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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
Homosexualité au Québec (1892-2005)
Crédits photo : Sunil Gutpa , courtoisie des Archives Gaies du Québec (AGQ)
Conférence présentée à la SODAM
Dimanche, le 19 avril 2015
Par Shawn McCutcheon (M.A. Histoire – Université de Montréal)
Avril 2015
© Shawn McCutcheon, 2015
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
©Shawn McCutcheon 2015
Avant-propos et remerciements
Présenter le résumé d’un siècle d’homosexualité au Canada et au Québec est une
tâche gigantesque. L’historien qui accepte de le faire est soit très ambitieux, soit fou, ou
un peu des deux. Je crois personnellement faire partie de la seconde catégorie. Comme
beaucoup d’historiens, je suis un peu fou, voilà c’est dit. Il faudra donc mettre sur le
compte de ma folie les sacrifices que j’ai du faire pour composer un discours sur
l’histoire de l’homosexualité qui est logique, mais surtout qui obéit à des contraintes de
temps et d’espace. J’aurais par exemple aimé faire beaucoup plus de place à la culture
gaie et lesbienne proprement dite, parler beaucoup plus des difficultés spécifiques
auxquelles les femmes lesbiennes font face dans notre société patriarcale, des défis
auxquels font face les QPOC (Queer People of Color) dans une société très blanche, ...
etc. Néanmoins, j’ai dû faire des choix généraux et si j’avais inclus dans mon récit tous
les éléments auxquels j’ai pensé, j’aurais détrôné Shéhérazade et ses mille et une nuits et
cela aurait été bien dommage.
Nous verrons donc ensemble le récit de l’affirmation d’une communauté, qui
sortit progressivement de placard – ou de la chambre à coucher – au cours du 20e siècle,
pour prendre sa place dans la société. Nous assisterons aussi à la transformation
perpétuelle de son identité, de l’apparition du mot et du concept d’« homosexualité »,
jusqu’à la consécration des mots gai et lesbienne. Entre épanouissement et répression,
nous aborderons aussi les obstacles que les lesbiennes et les gais du Québec eurent à
affronter au cours des cent dernières années. Après plus de cent ans de lutte pour le droit
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
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de vivre, que reste-t-il aujourd’hui de ces combats et qu’en est-il du mouvement gai et
lesbien au Québec ?
Je tiens à remercier les Archives Gaies du Québec (AGQ) pour leur soutien dans
la documentation photographique de cette présentation. J’adresse aussi un remerciement
spécial au cofondateur du centre, l’historien et anthropologue Ross Higgins, dont la
conversation et les ouvrages me furent très précieux. Enfin, merci à tous les auteurs (Julie
Podmore, Gary Kinsman, Frank Remiggi, Line Chamberland, Louis Godbout, Pierre
Hurteau, Alan Bérubé et plusieurs autres) qui m’ont renseigné et ou inspiré.
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Table des matières
Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
Homosexualité au Québec (1892-2005), par Shawn McCutcheon
Avant-propos et remerciements……………………………………...……2
Première partie – 1892-1939 : L’héritage colonial……………………….6
a. La loi canadienne de 1892 et l'Amendement Labouchère………………6
b. Le cas d'Oscar Wilde………………………………………………………...8
c. Enjeux sociaux et politiques…………………………………………………..9
d. Émergence du discours médical……………………………………………10
e. Discours religieux……………………………………………………….……11
f. Communautés « préhomosexuelles »…………………………….…………13
g. L'entre-deux-guerres………………………………………………..………..18
Deuxième partie – 1939-1969 : Un lent éveil19
a. La Seconde Guerre mondiale……………………………………….…….20
b. Les années 1950 : Le discours législatif…………………….…………….22
c. Les années 1950 : Le discours médical……………………………………25
d. Maurice Leznoff et l'homosexuel en milieu urbain………………………26
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
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e. Les années 1960 : Le mouvement homophile canadien…………………29
f. Les années 1960 : Discours régulateurs et répressifs……………………31
Troisième partie – 1969-2005 : La rue appartient aux lesbiennes et aux
gais…………………………………………………………………………32
a. Bill omnibus C-150 de 1969…………………………………………………….32
b. Les années 1970 : Libération gaie et lesbienne…………………..…………..33
c. Les années 1970 : Répression conservatrice………………………………….37
d. Les années 1980 : La Crise du VIH-Sida ……………………………………..39
e. Un nouveau millénaire…………………………………………………………...42
Quatrième partie – Depuis 2005 : De nouveaux défis…………………45
Suggestions de lecture et bibliographie partielle………………………..48
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Première partie
1892-1939 L’héritage colonial
a. La loi canadienne de 1892 et l'Amendement Labouchère
Le passage d'un siècle à l'autre présente rarement des coupures nettes et
immédiates. Cette perception est une illusion, créée chez les générations subséquentes, en
l'occurrence nous, par la connaissance du passé. Le premier janvier 1901, les habitants du
Dominion du Canada ne se réveillèrent pas en se disant : nouveau siècle, nouveau départ
! Finis l'époque impériale et cap sur deux guerres mondiales ! Non, sur bien des aspects,
le début du 20e siècle poursuit ce que les historiens appellent le long 19e siècle et qui ne
se termine qu'avec la déflagration mondiale de 1914. C’est le cas lorsque l'on considère
l'histoire de l'homosexualité. En effet, les lois et les instances institutionnelles qui
régulent et répriment l'amour entre partenaires de même sexe sont les mêmes en 1901
qu’au 19e siècle. Au Canada, elles s’inspirent directement des lois de la métropole, c’est à
dire de la Grande-Bretagne qui est à l’époque au faîte de sa puissance impériale. En 1890,
le Parlement canadien introduit dans le Code criminel le crime de « grossière indécence
». Devenu loi en 1892, ce nouvel amendement allait devenir la base de la répression de
l'homosexualité jusqu'en 1969, bien qu'amendé à plusieurs reprises nous allons le voir
ensemble. La loi visait surtout les hommes reconnus coupables de s’être adonnés à la
sodomie, ce qui désignait à l'époque toutes relations sexuelles anales avec un autre
homme ou avec un animal (la notion de bestialité ne sera distinguée de celle de sodomie
qu'au 20e siècle). La plupart des hommes inculpés par la loi sur la grossière indécence le
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furent en raison d'actes sexuels variés avec d'autres hommes : sodomie, masturbation,
fellations, attouchements indécents, etc. Lorsqu’ils étaient reconnus coupables, ces
hommes se voyaient passibles d'une peine maximale de 5 ans de prison, accompagné de
coups de fouet. Par contre, au cours des 77 ans où elle fut en vigueur, l’application de la
loi fut très variable. La rigueur avec laquelle elle fut appliquée varia selon l'intérêt
fluctuant de la population et de la caste politique pour la lutte à la grossière indécence. Ce
n’est que lorsque cet intérêt fut suffisant qu’épisodiquement la surveillance et la
répression policière d’accrue. De fait la loi de 1892 fut rapidement critiquée par les
partisans du mouvement de « pureté sociale », qui la jugeaient trop floue et trop peu
sévère. Il faut dire qu’elle était beaucoup plus clémente que la législation précédente :
avant 1892, les statuts impériaux britanniques prévoyaient la mort par pendaison pour
tout homme reconnu coupable de sodomie.
La nouvelle loi canadienne fut calquée sur l'Amendement Labouchère passée par
le Parlement britannique en 1885. En effet, les deux lois très similaires. La loi britannique
de 1885 stipulait que tout homme qui, en publique ou en privé, commettait un acte de
grossière indécence quelconque avec un autre homme était passible d'une peine
d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à deux ans, assortis ou non de travaux forcés. C’est
donc à dire que la loi canadienne, comme sont équivalent britannique, ne s'appliquait
qu'aux hommes et elle plaçait l'accent sur l'acte de pénétration. Les femmes amoureuses
d'autres femmes étaient donc sauves pour le moment du point de vue législatif. D'ailleurs,
lorsque le conseil de la reine Victoria lui présentèrent le projet d'Amendement
Labouchère en 1885 et lui demandèrent si elle n'était pas d'avis qu'il faudrait étendre la
nouvelle législation aux femmes, celle-ci s'écria : « Mais comment un tel acte entre deux
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femmes pourrait-il être possible ? » Victoria reprenait tout simplement un préjugé déjà
fort ancien et qui aura la vie dure : toute sexualité est impossible entre deux femmes,
puisqu'aucune d'elle ne possède pas de phallus.
b. Le cas d'Oscar Wilde
Le cas le plus célèbre ayant été jugé à l'aide de l'amendement Labouchère en
Grande-Bretagne fut celui d'Oscar Wilde. Célèbre écrivain et auteur britannique d'origine
irlandaise, Wilde fit face à deux procès au printemps 1895. Sur la foi des allégations de
lord Queensberry, Wilde fut accusé de grossière indécence pour avoir commis des actes
indécents (lire sodomie) et autres actes à caractère sexuel avec d’autres hommes. En tout,
il fut accusé de quinze charges différentes pour lesquelles il comparut dans deux procès à
la cour du tribunal de l'Old Bailey à Londres à partir du 26 avril 1895. Le 25 mai, après
deux heures et demie de délibération, le jury le déclara coupable et il écopa d'une peine
d'emprisonnement de deux ans assortie de travaux forcés. Libéré en 1897, mais brisé et
en mauvaise santé, il quitta finalement la Grande-Bretagne pour mourir, après quelques
pérégrinations, à Paris le 30 novembre 1900 d'une méningite cérébrale. Les procès
d'Oscar Wilde furent parmi les procédures judiciaires les plus médiatisées de leur temps
en raison de la popularité de l'accusé et du caractère scandaleux des accusations. On en
retrouve des traces dans la presse québécoise de l'époque. Certains de ces articles peuvent
se révéler très intéressants. C'est notamment le cas d’un article, intitulé « Anglais et
Français » provient de l'édition du 29 avril 1895 du journal francophone montréalais La
Patrie. Il illustre l'amalgame de préjugés qui seront attribués à Wilde et qui se
cristalliseront autour de la figure de ce qui deviendra l'« homosexuel » grâce à la
médiatisation sans précédent de l’affaire. Oscar Wilde et la presse furent importants au
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Canada dans la création d’une image présentant l’homosexuel comme un esthète-artiste,
oisif, efféminé et aux mœurs corrompues. L’homosexuel s’érige alors en contraire de
l'idéal masculin bourgeois.
c. Enjeux sociaux et politiques
Pour comprendre l’hostilité de la société de l’époque à l’égard des actes
homosexuels, il faut se replacer dans le contexte. Outre une rigidité juridique et pénale, le
Canada était marqué par les campagnes de « pureté sociale ». Le mouvement insistait sur
la supériorité morale de la race anglo-saxonne et sur son caractère aryen, ainsi que sur un
idéal racial de la respectabilité bourgeoise de la classe moyenne, véritable essence de la
Nation. Les actes homosexuels « contre nature » étaient aux yeux des tenants de ce
mouvement non seulement une menace à la définition du mariage et de la famille
bourgeoise (que nous qualifions aujourd'hui d’hétéronormative), mais aussi à la pureté de
la race et de la Nation. Ouvrir la porte aux actes homosexuels revenait à risquer la
déliquescence des mœurs, la destruction de la virilité de l’homme et la féminité de la
femme et de permettre l’essor des maladies vénériennes. Il s'en suivrait alors une
dégénérescence de la race et par conséquent de la nation, de l'empire, de ce que John A.
