Cauchemars d`une nuit d`été (indienne)

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Cauchemars d`une nuit d`été (indienne)
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Cauchemars d’une nuit d’été (indienne)
vendredi 9 décembre 2016, par Thomas Hahn
Dans son nouveau spectacle, la troupe du Soleil investit une fabuleuse chambre en
Inde, où se croisent l’histoire coloniale, l’histoire en train de s’écrire, celle du
théâtre et celle du Théâtre du Soleil. Et elle réussit à nous faire rire de Daesh...
Avec Une Chambre en Inde, le Théâtre du Soleil et Ariane Mnouchkine réussissent un millefeuille théâtral
si agité qu’il en sort une émulsion explosive. Une chambre, aux dimensions du plateau principal de la
Cartoucherie, où on parle beaucoup et ou se jouent tant de drames. Une chambre parlementaire, direzvous. Pas tout à fait. Chambre d’hôte, mais chambre basse, au rez-de-chaussée : Dans ce salon avec lit,
bureau et le reste, tout le monde entre, par la rue et par les rêves : Tchekhov et le XIXe siècle,
Shakespeare et sa tempête, le théâtre Nô, les fonctionnaires culturels français, le théâtre populaire
tamoul avec des épisodes du Mahabaratha, les propagandistes de Daech, et finalement Chaplin... Et avec
cette mondialisation, arrivent les conflits de notre temps, les doutes et les crises d’angoisse d’une
metteure en scène malgré elle, et la grande question : À quoi sert le théâtre ?
Ariane présidente !
Pourtant dans ce caravansérail théâtral, tout coule de source, pendant plus de trois heures, sous la
présence d’Ariane, sinon sa présidence. Tiens, ça tombe à pic ! La gauche n’a-t-elle pas besoin, plus que
jamais, d’une figure fédératrice, d’un fol espoir pour éviter le naufrage ? Alors, si soudainement quelqu’un
arrive à faire, en mijotant tous ces ingrédients, une pièce cohérente et fluide, une œuvre où tout
communique, où on aborde l’état du monde, de ses nappes phréatiques en danger aux conflits interreligieux, cette personne n’est-elle pas la mieux placée pour créer un mouvement où Valls, les écolos,
Mélenchon etc. renoncent à rouler tambour sur leurs digues idéologiques ? Par ailleurs, Ariane nomme
littéralement ses coéquipiers aux « Affaires publiques », « Affaires internationales et humanitaires », aux «
Affaires administratives », et même à « toutes les grandes affaires » ! Ce dernier doit être son premier
ministre (à défaut d’être son Macbeth). Nommer un gouvernement, elle s’y connaît...
Mais elle avoue un peu trop ses faiblesses. La tourbillonnante Hélène Cinque saute de son lit, chaque fois
que la sonnerie du téléphone l’arrache à ses rêves ou à ses cauchemars. Dans le rôle de Cornélia, quasiCordelia et quasiment fille de Constantin Lear, metteur en scène devenu fou suite aux attentats de Daech
à Paris, elle vit des crises d’angoisse et de doute, des visions d’horreur mais aussi des éblouissements.
Mais savoir parler de ses faiblesses est une force ! C’est peut-être la première fois qu’on voit Mnouchkine
s’amuser d’elle-même, en tout cas de façon aussi ouverte et reconnaissable pour tous. Un retour sur ses
débuts, peut-être, et un reflet du dernier voyage de la troupe, juste après les attentats de novembre 2015,
quand le Théâtre du Soleil s’est installé, avec soixante-quinze personnes, à Puducherry (Pondichéry), pour
des séances de travail et d’écriture, pour tenter de comprendre quelque chose à une humanité qui perd
ses esprits. Pas facile. Que peut le théâtre, par définition coincé dans une salle, quand les échecs de
l’humanité se propagent par smartphone ?
