ordinateurs, où toute l'information sur ce qui est à vendre sera disponible. Et Dieu seul
sait à quoi Bill Gates pense pour l'année prochaine...
Ni les artistes ni les marchands n'ont à souhaiter les droits de suite.
5 Voir The Art Newspaper n°58, mars 1996,
p.3.