MacDonald appelait en 1885 : « Le caractère aryen de l'Amérique du Nord britannique ».
La fin du 19e siècle et le début du 20e virent en somme le triomphe des théories
eugénistes visant à préserver la supériorité raciale de l'homme blanc de la classe
moyenne. Malgré quelques exceptions choquantes, le crime de sodomie ou de grossière
indécence devint le fait des classes populaires et des minorités culturelles, à la moralité
douteuse et qui souffraient d'un manque d'éducation ou même de prédispositions
biologiques au vice.
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d. Émergence du discours médical
La fin du long 19e siècle vit l'émergence du discours médical sur l'homosexualité.
La médicalisation de l’homosexualité transforma alors le sodomite pervers en malade à
traiter. Or, le processus fut initié, non pas par des hommes de sciences hostiles, mais bien
par des hommes sympathiques à la cause des « homosexuels », ou par des « homosexuels
» eux-mêmes. Le terme « homosexualité » fut inventé en 1868 par Karl-Maria Kertbeny,
un écrivain et militant pour les droits de l’homme hongrois adepte des néologismes et
incliné vers les sciences médicales. Le terme fut traduit en anglais au cours des années
1890 dans les travaux de Freud et du médecin américain Havelock Ellis et n'arrivera au
Canada que vers 1900 au sein de la littérature médicale. Le terme introduisit l'idée d'une
différence innée, résultat de la génétique ou de conditions de grossesse particulières. Pour
la première fois, le concept d’orientation sexuelle fut formulé. L’idée fut rapidement
adoptée par les milieux « homosexuels » et médicaux, d'abord en Allemagne, puis à
travers l'Occident. Elle devait originellement servir à protéger les homosexuels de la loi
et mettre fin à la discrimination dont ils étaient victimes. En Allemagne, cette nouvelle
approche médicale motiva un fort mouvement de revendication : le mouvement
homophile allemand. À l'avant plan de la recherche et luttant pour la dépénalisation de
l'homosexualité se trouvait le médecin et sexologue allemand Magnus Hirschfeld. Il
fonda en 1919 l'Institut de Recherche Sexuelle à Berlin, qui fut actif jusqu'à sa fermeture
par les nazis en 1933 et la destruction de sa bibliothèque. Néanmoins, malgré les bonnes
intentions qui ont accompagné l’approche médicale de l'homosexualité, elle fut
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rapidement instrumentalisée contre les homosexuels. L'homosexualité devint une maladie
et une tache biologique. Comme Michel Foucault le dit dans son histoire de la sexualité :
« L'homosexuel du XIXe siècle est devenu un personnage : un passé, une
histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie; une morphologie
aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie
mystérieuse. Rien de ce qu'il est au total n'échappe à sa sexualité.
Partout en lui, elle est présente […]. L'homosexualité est apparue
comme une des figures de la sexualité lorsqu'elle a été rabattue de la
pratique de la sodomie sur une sorte d'androgynie intérieure, un
hermaphrodisme de l'âme. Le sodomite était un relaps, l'homosexuel est
maintenant une espèce. » (Histoire de la Sexualité, T.1., p.59.)
Bien que la perception médicale et psychiatrique de l’homosexualité ne deviendra
dominante que vers la moitié du 20e siècle, Foucault saisi bien l'essence de cette
révolution. De pêcheur et criminel, l'homosexuel devient le représentant d'une espèce
humaine distincte et malade. On parle alors d'inversion sexuelle ou d'hermaphrodisme de
l'âme. Au Canada, ce savoir fut importé d'Europe et des É.-U. lors de la création du
ministère canadien de la Santé en 1919.
e. Discours religieux
Après la répression légale et le discours psychomédical, le principal agent de
contrôle de la sexualité autant des hommes que des femmes était le discours religieux mis
de l'avant par les églises chrétiennes. Au Québec, c'est particulièrement vrai lorsque l'on
considère l'emprise de l'église catholique sur la vie des habitants de la province entre la
seconde moitié du 19e siècle et la Révolution tranquille. En ce qui concerne
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l'homosexualité masculine, l'Église s'appuie principalement sur quelques versets du
Lévitique :
« Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une
femme, ils ont fait tous deux une chose abominable ; ils seront punis
de mort : leur sang retombera sur eux. » Lévitique XX - 13
Et sur les 12 premiers versets du chapitre 19 de la Genèse :
« Ils n'étaient pas encore couchés que la maison fut cernée par les
gens de la ville, les gens de Sodome, du plus jeune au plus vieux, le
peuple entier sans exception. Ils appelèrent Loth et lui dirent : « Où
sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Fais-les sortir vers
nous pour que nous les connaissions. »
Si la référence à la sodomie dans la Genèse est basée sur une présupposition quant au
sens de l’expression « connaître quelqu’un », le Lévitique est très clair : la sodomie est
une abomination aux yeux de Dieu. De plus, l'Église catholique s'appuie aussi sur la
doctrine de Thomas d'Aquin pour condamner l’homosexualité. Selon celle-ci,
l'homosexualité est condamnable, puisqu'elle contrevient au but divin de la sexualité,
c'est-à-dire la procréation. La sodomie est même contre nature puisqu'elle simule l'acte
procréateur. Il est à noter ici que les pratiques hétérosexuelles non procréatrices (couples
infertiles, contraception, etc.) ne sont jamais remises en question. En ce qui concerne les
femmes, la Bible et ses commentateurs sont silencieux à leur sujet. Encore une fois l'idée
d'une sexualité entre deux femmes est absente dans un contexte patriarcal qui insiste sur
la nécessité de la présence d'un phallus, ou d'un substitut (godemichet) pour qu'il y ait
acte sexuel. L'église parle sinon d'amitiés particulières, qui deviendront néanmoins une
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préoccupation grandissante au cours du 20e siècle. La sexualité de la femme est plutôt
réglée en fonction des idéaux chrétiens de chasteté, de pureté et de maternité, qui
structurent une vie hétérosexuelle de femmes mariées. En contexte patriarcal, les femmes
ne peuvent qu'être sexuellement appropriées par les hommes. Elles ne sont donc pas des
sujets, mais des objets sexuels.
f. Communautés « préhomosexuelles »
Mais malgré tout cela, comment se concevaient les personnes attirées par le même
sexe, avant l'hégémonie de la notion psychomédicale de l'homosexualité, avant la notion
actuelle bien fixée d'orientation sexuelle, face à la répression légale et religieuse ? Les
sources sont très fragmentaires et les historiens commencent à peine à en brosser un
portrait. Voici quelques grandes lignes qu'il est possible de tracer. En 1895, lors de son
procès, Oscar Wilde parle de « l'amour qui n'ose pas dire son nom », un amour réduit au
silence par la société. Lorsque le procureur de la couronne, Charles Gill, lui demanda ce
qu'il entendait par cette expression, Wilde lui répondit :
« The Love that dare not speak its name" in this century is such a great
affection of an elder for a younger man as there was between David and
Jonathan, such as Plato made the very basis of his philosophy (…). It is that
deep, spiritual affection that is as pure as it is perfect. It dictates and
pervades great works of art like those of Shakespeare and Michelangelo
(…). It is in this century misunderstood, so much misunderstood that it may
be described as the "Love that dare not speak its name," and on account of it
I am placed where I am now. It is beautiful, it is fine, it is the noblest form of
affection. There is nothing unnatural about it. It is intellectual, and it
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repeatedly exists between an elder and a younger man, when the elder man
has intellect, and the younger man has all the joy, hope and glamour of life
before him. That it should be so, the world does not understand. The world
mocks at it and sometimes puts one in the pillory for it. »
Wilde représente une sous-culture préhomosexuelle surtout répandue
parmi l'élite intellectuelle et l'élite sociale de l'époque. Jugés par la société, réprimés par
la justice et par les instances religieuses, plusieurs homosexuels se réfugièrent dans le
monde des arts et de la culture, où l’importance accordée à la culture gréco-romaine de
l’antiquité permettait à ces personnes de se dire, de se comprendre et d’interagir sur une
base commune. Pour les hommes, le modèle pédérastique grec fut très influent dans la
construction de leur identité et pour structurer leurs relations. Il mettait en scène un
homme d'âge mûr dominant et souvent actif, appelé l'éraste, face à un jeune homme
encore en pleine formation et souvent passif, appelé l'éromène. Très avertis des pratiques
pédérastiques des anciens Grecs, les homosexuels de l'époque n'hésitaient pas à en
appeler à l'exemple antique et à sa morale alternative pour justifier un penchant
condamné par la société. Au niveau affectif, la philosophie néoplatonicienne adaptée des
œuvres de Platon et de Cicéron fut très importante puisqu’elle exaltait l'amitié. L'ami y
devenait un autre soi et son affection la plus haute forme d'amour, beaucoup plus intense
que l'amour conjugal entre un homme et une femme. Bien sûr, les relations
néoplatoniciennes ne résultèrent pas forcément en rapports homosexuels, mais pu leur
procurer un alibi idéal. Très forte à la fin du 19e siècle et au début su siècle suivant, la
culture classique va progressivement s'étioler au cours du 20e siècle, sans toutefois
disparaître, suivant les déboires de l'éducation classique et l'apparition de référents plus
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populaires, plus accessibles. Les femmes puisaient elles aussi dans l’héritage
néoplatonicien. Elles disposaient aussi des poèmes de la poétesse grecque Sappho, qui fut
la première à décrire les effets physiques de l’amour dans les poèmes qu’elle adressa à
d’autres femmes. On parle dès lors d'amours saphiques et aussi de lesbianisme, puisque
c’est sur l'île égéenne de Lesbos que Sappho vécut au 6e siècle avant notre ère. À
Montréal au cours des années 1910, l’exemple de la poétesse Elsa Gidlow illustre bien
ceci. Appelée Sappho en raison de son amour de la poésie et son intérêt pour les femmes,
Gidlow fut aussi à l'origine d'un cercle littéraire. Amie d'écrivains, de comédiens et
d'autres artistes en tout genre, elle se créa un réseau d'amitiés représentatif des groupes de
sociabilités
mixtes
(hommes,
femmes,
homosexuels,
bisexuels,
hétérosexuels,
anglophones, francophones) de plusieurs cercles homosexuels de l'époque. La littérature
abordant l'homosexualité y revêt une grande importance. Les francophones disposaient
principalement de la littérature française héritée du 19e siècle et du début du 20e siècle
(Verlaine, Rimbaud, Colette, Proust, Gide) , alors que les anglophones étaient plutôt au
diapason de la littérature anglaise, avec la figure dramatique d'Oscar Wilde en tête,
comme Elsa Gidlow le précise elle-même dans ses mémoires. Néanmoins, ces cercles
étaient surtout accessibles pour des personnes éduquées et issues de classes plus aisées.
