Mme la Comtesse de Saville Château du Rocher

Transcription

Mme la Comtesse de Saville Château du Rocher
une lettre tombée de la Sacoche du facteur...
Mme la Comtesse de Saville
Château du Rocher
Saint Antoine du Rocher
25 novembre 1890
Chère amie,
Comme Mathilde a pu vous le rapporter, j’ai été très souffrant ces derniers temps et la maladie m’a empêché de vous rendre visite jeudi. Je vous avouerai que tout cela m’a affecté et que la pensée de manquer notre rendez­vous habituel a failli accentuer mon tourment.
Je ne quitte plus le lit depuis lundi. Ce repos forcé ravive en moi de nombreux souvenirs. Mes pensées me ramènent sans cesse à toutes les choses de l’existence, aux morts, aux vivants et aux lieux qui me sont familiers.
Toutefois, je me console en me disant que j’ai eu une longue vie sans trop de problèmes de santé et que mes visites auprès de vous, ces dernières années, au château du Rocher, m’ont apporté beaucoup de quiétude.
À votre contact, je me suis apaisé. Votre douce présence, votre bonté et votre humilité ont cicatrisé les plaies de mon âme. J’ai admiré votre dignité quand vous avez perdu votre fils puis votre belle­fille et lorsque je me remémore l’amour infini que vous portez à vos petits­
enfants, je suis saisi d’attendrissement.
Si la maladie m’emporte, je partirai serein, le cœur plein de bons souvenirs car nos longues conversations à la veillée m’ont rempli de bienveillance envers ma propre existence. En consentant à supporter mes deuils, mes chagrins et autres tourments intimes, je me suis enfin réconcilié avec moi­même. Je ne me fais plus l’effet d’une bête traquée que tout effraye.
Peu à peu, cette peur insensée qui m’accompagnait comme une maîtresse exclusive a disparu. J’ai compris que les appréhensions et les doutes qui m’avaient paralysé si longtemps n’étaient souvent que le fruit de dangers invisibles produits par une imagination démesurée.
S’il m’était donné de retrouver mes trente ans, je me sentirais plus hardi devant les malheurs et plus prompt à affronter la vie. Je crois que j’aspirerais à connaître tous les sentiments qu’elle engendre chez les êtres humains, l’amour, la passion et même une certaine ambition.
Consentez­vous, ma chère amie, à entendre ces propos sincères même si je bouscule les bienséances ? Je m’en voudrais de ne point vous les avoir dits.
Vous souvenez­vous, il y a un an, au cours de l’un de nos dîners, vous m’aviez demandé comment je m’étais décidé à renoncer au chemin naturel du mariage et de la famille. J’ai longuement réfléchi à notre conversation. Mon état d’esprit était encore misérable à ce moment­là. Si vous me posiez à nouveau la question, je vous ferais une réponse non point différente (puisque je n’ai accompli dans ma vie que les choses dont j’étais capable mais mes propos seraient certainement plus empreints d’enthousiasme). J’ai pu vous paraître à cette époque­là comme un être couard, d’une sensibilité excessive, s’évertuant à éviter toute souffrance intime et fuyant un bonheur possible pour ne pas s’exposer à des douleurs probables.
Aujourd’hui, mon opinion sur les choses se nourrit de mes expériences. J’ai compris qu’en ne choisissant pas la voie du mariage (qui m’aurait certainement apporté une vie paisible) mais en me mettant au service des autres, les engagements que j’ai pris ont exigé de moi beaucoup de commisération, de patience et parfois un certain courage devant la misère, la maladie et la mort. Tous les jours, j’ai touché la souffrance et j’ai essayé de soulager les peines.
D’une certaine façon, j’ai trouvé dans ces rapports quotidiens avec mes ouailles des forces insoupçonnées, une meilleure estime de moi­même et un sens à ma vie.
Vous le savez, le temps façonne l’être humain et l’apaise. Je ne frémis plus lorsque le facteur entre chez moi, préférant désormais le considérer comme un porteur de bonnes nouvelles.
Ce revirement d’opinion, je vous le dois, ma chère amie.
Le docteur passera tantôt pour s’enquérir de ma santé. Si j’embarque pour le grand voyage, ma plus grande peine sera de ne plus vous revoir. En même temps, je serai libéré d’un corps bien fatigué et connaissant enfin ma véritable nature, je pourrai rejoindre les miens et mon bon Sam.
Croyez à ma cordiale amitié et embrassez les enfants pour moi.
Votre serviteur
Abbé Mauduit
Revirement par Irisyne
Projet Transition : www.projet-transition.fr