Des fenêtres sur le monde
Alors que l’immense chambre d’une maison coloniale devient salle de répétitions, la réalité indienne fait
irruption. Une fille se réfugie, tentant d’échapper à un mariage forcé. Un père hindou exige que son fils ne
soit pas placé, en salle de classe, à côté d’un musulman. Des mafieux magouillent et empochent l’avenir
de leur ville. Mais entrent aussi des singes bondissants, le bruit des manifestations, des djihadistes… Il y a
ici des spectacles dans le spectacle, en veux-tu, en voilà, nettement plus encore que dans le « Songe d’une
Nuit d’Eté » ! Successivement ou simultanément, la troupe tamoule et la française, les talibans et les
autres (ils sont plus ou moins quarante sur le plateau) envahissent l’espace et se dissipent comme dans un
songe. Unité de lieu et écriture cinématographique n’ont plus rien de contradictoire.
Le Theru koothu : Un art populaire redécouvert
À Puducherry, on parle et on danse tamoul, on interprète les épisodes du Mahabharata et du Ramayana en
mode Theru koothu. Et si le voyage en Inde de Mnouchkine avec toute la troupe du Soleil n’avait eu que
ce résultat, à savoir la venue à Paris de cet art populaire théâtral, dansé et chanté, Mnouchkine aurait au
moins souligné qu’on peut exporter autre chose que des Rafale. Elle a assisté à des représentations de
Theru koothu, dans le Tamil Nadu. Quand on a en tête la finesse distinguée du Kathakali, on est frappé
par la légèreté et l’irrévérence de ce théâtre de danse donné essentiellement en milieu rural. Comme au
Kathakali, les troupes représentent surtout des épisodes du Mahabharata et du Ramayana, mais on ne
s’interdit pas d’y introduire des intermèdes parlant de l’actualité.
Une troupe de Theru koothu :
Play
therukoothu medai nadagam in koralur village...
par vaithi nath
https://www.youtube.com/watch?v=PJJcJyz_HMQ&t=853s
Une chambre en Inde contient de beaux moments de Theru koothu, mais les cauchemars de Cornélia
pourraient aussi bien être les intermèdes du spectacle de la troupe tamoule. Au premier abord, encore
surpris par ce théâtre de danse pas vu à Paris depuis vingt ans au moins, on se demande par ailleurs si la
Mnouchkine n’aurait pas inventé cette forme en ajoutant une touche burlesque au Kathakali. Ne serait-ce
pas un Mahabharata en version Bollywood, sans les corps de ballet ? Le traitement parodique des
personnages n’aurait-il pas de liens avec le Theru koothu, voire avec le Kyogen ?
Peut-on rire de Daesh ?
Mais il s’avère que l’influence burlesque est avant tout « Charlie ». Parce que le spectacle se termine sur
le discours de Chaplin dans Le Dictateur, si idéalisé et pathétique qu’il semble aujourd’hui totalement
décalé par rapport à l’évolution politique de l’Occident. Chaplin ne parle pas en Donald Trump, mais en
djihadiste de Daesh, par deux fois fusillé par ses acolytes qui veulent l’obliger à tenir un discours de
propagande islamiste. Mais Cornélia en décide autrement, elle veut faire passer le discours. Cette façon
lourde d’appuyer un message auquel le public adhère de toute façon est la seule faiblesse dramaturgique
en plus de trois heures de théâtre. Il est ici nettement plus libérateur de rire de Daesh que de s’émouvoir
avec Chaplin.
Car bien sûr, quand les djihadistes sombrent dans leur propre attentat suicide parce qu’ils n’arrivent pas
à déclencher la ceinture explosive de leur camarade, leur film muet façon Laurel et Hardy, c’est l’esprit
Charlie Hebdo porté sur les planches ! De même quand ils essayent de tourner un film de propagande et
le porte-parole laisse échapper une allusion grivoise au lieu de tenir le discours appris par cœur. Jusqu’à
ce que la pécheresse se saisisse du pistolet et abatte les barbus. La caricature et le grotesque sont les
meilleures armes, contre Trump comme contre l’islamisme. Les frères Kouachi ne s’y sont pas trompés.
De la tuerie visant la liberté d’expression à Une Chambre en Inde, tout s’enchaîne. Et même le contrôle
des sacs à l’entrée du théâtre devient ici un spectacle assuré par « The Grand Bazar Police Security
Brigade », de facture vaguement indienne. Avec le dispositif de sécurité obligatoire depuis les attentats, le
spectacle du Soleil commence aux abords du théâtre.
Thomas Hahn
http://www.theatre-du-soleil.fr

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