Un deuxième type de groupe homosexuel existe au début du siècle, cette fois-ci
exclusivement masculin. Il s’agit du « club privé ». À l'automne 1908, la police de
Montréal démantèle le « Club du docteur Geoffrion ». Le club privé homosexuel se tenait
dans la portion ouest d’Hochelaga, dans la demeure privée dudit docteur. Hôte et
entremetteur, il y initiait sexuellement les nouveaux venus, par l'entremise d'une
cérémonie plus ou moins formelle destinée à en faire des membres. Les hommes
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fréquentant le club parlaient d'eux au féminin, s'appelant fréquemment « ma sœur » et
parlant librement de sexualité, qu'ils pratiquaient tout aussi librement dans l'appartement.
Les hommes qui le fréquentaient étaient issus de toutes les classes sociales confondues,
de la classe ouvrière à la haute bourgeoisie administrative, mélange peu commun pour
l'époque. Le club semble aussi avoir été fréquenté par des jeunes hommes entre 16 et 20
ans, s'adonnant à la prostitution d'appoint, comme moyen d'augmenter leurs revenus. Ils y
échangeaient leurs faveurs contre de petites sommes d'argent, ou des cadeaux (cigarettes,
alcool, billets de tramway, etc.). Le « Club du Docteur Geoffrion » incorporait deux types
de rassemblement préhomosexuels assez répandus dans les villes industrielles
occidentales à l'époque, soit les clubs privés / sociétés secrètes et la culture des garçons
de rues où des hommes un peu plus âgés des classes plus aisées sollicitent les services
sexuels de garçons de la classe ouvrière, jugés plus dégourdis (lire à la moralité plus
flexible) et en besoin d'argent.
La culture des garçons de rue est aussi liée à l'essor des établissements de
prostitution masculine dans le Red Light montréalais au cours de la première moitié du
20e siècle, appelés « clubs sociaux. » La culture des garçons de rue alla aussi de pair
avec l'essor des lieux de rencontres homosexuels, aussi appelés lieux de drague, où il était
possible de se trouver des partenaires sexuels. Les parcs comme le Mont-Royal, de l'ÎleSainte-Hélène, le Champ de Mars, les toilettes publiques, où encore les gares comme la
gare Viger ou Windsor, sont des exemples de ces lieux où la drague homosexuelle connue
un essor fulgurant au 20e siècle, proportionnel à l'industrialisation et à l'urbanisation
massive que connut Montréal à la même époque. Les communautés homosexuelles furent
d'ailleurs toujours le fait de la métropole. La présence de soldats à Montréal au cours de
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la Première Guerre mondiale ne fit qu'accroître ces réseaux, notamment avec l'arrivée de
soldats rejetés pour « inversion de genre ». Une loi condamnant les « assauts indécents »
fut instaurée au Canada en 1906 dans le but de lutter contre le phénomène. L’accusé était
alors passible d'une peine d'emprisonnement de dix ans accompagnée de coups de fouet si
l'acte était commis envers un homme, sans fouet si envers une femme. Cette loi demeura
en place jusqu'en 1983.
Très peu d’informations sont disponibles sur les clubs lesbiens du début du 20e
siècle. Certains indices laissent cependant croire que ceux-ci ressemblaient à ceux de
plusieurs autres métropoles occidentales d’Europe et d’Amérique du Nord de la même
période. Dans ces clubs privés, qui fonctionnent aussi grâce au bouche-à-oreille,
s’épanouissait la figure du Tommy Boy, ou de la femme homosexuelle masculine.
Confiante et affichant publiquement sa préférence pour les femmes, la Tommy, préférait
les vêtements masculins. Il s’agissait pour la plupart de femmes de la haute société à
l’abri des préjugés sociaux ou encore plus libre car appartenant à la classe ouvrière. Les
femmes de la class bourgeoise, étant bien souvent moins indépendantes financièrement
ou plus sujettes à l’emprise de la « réputation » sur leur carrière se montraient plus
discrète. Les photographies de l’époque, prises à New York, Buffalo, Paris, Londres,
Berlin, ou ailleurs, montrent des couples de femmes qui reproduisent l’ordre hétérosexuel
par le vêtement et l’allure : une Tommy se retrouve fréquemment accompagnée d’une
partenaire plus féminine. La communauté lesbienne des clubs du début du siècle est
décrite dans The Well of Loneliness de Marguerite Radclyffe Hall, parut en 1928.
S’identifiant elle-même comme Tommy, Radclyffe Hall présente dans son roman
l’épitomé de la « lesbienne » masculine, toujours vêtu de vêtements masculins et franche
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quant à ses préférences. Les Tommys étaient aussi présentes à Montréal, puisqu’à la toute
fin des années 1910 Elsa Gidlow fait part dans son autobiographie de sa relation avec une
collègue de travail ainsi identifiée. Plus tard, après avoir déménagé à New York au cours
des années 1920, elle rencontra Violet Winifred Leslie Henry-Anderson, aristocrate
écossaise émigrée et identifiée comme Tommy, qui deviendra sa partenaire de vie.
Obligés de fonctionner avec discrétion et prudence, les réseaux de l’époque vont
fonctionner surtout grâce au bouche-à-oreille et en privé. De plus, bien qu'il existe à
l'époque plusieurs groupes qui construisent leur identité à l'aide des préférences sexuelles
de leurs membres, le début du siècle ne présente pas de communauté unifiée, mais bien
plusieurs communautés. Puis, la disproportion d'informations disposonibles entre
homosexuels masculins et féminins reflète la différence entre la répression explicite
légale des uns et implicite et culturelle des autres.
g. L'entre-deux-guerres
L'entre-deux-guerres vit tout d'abord l'expansion de ces communautés. Néanmoins
la répression de l’homosexualité connut un regain d'intensité au Canada au cours des
années 1930. Si la société canadienne n'avait jamais été ouverte envers l'homosexualité,
le relâchement moral relatif dont elle avait bénéficié au lendemain de la Première Guerre
mondiale prit fin face à la Grande Dépression économique des années 1930 et de
l’émergence des menaces fascistes et communistes en Europe. L'entre-deux-guerres vit
aussi la consolidation de l'autorité psychomédicale et c’est à ce moment qu’apparaissent
plusieurs traitements visant à guérir l’homosexualité. Ces traitements étaient surtout
adressés aux hommes, le principal remède pour une femme homosexuelle étant le
mariage hétérosexuel. Les pratiques médicales de l’époque incluaient la lobotomie, les
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©Shawn McCutcheon 2015
thérapies d'électrochocs, la castration chimique ou chirurgicale, l'hydrothérapie, etc. Ces
traitements, se révélèrent, bien entendu, non-concluants, mais furent pratiqués pendant
tout l'entre-deux-guerres, et même après la Seconde Guerre mondiale, jusque dans les
années 1970.
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
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Deuxième partie
1939–1969 : Un lent éveil
a. La Seconde Guerre mondiale
La Seconde Guerre mondiale transforma la société et la condition des
homosexuels. En Europe continentale, la situation était lugubre. En effet, depuis 1933, les
nazis avaient interdit toute promotion de l’homosexualité et tout regroupement
d’homosexuels. Très vite, la répression s’intensifia et s’étendit hors de l’Allemagne au fil
des conquêtes territoriales du Troisième Reich. Entre 1933 et 1945, près de 100 000
hommes furent arrêtés pour homosexualité, 50 000 furent condamnés et de ce nombre,
15 000 furent envoyés dans les camps de concentration. Le taux de décès de ces hommes
dans les camps fut de 60 %, soit le plus élevé de tous les groupes internés. Ceci
s’explique par les mauvais traitements reçus des soldats nazis, mais aussi de la part des
autres détenus. Une autre cause de décès fut l’incarcération additionnelle post-libération
imposée par les alliés aux détenus homosexuels. Le triangle rose était le symbole
appliqué par les nazis sur ces hommes et demeure encore aujourd’hui un important
symbole homosexuel. En Amérique du Nord, la guerre eut un effet différent. Elle permit
aux femmes et surtout aux hommes homosexuels de s'affranchir des cadres hétérosexuels
de la famille, de la paroisse et du foyer. La ségrégation des sexes étant la norme au sein
des forces armées et leurs services parallèles, jamais autant d'hommes et de femmes ne
fréquentèrent des milieux peuplés
exclusivement d'individus du même sexe (dits
homosociaux), très propices aux relations homosexuelles. Aux États-Unis, non seulement
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l'armée fut un lieu propice aux relations homosexuelles, mais sa politique d'étiquetage
des homosexuels contribua à renforcer la communauté. En effet, les recrues rejetées pour
homosexualité allèrent grossir les rangs de la communauté gaie et solidifier celle-ci
autour d'une expérience commune. Il s'agit ici d'un bon exemple de comment la
répression renforce l'opposition au système qu'elle est supposée défendre. Au Canada, le
phénomène est aussi vrai, mais dans une plus petite mesure, et ce pour deux raisons.
Premièrement, le nombre de soldats mobilisés pour la guerre au Canada fut moindre
qu'aux États-Unis. Puis, le système d'étiquetage canadien était très différent. En effet,
l'armée canadienne n'avait pas de catégorie d'exclusion intitulée « homosexualité », mais
intégrait le pseudo savoir psycho-médical dont il a été question plus tôt et le rejet pour
homosexualité s’amalgamait à plusieurs autres dans la catégorie « désordres
psychiatriques ». Toujours est-il que l'armée permit, surtout pour les hommes,
l'expérience d'un mode de vie homosexuel, qu'ils ramenèrent au pays à la fin de la guerre.
Pour nous en parler, nous disposons du témoignage de Bert Sutcliffe, soldat canadien
envoyé en Europe :
« I joined the army when I was 23, in 1940. I was completely
unaware… When I was a young teenager I was aware of the fact that
men appealed to me. But I had no idea about anything until myself and
a Sergeant were sent to England in 1941… We went to the dance on
New Year's Eve and then went back to our quarters… We had a few
drinks and he said, « Well c'mon, let's sleep in my quarters, » and of
course on thing led to the other. He was the one who began my
education. He took me into the first gay bar I'd ever been into. London
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
©Shawn McCutcheon 2015
during the wartime was heaven - (…). I made sure before I came home
to ask the men I knew overseas who were gay : okay, where do you go
in Toronto? They told me of two or three places. None of these places
was exclusively gay and you had to be cautious. »
La guerre permit un réseautage sans précédent et qui sera la base de l'éclosion d'une toute
nouvelle communauté homosexuelle urbaine, plus forte et plus visible au cours des
années 1950. Dès la fin de la guerre en 1945 émerge une culture homosexuelle urbaine de
plus en plus unifiée culturellement.
b. Les années 1950 : Le discours législatif
Face aux bouleversements sociaux causés par la Seconde Guerre mondiale, les
années 1950 représentent un retour en force du conservatisme social et politique. L'ère
duplessiste au Québec fut d'ailleurs particulièrement obscurantiste et intolérante face aux
homosexuels, tant de la part des autorités, que de la population en général. Sur le plan
légal, l'état canadien inaugura la période d'après-guerre avec une Commission royale
d'enquête sur les psychopathes sexuels en 1948. La Commission intégra définitivement la
médicalisation de l’homosexualité dans la législation canadienne. Dans ses conclusions,
l'accent fut placé sur le besoin d'institutions consacrées à la prise en charge des déviants
sexuels, présentés comme une menace à la sécurité publique. Corrupteurs de la jeunesse,
les homosexuels, surtout les hommes, furent dès lors représentés comme des prédateurs
sexuels à tendances pédophiles, alors que les femmes homosexuelles étaient associées à
la prostitution. La Commission d'enquête de 1948 fut aussi importante pour la réforme de
la loi sur la grossière indécence de 1892. En effet, en 1954, le texte législatif est redéfini.
Le législateur canadien enlève toute référence exclusive au masculin, pour y inclure le
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
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féminin. De fait, les homosexuelles qui avaient été jusqu'alors exclues des lois sur
l'atteinte à la pudeur et sur la grossière indécence furent dès lors soumises à la même
législation que les hommes. D'illégitime, l'amour entre femmes devint illégal. La
nouvelle loi de 1954 vint s'ajouter à celles déjà traditionnellement utilisées pour
condamner les homosexuelles trop visibles, soit la loi sur le vagabondage et le «
crossdressing » (une femme fut d'ailleurs condamnée en 1942 au Plan Bouchard à
Blainville pour travestissement) et de délinquance (sexuelle). On en profita aussi pour
abolir l'application du fouet et pour inclure dans la loi la notion de psychopathe sexuel,
d'individus inaptes à contrôler leurs pulsions sexuelles malsaines, consacrant ainsi au
niveau légal la médicalisation de l'homosexualité. De plus, l'idée de détention préventive
à durée indéterminée, accompagnée de traitements psychiatriques fut introduite.
L'inclusion de l'homosexualité féminine dans la législation fut consolidée en 1957 lorsque
le juge Lagarde précisa qu'un attenta à la pudeur comprenait tous contacts homogénitaux
en public ou en privé, et non plus que la sodomie (distincte de la bestialité depuis 1952).
L'assouplissement de la peine correspondit à une hausse sans précédent de la répression
policière et des condamnations. À Montréal, le maire Jean Drapeau mit sur pied sa
fameuse « escouade de la moralité », avec laquelle il procéda à la purge du Mont-Royal
de tous les « dépravés pédophiles » qui y trainaient, prompts à tous les abus et aux crimes
sexuels violents. Il est important de mentionner que si Jean Drapeau put procéder ainsi,
c'est qu'il bénéficiait de forts appuis populaires et que cette moralisation de Montréal, à
l'époque connue comme « ville du vice », lui valut plusieurs votes. L'escouade de
moralité fut le reflet de la peur de la société hétéronormative face au danger subversif que
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
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représentaient les homosexuels pour la famille, le mariage et les mœurs. Il fallait donc à
tout prix juguler les actes homosexuels pour le bien public, l'intérêt commun.
En plein contexte de guerre froide, il fallait aussi protéger la Nation. Dès la fin de
la Seconde Guerre mondiale, les homosexuels sont traqués et expulsés des offices publics
par le gouvernement fédéral, qui était effrayé par un potentiel réseau de fonctionnairesespions homosexuels à la solde de Moscou. Le raisonnement derrière cette peur était le
suivant : comme les homosexuels étaient des psychopathes sexuels incapables de
raisonner et de contrôler leurs pulsions, ils étaient perçus comme des pervers faibles
d'esprit et des lâches incapables de loyauté. D'autant plus, que leur mode de vie secret les
rendait plus à risque d'être soumis au chantage et à la manipulation d'un éventuel espion
soviétique. Ottawa opérait donc au nom de la sécurité nationale face au péril communiste.
De plus, comme les nazis avant elles, les autorités fédérales voyaient dans la
communauté homosexuelle, une communauté internationale apatride menaçante, une
société secrète en opposition avec les valeurs hétérosexuelles de la Nation. Le Canada
subissait aussi la pression des États-Unis et dès 1946 un Comité de Sécurité, composé des
plus importants ministres canadiens et des officiels de la Gendarmerie royale Canadienne,
fut mis sur pied et procéda à des centaines de renvois. Sur sa recommandation, le
gouvernement interdit en 1952 toute immigration homosexuelle au Canada, cette loi ne
sera abrogée qu'en 1978. Au cours de cette campagne, plusieurs moyens furent mis de
l'avant pour tenter de dénicher les homosexuels, outre la surveillance des bars et la mise
en place de mouchards. La tentative le plus originale fut celle du Docteur Frank Robert
Wake, professeur de l'Université Carleton. Wake, qui avait participé à la Commission
royale d'enquête sur les psychopathes sexuels de 1948, mis au point la Fruit Machine. Il
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
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s'agissait d'une série de tests destinés à établir si un individu était homosexuel ou non. On
lui présentait entre autres des images érotiques tout en mesurant la dilatation de ses
paupières, on notait s'il portait un anneau à au petit doigt, s'il possédait une voiture
blanche, etc. Peu concluants les travaux de Wake furent rapidement interrompus. La
campagne de sécurité nationale menée par la GRC ne prendra fin qu'en 1969. L'exclusion
des homosexuels de la GRC quant à elle ne prit fin qu'en 1977 et dans l'armée canadienne
jusqu'en 1986. Des milliers de Canadiens, dont plusieurs Québécois, ont toujours leur
dossier à Ottawa aujourd'hui.
c. Les années 1950 : Le discours médical
Les années 1950 virent le triomphe de la médicalisation de l'homosexualité. Au
Québec, la chose se fit sous la tutelle de l’Église catholique, qui fut le principal acteur du
système de santé québécois jusqu’à la fin des années 1960. De plus, le discours
psychomédical devînt à cette époque très populaire auprès de la population en général et
allait rester la compréhension dominante de l'homosexualité jusqu'à la fin des années
1970 et le début des années 1980 (nous verrons ensemble le rôle de la crise du VIH-Sida
dans le changement subséquent). La théorie la plus populaire était celle héritée de Freud
et de ses disciples, soit que l'homosexualité était le résultat d'une immaturité émotionnelle
et d'un arrêt de développement dans la sexualité d'un individu, la sexualité hétérosexuelle
étant l’aboutissement normal du potentiel naturel de l'être humain. En général, selon les
théories freudiennes, l'homosexualité était due à une mauvaise éducation de la part des
parents (surtout de la mère). Encore une fois, cette conception de l'homosexualité pointait
du doigt les classes populaires et leur manque de respectabilité. L'homosexualité fut
officiellement inscrite en tant que trouble mental au Dictionnaire des sciences médicales
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©Shawn McCutcheon 2015
(DSM) en 1952. L'Association des psychiatres américains ne retirera l'homosexualité du
DSM qu'en 1973 et il faudra attendre 30 ans de plus pour que l'Organisation mondiale de
la Santé (OMS) ne la retire de sa liste de maladies.
Pourtant, le discours psychomédical anglophone ne manquait pas d’adversaires.
Le plus redoutable fut Alfred Charles Kinsey qui publia en 1948 Sexual Behavior in the
Human Male et Sexual Behavior in the Human Female en 1953 (reflétant d'ailleurs
l'émergence de plus grandes préoccupations face à la sexualité féminine au cours des
années 1950). Dans ses études, Kinsey concluait que grosso modo de 4 à 5 % de la
population américaine était homosexuelle et qu'une large partie du reste avait
expérimenté des désirs ou des pratiques homosexuelles. Kinsey pu ainsi concevoir sa
fameuse échelle de la sexualité humaine, allant de l'homosexualité exclusive, à
l'hétérosexualité exclusive, en passant par plusieurs gradations de bisexualité. Kinsey fut
le premier à émettre selon laquelle l'apparence d'hégémonie hétérosexuelle n'était qu'une
illusion, née des dictats de la société et de l’éducation reçue. Par contre son étude ne se
basait que sur la capacité à avoir un orgasme, sans considération pour l'affectivité. À
terme, il contribua à minoriser le phénomène homosexuel au sein de la société et à aviver
la peur d'une épidémie homosexuelle.
d. Maurice Leznoff et l'homosexuel en milieu urbain
La personne qui veut découvrir les cultures homosexuelles à Montréal au cours
des années 1950 dispose d'une source incroyable, c'est-à-dire la thèse publiée à
L'Université McGill en 1954 par l'étudiant en sociologie Maurice Leznoff : The
Homosexual in the Urban Society. Il s'agit d'une enquête sociologique sur les cercles gais
à Montréal. Le travail de Leznoff nous permet de constater qu'au cours des années 1950,
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
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le terme gai commence à s'imposer parmi les membres de la communauté. Utilisé aux
États-Unis dès les années 1920, ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale qu'il
s'imposa progressivement, traversa la frontière pour se répandre dans le Canada anglais,
puis au Québec. Il s'agissait ainsi de rejeter l'identité pathologique imposée par la
médecine, au profit d'une identité faisant la promotion de la joie et de la légèreté, ainsi
que de l'amour de soi. En 1950, les groupes gais se caractérisent déjà par l'importance du
groupe d'ami. Une Reine dirigeait un groupe et y jouait un rôle important. Souvent un
homme plus âgé, il prodiguait conseils, accordait protection, prêtait de l'argent, jouait le
rôle d'entremetteur, etc. Cette communauté abritait trois grandes identités. Les Overts,
ouverts, parlaient librement de leur sexualité et n'avaient pas peur de divulguer leurs
préférences et d'être visibles et flamboyants, voire efféminés. Il s'agissait pour la plupart
d'hommes des classes ouvrières. Les Coverts, eux, étaient plus discrets et méprisaient
souvent les premiers. « Hors ghettos », ils dissimulaient leur homosexualité et rejetaient
toute association avec le féminin et insistaient sur leur masculinité. Ils étaient pour la
plupart des bourgeois professionnels (avocats, médecins, notaire, etc.). Enfin, les Trades
étaient des hommes qui niaient toute homosexualité, avant et après toutes relations
sexuelles. Vouant un culte à la virilité hétérosexuelle, ils refusaient le rôle passif et toute
association à l'efféminement. L’écrivain américain Gore Vidal présente un portrait
semblable de la communauté aux États-Unis dans The City and the Pillar. Publié en
1948, le roman est une fresque intéressante pour qui veut se plonger dans l’atmosphère de
la communauté homosexuelle d’avant et d’après-guerre. Sinon, les années 1950 virent la
multiplication des bars ouverts aux gais et lesbiennes (tels que le Lincoln ou le Monarch
Tavern à Montréal), des saunas, des lieux de dragues publics de toute une sous-culture
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©Shawn McCutcheon 2015
homosexuelle urbaine de plus en plus visible. La décennie vit aussi s’épanouir l’âge d’or
du cabaret montréalais et Guilda, y triomphe. Bien que dominée par les hommes, cette
culture fut aussi importante pour la communauté lesbienne, qui s'exprima néanmoins
beaucoup plus au travers la tenue de house parties exclusivement lesbiens. Le caractère
très privé de ces évènements complique néanmoins la recherche. À Montréal, on trouve
aussi des salles de danse plus ou moins secrètement ouvertes aux gais et lesbiennes. C'est
notamment le cas du Downbeat Club et de sa fameuse Tropical Room, qui organisait des
soirées non officiellement homosexuelles certains dimanches, ainsi que plusieurs bals.
Ces lieux étaient privés, très discrets et bien souvent mixtes. Il fallait donc constamment
faire preuve de prudence et bien s'assurer que son interlocuteur soit bien lui aussi
homosexuel. L'utilisation d'un vocabulaire codé, comme l'appellation « gai », permettait
bien souvent de s'en assurer. Comme il s'agissait la plupart du temps d'évènements privés,
le partage de l'information dépendait fortement du bouche-à-oreille ou de la publicité
indirecte fournie par les « journaux jaunes », en pleine expansion après 1948. Tabloïds à
potins et à scandales, les journaux jaunes aidèrent souvent des personnes à entrer en
contact avec d'autres homosexuels en couvrant les descentes policières dans les bars et
saunas « homosexuels ».
Les années 1950 furent aussi marquées par l'essor des magazines culturistes, qui
allaient devenir la base du développement de la pornographie gaie des décennies
subséquentes. Mettant l'emphase sur leur dimension artistique et éducative, ces
publications mettaient en scène des jeunes hommes adeptes du culturisme en tenue très
légère. Le photographe montréalais de langue anglophone Alan B. Stone (1928-1992) se
fit d’ailleurs une solide réputation dans la photo culturiste. De renommée internationale,
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
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Stone publia principalement ses œuvres à partir de son Studio « One » situé à Lachine,
avec l’aide d’un éditeur de New York. La culture homosexuelle des années 1950
bénéficia aussi d'un nouveau souffle littéraire. Les œuvres anglophones écrites au cours
des années 1930 se répandent peu à peu. Elles incluaient entre autres celles écrites par
Christopher Isherwood (The Berlin Stories) et Marguerite Radclyffe-Hall (Le puit de la
Solitude). De nouvelles œuvres apparaissent, cette fois d'auteurs francophones du
Québec: André Béland publie en 1944 Orage sur mon corps et Roger de Vallières
Derrière le sang humain en 1956. Au théâtre, Les innocentes et La cathédrale abordent
d'ailleurs l'homosexualité dès 1949. Néanmoins, il manque alors au mouvement gai et
lesbien une dimension politique. Toujours soumis à la répression légale et médicale, le
mouvement reste retranché dans la sphère privée. Il était encore trop tôt pour voir la
communauté s'affirmer sur la scène publique. Par contre, les bases d’un mouvement
politique étaient posées.
e. Les années 1960 : Le mouvement homophile canadien
Les années 1960 furent avant tout des années de transition. Transition de
communautés isolées qui s'unifièrent progressivement autour d'un déterminant commun
et transition d'un mouvement privé et culturel vers un mouvement public et politique. Le
pionnier de l'affirmation politique des homosexuels fut le mouvement homophile, qui
s'épanouit au cours des années 1950 et 1960. Il s’agissait d’un mouvement international,
dont la branche canadienne des années 1960 s'inspirait du mouvement californien des
années 1950 qui gravitait autour de la Mattachine Society. Le mouvement homophile
valorisait la sensibilisation de la population hétérosexuelle aux enjeux homosexuels par le
biais plusieurs entreprises d'éducations publiques (publications, revues, conférences,
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
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etc.), où les aspects les plus favorables du discours psychomédical étaient repris. Comme
leurs prédécesseurs allemands du début du siècle, ils étaient en quête de légitimité. Ainsi,
les activistes homophiles accordaient beaucoup de soin à leur image. Ils se présentaient
comme des professionnels respectables et sérieux issus de la classe moyenne, pour ainsi
tenter de se fondre dans l'ordre hétérosexuel et bourgeois. Dans leurs discours, les
homophiles insistaient sur la condition innée de l'homosexualité, impossible à changer.
L'homosexualité était ainsi présentée comme une minorité sociale à reconnaître et les
homophiles espéraient obtenir de cette façon plus de reconnaissance sociale pour assurer
la sécurité des homosexuels et mettre un terme aux discriminations dont ils étaient
victimes. L'association homophile la plus influente au Canada fut sans doute ASK
(Association for Social knowledge), fondée à Vancouver en 1964 par Bruce Somers et
Gerald Turnball sur le modèle de la Mattachine Society de San Francisco. L'association
fut active de 1964 à 1968. Elle réunissait gais et lesbiennes au sein d'un même
mouvement pour une des premières fois et bien que certaines tensions se manifestèrent
entre les deux groupes, notamment autour de la question du drag (portraiture de la
féminité) et des rôles butchs-femmes (jugés hétéronormatifs), ASK fut un lieu
d’émancipation pour les femmes lesbiennes. Au Québec, Paul Bédard fonda International
Sexual Equality Anonymous (ISEA) à Montréal en 1967. Malheureusement, ISEA ne
survivra pas la descente policière au bar de Bédard qui eut lieu en 1968. Accusé d'opérer
un réseau de prostitution, de corrompre la jeunesse et d'encourager l'indécence, il fut
néanmoins acquitté devant l'absence de preuves concrètes. Les groupes homophiles
furent importants au Canada dans la discussion publique de l'homosexualité et en luttant
contre l'invisibilisation des homosexuels. Ils contribuèrent à augmenter leur
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représentation médiatique. Le mouvement homophile canadien est souvent présenté
comme un prélude prélibération, une prise de conscience sociale, puis politique des
homosexuels. Par son travail d'éducation favorisant le dialogue, le mouvement prépara le
terrain pour l'adoption de la loi C-150 en 1969, mieux connue sous l'appellation de Bill
Omnibus.
f. Les années 1960 : Discours régulateurs et répressifs
Pourtant, la réforme de 1969, qui allait libérer la sexualité canadienne, n'allait pas
de sois. Sur le plan législatif, la réforme du Code criminel de 1961 permettait d'enfermer
les « psychopathes sexuels » considérés comme délinquants dangereux, même si ceux-ci
ne présentaient pas de risques immédiats pour la société. Toute l'étendue de cette réforme
devint apparente lors du procès d’Everett George Klippert en 1965. Aide-mécanicien à
Pine Point (TNO), Klippert fut interrogé en 1965 par la police pour une affaire de vol.
Ayant déjà purgé une peine de quatre ans à Calgary pour grossière indécence (acte
homosexuel), la police le réinterrogea sur le sujet en 1965. Klippert avoua alors s'être
considéré homosexuel depuis les 24 dernières années et avoir eu plusieurs relations
homosexuelles au cours de cette période. En raison de cet aveu, il fut accusé de 4 chefs
d'accusation pour grossière indécence. Ayant plaidé coupable, il fut condamné à 3 ans de
prison par charge, soit à un total de 12 ans d'emprisonnement. Ce jugement, qui
s'appliquait à des actes consensuels commis en privé, ne reposait sur aucune preuve
concrète, mais sur la seule déclaration de Klippert. Or, en raison de la réforme de 1961 du
code criminel, Klippert se vit, sans autre procès, qualifié de délinquant sexuel dangereux
en 1966 et condamné à la prison à vie. Klippert vit par la suite sa demande de libération
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
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pour subir un traitement visant à le «guérir » de son homosexualité refusée, ainsi que sa
demande d'appel. L'injustice du cas d'Everett George Klippert stimula néanmoins une
frange plus libérale de la caste politique et du public. Si à bien des égards la révolution
sexuelle des années 1960
fut une affaire hétérosexuelle ignorant largement
l'homosexualité, les chamboulements qui survinrent au cours de la décennie vont finir par
rejaillir sur les lesbiennes et les gais en 1969.
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Un siècle de lutte, de la chambre à coucher à la rue
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Troisième partie
1969-2005 : La rue appartient aux lesbiennes et aux gais
a. Bill omnibus C-150 de 1969
La vague de libéralisation sociale et économique que connurent le Québec et le
Canada au cours des années 1960 vit l'émergence d'un idéal déjà latent depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale, soit d'un Canada faisant la promotion des droits de la personne
et champion d'une moralité nouvelle. Le pays chercha alors à renvoyer au monde l'image
d'une société pacifique et juste. Dans ce climat propice, il n’est pas surprenant que le
lobbyisme politique des groupes homophiles gagnât en traction et commença à recueillir
des appuis à Ottawa et dans la société. Ce fut notamment le cas pour ASK, qui réclamait
la réforme du Code criminel avec pour modèle un rapport britannique important, paru en
1957 : le Rapport Wolfenden. Le rapport recommandait la décriminalisation des actes
homosexuels commis en privé entre deux adultes consentants, ce qui fut appliqué au
Royaume-Uni en 1967. Devant cette initiative de l’ancienne métropole, la réaction
canadienne fut rapide. La même année, le ministre libéral de la justice P-E Trudeau, pour
donner une image progressiste au Canada, introduisit un projet de loi semblable. Le
projet de loi omnibus C-150 fut adopté in extremis le 14 mai 1969 à 155 votes contre 149
et prit effet en août. Les principaux partisans en furent les Libéraux et les néodémocrates
du NPD, les principaux opposants les conservateurs et les députés créditistes du Québec.
La loi C-150 vint limiter la loi de 1892 sur la grossière indécence et décriminalisait la
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sodomie entre partenaires du même sexe, pratiquée en privé entre adultes consentants.
L'âge de consentement pour un rapport sexuel « intravaginal » fut fixé à 18 ans, alors que
celui des rapports anaux le fut à 21 ans. Cet âge de consentement allait être revu en 1988,
où l'âge de consentement fut fixé à 16 ans dans le premier cas et à 18 ans pour le second.
Bien que cet était de fait fut jugé inconstitutionnel par les cours du Québec et de
l'Ontario, cette différence entre les âges de consentement existe toujours aujourd'hui. Des
hétérosexuels peuvent donc avoir des relations sexuelles en toute légalité dès l'âge de 16
ans, et les homosexuels, eux, doivent attendre 18 ans (Paragraphe 159 du Code pénal). La
loi de 1969 présentait aussi d’autres lacunes. Premièrement, elle maintenait le crime de
grossière indécence, sans en préciser la nature exacte. Puis, elle ne s'attaquait pas à la loi
de 1906 sur les « assauts indécents », qui était la principale loi invoquée dans la
répression des homosexuels à l'époque, surtout les femmes. Enfin, la loi ne faisait
explicitement référence qu'à la sodomie, laissant les relations sexuelles entre femmes
dans un flou juridique inconfortable. Très tôt ces lacunes entraîneront de vives critiques
de la part des communautés gaies et lesbiennes et celles-ci seront la base de la libération
des années 1970.
b. Les années 1970 : Libération gaie et lesbienne
Malgré ses lacunes, le Bill Omnibus C-150 représenta une véritable libération et
donna aux lesbiennes et aux gais la possibilité de sortir en public pour réclamer leurs
pleins droits et plus de visibilité au sein de la société. Pour ce faire, ils bénéficièrent d'un
puissant modèle qui émergea au même moment de l'autre côté de la frontière américaine.
En effet, à peine plus d'un mois après l'adoption du Bill Omnibus, les Stonewall Riots se
produisirent à New York, dans Greenwich Village à partir du 28 juin 1969. Il s'agissait
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d'une série d'émeutes spontanées qui se produisirent après une descente policière
particulièrement violente dans le bar gai Stonewall. Réagissant aux exactions du NYPD
(coups, humiliations, attouchements sexuels), les clients du bar, puis les passants et
ensuite les résidents du Village vont tenir tête aux forces policières, les mettre en déroute,
tenant même échec l'escouade tactique envoyée pour les disperser. Dans les jours, puis les
semaines suivantes allaient se produire plusieurs autres émeutes en réponse à la
répression policière que subissait la communauté gaie et lesbienne à New York : le
premier Front de Libération Homosexuel était né. Le mouvement ne va pas s’arrêter à
New York. Comme une trainée de poudre, plusieurs émeutes et manifestations LG
(lesbiennes et gaies) allaient par la suite se répandre ailleurs aux États-Unis, puis au
Canada, au Royaume-Uni et en Australie. Avec elles se mirent en place dans chaque
grande ville des groupes communautaires revendicatifs. Stonewall fut le coup d'envoi du
militantisme politique homosexuel et le défilé annuel de la Fierté en est la
commémoration (le premier défilé de la fierté fut tenu à Montréal en 1979, au Parc
Lafontaine). Le thème de la fierté date de cette époque et est visible par le rejet généralisé
dans la communauté elle-même du discours médical et du mot « homosexuel » qui est lié
à la maladie, pour l'adoption du mot « gai », « homme gai » et « femme gaie », ou
lesbienne. Quelques années plus tard, en référence à l’actrice Judy Garland et à sa
chanson Over the Rainbow (Wizard of Oz, 1939), l’activiste américain Gilbert Baker
créait à San Francisco le drapeau arc-en-ciel, devenu depuis un symbole mondial de la
communauté.
Au Québec, la revue contre-culturelle Mainmise publie le Gay Manifesto de San
Francisco en 1971, ce qui entraîne la création du Front de Libération Homosexuel la
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même année. Lié aux autres mouvements LG, le FLH était aussi lié à l’indépendantisme
québécois, rappelant le FLQ. D'ailleurs, la première manifestation à laquelle le groupe
participa fut la manifestation anti-confédération de 1971. Le groupe fut dissout le 17 juin
1972, suite à une descente policière dans son nouveau local lors de la pendaison
crémaillère sur la base d'un permis d'alcool manquant. Gay (renommé par la suite Gay
McGill) prit le relais en 1972. Moins militant, le groupe organisa des soirées dansantes
une fois pas mois, connues comme les plus importantes de l'est de l'Amérique du Nord.
Gai McGill mit aussi sur pied une ligne d'écoute et un lieu de rassemblement, jusqu’à sa
dissolution en 1976 après avoir perdu son permis d'alcool. Il faudra attendre 1980 pour
qu'une autre ligne d'écoute équivalente, Gai Écoute, ne voit le jour.
C'est à l'époque que les publications (revues, littérature) gaies et lesbiennes se
multiplient. Les villages gais apparaissent aussi, donnant une visibilité sans précédent à la
communauté. Montréal possède deux villages à l'époque, le village de l'ouest, situé sur la
rue Saint-Laurent, environ à la hauteur de Sainte-Catherine et le village de l'est, centré
autour de l'angle formé par Sainte-Catherine et Amherst. Ce n'est qu'au cours des années
1980 que le village de l'Ouest se déplacera vers l'est pour venir créer le Village gai actuel.
Dès le début des années 1970, on assiste à la multiplication des commerces gais :
librairies (L'Androgyne, fondée en 1973), saunas, bars. Le bar particulièrement fut
important : lieu de rassemblement, il est le lieu ou se forme la conscience politique et où
naissent les revendications collectives. Il est aussi le lieu où se développe la culture gaie
autour de la sensibilité Camp (une forme artistique très théâtrale qui parodie les genres et
où la dragqueen est centrale) ou de sous-catégories à caractère sexuel comme la
communauté s-m, bear, cuir… etc.
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Néanmoins, l'émergence d'une culture très commercialisée et du « marché gai »
fut critiquée, et l'est toujours, au sein de la communauté puisqu'elle représente surtout des
hommes gais, blancs et célibataires sans enfants. Les jeunes LG, les personnes de couleur
et les femmes lesbiennes en sont partiellement exclus pour des raisons économiques. Les
lesbiennes en butte à la misogynie de certains hommes gais et leur manque de
représentation vont d'ailleurs rapidement fonder leurs propres groupes en parallèle, par
exemple les lesbiennes fonderont dès 1973 Montreal Gay Women en raison du sexisme
de certains hommes gais dans les autres groupes. En général, les avancées politiques et
sociales propres aux lesbiennes sont intimement liées au progrès du féminisme et
beaucoup de militantes lesbiennes étaient d'abord et avant tout des féministes. Les
lesbiennes étaient victimes d'une double discrimination, en tant que femmes et en tant
que membres d'une minorité sexuelle. Leur libération alla de pair avec l'accès des
femmes à une plus grande gamme d'emploi, à de meilleurs salaires, à l'indépendance
juridique et financière et à l'éducation supérieure au cours des années 1970. Dans les bars
lesbiens, qui se multiplieront et se relocaliseront progressivement sur le Plateau MontRoyal, la communauté lesbienne développa une culture indépendante de la culture gaie
masculine, dont une caractéristique est le développement des identités butchs-femmes.
Les butchs étaient une transformation et une réactualisation de l’identité Tommy du début
du 20e siècle. Le terme était apparu depuis les années 1940, mais ce n’est qu’au cours de
la libération lesbienne et gaie qu’il s’affirmera. Les butchs étaient traditionnellement plus
masculines dans leur apparence et dans leur comportement que leurs partenaires plus
féminines, les femmes. Les butchs avaient originellement la fonction d'assurer la sécurité
des lesbiennes femmes lors des raids policiers. Ultérieurement, au cours des années, la
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dimension sexuelle prit néanmoins le dessus, à l'image des identités Top (Actif), Bottom
(Passif) et Versatile dans la communauté gaie. Grâce à cette nouvelle communauté
désormais visible sur la place publique, la communauté LG va faire la promotion de la
sexualité récréative, d'organisations sexuelles différentes et d'un style de vi différent, hors
des cadres traditionnels hétérosexuels de la domesticité et de la parentalité biologique. La
famille choisie sera un enjeu important au cours de cette période.
c. Les années 1970 : Répression conservatrice
Rapidement, la communauté gaie et lesbienne fit face à un retour du balancier. En
effet, dès 1974, les descentes policières dans les bars lesbiens comme le Madame, puis
gais se multiplièrent. Les clients de ces établissements étaient tout simplement arrêtés
puis fichés en tant qu'homosexuels sans autre forme de procès. Le point culminant dans
l’intensité de ces descentes se situe en 1975-1976. Il survint dans le cadre du ménage
préolympique mené, encore une fois, par le maire Jean Drapeau avec le soutien de la
population. Pour justifier leurs interventions dans les bars et les saunas, les forces de
l'ordre utilisèrent comme prétexte la loi sur les maisons de débauche, normalement
adressées aux établissements de prostitution, majoritairement hétérosexuels. L'association
entre homosexualité, prostitution et mauvaises mœurs était bien vivante. Par contre, ces
descentes ne firent que radicaliser encore plus le mouvement et après une descente au
sauna Aquarius en février 1975, le Groupe Homosexuel d'Action Politique (GHAP)
organisa une des premières manifestations gaie et lesbienne à Montréal. L’année 1976 va
voir le plus grand nombre de descentes, notamment celles au Club Baths (23 janvier
1976), au sauna Cristal (11 février 1976), une seconde au sauna Neptune, au Taureau
d’or, au Stork Club, chez Jilly’s – toutes survenues en mars 1976. En juin 1976, une
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descente particulièrement violente suscite un mouvement de révolte et le lendemain, le 19
juin, des centaines de membres de la communauté manifestent dans le centre-ville de
Montréal sous la direction de la Coalition Homosexuelle Anti-Répression (CHAR), qui
sera rapidement remplacée par l'Association pour les droits des gai(e)s du Québec
(ADGQ). Le mois suivant, en juillet, une escouade de policiers envahit le bar Studio 1
armé mitraillettes. En réponse, au mois d'octobre les participants du Congrès des Gais du
Québec organisent des manifestations au Centre-ville, ce à quoi les forces du SPVM
répondirent par une descente au sauna Neptune, faisant 140 arrestations le 21 octobre
1976. Le 22 octobre, les gais, lesbiennes et bisexuels descendirent dans les rues et
organisèrent un sit-in à l'ange des rues Stanley et Sainte-Catherine. Cette fois-ci, pour la
première fois, la presse défendit la communauté devant l'arrogance policière et les forces
de l'ordre durent reculer momentanément. L'ADGQ obtint finalement la libération et la
disculpation des hommes arrêtés au Neptune. Néanmoins, les descentes policières ne
s’arrêtèrent pas à ce moment. En effet, vers 23 heures le 21 octobre 1977, les policiers du
SPVM descendent dans le bar TruXX armés de mitraillettes et de gilets par balle et
arrêtent plus de 150 clients. Il s’agissait de la plus grande arrestation massive depuis la
Crise d’Octobre. Le 22 octobre, ce sont cette fois des milliers de personnes de la
communauté qui manifestent dans les rues centre-ville de Montréal et causent du
grabuge. Les historiens qualifient cet évènement de « Stonewall montréalais. »
Les évènements de 1975 à 1977 illustrent l’affirmation d’une conscience nouvelle
chez la majorité des membres de la communauté selon laquelle une attaque contre un lieu
gai ou lesbien est une attaque contre toute la communauté. Cette solidarité sans précédent
allait éventuellement pousser le gouvernement québécois sous René Lévesque à
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sanctionner la loi 88, protégeant les lesbiennes et les gais de toute discrimination sur la
base de leur orientation sexuelle dans les lieux et les services publics (mais sans imposer
d'obligation pour les établissements privés). Le Québec devenait ainsi la première
législature en Amérique du Nord et la seconde au monde après le Danemark à inclure la
protection des droits des homosexuels dans sa Charte des droits. Par contre, si la décision
du gouvernement québécois fit en sorte que le nombre de descentes policières diminua,
elle ne mit pas un terme à celles-ci. En effet, le 15 juillet 1990 la police de Montréal
effectue une descente particulièrement violente au loft le Sex Garage dans le Vieux-Port
et brutalise ou humilie verbalement les 400 clients principalement trans, lesbiennes et
gais de l’établissement. La même nuit et le lendemain, la communauté manifeste devant
le poste de police 25 et des images de la brutalité policière lors de la descente est diffusée
dans les médias, sensibilisant une partie des forces policières et la population à ce qui
s’était produit. Une enquête conduisit par la suite à des recommandations de la part de la
Commission des droits humains, critiquant le travail des policiers. L’attitude nouvelle qui
émergera à la suite de ces évènements sera importante lors du dernier grand raid
d’envergure que connut la communauté qui se produisit dans le bar gai KOX le 17 février
1994, où 165 hommes seront arrêtés. Une semaine plus tard, 200 personnes manifestent
devant le bar et le SPVM sera officiellement condamné pour l’intervention.
d. Les années 1980 : La Crise du VIH-Sida
C'est dans ce contexte oscillant entre avancées et répression que survint la Crise
du Sida. Le premier cas de virus de l’immunodéficience humaine fut diagnostiqué au
Québec en 1979. Néanmoins, il passa aisément sous le radar de la communauté médicale
québécoise, puisqu’il s’agissait d’un cas atypique isolé, une exception. Les choses
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changeront avec l’éclosion d’une « épidémie » aux États-Unis à partir de 1981 au sein de
la communauté homosexuelle masculine. Le premier cas officiel fut diagnostiqué au
Canada en 1982, la même année que le virus acquit son premier nom, c’est-à-dire GRID,
« Gay Related Immune Deficiency ». Toujours en 1982, le Québec crée ce qui allait
devenir Sida-Québec, bénéficiant déjà d’un modeste soutien de la part du ministère de la
Santé. Néanmoins, ce soutien sera toujours instable et variable, puisqu’il faut dire qu’une
bonne partie de la caste politique et de la communauté médicale voyaient le Sida comme
une maladie limitée aux homosexuels, à la communauté haîtienne et aux héroïnomanes,
donc une maladie peut importante ne s’attaquant qu’à une population marginale. Ceci
illustre bien l’alliance malaisée entre homosexuels et anciens ennemis (l’État et la
médecine) pour mener à bien la lutte. Il faudra attendre 1986 pour que le gouvernement
provincial ne fournisse un soutien plus adéquat et plus substantiel et 1987 pour voir une
campagne publicitaire de prévention se mettre réellement en place. La conscientisation du
public ne se fit vraiment qu’au moment où la maladie fit des progrès préoccupants au sein
même de la population hétérosexuelle au début des années 1990 et que plusieurs
personnalités connues en succombèrent (Freddy Mercury, Magic Johnson, etc.). En 1983,
le virus est isolé et en 1985 le premier test de dépistage fait son apparition. Ce n’est
qu’avec l’arrivée de la trithérapie, 15 ans après les débuts de l’épidémie, que de maladie
mortelle, le Sida devint une maladie chronique potentiellement mortelle.
Pendant ce temps, la communauté gaie et lesbienne et ses alliés ne restèrent pas
inactifs. Elle du notamment faire face aux discours des médias qui exploitaient la peur
d’une épidémie auprès de la population. Présenté comme une peste gaie, un châtiment de
Dieu, le Sida fut homosexualisé et utilisé pour retransformer l’homosexuel en malade
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pervers. Les années 1980 virent alors une réorientation totale de l’activisme vers le
soutien à ceux désormais appelés les PWA’s (People With Aids). Par exemple, le docteur
Réjean Thomas créa en 1984 la clinique L’Actuel, toujours présente dans le village et qui
se consacre au dépistage. Puis en 1990 Séro-Zéro sera créé dans le but de soutenir
l’éducation à la maladie, la fondation Fahra vit le jour en 1992, alors que la COCQ Sida
fut fondée en 1994. Un autre enjeu important de la lutte gaie et lesbienne lors de la Crise
du Sida fut l’accès à l’information. En effet, jusqu’au début des années 1990, la
communauté, à qui on associait pourtant intimement la maladie, était largement exclue de
toutes conférences sur le sujet, à moins d’être un professionnel de la santé. Ce n’est
qu’après que le groupe américain Act Up, Canadien Aids-Now et québécois Réaction-Sida
aient envahi le Palais des Congrès
de Montréal en 1989 lors d’une conférence
d’envergure mondiale sur le Sida, que les PWA’s furent autorisés à y accéder.
Dans cette lutte, il faut aussi mentionner le rôle majeur qu’y joua la communauté
lesbienne. En effet, celles-ci furent énormément présentes sur tous les fronts, que ce soit
dans les organismes de soutien et de soins apportés aux individus, ou encore dans les
manifestations ou les groupes de pression réclamant plus de financement ou
d’information. L’aide des lesbiennes fut d’autant plus remarquable puisqu’elle
transcendait la solidarité LG purement politique. En effet, nombre de lesbiennes avaient
été au cours de leur vie victimes des comportements parfois patriarcaux, voir misogynes
de certains gais, ainsi que d’une exclusion tacite d’une communauté surtout centrée sur la
figure masculine. L’aide vint au tout début par l’entremise de l’amitié, de l’affection pour
des amis proches, rendant le dévouement de plusieurs de ces femmes encore plus
remarquable. Aux États-Unis par exemple, lorsqu’une pénurie de sang frappa les
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cliniques de la communauté en raison de l’interdiction faite aux hommes gais de donner
du sang, des groupes de lesbiennes comme les Blood Sisters de San Diego s’uniront pour
donner du sang à leurs amis. De plus, conscientes beaucoup plus tôt en raison de leur
expérience de femmes au sein d’une société faite pour les hommes que la libération
homosexuelle dépassait la libération sexuelle, les lesbiennes jouèrent un rôle important
dans la coordination de l’aspect politique de la lutte contre le VIH-Sida. Lorsque
certaines de ses amies lesbiennes firent remarquer à Sandi Feinblum du Gay Men's
Health Crisis (GMHC, the world's first AIDS service organization) qu’elles doutaient de
la solidarité politique de certains hommes gais, celle-ci leur répliqua : « What did it have
to do with the fact that all my friends were dying? »
La solidarité de la communauté se cristallisa en 1990 lors de la création du ruban
rouge, symbole aujourd’hui reconnu mondialement et qui dépasse la communauté. À
Montréal, le parc de l’Espoir fut inauguré en 1997 dans le Village gai à l’angle de la rue
Panet et Saint-Catherine, en tant que Mémorial dédié aux victimes de l’épidémie. À ce
jour, plus de 21 000 Canadiens sont décédés des suites de complications liées au virus du
VIH et environ 39 millions dans le monde.
e. Un nouveau millénaire
En 1995, la section 10 de la Charte des droits du Québec fut adoptée par le
gouvernement fédéral canadien. La protection des droits civils des lesbiennes et des gais
étaient ainsi désormais protégés partout au Canada. La protection officielle des gais et
lesbiennes de toute discrimination sur la base de leur orientation sexuelle marqua un
nouveau point tournant dans l'histoire de la communauté. En effet, les gais et les
lesbiennes ne sont plus que seulement tolérés par la société, mais plutôt réintégrés au
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sein du contrat social. Au cours des dernières années du 20e siècle et au début du
nouveau millénaire, les droits LG connurent des progrès sans précédent au Canada et
dans le monde occidental. En effet, le 6 mai 1999 la loi 132 fut votée à l'unanimité à
l'Assemblée nationale du Québec. Entrée en vigueur en juin de la même année, elle
accorda aux conjoints de même sexe les mêmes droits et devoirs que les conjoints de
sexes opposés. La nouvelle loi modifia surtout les modalités des bénéfices sociaux
propres aux unions civiles, comme la taxation, les assurances, les pensions, les retraites.
Elle excluait néanmoins tout lien de parenté et familial, puisque ces choses resteront un
privilège hétérosexuel jusqu'au début du 21e siècle. Le 7 juin 2002, le gouvernement
québécois va remédier à la situation en adoptant à l'unanimité la loi sur l'union civile, qui
permit le mariage homosexuel et la loi sur la filiation permettant une désormais une
filiation de deux parents de même sexe. En septembre 2002, la définition traditionnelle
du mariage fut jugée inconstitutionnelle sur la base de l'article 18 de la Charte des droits
et libertés du Canada. La définition légale du mariage fut alors modifiée pour y inclure
les couples de même sexe. Cette décision fut confirmée en Cour d'appel, mettant en échec
les groupes de pression catholiques opposés à la nouvelle loi. Le premier mariage
homosexuel eut lieu à Montréal le 4 avril 2004. Légalisé au Québec quelques mois après
l'Ontario, le mariage fit rapidement boule de neige dans le reste du Canada et rapidement,
en 2005, le gouvernement libéral de Paul Martin proposera l'adoption du Bill C-38.
Malgré une mobilisation populaire dans certaines provinces, la nouvelle loi légalisant le
mariage homosexuel à travers le Canada fut adoptée et reçut la sanction royale le 20
juillet 2005. Le Canada devenait ainsi le 4e pays au monde à autoriser le mariage
homosexuel, après les Pays-Bas, la Belgique et l'Espagne.
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Les années 1990 vont voir la communauté renaître et plusieurs événements qui s’y
déroulent encore aujourd’hui y virent le jour. Par exemple on assista à l’essor du festival
de films LGBT Image+Nation (créé en 1988), à la naissance du festival Black and Blue
en 1991 et Divers/Cité en 1992 (la dernière édition du festival de la fierté Divers/Cité eut
lieu à l’été 2014). La période vit aussi naître une globalisation de la question Gaie et
lesbienne, que certains qualifieront d’homonationalisme. Le phénomène n’ira qu’en
s’accélérant au cours de la première décennie du 21e siècle et la conscience de solidarité
GL, déjà internationale, inclut désormais pour le meilleur ou pour le pire la condition des
communautés de partout à travers le monde. Les premières World Outgames eurent lieu à
Montréal à l’été 2006, réunissant plus de 10 200 participants dans les nouveaux Jeux
olympiques LGBT. À l’été 2000, la ville de Rome accueillit la première World Pride, qui
fut reçue par la suite à Jérusalem en 2005, Londres en 2012 et Toronto en 2014.
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Quatrième partie
Depuis 2005 : De nouveaux défis
Pour conclure, le chemin parcouru en un peu plus de cent ans d’homosexualité fut
très long. Des sociétés secrètes du début du siècle jusqu’au droit de se marier au début du
nouveau millénaire, le parcours fut parsemé d’embûches et de douleur, mais aussi de
triomphe et de joies. Avec l'atteinte de la pleine égalité juridique au cours de la dernière
décennie le militantisme gai et lesbien semble avoir atteint tous ses buts. Devant
l'absence d'objectifs clairs et rassembleurs, le mouvement semble s'essouffler ou du
moins s'assoupir doucement dans une célébration continuelle du triomphe de l'égalité.
Synonymes de fêtes hautes en couleur et d'expériences sexuelles débridées, le Village et
la communauté LG semblent avoir perdu beaucoup de leur mordant politique et social,
victimes d'une désaffiliation militante.
Néanmoins, je crois que nous devons nous demander en 2015, l'égalité totale estelle vraiment atteinte, la lutte est-elle vraiment terminée.
L'âge de consentement à une relation sexuelle anale, ou sodomie, est toujours de
deux ans supérieure aux rapports vaginaux hétérosexuels. La prémisse qui justifie cette
différence d’âge est qu'il faudrait supposément plus de maturité pour avoir une relation
homosexuelle, comparativement aux rapports hétérosexuels jugés plus naturels. Bien que
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jamais appliqué, cet article du Code criminel pèse encore comme une éventuelle menace
sur la communauté, véritable relent d'une autre époque.
Le VIH-Sida représente toujours une préoccupation majeure au sein de la
communauté. Au Canada, une personne aux deux ou trois jours contracte toujours le
VIH-Sida – représentant néanmoins une baisse de plus de 90% en rapport à 1993. Le
virus est toujours utilisé pour stigmatiser l’homosexualité masculine et encore
aujourd’hui un homme gai ne peut donner du sang.
Le Québec possède le plus haut taux de suicide du Canada. De ce nombre, les
acteurs des milieux communautaires continuent de mettre en évidence année près année
que le taux de suicide des jeunes LGBT est de 6 à 14 fois plus élevé que chez les jeunes
hétérosexuels.
Malgré la création en 2008 d’un Bureau de lutte contre l’homophobie et de la
Chaire de recherche contre l’homophobie à l’UQAM en 2011, la stigmatisation de
l’homosexualité est une réalité quotidienne pour plusieurs individus.
Enfin, le mouvement ne s’arrête pas là et est en perpétuel mouvement. Depuis les
années 1990 et 2000, de nouvelles façons de penser la communauté gaie et lesbienne,
ainsi que ses buts, apparaissent. Au sein du mouvement, émerge actuellement une
nouvelle critique de la commercialisation d’une communauté surtout gaie et réservée aux
biens nantis. Plusieurs groupes, comme les mouvements queer, trans*, ou encore de
visibilité lesbienne et bisexuelle dénoncent la surreprésentation de l’homme gai, blanc et
cisgenré. De nouveaux questionnements, solidaires avec les luttes féministes considèrent
la classe, l’origine ethnique et culturelle, ainsi que le genre et tentent de déconstruire
l’hétéro et l’homonormativité pour d’inclure plus d’acteurs de ce qui tend désormais à
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s’auto-désigner comme la diversité sexuelle et de genre. Délaissant progressivement le
village, une partie non négligeable de la nouvelle génération commence déjà à
transformer le paysage d’autres quartiers montréalais, tels que le Mile-End ou Rosemont.
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Suggestions de lecture – Bibliographie partielle
BÉRUBÉ, Allan. Coming Out under Fire : The History of Gay Men and Women during
World War Two, New York, Simon & Schuster, 1990.
CHAMBERLAND, Line. Mémoires lesbiennes : Le lesbianisme à Montréal entre 19501972, Montréal, Remue-ménage, 1996.
CORRIVEAU, Patrice. La répression des homosexuels en France et au Québec : Du
bûcher à la mairie, Montréal, Septentrion, 2006.
CROMPTON, Louis. Homosexuality & Civilization, Cambridge, University of Harvard
Press, 2003.
DEMCSUK, Irène (dir.), Des Droits à reconnaître, les lesbiennes face à la
discrimination, Montréal, Remue-ménage, 1998.
DEMCZUK, Irène et Frank REMIGGI (dir.). Sortir de l’ombre : Histoire des
communautés lesbienne et gaie de Montréal, Montréal, Vlb, 1998.
GIDLOW, Elsa. Elsa, I Come With My Songs : The autobiography of Elsa Gidlow, San
Francisco, Booklegger Press, 1986.
50
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©Shawn McCutcheon 2015
HIGGINS, Ross. De la clandestinité à l’affirmation : Pour une histoire de la
communauté gaie montréalaise, Montréal, LUX Éditeur, 1999.
KINSMAN, Gary. The Regulation of Desire : Homo and Hetero Sexualities. Montréal,
Black Rose Books, 1996 (1987).
KINSMAN, Gary et Patrizia GENTILE. The Canadian War on Queers : National
Security as Sexual Regulation, Vancouver, UBC Press, 2010.
SINFIELD, Alan. The Wilde Century : Effeminacy, Oscar Wilde and the Queer Moment,
Londres, Cassel, 1994.
SMITH, Miriam. Lesbian and Gay Rights in Canada, Social Movements and EqualitySeeking 1971-1995, Toronto, University of Toronto Press, 1999.
SPENCER, Colin. Histoire de l’homosexualité : De l’antiquité à nos jours, Paris, Le pré
aux clercs, 2005 (1995).
WARNER, Tom. Never Going Back: A History of Queer Activism in Canada, Toronto,
University of Toronto Press, 2002

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